Anatole France
"Histoire contemporaine"

L'ORME DU MAIL

I

Le salon où se tenait le cardinal-archevêque pour recevoir les visites avait été revêtu, sous Louis XV, de lambris de bois sculpté peints en gris clair. Des figures de femmes assises parmi des trophées occupaient les angles des corniches. Sur la cheminée, la glace, en deux morceaux, était couverte, à sa partie inférieure, d'une draperie de velours cramoisi sur laquelle une Notre-Dame de Lourdes s'enlevait toute blanche, avec sa jolie écharpe bleue. Le long des murs, au milieu des panneaux, étaient suspendus des plaques d'émail encadrées de peluche groseille, des portraits imprimés en couleur des papes Pie IX et Léon XIII et des ouvrages brodés, souvenirs de Rome ou dons des dames pieuses habitant le diocèse. Des modèles en plâtre d'églises gothiques ou romanes chargeaient les consoles dorées: le cardinal-archevêque aimait les bâtiments. De la rosace rocaille pendait un lustre mérovingien exécuté sur les plans de M. Quatrebarbe, architecte diocésain, chevalier de l'ordre de Saint-Grégoire.

Monseigneur, retroussant sa soutane sur ses bas violets et chauffant au feu ses jambes courtes et fermes, dictait un mandement, tandis qu'assis à la grande table de cuivre et d'écaille, surmontée d'un crucifix d'ivoire, M. de Goulet, vicaire général, écrivait: - Afin que rien ne vienne attrister dans nos âmes les joies du Carmel...

Monseigneur dictait d'une voix blanche, sans onction. C'était un très petit homme, portant droit sa grosse tête et sa face carrée, que l'âge avait amollie. Son visage, avec des traits vulgaires et grossiers, exprimait la finesse et une espèce de dignité faite de l'habitude et de l'amour du commandement.

- Les joies du Carmel... Ici vous développerez les idées de concorde, de pacification des esprits, de soumission si nécessaire aux pouvoirs établis, que j'ai déjà exprimées dans mes précédents mandements."

M. de Goulet releva sa tête longue, pâle et fine, que ses beaux cheveux bouclés ornaient comme d'une perruque Louis XIV.

- Mais cette fois, dit-il, ne convient-il pas, en renouvelant ces déclarations, d'observer la réserve que comporte la situation des pouvoirs civils, ébranlés par des crises intestines et incapables désormais de donner à leurs alliances ce qui n'est pas en eux, je veux dire la suite et la durée? Car vous n'êtes pas sans voir, Monseigneur, que le déclin du parlementarisme...

Le cardinal-archevêque secoua la tête.

- Sans réserve, monsieur de Goulet, sans réserve d'aucune sorte. Vous êtes plein de science et de piété, monsieur de Goulet, mais votre vieux pasteur peut encore vous donner quelques leçons de prudence, avant de livrer, par sa mort, à votre jeune énergie, le gouvernement du diocèse. N'avons-nous point à nous louer de M. le préfet Worms-Clavelin qui regarde favorablement nos écoles et nos œuvres? Ne recevons-nous point demain, à notre table, le général commandant la division et M. le premier président? À ce propos, montrez-moi le menu.

Le cardinal-archevêque l'examina, le corrigea, l'augmenta et fit la recommandation expresse de demander du gibier à Rivoire, le braconnier de la préfecture.

Un domestique vint lui présenter une carte dans un plateau d'argent.

Monseigneur ayant lu sur la carte le nom de M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, se tourna vers son vicaire général:

- Je gage, dit-il, que M. Lantaigne vient encore se plaindre à moi de M. Guitrel.

L'abbé de Goulet se leva pour sortir du salon. Mais monseigneur le retint près de lui:

- Demeurez ! Je veux que vous partagiez avec moi le plaisir d'entendre M. Lantaigne, qui passe, vous le savez, pour le premier orateur du diocèse. Car, à n'interroger que la voix publique, il prêcherait mieux que vous, cher monsieur de Goulet. Mais ce n'est pas mon avis. Entre nous, je n'estime ni sa parole enflée ni sa science confuse. Il est cruellement ennuyeux, et je vous garde pour m'aider à le congédier au plus vite.

Un prêtre de haute taille et de vaste corpulence, grave, très simple, le regard en dedans, entra dans le salon et salua.

À sa vue, monseigneur s'écria joyeusement:

- Eh ! bonjour, monsieur l'abbé Lantaigne. Au moment même où vous vous êtes fait annoncer, monsieur le vicaire général et moi nous parlions de vous. Nous disions que vous êtes l'orateur le plus éminent du diocèse, et que votre carême, prêché à Saint-Exupère, témoigne hautement de votre grand talent et de votre grande science."

L'abbé Lantaigne rougit. Il était sensible à la louange, et c'est seulement par la porte de l'orgueil que l'Ennemi pouvait entrer dans son âme.

- Monseigneur, répondit-il le visage éclairé d'un sourire qui s'effaça vite, l'approbation de Votre Éminence me cause une joie précieuse, qui vient heureusement adoucir le début d'un entretien pénible pour moi. Car c'est une plainte que le supérieur du grand séminaire a la douleur d'apporter à vos oreilles paternelles.

Monseigneur l'interrompit:

- Dites-moi, monsieur Lantaigne, ce carême de Saint-Exupère a-t-il été imprimé?

- Il a été analysé dans la Semaine religieuse du diocèse. Je suis touché, monseigneur, des marques d'intérêt que vous voulez bien accorder à mes travaux apostoliques. Hélas ! il y a longtemps déjà que je monte dans la chaire de vérité. En 1880, je donnais à M. Roquette, élevé depuis lors à l'épiscopat, mes sermons quand j'en avais trop.

- Ah ! s'écria monseigneur en souriant, ce bon M. Roquette ! Étant allé, l'année dernière, ad limina apostolorum, je rencontrai une première fois M. Roquette qui se rendait plein de joie au Vatican. Je le retrouvai huit jours après dans la basilique de Saint-Pierre, où il puisait les consolations dont il avait besoin après s'être vu refuser le chapeau.

- Et pourquoi, demanda M. Lantaigne d'une voix qui sifflait comme un fouet, pourquoi la pourpre se serait-elle abattue sur les épaules de ce pauvre homme, médiocre par les mœurs, nul par la doctrine, ridicule par l'épaisseur de son esprit et recommandable seulement pour avoir mangé du veau avec M. le président de la République dans un banquet de francs-maçons? M. Roquette, s'il pouvait s'élever au-dessus de lui-même, s'étonnerait d'être évêque. En ces temps d'épreuve, en face d'un avenir mêlé de douces promesses et de terribles menaces, il conviendrait de former un clergé puissant par le caractère et par le savoir. Et c'est précisément, Monseigneur, d'un prêtre incapable de porter le poids de ses grands devoirs, d'un autre Roquette, que je viens entretenir Votre Éminence. Le professeur d'éloquence au grand séminaire, M. l'abbé Guitrel...

Monseigneur interrompit avec une feinte étourderie et demanda en riant si M. l'abbé Guitrel était en passe de devenir évêque à son tour?

- Quelle pensée, monseigneur ! s'écria l'abbé Lantaigne. Si cet homme s'élevait d'aventure à l'épiscopat, on reverrait les jours de Cautinus, quand un pontife indigne souillait la chaire de saint Martin.

Le cardinal-archevêque, pelotonné dans son fauteuil, dit avec bonhomie:

- Cautinus, l'évêque Cautinus(c'était la première fois qu'il entendait prononcer ce nom), Cautinus qui occupa le siège de saint Martin. Êtes-vous bien sûr que ce Cautinus ait tenu une conduite aussi mauvaise qu'on le prétend? C'est un point intéressant de l'histoire ecclésiastique des Gaules sur lequel je serais curieux d'avoir l'opinion d'un aussi savant homme que vous, monsieur Lantaigne.

Le supérieur du grand séminaire se redressa:

- Monseigneur, le témoignage de Grégoire de Tours est formel à l'endroit de l'évêque Cautinus. Ce successeur du bienheureux Martin affecta un tel luxe et dilapida de telle façon les trésors de la basilique, qu'au bout de deux ans de son administration tous les vases sacrés étaient aux mains des juifs de Tours. Et si j'ai rapproché le nom de Cautinus de celui du malheureux M. Guitrel, ce n'est pas sans raison. M. Guitrel rafle les objets d'art, boiseries, vases artistement ciselés, qui se trouvent encore dans les églises de campagne, à la garde de fabriciens ignorants, et c'est au profit des juifs qu'il se livre à ce pillage.

- Au profit des juifs? demanda monseigneur. Que me dites-vous là?

- Au profit des juifs, reprit l'abbé Lantaigne, et pour enrichir les salons de M. le préfet Worms-Clavelin, israélite et franc-maçon. Madame Worms-Clavelin est curieuse d'objets anciens. Par l'intermédiaire de M. Guitrel elle a acquis des chapes conservées depuis trois siècles dans la sacristie de l'église de Lusancy, et elle en a fait des sièges, m'a-t-on dit, de cette sorte qu'on nomme poufs.

Monseigneur hocha la tête:

- Poufs ! mais si l'aliénation de ces ornements hors d'usage a été faite régulièrement, je ne vois pas que l'évêque Cautinus... je veux dire M. Guitrel, ait forfait en s'entremettant dans cette opération légitime. Il n'y a pas lieu de vénérer comme reliques des saints ces chapes des pieux curés de Lusancy. Ce n'est pas un sacrilège de vendre leur défroque pour en faire des poufs.

M. de Goulet, qui depuis quelques instants mordillait sa plume, ne put retenir un murmure. Il déplorait que les églises fussent ainsi dépouillées par des mécréants de leurs richesses artistiques. Le supérieur du grand séminaire reprit avec fermeté:

- Laissons donc, s'il vous plaît, Monseigneur, le trafic auquel se livre l'ami de M. le préfet israélite Worms-Clavelin, et souffrez que j'articule, contre le professeur d'éloquence au grand séminaire, des griefs qui ne

sont que trop précis. J'ai deux chefs d'accusation. J'incrimine: 1° sa doctrine, 2° ses mœurs. Je dis que j'incrimine 1° sa doctrine, et cela pour quatre motifs: 1° ...

Le cardinal-archevêque étendit ses deux bras comme pour éviter tant d'articles.

- Monsieur Lantaigne, je vois depuis quelque temps M. le vicaire général qui mordille sa plume, et me fait des signes désespérés pour me rappeler que notre imprimeur attend notre mandement qui doit être lu dimanche dans les églises de notre diocèse. Souffrez que j'achève de dicter ce mandement qui apportera, je l'espère, quelques consolations à nos prêtres et à nos fidèles.

L'abbé Lantaigne salua et se retira très triste. Après son départ, le cardinal-archevêque, se tournant vers M. de Goulet:

- Je ne savais pas, dit-il, que M. Guitrel fût si ami du préfet. Et je suis reconnaissant à M. le supérieur du séminaire de m'en avoir averti. M. Lantaigne est la sincérité même; j'estime sa franchise et sa droiture. Avec lui, on sait où l'on va...

Il se reprit:

- ... Où l'on irait.

II

M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, travaillait dans son cabinet dont les murs, peints à la chaux, étaient aux trois quarts recouverts par des tablettes de bois blanc que chargeaient les tristes basanes des livres de travail, toute la Patrologie de Migne, les éditions économiques de saint Thomas d'Aquin, de Baronius, de Bossuet. Une vierge dans le goût de Mignard couronnait la porte, avec un brin de buis poudreux sortant du vieux cadre doré. Des chaises de crin se tenaient, sans s'offrir, sur le carrelage rouge, devant les fenêtres par lesquelles l'odeur fade du réfectoire montait dans les rideaux de coton.

Courbé sur son petit bureau de noyer, M. le supérieur feuilletait les registres que, debout à son côté, lui présentait M. l'abbé Perruque, préfet des études.

- Je vois, dit M. Lantaigne, qu'on a encore découvert cette semaine, dans la chambre d'un élève, une réserve de friandises. De telles infractions se renouvellent trop souvent.

En effet, les séminaristes avaient coutume de cacher des tablettes de chocolat parmi leurs livres d'études. C'est ce qu'ils appelaient la

théologie Menier. Ils se réunissaient à deux ou trois pour goûter dans une chambre, la nuit.

M. Lantaigne invita le préfet des études à sévir sans faiblesse.

- Ce désordre est redoutable en ce qu'il peut s'y mêler les fautes les plus graves.

Il demanda le registre de la classe d'éloquence. Mais quand M. Perruque le lui eut présenté il en détourna le regard. L'idée que l'éloquence sacrée était enseignée par ce Guitrel sans mœurs et sans doctrine lui souleva le cœur. Il soupira au-dedans de lui-même:

- Quand tomberont les écailles des yeux du cardinal-archevêque, afin qu'il voie l'indignité de ce prêtre?

Puis, s'arrachant à cette pensée amère pour se jeter dans l'amertume d'une autre pensée:

- Et Piédagnel? demanda-t-il.

Firmin Piédagnel causait depuis deux ans au supérieur du séminaire d'incessantes inquiétudes. Fils unique d'un savetier qui avait son échoppe entre deux contreforts de Saint-Exupère, c'était, par l'éclat de son intelligence, le plus brillant élève de la maison. D'humeur paisible, il était assez bien noté pour la conduite. La timidité de son caractère et la faiblesse de sa complexion semblaient assurer la pureté de ses mœurs. Mais il n'avait ni l'esprit théologique ni la vocation du sacerdoce. Sa foi même était incertaine. Grand connaisseur des âmes, M. Lantaigne ne redoutait pas à l'excès, chez les jeunes lévites, ces crises violentes, parfois salutaires, que la grâce apaise. Il s'effrayait, au contraire, des langueurs d'un esprit tranquillement indocile. Il désespérait presque d'une âme à qui le doute était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l'irréligion par une pente naturelle. Tel se montrait le fils ingénieux du cordonnier. M. Lantaigne était un jour arrivé, par surprise, par une de ces ruses brusques qui lui étaient habituelles, à découvrir le fond de cette nature dissimulée par politesse. Il s'était aperçu avec effroi que Firmin n'avait retenu de l'enseignement du séminaire que des élégances de latinité, de l'adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme sentimental. Firmin lui avait paru dès lors un être faible et redoutable, un malheureux et un mauvais. Pourtant il aimait cet enfant, il l'aimait tendrement, avec faiblesse. En dépit qu'il en eût, il lui savait gré d'être l'ornement, la grâce du séminaire. Il aimait en Firmin les charmes de l'esprit, la douceur fine du langage et jusqu'à la tendresse de ces pâles yeux de myope, comme blessés sous les paupières battantes. Il se plaisait parfois à voir en lui une victime de cet abbé Guitrel dont la pauvreté intellectuelle et morale devait(il le croyait

fermement) offenser et désoler un élève intelligent et perspicace. Il se flattait que, mieux conduit à l'avenir, Firmin, trop faible pour donner jamais à l'Église un de ces chefs énergiques dont elle avait tant besoin, rendrait du moins à la religion, peut-être, un Péreyve ou un Gerbet, un de ces prêtres portant dans le sacerdoce un cœur de jeune mère. Mais, incapable de se flatter longtemps lui-même, M. Lantaigne rejetait vite cette espérance trop incertaine, et il discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d'angoisse lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables.

Il savait que c'est dans le temple que furent forgés les marteaux qui ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent: "Telle est la force de la discipline théologique que seule elle est capable de former les grands impies; un incrédule qui n'a point passé par nos mains est sans force et sans armes pour le mal. C'est dans nos murs qu'on reçoit toute science, même celle du blasphème". Il ne demandait au vulgaire des élèves que de l'application et de la droiture, assuré d'en faire de bons desservants. Chez les sujets d'élite, il craignait la curiosité, l'orgueil, l'audace mauvaise de l'esprit et jusqu'aux vertus qui ont perdu les anges.

- Monsieur Perruque, dit-il brusquement, voyons les notes de Piédagnel.

Le préfet des études, avec son pouce mouillé sur ses lèvres, feuilleta le registre et puis souligna de son gros index cerclé de noir les lignes tracées en marge du cahier:

M. Piédagnel tient des propos inconsidérés.

M. Piédagnel incline à la tristesse.

M. Piédagnel se refuse à tout exercice physique.

Le directeur lut et secoua la tête. Il tourna le feuillet et lut encore:

M. Piédagnel a fait un mauvais devoir sur l'unité de la foi.

Alors l'abbé Lantaigne éclata:

- L'unité, voilà donc ce qu'il ne concevra jamais ! Et pourtant c'est l'idée dont le prêtre doit se pénétrer avant toute autre. Car je ne crains pas d'affirmer que cette idée est toute de Dieu, et pour ainsi dire sa plus forte expression sur les hommes.

Il tourna vers l'abbé Perruque son regard creux et noir:

- Ce sujet de l'unité de la foi, monsieur Perruque, c'est ma pierre de touche pour éprouver les esprits. Les intelligences les plus simples, si elles ne manquent pas de droiture, tirent de l'idée de l'unité des conséquences logiques; et les plus habiles font sortir de ce principe une

admirable philosophie. J'ai traité trois fois en chaire, monsieur Perruque, de l'unité de la foi, et la richesse de la matière me confond encore.

Il reprit sa lecture:

M. Piédagnel a composé un cahier, qui a été trouvé dans son pupitre et qui contient, tracés de la main même de M. Piédagnel, des extraits de diverses poésies érotiques, composées par Leconte de Lisle et Paul Verlaine, ainsi que par plusieurs autres auteurs libres, et le choix des pièces décèle un excessif libertinage de l'esprit et des sens.

Il ferma le registre et le rejeta brusquement.

- Ce qui manque aujourd'hui, soupira-t-il, ce n'est ni le savoir ni l'intelligence; c'est l'esprit théologique.

- Monsieur, dit l'abbé Perruque, monsieur l'économe vous fait demander si vous pouvez le recevoir incessamment. Le traité avec Lafolie pour la viande de boucherie expire le 15 de ce mois, et l'on attend votre décision avant de renouveler des arrangements dont la maison n'eut point à se louer. Car vous n'êtes pas sans avoir remarqué la mauvaise qualité du bœuf fourni par le boucher Lafolie.

- Faites entrer monsieur l'économe, dit M. Lantaigne.

Et, demeuré seul, il se prit la tête dans les mains et soupira:

- O quando finieris et quando cessabis, universa vanitas mundi? Loin de vous, mon Dieu, nous ne sommes que des ombres errantes. Il n'est pas de plus grands crimes que ceux commis contre l'unité de la foi. Daignez ramener le monde à cette unité bénie !

Quand, après le déjeuner de midi, à l'heure de la récréation, M. le supérieur traversa la cour, les séminaristes faisaient une partie de ballon. C'était sur l'aire sablée une grande agitation de têtes rougeaudes, emmanchées comme à des manches de couteaux noirs; des gestes secs de pantins, et des cris, des appels dans tous les dialectes ruraux du diocèse. Le préfet des études, M. l'abbé Perruque, sa soutane retroussée, se mêlait aux jeux avec l'ardeur d'un paysan reclus, grisé d'air et de mouvement, et lançait en athlète, du bout de son soulier à boucle, l'énorme ballon, revêtu de quartiers de peau. À la venue de M. le supérieur, les joueurs s'arrêtèrent. M. Lantaigne leur fit signe de continuer. Il suivit l'allée d'acacias malades qui borde la cour du côté des remparts et de la campagne. À mi-chemin, il rencontra trois élèves qui, se donnant le bras, allaient et venaient en causant. Parce qu'ils employaient ainsi d'ordinaire le temps des récréations, on les appelait les péripatéticiens. M. Lantaigne appela l'un d'eux, le plus petit, un

adolescent pâle, un peu voûté, la bouche fine et moqueuse, avec des yeux timides. Celui-ci n'entendit pas d'abord, et son voisin dut le pousser du coude et lui dire:

- Piédagnel, monsieur le supérieur t'appelle.

Alors Piédagnel s'approcha de M. l'abbé Lantaigne et le salua avec une gaucherie presque gracieuse.

- Mon enfant, lui dit le supérieur, vous voudrez bien me servir ma messe demain.

Le jeune homme rougit. C'était un honneur envié que de servir la messe de M. le supérieur.

L'abbé Lantaigne, son bréviaire sous le bras, sortit par la petite porte qui donne sur les champs et il suivit le chemin accoutumé de ses promenades, un chemin poudreux, bordé de chardons et d'orties, qui suit les remparts.

Il songeait:

- Que deviendra ce pauvre enfant, s'il se trouve soudain jeté dehors, ignorant tout travail manuel, délicat et débile, craintif? Et quel deuil dans l'échoppe de son père infirme !

Il allait sur les cailloux du chemin aride. Parvenu à la croix de la mission, il tira son chapeau, essuya avec son foulard la sueur de son front et dit à voix basse:

- Mon Dieu inspirez-moi d'agir selon vos intérêts, quoi qu'il en puisse coûter à mon cœur paternel !

Le lendemain matin, à six heures et demie, M. l'abbé Lantaigne achevait de dire sa messe dans la chapelle nue et solitaire. Seul, devant un autel latéral, un vieux sacristain plantait des fleurs de papier dans des vases de porcelaine, sous la statue dorée de saint Joseph. Un jour gris coulait tristement avec la pluie le long des vitraux ternis. Le célébrant, debout à la gauche du maître-autel, lisait le dernier évangile.

"Et Verbum caro factum est", dit-il en fléchissant les genoux.

Firmin Piédagnel, qui servait la messe, s'agenouilla en même temps sur le degré où était la sonnette, se releva et, après les derniers répons, précéda le prêtre dans la sacristie. M. l'abbé Lantaigne posa le calice avec le corporal et attendit que le desservant l'aidât à dépouiller ses ornements sacerdotaux. Firmin Piédagnel, sensible aux influences mystérieuses des choses, éprouvait le charme de cette scène, si simple, et pourtant sacrée. Son âme, pénétrée d'une onction attendrissante, goûtait avec une sorte d'allégresse la grandeur familière du sacerdoce. Jamais il n'avait senti si profondément le désir d'être prêtre et de

célébrer à son tour le saint sacrifice. Ayant baisé et plié soigneusement l'aube et la chasuble, il s'inclina devant M. l'abbé Lantaigne avant de se retirer. Le supérieur du séminaire, qui revêtait sa douillette, lui fit signe de rester, et le regarda avec tant de noblesse et de douceur que l'adolescent reçut ce regard comme un bienfait et comme une bénédiction. Après un long silence:

- Mon enfant, dit M. Lantaigne, en célébrant cette messe, que je vous ai demandé de servir, j'ai prié Dieu de me donner la force de vous renvoyer. Ma prière a été exaucée. Vous ne faites plus partie de cette maison.

En entendant ces paroles, Firmin devint stupide. Il lui semblait que le plancher manquait sous ses pieds. Il voyait vaguement, dans ses yeux gros de larmes, la route déserte, la pluie, une vie noire de misère et de travail, une destinée d'enfant perdu dont s'effrayaient sa faiblesse et sa timidité. Il regarda M. Lantaigne. La douceur résolue, la tranquillité ferme, la quiétude de cet homme le révoltèrent. Soudain, un sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute la vie. Sans prononcer une parole, il sortit à grands pas de la sacristie.

III

M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire de ***, écrivit à Monseigneur le cardinal-archevêque de *** la lettre suivante:

"Monseigneur,

" Quand, le 17 de ce mois, j'ai eu l'honneur d'être reçu par Votre Éminence, je craignis d'abuser de votre bonté paternelle et de votre mansuétude pastorale en vous exposant avec l'ampleur suffisante l'affaire dont j'étais venu vous entretenir. Mais comme cette affaire relève de votre haute et sainte juridiction et intéresse le gouvernement de ce diocèse, qui compte parmi les plus antiques et les plus belles provinces de la Gaule chrétienne, je me fais un devoir de soumettre à l'équité vigilante de Votre Éminence les faits qu'elle est appelée à juger dans la plénitude de son autorité et dans l'abondance de ses lumières.

" En portant ces faits à la connaissance de Votre Éminence, j'accomplis un devoir que je qualifierais de pénible pour mon cœur, si je ne savais que l'accomplissement de tout devoir apporte à l'âme une source inépuisable de consolations, et que ce n'est point assez d'obéir à Dieu si l'on n'obéit pas avec une prompte allégresse.

" Les faits qu'il importe de vous faire connaître, Monseigneur, sont

relatifs à M. l'abbé Guitrel, professeur d'éloquence au grand séminaire. Je les énoncerai aussi brièvement et aussi exactement que possible.

" Ces faits se rapportent:

" 1° À la doctrine;

" 2° Aux mœurs de M. l'abbé Guitrel.

" J'énoncerai premièrement les faits relatifs à la doctrine de M. Guitrel.

" En lisant les cahiers d'après lesquels il fait son cours d'éloquence sacrée, j'y ai relevé diverses opinions qui ne sont pas conformes à la tradition de l'Église.

" 1° M. Guitrel, tout en condamnant dans leurs conclusions les commentaires de l'Écriture sainte faits par les incrédules et les prétendus réformés, ne les condamne pas dans leur principe et leur origine, en quoi il erre grandement. Car il est évident que, la garde des Écritures ayant été confiée à l'Église, l'Église est seule capable d'interpréter les livres qu'elle seule conserve.

" 2° Séduit par l'exemple récent d'un religieux qui rechercha les applaudissements du siècle, M. Guitrel prétend expliquer les scènes de l'Évangile au moyen de la prétendue couleur locale et de la fausse psychologie dont les Allemands firent grand étalage; et il ne s'aperçoit pas que, marchant ainsi dans la voie des incrédules, il côtoie l'abîme où ils sont tombés. Je lasserais l'attention charitable de Son Éminence Monseigneur le cardinal-archevêque si je mettais sous ses yeux vénérables les endroits où M. Guitrel étudie avec une puérilité pitoyable, d'après les récits des voyageurs, "la batellerie du lac de Tibériade" et ceux où il décrit avec une intolérable indécence ce qu'il appelle "les états d'âme" et "les crises psychiques" de Notre Seigneur Jésus-Christ.

" Ces sottes nouveautés, blâmables chez un régulier mondain, ne sauraient être tolérées chez un séculier, chargé d'instruire de jeunes lévites. Aussi fus-je plus affligé que surpris quand j'appris qu'un élève intelligent, que j'ai dû renvoyer depuis pour son mauvais esprit, qualifiait M. le professeur d'éloquence de prêtre "fin de siècle."

" 3° M. Guitrel affecte une complaisance blâmable à s'appuyer sur l'autorité chancelante de Clément d'Alexandrie, qui n'est pas inscrit au martyrologe. En quoi le professeur d'éloquence trahit la faiblesse de son esprit séduit par l'exemple des prétendus spiritualistes, qui croient trouver dans les Stromates une interprétation exclusivement allégorique des mystères les plus solides de la foi chrétienne. Et, sans errer positivement, M. Guitrel se montre, par cet endroit, inconséquent et frivole.

" 4° Et, comme la dépravation du goût est une des conséquences de la faiblesse doctrinale, et qu'un esprit qui répugne aux fortes nourritures se repaît d'aliments légers, M. Guitrel va chercher, pour les offrir à ses élèves, des modèles d'éloquence jusque dans les conférences de M. Lacordaire et dans les homélies de M. Gratry.

" J'énoncerai secondement les faits relatifs aux mœurs de M. Guitrel:

" 1° M. l'abbé Guitrel fréquente chez monsieur le préfet Worms-Clavelin avec secret tout à la fois et assiduité, en quoi il s'éloigne de la réserve qu'un ecclésiastique d'un rang inférieur doit toujours s'imposer à l'endroit des pouvoirs publics, réserve dont il n'y a pas lieu de sortir dans les circonstances présentes, et vis-à-vis d'un fonctionnaire israélite. Et, par le soin qu'il prend de n'entrer à la préfecture que par une porte dérobée, M. Guitrel semble se rendre compte lui-même de la fausseté d'une situation qu'il prolonge néanmoins.

" Il est, d'ailleurs, notoire que M. Guitrel tient auprès de madame Worms-Clavelin un office plus mercantile que religieux. Cette dame est curieuse d'antiquités, et, bien qu'israélite, elle ne dédaigne aucun des objets appartenant au culte, lorsque s'y trouvent les mérites de l'art ou de l'ancienneté. Il est malheureusement prouvé que M. Guitrel s'emploie à procurer pour un prix dérisoire à madame Worms-Clavelin le mobilier antique des cures de village, abandonné à la garde de fabriciens ignorants. C'est ainsi que boiseries, ornements sacerdotaux, calices, ciboires sont arrachés aux sacristies de vos églises rurales, Monseigneur, pour aller à la préfecture orner les appartements particuliers de monsieur et madame Worms-Clavelin. Et chacun sait que madame Worms-Clavelin a garni avec les chapes magnifiques et vénérables de Saint-Porchaire ces sortes de meubles appelés vulgairement poufs. Je ne prétends pas que M. Guitrel ait tiré quelque avantage matériel et direct de ces trafics; mais il suffit, Monseigneur, pour affliger votre cœur paternel, qu'un prêtre du diocèse ait contribué à dépouiller vos églises de ces richesses qui attestent, aux yeux mêmes des incrédules, la supériorité de l'art chrétien sur l'art profane.

" 2° M. l'abbé Guitrel laisse, sans plainte ni protestation, se répandre et grandir le bruit que son élévation à l'évêché vacant de Tourcoing est désirée par M. le ministre de la Justice et des Cultes, président du Conseil. Or ce bruit est offensant pour le ministre qui, bien que libre penseur et, franc-maçon, doit être trop soucieux des intérêts de l'Église dont il est constitué le défenseur civil pour placer sur le siège du bienheureux Loup un prêtre tel que M. Guitrel. Et, si l'on remonte à l'origine de cette cabale, on redoute de trouver en M. Guitrel lui-même le

premier et principal machinateur.

" 3° Ayant jadis occupé ses loisirs à traduire en vers français les Bucoliques de ce poète latin nommé Calpurnius, que les meilleurs juges s'accordent à rejeter au rang des plus fades déclamateurs, M. l'abbé Guitrel, avec une négligence que je veux croire tout à fait involontaire, a laissé courir sous le manteau cet ouvrage de sa jeunesse. Une copie des Bucoliques fut adressée au journal radical et libre penseur de la région, le Phare, qui en publia des extraits où se trouve notamment ce vers que je rougis de mettre sous les yeux paternels de Votre Éminence:

Notre ciel à nous, c'est un sein chéri.

" Cette citation était accompagnée dans le Phare des commentaires les plus désobligeants pour le caractère privé comme pour le goût littéraire de M. l'abbé Guitrel. Et le rédacteur, dont le mauvais esprit n'est que trop connu de Votre Éminence, prenait texte de ce vers malheureux pour accuser de pensées libidineuses et d'intentions déshonnêtes généralement tous les professeurs du grand séminaire et même tous les prêtres du diocèse. C'est pourquoi, sans rechercher si M. Guitrel avait comme humaniste quelques raisons à traduire Calpurnius, je déplore la divulgation de son ouvrage, comme la cause d'un scandale qui, j'en suis sûr, fut à votre cœur charitable plus amer, Monseigneur, que le fiel et l'absinthe.

" 4° M. Guitrel a coutume de se rendre tous les jours, à cinq heures de relevée, dans la boutique de la dame Magloire, pâtissière, place Saint-Exupère. Et là, penché sur les buffets, les consoles, les tables il examine avec un intérêt profond et une assiduité laborieuse les friandises amassées dans les assiettes et dans les plats. Puis, s'arrêtant à l'endroit où sont dressées ces sortes de gâteaux qu'on m'a dit se nommer éclairs et babas, il touche du bout du doigt une de ces pâtisseries, puis une autre, et il fait envelopper ces bagatelles de bouche dans une feuille de papier. Loin de moi de l'accuser de sensualité, pour ce choix minutieux et ridicule de quelques crèmes ou pâtes sucrées. Mais, si l'on considère qu'il se rend chez la dame Magloire à l'heure même où les personnes élégantes des deux sexes affluent dans la boutique, et qu'il s'y livre aux risées des gens du monde, on se demandera si le professeur d'éloquence du grand séminaire ne laisse point chez la pâtissière quelque part de sa dignité. En effet, le choix de deux gâteaux n'a pas échappé à l'attention malveillante des observateurs, et l'on dit, à tort ou à raison, que M. Guitrel garde l'un pour lui et donne l'autre à sa servante. Il peut assurément, sans encourir aucun blâme, partager des friandises avec la personne attachée à son service, surtout si cette

personne a atteint l'âge canonique. Mais la malignité publique interprète ces privautés et familiarités dans le sens le plus fâcheux, et je n'oserais jamais faire entendre à Votre Éminence les propos qu'on tient dans la ville sur les relations de M. Guitrel avec sa servante. Je ne veux pas accueillir ces accusations. Toutefois Votre Éminence jugera que M. Guitrel est peu excusable d'avoir donné par sa mauvaise tenue une apparence de vérité à la calomnie. J'ai exposé les faits. Il ne me reste plus qu'à conclure.

" J'ai l'honneur de proposer à Votre Éminence de révoquer M. Guitrel(Joachim) de ses fonctions de professeur d'éloquence sacrée au grand séminaire de ***, conformément à vos pouvoirs spirituels reconnus par l'État(décret du 17 mars 1808).

" Daignez, Monseigneur, garder votre bonté paternelle à celui qui, chargé de la direction de votre séminaire, ne souhaite rien tant que de vous donner des preuves de son entier dévouement et du profond respect avec lequel il a l'honneur d'être,

" Monseigneur,

" de Votre Éminence, le très humble et très obéissant serviteur,

" Lantaigne."

M. Lantaigne, ayant écrit cette lettre, la scella de son sceau.

IV

Il est vrai que M. l'abbé Guitrel, professeur d'éloquence sacrée au grand séminaire de ***, était en relations suivies avec M. le préfet Worms-Clavelin et avec madame Worms-Clavelin, née Coblentz. Mais M. l'abbé Lantaigne se trompait en croyant que M. Guitrel fréquentait dans les salons de la préfecture où sa présence eût également inquiété l'archevêché et les loges: le préfet était Vén∴ du Sol∴ Lev∴. C'est dans la boutique de madame Magloire, pâtissière sur la place Saint-Exupère, où il venait tous les samedis, à cinq heures, acheter deux petits gâteaux de trois sous, l'un pour sa servante, l'autre pour lui, que le prêtre avait rencontré la préfète qui y mangeait des babas en compagnie de madame Lacarelle, femme du secrétaire particulier de M. le préfet.

Par ses façons à la fois obséquieuses et discrètes, qui laissaient tout à espérer sans rien donner à craindre, le professeur d'éloquence sacrée avait plu tout de suite à madame Worms-Clavelin, qui retrouvait en lui l'âme, la figure et presque le sexe de ces marchandes à la toilette, amies tutélaires de sa jeunesse aux jours difficiles des Batignolles et de la

place Clichy, quand Noémi Coblentz achevait de grandir et commençait à se faner dans l'agence d'affaires tenue par son père Isaac, au milieu des saisies et des descentes de police. L'une de ces revendeuses, qui l'appréciait, madame Vacherie, avait servi d'intermédiaire entre elle et un jeune licencié en droit, actif et d'avenir, M. Théodore Worms-Clavelin, qui, l'ayant trouvée sérieuse et utile à l'usage, l'avait épousée après la naissance de leur fille Jeanne, et qu'elle avait, en retour, lestement poussé dans l'administration. M. l'abbé Guitrel ressemblait beaucoup à madame Vacherie. Même regard, même voix, mêmes gestes. Cette ressemblance de bon augure avait inspiré à madame Worms-Clavelin une sympathie soudaine. D'ailleurs elle avait toujours estimé le clergé catholique comme une des puissances de ce monde. Elle se fit auprès de son mari la protectrice de M. Guitrel. M. Worms-Clavelin, qui reconnaissait en sa femme une vertu restée pour lui mystérieuse et profonde, le tact, et qui la savait habile, fit bon accueil à M. l'abbé Guitrel le premier jour qu'il le rencontra chez l'orfèvre de la rue des Tintelleries, Rondonneau jeune.

Il y venait voir les modèles de coupes, commandées par l'État pour être données en prix dans des courses organisées par la Société d'encouragement des races chevalines. Depuis lors il retourna fréquemment chez l'orfèvre, attiré par un goût inné des métaux précieux. De son côté, l'abbé Guitrel se ménageait des occasions fréquentes de visiter les magasins de Rondonneau jeune, fabricant d'objets sacrés: chandeliers, lampes, ciboires, calices, patènes, ostensoirs, monstrances, tabernacles. Le préfet et le prêtre se rencontraient sans déplaisir dans les salles du premier étage, à l'abri des curieux, devant le comptoir chargé de lingots et parmi les vases et les statuettes que M. Worms-Clavelin appelait des bondieuseries. Allongé dans l'unique fauteuil de Rondonneau jeune, M. Worms-Clavelin envoyait un petit salut de la main à M. Guitrel qui, gras et noir, se coulait comme un gros rat le long des vitrines.

- Bonjour, monsieur l'abbé ! Enchanté de vous voir !

Et c'était vrai. Il sentait confusément que, près de cet ecclésiastique de souche paysanne, aussi Français par le caractère sacerdotal et par le type que les pierres noircies de Saint-Exupère et que les vieux arbres du Mail, il se francisait lui-même, se naturalisait, dépouillait les restes pesants de son Allemagne et de son Asie. L'intimité d'un prêtre flattait le fonctionnaire israélite. Il y goûtait, sans bien s'en rendre compte, l'orgueil de la revanche. Asservir, protéger une de ces têtes à tonsure commises depuis dix-huit siècles, par le ciel et la terre, à l'excommunication et à l'extermination des circoncis, c'était pour le juif

un succès piquant et flatteur. Et puis cette soutane usée, crasseuse et respectée qui s'inclinait devant lui, allait dans les châteaux où le préfet n'était pas reçu. Les femmes de l'aristocratie départementale vénéraient cet habit maintenant humilié devant la redingote du fonctionnaire. L'hommage d'un membre du clergé, c'était presque l'hommage de cette noblesse rurale qui n'était pas toute ralliée et dont l'Israélite avait, bien que peu sensible, éprouvé douloureusement la froideur méprisante. M. Guitrel, humble avec finesse, donnait du prix à sa déférence.

Honoré comme un maître puissant par ce politique d'Église, le chef de l'administration rendait en bienveillance ce qu'il recevait en respect, et jetait à M. l'abbé Guitrel des paroles conciliantes:

- Sans doute, il y a de bons prêtres dévoués et intelligents. Quand le clergé s'enferme dans ses attributions...

Et l'abbé Guitrel s'inclinait.

M. Worms-Clavelin disait encore:

- La République ne fait pas une guerre systématique aux curés. Et, si les congrégations s'étaient soumises à la loi, bien des contrariétés leur eussent été évitées.

Et M. Guitrel protestait:

- Il y a une question de droit. Je l'eusse tranchée en faveur des congrégations. Il y a aussi une question de fait. Les congrégations faisaient beaucoup de bien.

Le préfet concluait dans la fumée de son cigare:

- Il n'y a pas à revenir sur ce qui a été fait. Mais l'esprit nouveau est un esprit de conciliation.

Et M. Guitrel s'inclinait encore, tandis que Rondonneau jeune penchait sur ses registres sa tête chauve où se posaient les mouches.

Un jour, priée de donner son avis sur un vase que le préfet devait remettre de sa propre main au vainqueur dans la course des chevaux de trait, madame Worms-Clavelin vint avec son mari chez Rondonneau jeune. Elle trouva M. Guitrel dans le cabinet de l'orfèvre. Il fit mine de quitter la place. Mais on le pria de rester. On le consulta même sur les nymphes qui formaient, en cambrant le ventre, les anses de la coupe. Le préfet eût mieux aimé des amazones.

- Des amazones, sans doute, murmurait le professeur d'éloquence sacrée.

Madame Worms-Clavelin eût voulu des centauresses.

- Des centauresses, effectivement, dit l'ecclésiastique, ou bien des

centaures.

Cependant Rondonneau jeune élevait entre ses doigts devant les spectateurs le modèle de cire et souriait d'admiration.

- Monsieur l'abbé, demanda le préfet, est-ce que l'Église proscrit toujours le nu dans les arts?

M. Guitrel répondit:

- L'Église n'a jamais proscrit absolument les académies; mais elle en a toujours modéré judicieusement l'usage.

Madame Worms-Clavelin regarda le prêtre et songea qu'il ressemblait à madame Vacherie, prodigieusement. Elle lui confia qu'elle avait la passion du bibelot, qu'elle était folle de brocarts, de velours frappés, d'orfrois, de broderies et de dentelles. Elle lui avoua des convoitises amassées dans son âme depuis le temps où elle traînait sa jeune misère devant les étalages des brocanteurs, au quartier Bréda. Elle lui dit qu'elle rêvait un salon avec de vieilles chapes et de vieilles chasubles, et qu'elle recherchait aussi les bijoux anciens.

Il répondit qu'en effet les ornements sacerdotaux offraient aux artistes des modèles précieux, et qu'il y avait là une preuve que l'Église n'était pas ennemie des arts.

À compter de ce jour, M. Guitrel alla dénicher dans les sacristies rurales des vieilleries somptueuses, et il ne se passait guère de semaine qu'il n'apportât chez Rondonneau jeune, sous sa douillette, quelque chasuble ou quelque chape, enlevée adroitement à un innocent curé. M. Guitrel était fort exact d'ailleurs à remettre à la fabrique dépouillée la pièce de cent sous dont le préfet payait la soie, le brocart, le velours et les galons.

En six mois, le salon de madame Worms-Clavelin devint semblable à un trésor de cathédrale, et il y traînait une lente odeur d'encens.

Cette année-là, un jour d'été, M. Guitrel monta, selon sa coutume, l'escalier de l'orfèvre et trouva dans le magasin M. Worms-Clavelin fumant, joyeux. Le préfet, la veille, avait fait passer son candidat, un éleveur, jeune monarchiste rallié; et il comptait sur l'approbation du ministre qui, aux vieux républicains préférait en secret les nouveaux, moins exigeants et plus humbles. Dans l'orgueil de sa grosse joie, il tapa sur l'épaule du prêtre:

- Monsieur l'abbé, il faudrait qu'il y eût beaucoup de prêtres comme vous, éclairés, tolérants, sans préjugés - car vous n'avez pas de préjugés, vous -, conscients des nécessités du temps actuel et des besoins de la société démocratique. Si l'épiscopat, si le clergé français

s'inspiraient des sentiments à la fois progressistes et conservateurs que professe la République, il aurait encore un beau rôle à jouer.

Et, dans la fumée de son gros cigare, il exposa sur la religion des idées qui témoignaient d'une ignorance dont M. Guitrel fut intérieurement consterné. Le préfet cependant se disait plus chrétien que beaucoup de chrétiens et, dans un langage de loge maçonnique, il vantait la morale de Jésus et rejetait pêle-mêle les superstitions locales et les dogmes fondamentaux, les aiguilles jetées dans la piscine de saint Phal par les filles à marier et la présence réelle dans l'Eucharistie. M. Guitrel, d'âme facile, mais incapable de rien céder sur le dogme, balbutiait:

- Il faut distinguer, monsieur le préfet, il faut distinguer.

Pour faire diversion, il tira d'une poche de sa douillette un rouleau de parchemin qu'il ouvrit sur le comptoir. C'était une grande page de plain-chant, avec un texte gothique sous les portées de quatre lignes, des rubriques et une lettrine ornée.

Le préfet fixa sur le feuillet ses gros yeux en globes de lampes. Rondonneau jeune, allongeant sa tête rose et nue:

- La miniature de la lettrine est d'une certaine finesse, dit-il. Sainte Agathe, n'est-ce pas?

- Le martyre de sainte Agathe, dit M. Guitrel. On voit les bourreaux tenaillant les mamelles de la sainte.

Et il ajouta de sa voix où coulait comme un épais sirop:

- Tel fut en effet, d'après les actes authentiques, le supplice infligé par le proconsul à la bienheureuse Agathe. Un feuillet d'antiphonaire, monsieur le préfet, une bagatelle, une simple bagatelle, qui, peut-être, trouvera sa petite place dans les collections de madame Worms-Clavelin, si attachée à nos antiquités chrétiennes. Cette page présente un fragment du propre de la sainte.

Et, marquant avec force l'accent tonique, il déchiffra le texte latin:

Dum torqueretur beata Agata in mamillâ graviter dixit ad judicem: "Impie, crudelis et dire tyranne, non es confusus amputare in feminâ quod ipse in matre suxisti? Ego habeo mamillas integras intus in animâ quas Domino consecravi."

Le préfet, qui était bachelier, comprit à demi et, dans son zèle de paraître gaulois, affirma que c'était piquant.

- Naïf, répliqua doucement l'abbé Guitrel, naïf.

M. Worms-Clavelin reconnut en effet que le langage du Moyen Âge avait de la naïveté.

- Il a aussi de la sublimité, dit M. Guitrel.

Mais le préfet restait enclin à chercher dans ce latin d'église une pointe de gaudriole, et c'est avec un petit rire narquois et têtu qu'il fourra le parchemin dans sa poche, en remerciant son cher Guitrel de cette découverte.

Puis, poussant l'abbé dans l'embrasure de la fenêtre, il lui dit à l'oreille:

- Mon cher Guitrel, quand l'occasion se trouvera, je ferai quelque chose pour vous.

V

Il y avait un parti dans la ville qui désignait hautement M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, comme un prêtre digne de l'épiscopat et capable d'occuper avec honneur le siège vacant de Tourcoing, en attendant que la mort de Monseigneur Charlot lui permît de rentrer sous la mitre, la crosse à la main, l'améthyste au doigt, dans la métropole témoin de ses œuvres et de ses vertus. C'était le plan du vénérable M. Cassignol, ancien premier président, qui comptait vingt-cinq ans d'honorariat. À ces projets s'associaient M. Lerond, substitut démissionnaire à l'époque des décrets, maintenant avocat au barreau de ***, et M. l'abbé de Lalonde, ancien aumônier militaire, aumônier des Dames du Salut, qui, rangés parmi les personnes les plus estimées de la ville, mais non les plus influentes, formaient presque tout le parti de M. l'abbé Lantaigne. Le supérieur du grand séminaire avait été prié à dîner chez M. le premier président Cassignol qui lui avait dit, en présence de MM. de Lalonde et Lerond:

- Monsieur l'abbé, mettez-vous sur les rangs. Quand il faudra choisir entre M. l'abbé Lantaigne, qui servit si noblement la religion et la France chrétienne par la parole et par la plume, qui soutint avec l'autorité du talent et du caractère la cause, tant de fois trahie, des droits de l'Église de France dans l'Église catholique, et M. Guitrel, nul n'aura l'impudeur d'hésiter. Et puisqu'il semble que, cette fois, c'est à notre métropole que revient l'honneur de donner un évêque à la ville de Tourcoing, les fidèles du diocèse consentent à se séparer de vous momentanément, dans l'intérêt de l'épiscopat et de la patrie chrétienne.

Et le vénérable M. Cassignol, qui entrait dans sa quatre-vingt-sixième année, ajouta en souriant:

- Nous vous reverrons, j'en ai la ferme conviction. Vous nous reviendrez de Tourcoing, monsieur l'abbé.

M. l'abbé Lantaigne avait répondu:

- Monsieur le président, sans aller au-devant d'aucun honneur, je ne me déroberai à aucun devoir.

Il désirait et espérait le siège du regretté Monseigneur Duclou. Mais ce prêtre, dont l'orgueil glaçait l'ambition, attendait qu'on vînt lui porter la mitre.

Un matin, M. Lerond fut le trouver au séminaire et l'instruisit des progrès que faisait, au ministère des Cultes, la candidature de M. l'abbé Guitrel. On soupçonnait M. le préfet Worms-Clavelin d'agir énergiquement en faveur de M. Guitrel dans les bureaux du ministère, où tous les francs-maçons avaient déjà reçu le mot d'ordre. C'est ce qu'on lui avait dit dans les bureaux du Libéral, journal religieux et modéré de la région. Quant aux dispositions du cardinal-archevêque, on ne les connaissait pas.

La vérité, c'était que Monseigneur Charlot n'osait encore combattre ni soutenir aucune candidature. Sa prudence naturelle s'était accrue avec les années. S'il avait des préférences, il ne les laissait pas deviner. Depuis longtemps il dissimulait aisément et pour le plaisir, comme il faisait chaque soir sa partie de bésigue avec M. de Goulet. En fait, l'élévation d'un prêtre de son diocèse à un évêché non suffragant ne le concernait en rien. Mais on s'efforçait de l'intéresser à cette brigue. Le préfet, M. Worms-Clavelin, à qui il ne voulait point déplaire, l'avait fait pressentir; Son Éminence ne méconnaissait pas l'esprit de finesse et de douceur dont M. Guitrel avait donné des preuves dans le diocèse. D'un autre côté, il croyait ce Guitrel capable de tout. "Qui sait, pensait-il, s'il ne médite point, au lieu d'aller dans cette petite et noire métropole des Gaules septentrionales, de se faire nommer ici mon coadjuteur? Et si je le déclare digne de l'épiscopat, ne croira-t-on pas que je le désigne pour partager mon siège?" Cette crainte qu'on ne lui donnât un coadjuteur empoisonnait la vieillesse de Monseigneur Charlot. À l'endroit de M. l'abbé Lantaigne, il avait de fortes raisons de se taire et de se réserver. Il n'aurait pas appuyé la candidature de ce prêtre pour cette seule raison qu'il en prévoyait l'échec. Monseigneur Charlot ne se rangeait pas volontiers du côté des vaincus. De plus, il détestait le supérieur du grand séminaire. À la vérité, cette haine, dans une âme douce et facile comme la sienne, n'était pas absolument contraire aux ambitions de M. Lantaigne. Pour se débarrasser de lui, Monseigneur Charlot eût consenti à ce qu'il devînt évêque ou pape. M. Lantaigne avait un grand renom de vertu, de science et d'éloquence; on ne pouvait, sans quelque impudeur, se déclarer contre lui. Or, Monseigneur Charlot, populaire et très attentif

à se concilier l'opinion de tous, ne dédaignait pas celle des honnêtes gens.

M. Lerond ignorait les pensées secrètes de Monseigneur, mais il savait que l'archevêché ne s'était pas encore prononcé. Il estimait qu'on pouvait agir sur l'âme du vieillard et qu'on ne ferait pas appel en vain à ses vertus pastorales. Il pressa M. Lantaigne de se rendre tout de suite à l'archevêché.

- Vous demanderez à Son Éminence, avec une déférence filiale, ses conseils pour le cas probable où l'évêché de Tourcoing vous serait offert. Démarche correcte, et qui sera d'un excellent effet.

M. Lantaigne résistait:

- Il me convient d'attendre une désignation plus solennelle.

- Quelle désignation serait plus solennelle que les vœux de tant de chrétiens zélés, qui prononcent votre nom avec une unanimité rappelant l'antique acclamation populaire dont furent salués les Médard et les Remi?

- Mais, monsieur, répliqua l'honnête Lantaigne, ces acclamations, dont vous rappelez la coutume abolie, venaient des fidèles du diocèse que ces saints personnages étaient appelés à gouverner. Et je ne sache point que les catholiques de Tourcoing m'aient acclamé.

L'avocat Lerond dit alors ce qu'il fallait dire:

- Si vous ne lui barrez pas le chemin, M. Guitrel entre dans l'épiscopat.

Le lendemain, M. Lantaigne avait noué sur ses épaules son manteau de cérémonie, dont l'aile plissée flottait sur son dos robuste, tandis que, sur le chemin du palais archiépiscopal, le prêtre priait Dieu d'épargner à l'Église de France une honte imméritée.

Son Éminence, au moment où M. Lantaigne s'inclina devant elle, venait de recevoir une lettre de la nonciature lui demandant une note confidentielle sur M. Guitrel. Le nonce ne cachait pas sa sympathie pour un prêtre intelligent, zélé, disait-on, et capable de négocier utilement avec le pouvoir temporel. Son Éminence avait aussitôt dicté à M. de Goulet une note favorable au candidat du nonce.

Elle s'écria, de sa jolie voix chevrotante:

- Monsieur Lantaigne, que je suis heureux de vous voir !

- Monseigneur, je suis venu demander à Votre Éminence un conseil paternel pour le cas où le Saint-Père, jetant sur moi un regard favorable, me désignerait...

- Bien heureux de vous voir, monsieur Lantaigne. Que vous venez à

propos !

- J'oserais, si Votre Éminence ne me jugeait pas indigne de l'é...

- Vous êtes, monsieur Lantaigne, un théologien éminent et le plus savant prêtre qui soit en droit canon. Vous faites autorité dans les questions épineuses de discipline. Vos conseils sont précieux en matière liturgique et généralement en toute question intéressant le culte. Si vous n'étiez pas venu, je vous faisais appeler, M. de Goulet peut vous le dire. J'ai dans ce moment grand besoin de vos lumières.

Et Monseigneur, de sa main goutteuse, habituée à bénir, montra un siège au supérieur du grand séminaire.

- Monsieur Lantaigne, veuillez m'écouter. M. le curé de Saint-Exupère, le vénérable M. Laprune, sort d'ici. Il faut vous dire que ce pauvre curé a eu ce matin un pendu dans son église. Jugez de son trouble ! Il en perd la tête. Et j'ai moi-même besoin de prendre, en une telle conjoncture, les avis du plus savant prêtre de mon diocèse. Que devons-nous faire? Répondez !

M. Lantaigne se recueillit un moment. Puis, d'un ton doctoral, il commença d'exposer les traditions relatives à la purification des églises:

- Les Macchabées, après avoir lavé le temple profané par Antiochus Épiphane, en l'an 164 avant l'Incarnation, en célébrèrent la dédicace. C'est l'origine, Monseigneur, de la fête nommée Hanicha, c'est-à-dire renouvellement. En effet...

Et il développa sa pensée.

Monseigneur écoutait avec un air d'admiration. Et M. Lantaigne tirait sans cesse de sa mémoire inépuisable les textes relatifs aux cérémonies de purification, des précédents, des arguments, des commentaires.

- Jean, chapitre X, verset 22... le Pontifical romain... Bède le Vénérable, Baronius...

Il parla durant trois quarts d'heure.

Après quoi, le cardinal-archevêque reprit:

- Il faut savoir que le pendu a été trouvé dans le tambour de la porte latérale, du côté de l'épître.

- La porte intérieure du tambour était-elle close? demanda M. Lantaigne.

- Heu ! heu ! répondit Monseigneur. Elle n'était pas ouverte tout à fait... mais elle n'était pas non plus complètement fermée.

- Entrebâillée, Monseigneur?

- C'est cela ! Entrebâillée.

- Et le pendu, Monseigneur, était dans l'espace contenu par le tambour? C'est un point qu'il importe essentiellement de déterminer. Votre Éminence en sent toute l'importance.

- Assurément, monsieur Lantaigne... Monsieur de Goulet, n'y avait-il pas un bras du pendu qui dépassait le tambour et faisait saillie dans l'église?

M. de Goulet répondit, en rougissant, par quelques syllabes inintelligibles.

- Je crois bien, reprit Monseigneur, que le bras dépassait, ou tout au moins une partie du bras.

M. Lantaigne en conclut que l'église de Saint-Exupère était profanée. Il rappela les précédents et dit comment on avait procédé après l'exécrable assassinat de Monseigneur l'archevêque de Paris, en l'église de Saint-Étienne-du-Mont. Il remonta les âges, traversa la Révolution, quand les basiliques étaient transformées en magasins d'armes, rappela Thomas Becket et l'impie Héliodore.

- Quelle science ! quelle bonne doctrine ! dit Monseigneur.

Il se leva, tendit au prêtre sa main à baiser.

- C'est un inappréciable service que vous m'avez rendu, monsieur Lantaigne; sachez que je fais grand cas de votre science et recevez ma bénédiction pastorale. Adieu.

Et M. Lantaigne, congédié, s'aperçut qu'il n'avait pu dire un seul mot de l'affaire importante pour laquelle il était venu. Mais, tout retentissant de ses propres discours, plein de sa science et de sa raison, flatté, il descendit le grand escalier en argumentant seul avec lui-même sur le pendu de Saint-Exupère et la purification urgente de l'église paroissiale. Dehors, il y pensait encore.

Comme il descendait la rue tortueuse des Tintelleries, il rencontra le curé de Saint-Exupère, le vénérable M. Laprune, qui, arrêté devant la boutique du tonnelier Lenfant, examinait des bouchons.

Son vin se piquait, et il attribuait ce dommage à la façon défectueuse dont ses bouteilles étaient bouchées.

- C'est déplorable, murmurait-il, déplorable !

- Et votre pendu? lui demanda M. l'abbé Lantaigne.

À cette question, le digne curé de Saint-Exupère ouvrit des yeux tout ronds et demanda étonné:

- Quel pendu?

- Le pendu de Saint-Exupère, le malheureux suicidé que vous avez

trouvé ce matin dans un tambour de votre église.

M. Laprune, effrayé, doutant, sur ce qu'il venait d'entendre, qui de lui ou de M. Lantaigne avait perdu la tête, répondit qu'il n'avait trouvé nul pendu.

- Quoi ! reprit M. Lantaigne surpris à son tour, l'on n'a pas trouvé ce matin un homme pendu dans le tambour d'une porte, du côté de l'épître !

M. le curé, en signe de dénégation, tourna deux fois sur les épaules sa face où reluisait la sainte vérité.

L'abbé Lantaigne maintenant avait l'air d'un homme pris de vertige:

- Mais c'est monseigneur le cardinal-archevêque qui vient de me dire lui-même que vous avez trouvé un pendu dans votre église !

- Oh ! répondit M. Laprune soudainement rassuré, Monseigneur a voulu se divertir. Il aime la plaisanterie. Il y excelle et sait la contenir dans les bornes de la décence. Il a tant d'esprit !

Mais l'abbé Lantaigne, levant au ciel son regard ardent et sombre, s'écria:

- L'archevêque me trompait ! Cet homme ne dira donc jamais la vérité, hors sur les degrés de l'autel où, prenant la sainte hostie dans ses mains, il prononce ces paroles: Domine, non sum dignus !

VI

Depuis qu'il n'était plus enclin à monter à cheval et qu'il se plaisait à garder la chambre, le général Cartier de Chalmot avait mis sa division en fiches dans de petites boîtes de carton qu'il posait chaque matin sur son bureau et qu'il rangeait chaque soir sur des tablettes de bois blanc, au-dessus de son lit de fer. Il tenait ses fiches à jour avec une exactitude scrupuleuse, dans un ordre qui le remplissait de satisfaction. Chaque fiche représentait un homme. La forme sous laquelle il considérait désormais ses officiers, ses sous-officiers et ses soldats contentait son instinct de régularité, et correspondait à son intelligence de la nature. Cartier de Chalmot avait toujours été noté comme un excellent officier. Le général Parroy, qui l'avait eu sous ses ordres, avait dit: "Chez le capitaine de Chalmot, la faculté d'obéir et celle de commander se contrebalancent. Prérogative rare et précieuse du véritable esprit militaire."

Cartier de Chalmot avait toujours été l'homme du devoir. Probe et timide, excellent calligraphe, il avait enfin trouvé la méthode appropriée

à son génie et il l'appliquait avec la dernière rigueur, commandant sa division sur fiches.

Ce jour-là, s'étant levé, selon son habitude, à cinq heures du matin, il avait passé de son tub à sa table de travail; et, pendant que le soleil montait avec une auguste lenteur au-dessus des ormes de l'archevêché, le général organisait des manœuvres en maniant ses cartons représentatifs de la réalité, et identiques à la réalité pour cette intelligence respectueuse excessivement des signes.

Il y avait plus de trois heures qu'il appliquait sur ses fiches sa pensée et sa face, pâles et tristes comme les fiches elles-mêmes, quand son domestique lui annonça M. l'abbé de Lalonde. Alors il ôta ses besicles, essuya ses yeux rougis par le travail, se leva et tourna vers la porte, en souriant presque, le regard de son visage qui avait été beau et qui restait, dans la vieillesse, tout simple de lignes. Il tendit au visiteur qui entrait une main large, dont la paume n'avait presque pas de plis, et de sa voix brusque et bredouillante, qui trahissait à la fois la timidité de l'homme et l'infaillibilité du chef, il donna le bonjour au prêtre.

- Mon cher abbé, comment allez-vous? Je suis bien content de vous voir.

Et il lui présenta une des deux chaises de crin qui composaient, avec le bureau et le lit, tout le meuble de cette chambre propre, claire et nue.

L'abbé s'assit. C'était un petit vieillard merveilleusement agile. Sur sa face de brique usée, tout émiettée, s'enchâssaient, comme deux joyaux, des yeux bleus d'enfant.

Ils se regardèrent un moment avec sympathie, sans rien dire. C'étaient deux vieux amis, deux compagnons d'armes. Aumônier maintenant des Dames du Salut, l'abbé de Lalonde avait été aumônier militaire. Comme aumônier, il avait été attaché au régiment de la garde dont Cartier de Chalmot était colonel en 1870, et qui, faisant partie de la division***, avait été enfermé sous Metz avec l'armée de Bazaine.

Le souvenir de ces semaines épiques et lamentables revenait à l'esprit de ces deux amis chaque fois qu'ils se revoyaient, et ils prononçaient chaque fois les mêmes paroles.

Ce matin l'aumônier commença:

- Vous rappelez-vous, mon général, quand nous étions sous Metz, manquant de médicaments, de fourrage, manquant de sel?...

L'abbé de Lalonde était le moins sensuel des hommes. Il avait à peine senti par lui-même la privation de sel, mais il avait beaucoup souffert de ne pouvoir donner aux hommes du sel comme il leur donnait du tabac,

par petits paquets enveloppés avec soin. Et il lui souvenait de cette privation cruelle.

- Ah ! mon général, le sel faisait défaut !

Le général Cartier de Chalmot répondit:

- On y suppléait, dans une certaine mesure, en mêlant de la poudre aux aliments.

- C'est égal, reprit l'aumônier, la guerre est une horrible chose.

Et cet innocent ami des soldats parlait ainsi dans la sincérité de son cœur. Mais le général n'acceptait pas cette condamnation de la guerre.

- Permettez, mon cher abbé ! La guerre est une nécessité cruelle sans doute, mais qui fournit aux officiers et aux soldats l'occasion de déployer des qualités supérieures. Sans la guerre, on ignorerait encore jusqu'où peuvent aller l'endurance et le courage des hommes.

Et, très sérieusement, il ajouta:

- La Bible établit la légitimité de la guerre, et vous savez mieux que moi que Dieu y est nommé Sabaoth, c'est-à-dire Dieu des armées.

L'abbé sourit avec une expression de malice candide, en découvrant les trois dents qui lui restaient seules, mais toutes blanches.

- Peuh ! Je ne sais pas l'hébreu, moi... Et Dieu a tant d'autres noms plus beaux, que je puis me dispenser de lui donner celui-là... Hélas ! mon général, quelle belle armée a péri sous le commandement de ce malheureux maréchal !...

À cette parole, le général Cartier de Chalmot se mit à dire ce qu'il avait déjà dit cent fois:

- Bazaine !... Comprenez bien. Inobservation des règlements concernant les places de guerre, hésitations blâmables dans le commandement, arrière-pensées devant l'ennemi. Et devant l'ennemi on ne doit pas avoir d'arrière-pensées... Capitulation en rase campagne... Il a mérité son sort. Et puis il fallait un bouc émissaire.

- Pour moi, reprit l'aumônier, je me garderais de jamais dire un seul mot qui pût charger la mémoire de cet infortuné maréchal. Je ne saurais juger ses actions. Et ce n'est pas à moi, certes, de publier ses fautes les plus avérées. Car il m'a accordé un bienfait dont la reconnaissance durera autant que moi-même.

- Un bienfait? demanda le général. Lui? À vous?

- Oh ! un bienfait si grand, si beau ! Il m'a accordé la grâce d'un pauvre soldat, d'un dragon condamné à mort pour insubordination. En mémoire de ce bienfait, je dis chaque année une messe pour le repos de

l'âme de l'ex-maréchal Bazaine.

Mais le général Cartier de Chalmot ne se laissait point amuser.

- Capitulation en rase campagne !... Concevez... Il a mérité son sort.

Et, pour se remettre le cœur, le général parla de Canrobert et de l'attitude superbe de la brigade *** à Saint-Privat.

Et l'aumônier conta des historiettes d'un tour plaisant, avec une pointe d'édification:

- Ah ! Saint-Privat, mon général ! La veille de la bataille, un grand pendard de carabinier vient me trouver. Je le vois encore, tout noir, dans une toison de mouton. Il me crie:

" Demain ça va chauffer. Je risque d'y laisser ma peau. Confessez-moi, monsieur le curé, et vite ! Il faut que j'aille panser ma cocotte". Je lui dis: "Je ne veux pas te retarder, mon ami. Encore faut-il que tu me dises tes péchés. Quels sont tes péchés?" Il me regarde étonné et me répond: "Mais tous !" "Comment tous?" "Oui, tous. J'ai fait tous les péchés". Je secoue la tête: "Tous, mon ami, c'est beaucoup !... Dis-moi, as-tu battu ta mère?" À cette question, mon cavalier s'agite, lève de grands bras, jure comme un païen et s'écrie: "Monsieur le curé, vous vous f... de moi !" Je lui réponds: "Calme-toi, mon ami. Tu vois bien que tu n'as pas commis tous les péchés..."

Ainsi l'aumônier gaîment contait des historiettes pieuses de régiment. Et il y mettait ensuite la morale. Les bons chrétiens faisaient les bons soldats. C'était une faute que de bannir la religion de l'armée.

Le général Cartier de Chalmot approuva ces maximes.

- Je l'ai toujours dit, mon cher abbé. En détruisant les croyances spiritualistes, vous ruinez l'esprit militaire. De quel droit exigez-vous d'un homme le sacrifice de sa vie, si vous lui ôtez l'espoir d'une seconde existence?

Et l'aumônier, avec son sourire plein de bonté, d'innocence et de joie, disait:

- On reviendra, vous verrez, à la religion. On y revient déjà de toutes parts. Les hommes ne sont pas si mauvais qu'ils paraissent et Dieu est souverainement bon.

Alors seulement il exposa le but de sa visite:

- Je viens, mon général, vous demander un grand service.

Le général Cartier de Chalmot devint attentif; son visage, déjà triste, s'assombrit. Il aimait et respectait ce vieil aumônier, et il aurait voulu lui être agréable. Mais l'idée seule de rendre un service alarmait sa probité

sévère.

- Oui, mon général, je viens vous demander de travailler au bien de l'Église. Vous connaissez M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire de notre ville. C'est un prêtre éminent par sa vertu et par sa science, un grand théologien.

- Je me suis rencontré plusieurs fois avec M. l'abbé Lantaigne. Il a produit sur moi une impression favorable. Mais...

- Oh ! mon général, si vous aviez entendu comme moi ses conférences, vous seriez confondu de son savoir. Encore n'ai-je pu en apprécier qu'une faible partie. J'ai passé trente ans de ma vie à rappeler le bon Dieu à de pauvres soldats couchés dans un lit d'hôpital. Je leur coulais un pieux conseil avec un cornet de tabac. Depuis vingt-cinq ans je confesse de saintes filles, pleines de mérite assurément, mais d'un caractère moins agréable que n'étaient mes soldats. Je n'ai jamais eu le temps de lire les Pères; je n'ai pas assez d'esprit ni de théologie pour apprécier à son mérite M. l'abbé Lantaigne, qui est une bibliothèque vivante. Du moins puis-je vous assurer, mon général, qu'il dit ce qu'il fait et qu'il fait ce qu'il dit.

Et le vieil aumônier, clignant de l'œil avec malice, ajouta:

- Tous les ecclésiastiques, malheureusement, ne sont pas de ce caractère.

- Ni tous les militaires, fit le général en souriant dune sourire très pâle.

Et les deux hommes échangèrent un regard de sympathie, dans leur commune aversion de l'intrigue et de la fausseté.

L'abbé de Lalonde, qui avait pourtant sa ruse, conclut l'éloge de M. Lantaigne par ce trait:

- C'est un excellent prêtre. Soldat, il aurait fait un excellent soldat.

Mais le général demanda brusquement:

- Eh bien ! que puis-je faire pour lui?

- L'aider à chausser les bas violets, qu'il a bien mérités, mon général. Sa candidature à l'évêché vacant de Tourcoing est posée. Je vous prie de l'appuyer auprès de M. le ministre de la Justice et des Cultes, que vous connaissez, m'a-t-on dit, personnellement.

Le général secoua la tête. En fait, il n'avait jamais rien demandé au gouvernement. Cartier de Chalmot, monarchiste et chrétien, gardait à la République une désapprobation pleine, silencieuse et simple. Ne lisant point les journaux et ne causant avec personne, il mésestimait par principe un pouvoir civil dont il ignorait les actes. Il obéissait et se

taisait. On admirait dans les châteaux de la région sa douloureuse résignation, inspirée par le sentiment du devoir, affermie par un mépris profond de tout ce qui n'était pas militaire, assurée par une difficulté croissante de penser et de dire, rendue sensible et touchante par les progrès d'une maladie de foie.

On savait que le général Cartier de Chalmot restait dans le fond de son cœur fidèle à la royauté. On savait moins qu'un jour de l'année 1893, il avait reçu au cœur un de ces coups comparables à ceux que les chrétiens disent frappés par la grâce et qui mettent au-dedans de l'homme, avec la force du tonnerre, une douceur inattendue et profonde. Cet événement s'était produit le 4 juin, à cinq heures du soir, dans les salons de la préfecture. Là, parmi des fleurs que madame Worms-Clavelin avait elle-même assemblées, M. le président Carnot, de passage dans la ville, avait reçu les officiers de la garnison. Le général Cartier de Chalmot, présent au milieu de son état-major, vit pour la première fois le président et soudain, sans motif apparent, sans raison exprimable, il fut transpercé d'une admiration foudroyante. En une seconde devant la gravité douce et la chaste raideur du chef de l'État, tous ses préjugés étaient tombés. Il oublia que ce souverain était civil. Il le vénéra et l'aima. Il se sentit tout à coup enchaîné par des liens de sympathie et de respect à cet homme jaune et triste comme lui, mais auguste et serein comme un maître. Il prononça avec un bredouillement martial le compliment officiel qu'il avait appris par cœur. Le président lui répondit: "Je vous remercie au nom de la République et de la Patrie que vous servez loyalement". Alors tout ce que le général Cartier de Chalmot avait depuis vingt-cinq ans amassé de dévouement au prince absent jaillit de son cœur vers M. le président, dont le visage placide gardait une surprenante immobilité et qui parlait d'une voix lamentable, sans un mouvement ni des joues ni des lèvres, scellées de noir par la barbe. Sur cette face de cire, aux yeux honnêtes et lents, sur cette poitrine de peu de vie, magnifiquement barrée du grand-cordon rouge, dans toute cette figure d'automate souffrant, le général lisait à la fois la dignité du chef et la disgrâce de l'homme malheureusement né, qui n'a jamais ri. À son admiration se mêlait de l'attendrissement.

Un an plus tard il apprenait la fin tragique de ce président pour le salut duquel il aurait voulu mourir et qu'il revoyait désormais, dans sa pensée, raide et noir, comme le drapeau roulé autour de sa hampe et recouvert de son étui, dans la caserne.

Depuis cette époque, il avait ignoré les maîtres civils de la France. Il ne voulait rien savoir que de ses supérieurs hiérarchiques, auxquels il obéissait avec une morne exactitude. Peiné de répondre par un refus au

vénérable abbé de Lalonde, il se recueillit un moment et puis il donna ses raisons:

- Une question de principes. Je ne demande jamais rien au gouvernement. Vous m'approuvez, n'est-ce pas?... Car du moment qu'on s'est fait une règle...

L'aumônier le regarda avec une expression de tristesse comme jetée par-dessus son vieux visage heureux.

- Oh ! comment pourrais-je vous approuver, mon général, moi qui demande à tout le monde? Je suis un mendiant endurci. Pour Dieu et pour les pauvres, j'ai sollicité tous les puissants du jour, les ministres du roi Louis-Philippe, ceux du Gouvernement provisoire, ceux de Napoléon III, ceux de l'Ordre moral et ceux de la République actuelle. Ils m'ont tous aidé à faire quelque bien. Et puisque vous connaissez le ministre des Cultes...

À ce moment, une voix aiguë cria dans le corridor:

- Poulot ! Poulot !

Et une grosse dame en peignoir, ses cheveux blancs couronnés de bigoudis, entra violemment dans la chambre. C'était madame Cartier de Chalmot qui appelait le général pour le déjeuner.

Elle avait déjà secoué son mari avec une tendresse impérieuse et crié une fois encore: "Poulot !" quand elle s'aperçut de la présence du vieux prêtre, rencogné contre la porte.

Elle s'excusa sur sa mise négligée. Elle avait tant à faire le matin ! Trois filles, deux fils, un neveu orphelin et son mari, sept enfants à soigner !

- Ah ! madame, lui dit l'abbé, c'est le bon Dieu qui vous envoie ! Vous serez ma providence.

- Votre providence, monsieur l'abbé?

Dans sa robe de chambre grise, ses formes étalaient l'ample majesté des maternités anciennes. Sur son éclatante face à moustaches reluisait l'orgueil de la matrone: ses larges mouvements exprimaient à la fois l'agilité d'une ménagère rompue au travail et l'aisance d'une femme accoutumée aux hommages officiels. Le général disparaissait derrière elle. C'était sa fortune domestique et son génie tutélaire, cette Pauline qui, de son activité et de son courage, soutenait la lourde maison pauvre et fastueuse, et qui, chez elle, lingère, cuisinière, couturière, chambrière, institutrice, pharmacienne, modiste même avec un goût naïvement tapageur, montrait dans les grands dîners et dans les réceptions un imperturbable bon ton, un profil impérieux et des épaules encore belles.

On disait communément dans la division que si le général devenait ministre de la Guerre, la générale ferait supérieurement les honneurs de l'hôtel du boulevard Saint-Germain.

Et l'activité de la générale se répandait généreusement au-dehors, se multipliait en œuvres pies et charitables. Madame Cartier de Chalmot était dame patronnesse de trois crèches et de douze œuvres recommandées par le cardinal-archevêque. Monseigneur Charlot témoignait à cette dame une dilection spéciale et lui disait parfois, avec son sourire d'homme du monde: "Vous êtes générale dans l'armée de la charité chrétienne". Et Monseigneur Charlot, professant la bonne doctrine, ne manquait pas d'ajouter: "Et il n'y a point de charité hors de la charité chrétienne. Car l'Église est seule en état de résoudre les problèmes sociaux dont les difficultés frappent tous les esprits et éveillent particulièrement la sollicitude de notre cœur paternel."

C'est bien ce que pensait la générale Cartier de Chalmot. Elle était pieuse avec abondance, ouvertement, et non sans cet éclat un peu criard que prenaient facilement le son de sa voix et les fleurs de ses chapeaux. Sa foi, débordante et décorative comme la poitrine qui la contenait, paraissait avec splendeur dans les salons. Par l'ampleur de ses sentiments religieux, la générale avait beaucoup nui à son mari. Mais ils n'y prenaient garde ni l'un ni l'autre. Le général avait aussi des sentiments chrétiens. Ce qui ne l'eût pas empêché de faire arrêter le cardinal-archevêque sur un ordre écrit du ministre de la guerre. Pourtant il était suspect à la démocratie. Et M. le préfet Worms-Clavelin lui-même, si peu fanatique, tenait le général Cartier de Chalmot pour dangereux. C'était la faute de la générale. Elle était ambitieuse, mais pleine d'honneur et incapable de trahir son Dieu.

- Comment puis-je être votre providence, monsieur l'abbé?

Et quand elle sut qu'il s'agissait de porter à l'évêché de Tourcoing l'abbé Lantaigne, d'une vertu si ferme et si haute, elle s'anima, montra sa vaillance.

- Voilà des évêques comme il en faut. M. Lantaigne doit être nommé.

Le vieil aumônier commença d'employer cette belle ardeur.

- Persuadez donc, madame, au général d'écrire au ministre des Cultes, qui se trouve être son ami.

Elle secoua vivement sur sa tête sa couronne de bigoudis.

- Non, monsieur l'abbé. Mon mari n'écrira pas. C'est inutile d'insister. Il pense qu'un militaire ne doit jamais rien demander. Il a raison. Mon père était de cet avis. Vous l'avez connu, monsieur l'abbé, et vous savez que

c'était un homme de mérite et un bon soldat.

L'ancien aumônier militaire se frappa le front.

- Le colonel de Balny ! Oui, certes, je l'ai connu. C'était un héros et un chrétien.

Le général Cartier de Chalmot intervint:

- Le colonel de Balny, mon beau-père, était recommandable principalement en ce qu'il possédait dans son entier le règlement de 1829 sur les manœuvres de la cavalerie. Ce règlement était si difficultueux que peu d'officiers le possédaient dans son entier. Il a été supprimé depuis lors, et le colonel de Balny en conçut un chagrin qui hâta sa fin. De nouveaux règlements sont intervenus, présentant l'avantage indiscutable de la simplification. Pourtant je me demande si l'ancien état de choses n'était pas préférable. Il faut exiger beaucoup du cavalier pour en obtenir peu. De même pour le fantassin.

Et le général se mit à manier avec sollicitude sa division sur fiches, rangée dans des boîtes.

Madame Cartier de Chalmot avait entendu bien souvent ces mêmes paroles. Elle y faisait toujours la même réponse. Cette fois encore elle dit:

- Poulot ! comment peux-tu dire que papa est mort de chagrin, puisqu'il est tombé d'apoplexie pendant une inspection?

Le vieil aumônier, avec une ruse ingénue, ramena l'entretien sur le sujet qui l'intéressait.

- Ah ! madame, votre excellent père, le colonel de Balny, aurait certes apprécié le caractère de M. Lantaigne, et il aurait fait des vœux pour l'élévation de ce prêtre à l'épiscopat.

- Moi aussi, monsieur l'abbé, j'en fais, des vœux, répondit la générale. Mon mari ne peut pas, ne doit pas faire de démarches. Mais moi, si vous croyez que mon intervention soit utile, je dirai un mot à Monseigneur. Il ne me fait pas peur, notre archevêque.

- Sans doute un mot de votre bouche... murmura le vieillard... L'oreille de Monseigneur Charlot y sera sensible.

La générale annonça qu'elle verrait l'archevêque à l'inauguration du Pain de saint Antoine, dont elle était présidente et que là...

Elle s'interrompit:

- Les côtelettes !... Vous permettez, monsieur l'abbé...

Elle se précipita sur le palier et cria de l'escalier des ordres à la cuisinière. Puis elle reparut dans la chambre.

- Et là, je le prendrai à part, et je le prierai de parler au nonce en faveur de M. Lantaigne. Est-ce bien cela qu'il faut faire?

Le vieil aumônier fit mine de lui prendre les mains, sans toutefois les lui prendre.

- C'est bien cela, madame. Je suis certain que le bon saint Antoine de Padoue sera avec vous et qu'il vous aidera à persuader Monseigneur Charlot. C'est un grand saint. Je parle de saint Antoine... Il ne faudrait pas que les dames crussent qu'il s'attache exclusivement à retrouver les bijoux qu'elles ont perdus. Il a mieux à faire dans le ciel. Lui demander du pain pour les pauvres, voilà qui vaut mieux assurément. Vous l'avez compris, chère madame. Le Pain de saint Antoine est une belle œuvre. Je veux en prendre plus ample connaissance. Mais je me garderai bien d'en souffler mot à mes bonnes sœurs.

Il voulait parler des Dames du Salut dont il était aumônier.

- Elles n'ont déjà que trop d'œuvres. Ce sont d'excellentes filles. Mais trop attachées à de petites pratiques, et mesquines, les pauvres dames.

Il soupira, se rappelant le temps où il était aumônier de régiment, les jours tragiques de la guerre, quand il accompagnait les blessés étendus sur le brancard d'ambulance et leur donnait une goutte d'eau-de-vie. Car c'est par des distributions de tafia et de caporal qu'il avait coutume d'exercer son apostolat. Il céda encore à l'envie de parler des batailles sous Metz et conta des anecdotes. Il en avait beaucoup qui concernaient un certain sapeur, natif de Lorraine, nommé Larmoise, homme fertile en expédients.

- Je ne vous ai pas dit, mon général, que ce grand diable de sapeur me rapportait chaque matin un sac de pommes de terre. Je lui demande un jour où il les ramassait. Il me répond: "Dans les lignes ennemies". Je lui dis: "Malheureux !" Il m'explique alors qu'il a trouvé des pays parmi les grand'gardes allemandes. "Des pays?" - Oui des pays, des hommes de chez nous. Nous ne sommes séparés que par la frontière. On s'est embrassé, on a parlé des parents, des amis. Et ils m'ont dit: "Tu peux prendre des pommes de terre tant que tu voudras."

Et l'aumônier ajouta:

- Cette simple aventure m'a fait sentir mieux que tous les raisonnements combien la guerre est injuste et cruelle.

- Oui, dit le général, ces promiscuités fâcheuses s'établissent parfois sur les points de contact des deux armées. Il faut les réprimer sévèrement, en tenant compte toutefois des circonstances.

VII

Ce soir-là, M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, rencontra sur la promenade des remparts un maître de conférences à la Faculté des lettres, M. Bergeret, qui passait pour un esprit distingué, mais bizarre. M. Lantaigne lui pardonnait son scepticisme et causait volontiers avec lui, quand il le rencontrait sous les ormes, à la condition que le Mail fût désert. De son côté, M. Bergeret n'était pas fâché d'étudier l'âme d'un prêtre intelligent. Ils savaient tous deux que leurs conversations sur un banc de la promenade déplaisaient également au doyen de la Faculté et à l'archevêque. Mais l'abbé Lantaigne ignorait la prudence humaine, et M. Bergeret, très las, découragé, chagrin, renonçait à garder d'inutiles ménagements.

Irréligieux avec décence et bon goût, les dévotions fréquentes de sa femme et les interminables catéchismes de ses filles l'avaient fait noter de cléricalisme dans les bureaux du ministère, tandis que certains propos qu'on lui attribuait étaient exploités contre lui par les catholiques de sentiment et par les patriotes de profession. Frustré dans ses ambitions, du moins entendait-il vivre à sa guise, et, n'ayant pas su plaire, il s'essayait discrètement à déplaire.

Ce soir-là, qui était calme et radieux, voyant venir M. le supérieur du grand séminaire par sa route accoutumée, M. Bergeret fit quelques pas au-devant du prêtre et le rejoignit sous les premiers ormes du Mail.

- La place m'est heureuse à vous y rencontrer, dit l'abbé Lantaigne, qui étalait volontiers devant l'universitaire d'innocentes coquetteries de lettré.

En quelques phrases très vagues, ils échangèrent l'aveu de la grande pitié que leur inspirait le monde où ils vivaient. Seulement l'abbé Lantaigne déplorait le déclin de cette antique cité, si riche de savoir et de pensée au Moyen Âge, et maintenant soumise à quelques boutiquiers francs-maçons; et, tout au contraire, M. Bergeret disait:

- Les hommes furent jadis ce qu'ils sont à présent, c'est-à-dire médiocrement bons et médiocrement mauvais.

- Non pas ! répliqua M. Lantaigne, les hommes étaient vigoureux par le caractère et par la doctrine au temps où Raimund le Grand, surnommé le Docteur balsamique, enseignait dans cette ville la somme des connaissances humaines.

Le prêtre et le professeur s'assirent sur un banc de pierre où déjà se tenaient sans rien dire deux vieillards pâles et lents. Devant ce banc, de

vertes prairies descendaient, mollement, dans une brume fine, jusqu'aux peupliers qui bordaient la rivière.

- Monsieur l'abbé, dit le professeur, j'ai, comme tout le monde, feuilleté à la bibliothèque municipale l'Hortus et le Thesaurus de Raimund le Grand. De plus, j'ai lu le livre tout récent que M. l'abbé Cazeaux a consacré au Docteur balsamique. Or, ce qui m'a frappé dans ce livre...

- L'abbé Cazeaux est un de mes élèves, interrompit M. Lantaigne. Son livre sur Raimund le Grand est nourri de faits, ce qui est méritoire; il est fondé en doctrine, ce qui est plus louable encore et rare, car la doctrine se perd dans cette France déchue, qui fut la plus grande des nations tant qu'elle en fut la plus théologienne.

- Ce livre de Cazeaux, reprit M. Bergeret, m'a paru intéressant à plusieurs points de vue. Faute de connaissances en théologie, je m'y suis plus d'une fois perdu. Mais j'ai bien cru y voir que le bienheureux Raimund, ce moine si fermement orthodoxe, revendiquait pour le maître le droit de professer sur un même sujet deux opinions contradictoires, l'une théologique et conforme à la révélation, l'autre purement humaine et fondée sur l'expérience ou le raisonnement. Le Docteur balsamique, dont la statue orne si sévèrement la cour de l'archevêché, soutenait, à ce que j'ai cru comprendre, qu'un même homme peut nier comme observateur ou comme argumentateur les vérités que, comme chrétien, il croit et confesse. Et il m'a semblé que M. Cazeaux, votre élève, approuvait un système si étrange.

M. l'abbé Lantaigne, tout animé par ce qu'il venait d'entendre, tira de sa poche son foulard rouge, le déploya comme un étendard et, le visage coloré, la bouche grande ouverte, se jeta hardiment, le front haut, dans la dispute offerte.

- Monsieur Bergeret, qu'on puisse avoir, sur un même sujet, deux opinions distinctes, l'une théologique et de source divine, l'autre purement rationnelle ou expérimentale, de source humaine, c'est une question que je résous par l'affirmative. Et je vais vous démontrer la légitimité de cette apparente contradiction par l'exemple le plus vulgaire. Quand, assis dans votre cabinet, devant votre table chargée de livres et de papiers, vous vous écriez: "C'est incroyable ! je viens de poser à l'instant mon couteau à papier sur cette table, et je ne l'y trouve plus. Je le vois, je crois le voir, et je ne le vois plus", quand vous pensez de la sorte, monsieur Bergeret, vous avez deux opinions contradictoires relativement à un même objet, l'une que votre couteau à papier est sur la table parce qu'il y doit être, celle-ci fondée sur la raison; l'autre, que

votre couteau à papier n'est pas sur la table, puisque vous ne l'y découvrez pas, celle-là fondée sur l'expérience. Voilà bien deux opinions inconciliables sur un même objet. Et elles sont simultanées. Vous affirmez en même temps la présence et l'absence du couteau à papier. Vous vous écriez: "Il est là, j'en suis sûr", au moment où vous éprouvez qu'il n'y est pas.

Et, ayant terminé sa démonstration, M. l'abbé Lantaigne agita son foulard à carreaux, semé de tabac, comme l'éclatante bannière de la scolastique.

Mais le maître de conférences à la Faculté des lettres n'était pas convaincu. Il n'eut pas de peine à montrer le vide du sophisme; il répondit tout doucement, de sa voix un peu faible, qu'il ménageait, que, cherchant son couteau à papier, il éprouvait tour à tour et non simultanément de la crainte et de l'espérance, effet d'une incertitude qui ne pouvait durer; car on finit bien par s'assurer si le couteau est sur la table ou s'il n'y est pas.

- Rien, monsieur l'abbé, ajouta-t-il, rien dans cet exemple du couteau de buis n'est applicable au jugement contradictoire que le bienheureux Raimund, ou M. Cazeaux, ou vous-même, pourriez porter sur tel fait rapporté dans la Bible, en affirmant dans le même temps qu'il est vrai et faux. Me permettez-vous à mon tour de prendre un exemple? Je choisis, non certes pour vous embarrasser, mais parce que cet exemple me vient de lui-même à l'esprit, je choisis l'histoire de Josué arrêtant le soleil...

M. Bergeret passa la langue sur ses lèvres et sourit. Car enfin il était voltairien dans le secret de son âme:

- ... Josué arrêtant le soleil. Direz-vous tout ensemble, monsieur l'abbé, que Josué a arrêté et n'a pas arrêté le soleil?

Le supérieur du grand séminaire n'eut point l'air embarrassé. Controversiste superbe, il tourna sur son contradicteur la flamme de ses yeux et le souffle de sa poitrine:

- Toutes réserves expressément faites sur la véritable interprétation à la fois littérale et spirituelle de l'endroit des Juges que vous visez, et auquel tant d'incrédules se sont étourdiment cognés avant vous, je vous répondrai sans crainte: Oui, j'ai deux opinions distinctes sur l'interprétation de ce miracle. Comme physicien, je crois, pour des raisons tirées de la physique, c'est-à-dire de l'observation, que la terre tourne autour du soleil immobile. Et comme théologien je crois que Josué a arrêté le soleil. Il y a là contradiction. Mais cette contradiction n'est pas irréductible. Je vous le ferai paraître tout de suite. Car l'idée que nous nous faisons du soleil est purement humaine; elle ne concerne que

l'homme et ne saurait convenir à Dieu. Pour l'homme, le soleil ne tourne pas autour de la terre. J'y consens, et je veux donner raison à Copernic. Mais je n'irai pas jusqu'à obliger Dieu à se faire copernicien comme moi, et je ne chercherai pas si pour Dieu le soleil tourne ou ne tourne pas autour de la terre. À vrai dire, je n'avais pas besoin du texte des Juges pour savoir que notre astronomie humaine n'est pas l'astronomie de Dieu. Les spéculations sur le temps, le nombre et l'espace n'embrassent pas l'infini, et c'est une sotte idée que de vouloir empêtrer l'Esprit Saint dans une difficulté de physique ou de mathématiques.

- Ainsi, demanda le professeur, vous admettez que, même en mathématiques, il est permis d'avoir deux opinions contradictoires, l'une humaine, l'autre divine?

- Je ne risque pas d'être réduit à cette extrémité, répondit l'abbé Lantaigne. Il y a dans les mathématiques une exactitude qui les accorde assez avec la vérité absolue. Les nombres ne sont redoutables, au contraire, que parce que la raison, tentée d'y rechercher son propre principe, risque de s'égarer jusqu'à ne voir dans l'univers qu'un système de nombres. Cette erreur a été condamnée par l'Église. Toutefois, je vous répondrai hardiment que la mathématique humaine n'est pas la mathématique divine. Sans doute il ne saurait y avoir contradiction de l'une à l'autre, et je désire croire que vous ne voulez pas me faire dire que pour Dieu, trois et trois peuvent faire neuf. Mais nous ne connaissons pas toutes les propriétés des nombres, et Dieu les connaît.

" J'entends des prêtres, qu'on qualifie d'éminents, qui soutiennent que la science doit s'accorder avec la théologie. Je déteste cette impertinence, je dirai cette impiété, car il y a quelque impiété à faire marcher de concert la vérité immuable, absolue, et cette sorte de vérité imparfaite et provisoire qu'on appelle la science. Cette folie d'assimiler la réalité à l'apparence, le corps à l'âme, a produit une multitude d'opinions misérables et funestes par lesquelles les apologistes de ce temps ont laissé voir leur faiblesse téméraire. L'un, membre distingué de la Compagnie de Jésus, admet la pluralité des mondes habités; il consent à ce que des êtres intelligents habitent Mars et Vénus pourvu qu'à la terre soit réservé le privilège de la Croix, par lequel elle redevient unique et singulière dans la création. L'autre qui, en Sorbonne, monta, non sans quelque mérite, dans la chaire aujourd'hui renversée de théologie, admet que le géologue puisse retrouver des vestiges de préadamites et réduit la genèse biblique à l'organisation d'un canton de l'univers pour le séjour d'Adam et de sa semence. Ô plates folies ! ô piteuses audaces ! ô nouveautés antiques et déjà cent fois condamnées ! ô rupture de la

solennelle unité ! Qu'il vaut mieux, comme Raimund le Grand et comme son historien, proclamer que la science et la religion ne doivent pas plus se confondre que le relatif et l'absolu, le fini et l'infini, l'ombre et la lumière !

- Monsieur l'abbé, dit le professeur, vous méprisez la science.

Le prêtre secoua la tête.

- Non pas, monsieur Bergeret, non pas ! Je tiens au contraire, sur l'exemple de saint Thomas d'Aquin et de tous les grands docteurs, que la science et la philosophie doivent être tenues en estime dans les écoles. On ne méprise pas la science sans mépriser la raison; on ne méprise pas la raison sans mépriser l'homme; on ne méprise pas l'homme sans offenser Dieu. Le scepticisme imprudent qui s'en prend à la raison humaine est le premier degré de ce scepticisme criminel qui s'attaque aux mystères divins. J'estime la science comme un bienfait qui nous vient de Dieu. Mais si Dieu nous a donné la science, il ne nous a pas donné sa science. Sa géométrie n'est pas la nôtre. La nôtre spécule sur un plan ou dans l'espace, la sienne s'exerce dans l'infini. Il ne nous a pas trompés: c'est pourquoi j'estime qu'il y a une véritable science humaine. Il ne nous a pas tout appris: c'est pourquoi je constate l'impuissance de cette science, même véritable, à s'accorder avec la vérité des vérités. Et ce désaccord, toutes les fois qu'il se rencontre, je le vois sans peur: il ne prouve rien ni contre le ciel ni contre la terre.

M. Bergeret avoua que ce système lui semblait habile autant qu'audacieux, et conforme enfin aux intérêts de la foi.

- Mais, ajouta-t-il, ce n'est pas la doctrine de notre archevêque. Monseigneur Charlot parle volontiers, dans ses mandements, des vérités de la religion confirmées par les découvertes de la science, et notamment par les expériences de M. Pasteur.

- Oh ! répondit l'abbé Lantaigne d'une voix de nez où sifflait le mépris, Son Éminence observe, en philosophie du moins, la pauvreté évangélique.

Au moment où cette phrase cinglait l'air sous les quinconces, une douillette ventrue passa devant le banc, coiffée d'un large chapeau ecclésiastique.

- Parlez plus bas, monsieur l'abbé, dit le maître de conférences: M. l'abbé Guitrel vous entend.

VIII

M. le préfet Worms-Clavelin causait avec M. l'abbé Guitrel dans le magasin de Rondonneau jeune, orfèvre et bijoutier. Il se renversa dans un fauteuil et croisa les jambes de sorte qu'une semelle des bottines se dressait vers le menton du doux vieillard.

- Monsieur l'abbé, vous avez beau dire: vous êtes un prêtre éclairé; vous voyez dans la religion un ensemble de prescriptions morales, une discipline nécessaire, et non point des dogmes surannés, des mystères dont l'absurdité n'est que trop peu mystérieuse.

M. Guitrel avait, comme prêtre, d'excellentes règles de conduite. L'une de ces règles était d'éviter le scandale et de se taire, plutôt que d'exposer la vérité aux risées des incrédules. Et, comme cette précaution s'accordait avec la pente de son caractère, il l'observait exactement. Mais M. le préfet Worms-Clavelin manquait de discrétion. Son nez vaste et charnu, ses lèvres épaisses, apparaissaient comme de puissants appareils pour pomper et pour absorber, tandis que son front fuyant, sous de gros yeux pâles, trahissait la résistance à toute délicatesse morale. Il insista, poussa contre les dogmes chrétiens des arguments de loges maçonniques et de cafés littéraires, conclut qu'il était impossible à un homme intelligent de croire un mot du catéchisme. Puis, abattant sur l'épaule du prêtre sa grosse main à bagues, il dit:

- Vous ne répondez rien, mon cher abbé; vous êtes de mon avis.

M. Guitrel, martyr en quelque manière, dut confesser sa foi:

- Pardonnez-moi, monsieur le préfet; ce petit livre qu'on affecte de mépriser en certains milieux, le catéchisme, contient plus de vérités que les gros traités de philosophie qui mènent si grand bruit par le monde. Le catéchisme joint la métaphysique la plus savante à la plus efficace simplicité. Cette appréciation n'est pas de moi; elle est d'un philosophe éminent, M. Jules Simon, qui met le catéchisme au-dessus du Timée de Platon.

Le préfet n'osa rien opposer au jugement d'un ancien ministre. Il lui souvint en même temps que son supérieur hiérarchique, le ministre actuel de l'Intérieur, était protestant. Il dit:

- Comme fonctionnaire, je respecte également tous les cultes, le protestantisme, comme le catholicisme. En tant qu'homme, je suis libre penseur, et, si j'avais une préférence dogmatique, permettez-moi de vous dire, monsieur l'abbé, qu'elle serait en faveur de la Réforme.

M. Guitrel répondit d'une voix onctueuse:

- Il y a sans doute, parmi les protestants, des personnes éminemment estimables au point de vue des mœurs, et j'ose dire des personnes

exemplaires, si l'on en juge selon le monde. Mais l'Église prétendue réformée n'est qu'un membre tranché de l'Église catholique, et l'endroit de la rupture saigne encore.

Indifférent à cette forte parole, empruntée à Bossuet, M. le préfet tira de son étui un gros cigare, l'alluma, puis tendant l'étui au prêtre:

- Voulez-vous accepter un cigare, monsieur l'abbé?

N'ayant aucune idée de la discipline ecclésiastique, et croyant que le tabac à fumer était interdit aux membres du clergé, c'était pour l'embarrasser ou le séduire qu'il offrait un cigare à M. Guitrel. Dans son ignorance, il croyait, par ce présent, induire le porteur de soutane en péché, le faire tomber dans la désobéissance, peut-être dans le sacrilège et presque dans l'apostasie. Mais M. Guitrel prit tranquillement le cigare, le coula avec précaution dans la poche de sa douillette et dit, de bonne grâce, qu'il le fumerait après souper, dans sa chambre.

Ainsi M. le préfet Worms-Clavelin et M. l'abbé Guitrel, professeur d'éloquence sacrée au grand séminaire, conversaient dans le cabinet de l'orfèvre. Près d'eux, Rondonneau jeune, fournisseur de l'archevêché, qui travaillait aussi pour la préfecture, assistait discrètement à l'entretien sans y prendre part. Il faisait son courrier, et son crâne lisse allait et venait parmi les registres et les échantillons d'orfèvrerie commerciale, amoncelés sur la table.

Brusquement, M. le préfet se mit debout, poussa M. l'abbé Guitrel à l'autre extrémité de la pièce, dans l'embrasure de la fenêtre, et lui dit à l'oreille:

- Mon cher Guitrel, vous savez que l'évêché de Tourcoing est vacant.

- J'ai appris en effet, répondit le prêtre, la mort de Monseigneur Duclou. C'est une grande perte pour l'Église de France. Monseigneur Duclou avait autant de mérite que de modestie. Il excellait dans l'homélie. Ses instructions pastorales sont des modèles d'éloquence parénétique. Oserai-je rappeler que je l'ai connu à Orléans, du temps qu'il était encore M. l'abbé Duclou, le vénérable curé de Saint-Euverte, et qu'à cette époque il daignait m'honorer de sa bienveillante amitié? La nouvelle de sa fin prématurée a été particulièrement douloureuse pour moi.

Il se tut, laissant pendre ses lèvres en signe d'affliction.

- Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, dit le préfet. Il est mort; il s'agit de le remplacer.

M. Guitrel avait changé de figure. Maintenant il faisait de petits yeux tout ronds et avait l'air d'un rat qui voit le lard dans le garde-manger.

- Vous concevez, mon cher Guitrel, reprit le préfet, que toute cette

affaire ne me regarde en aucune façon. Ce n'est pas moi qui nomme les évêques. Je ne suis pas le garde des sceaux, ni le nonce, ni le pape, Dieu merci !

Et il se mit à rire.

- À propos, en quels termes êtes-vous avec le nonce?

- Le nonce, monsieur le préfet, me regarde avec bienveillance, comme un enfant soumis et respectueux du Saint-Père. Mais je ne me flatte pas qu'il me distingue particulièrement, dans l'état obscur où je suis placé et où je me plais à demeurer.

- Mon cher abbé, si je vous parle de cette affaire - tout à fait entre nous, n'est-ce pas? - c'est qu'il est question d'envoyer à Tourcoing un prêtre de mon chef-lieu. Je tiens de bonne source qu'on met en avant le nom de M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, et il n'est pas impossible que je sois appelé à fournir des notes confidentielles sur le candidat. Il est votre supérieur hiérarchique. Que pensez-vous de lui?

M. Guitrel, les yeux baissés, répondit:

- Il est certain que M. l'abbé Lantaigne porterait sur le siège épiscopal sanctifié jadis par l'apôtre Loup des vertus éminentes et les dons précieux de la parole. Ses carêmes, prêchés à Saint-Exupère, ont été justement appréciés pour l'ordonnance des idées et la force de l'expression, et l'on s'accorde à reconnaître qu'il ne manquerait rien à la perfection de quelques-uns de ses sermons, s'il s'y trouvait cette onction, cette huile parfumée et bénie, oserai-je dire, qui seule pénètre les cœurs.

" M. le curé de Saint-Exupère s'est plu le premier à déclarer que M. Lantaigne, en portant la parole dans la chaire de la plus vénérable basilique du diocèse, avait bien mérité du grand apôtre des Gaules, qui en posa la première pierre, par une ardeur et un zèle dont les excès mêmes trouvent leur excuse dans leur source charitable. Il a déploré seulement les incursions de l'orateur dans le domaine de l'histoire contemporaine. Car il faut avouer que M. Lantaigne ne craint pas de marcher sur des cendres encore brûlantes. M. Lantaigne est éminent par la piété, la science et le talent. Quel dommage que ce prêtre, digne d'être élevé aux plus hauts degrés de la hiérarchie, croie devoir afficher un attachement, louable sans doute dans son principe, mais immodéré dans ses effets, à une famille exilée dont il reçut les bienfaits ! Il se plaît à montrer un exemplaire de l'Imitation de Jésus-Christ qui lui fut donné, couvert de pourpre et d'or, par madame la comtesse de Paris, et il étale trop volontiers les pompes de sa fidélité et de sa reconnaissance. Et quel malheur que la superbe, excusable peut-être en un si beau génie,

l'emporte jusqu'à parler sous les quinconces, publiquement, de monseigneur le cardinal-archevêque en des termes que je n'ose rapporter ! Hélas ! à défaut de ma voix, tous les arbres du Mail vous rediront ces paroles tombées de la bouche de M. Lantaigne, en présence de M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres: "En esprit seulement, Son Éminence observe la pauvreté évangélique !" Il est coutumier de tels propos, et ne l'entendit-on pas dire, à la dernière ordination, quand Son Éminence s'avança revêtue de ses ornements pontificaux, qu'Elle porte avec tant de noblesse, malgré sa petite taille: "Crosse d'or, évêque de bois"? Il censurait ainsi, mal à propos, la magnificence avec laquelle Monseigneur Charlot se plaît à célébrer les offices comme à régler l'ordonnance de ses repas officiels, et notamment du dîner qu'il donna au général commandant le neuvième corps d'armée, et auquel vous fûtes prié, monsieur le préfet. Et c'est particulièrement un meilleur accord entre la préfecture et l'archevêché qui offusque M. l'abbé Lantaigne, trop enclin malheureusement à prolonger, au mépris des préceptes de saint Paul et des enseignements de Sa Sainteté Léon XIII, les pénibles malentendus dont souffrent également l'Église et l'État.

Le préfet ouvrait la bouche toute grande, ayant coutume d'écouter par la bouche. Il éclata:

- Ce Lantaigne est imbu du plus détestable esprit clérical ! Il m'en veut? Que me reproche-t-il? Ne suis-je pas assez tolérant, libéral? N'ai-je pas fermé les yeux quand, de toutes parts, les moines, les sœurs rentraient dans les couvents, dans les écoles? Car si nous maintenons énergiquement les lois essentielles de la République, nous ne les appliquons guère. Mais les prêtres sont incorrigibles. Vous êtes tous les mêmes. Vous criez qu'on vous opprime tant que vous n'opprimez pas. Et que dit-il de moi, votre Lantaigne?

- On ne peut rien articuler de formel contre l'administration de M. le préfet Worms-Clavelin, mais une âme intransigeante comme M. Lantaigne ne vous pardonne ni votre affiliation à la franc-maçonnerie, ni vos origines israélites.

Le préfet secoua la cendre de son cigare.

- Les juifs ne sont pas mes amis. Je n'ai pas d'attache dans le monde juif. Mais soyez tranquille, mon cher abbé, je vous f... mon billet que M. Lantaigne ne sera pas évêque de Tourcoing. J'ai assez d'influence dans les bureaux pour lui faire échec... Écoutez-moi bien, Guitrel: je n'avais pas d'argent quand j'ai débuté dans la vie. Je me suis fait des relations. Les relations valent presque la fortune. J'en ai beaucoup et de belles. Je

veillerai à ce que M. l'abbé Lantaigne se casse le cou dans les bureaux. D'ailleurs ma femme a un candidat à l'évêché de Tourcoing. Et ce candidat, c'est vous, Guitrel.

À ce mot, l'abbé Guitrel baissa les yeux et leva les bras.

- Moi, m'asseoir dans le siège sanctifié par le bienheureux Loup et par tant de pieux apôtres des Gaules septentrionales ! Madame Worms-Clavelin a-t-elle eu cette pensée?

- Mon cher Guitrel, elle veut que vous portiez la mitre. Et je vous assure qu'elle est de force à faire un évêque. Moi-même, je ne serai pas fâché de donner à la République un évêque républicain. C'est entendu, mon cher Guitrel; voyez l'archevêque et le nonce; ma femme et moi, nous ferons agir les bureaux.

Et M. Guitrel murmurait les mains jointes:

- Le siège antique et vénérable de Tourcoing !

- Un évêché de troisième classe, un trou, mon cher abbé. Mais il faut commencer. Tenez ! moi, savez-vous où j'ai fait mes débuts dans l'administration? À Céret ! J'ai été sous-préfet de Céret, dans les Pyrénées-Orientales ! Le croirait-on?... Mais je perds mon temps à bavarder... Bonsoir, Monseigneur.

Le préfet tendit la main au prêtre. Et M. Guitrel s'en alla par la tortueuse rue des Tintelleries, humble, le dos rond, méditant des démarches savantes, en se promettant, au jour où il porterait la mitre et tiendrait la crosse, de résister, en prince de l'Église, au gouvernement civil, de combattre les francs-maçons, et de jeter l'anathème aux principes de la libre-pensée, de la République et de la Révolution.

IX

Un article du Libéral apprit à la ville de *** qu'elle avait une prophétesse. C'était mademoiselle Claude Deniseau, fille d'un agent de placement pour les domestiques agricoles. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans, mademoiselle Deniseau n'avait laissé découvrir à l'observateur le plus attentif aucun trouble dans sa raison ni dans sa santé. C'était une fille blonde, grasse, courte, ni jolie, ni laide, mais agréable et d'un caractère enjoué. "Elle avait reçu, disait le Libéral, une bonne éducation bourgeoise, et elle était pieuse sans exagération". Comme elle entrait dans sa dix-huitième année, le 3 février 189*, à six heures du soir, occupée à mettre le couvert sur la table de la salle à manger, elle crut entendre la voix de sa mère qui lui disait: "Claudine, va dans ta

chambre". Elle y alla et vit, entre le lit et la porte, une grande lumière, et elle entendit la voix qui parlait dans cette lumière: "Claudine, disait-elle, il faut que ce pays-ci fasse pénitence. Cela éviterait de grands malheurs. Je suis sainte Radegonde, reine de France". Mademoiselle Deniseau distingua alors dans la clarté un visage lumineux et comme transparent qui portait une couronne d'or et de pierreries.

Depuis lors, sainte Radegonde venait converser chaque jour avec mademoiselle Deniseau à qui elle découvrait des secrets et faisait des prophéties. Elle avait prédit les gelées, qui brûlèrent la vigne en fleur, et révélé que M. Rieu, curé de Sainte-Agnès, ne verrait pas les fêtes pascales. Le vénérable M. Rieu mourut en effet le jeudi saint. Elle ne cessait d'annoncer pour la République et pour la France des maux terribles et prochains, des incendies, des inondations, des massacres. Mais Dieu, las de châtier le peuple infidèle, lui donnerait enfin, avec un roi, la paix et la prospérité. La sainte reconnaissait et guérissait les maladies. Sous son inspiration, mademoiselle Deniseau avait indiqué au cantonnier Jobelin une pommade qui l'avait soulagé d'une ankylose du genou. Jobelin avait pu reprendre son travail.

Ces prodiges attirèrent une foule de curieux dans l'appartement habité par la famille Deniseau, sur la place Saint-Exupère, au-dessus du bureau du tramway. La jeune fille fut observée par des ecclésiastiques, des officiers en retraite et des docteurs en médecine. On crut voir que, lorsqu'elle répétait les paroles de sainte Radegonde, sa voix devenait plus grave, son visage plus sévère et que ses membres se raidissaient. On remarquait aussi qu'elle employait des expressions qui ne sont pas habituelles à une jeune fille et que ses paroles ne s'expliquaient pas d'une façon naturelle.

M. le préfet Worms-Clavelin, d'abord indifférent et railleur, suivit bientôt avec inquiétude l'extraordinaire succès de l'inspirée, qui annonçait la fin de la République et le retour de la France à la monarchie chrétienne.

M. Worms-Clavelin était entré dans l'administration lors des scandales de l'Élysée sous le président Grévy. Il avait depuis assisté à ces affaires de corruption sans cesse étouffées et renaissant toujours, au grand dommage du Parlement et des pouvoirs publics. Et ce spectacle, qui lui semblait naturel, avait imprimé dans son âme un profond sentiment d'indulgence, qu'il répandait sur tous ses administrés. Un sénateur et deux députés de son département se trouvaient sous le coup de poursuites judiciaires. Les personnages les plus influents du parti, ingénieurs et financiers, étaient en prison ou en fuite. Dans ces

conjonctures, satisfait de l'attachement des populations au régime républicain, il ne leur demandait pas un zèle ni des respects qui lui paraissaient à lui-même des sentiments antiques et les symboles vains d'un âge évanoui. Les événements avaient élargi son intelligence naturellement étroite. L'immense ironie des choses avait passé dans son âme et l'avait rendue facile, souriante et légère. Ayant reconnu d'ailleurs que les comités électoraux constituaient la seule autorité réelle qui subsistât encore dans le département, il leur obéissait avec un semblant de zèle et une intime résistance. S'il exécutait leurs ordres, ce n'était pas sans en beaucoup tempérer la rigueur. Enfin, d'opportuniste il était devenu libéral et progressiste. Volontiers il laissait dire et faire. Mais il était trop sage pour tolérer aucun excès intolérable et il tenait la main, en honnête fonctionnaire, à ce que le gouvernement ne reçût aucune insulte éclatante, et que les ministres pussent jouir en paix de cette commune indifférence qui, gagnant leurs amis comme leurs ennemis, assurait en même temps leur force et leur repos.

Il lui plaisait que les journaux du gouvernement et ceux de l'opposition, compromis les uns et les autres dans des affaires financières, eussent perdu tout crédit pour la louange ou l'injure. La feuille socialiste, seule pure, était seule violente. Mais elle était très pauvre; et la peur qu'elle inspirait rejetait les esprits vers le gouvernement. Aussi était-ce avec une entière sincérité que M. le préfet Worms-Clavelin informait le ministre de l'intérieur que la situation politique était excellente dans le département. Et voici que l'inspirée de la place Saint-Exupère troublait cet heureux état. Elle annonçait, sous la dictée de sainte Radegonde, la chute du ministère, la dissolution de la Chambre, la démission du président de la République et la fin du régime tombé dans la boue. Elle était beaucoup plus violente que le Libéral et beaucoup plus écoutée. Car le Libéral tirait peu et mademoiselle Deniseau recevait toute la ville. Le clergé, la grosse propriété, la noblesse, la presse cléricale se penchaient sur elle et buvaient ses paroles. Sainte Radegonde ralliait les adversaires défaits de la République et rassemblait les "conservateurs". Rassemblement inoffensif, mais importun. M. Worms-Clavelin craignait surtout qu'un journal de Paris n'ébruitât l'affaire. "Elle prendrait alors, se disait-il, les proportions d'un scandale et m'exposerait aux réprimandes du ministre". Il résolut de rechercher le moyen le plus doux de faire taire mademoiselle Deniseau et se fit renseigner d'abord sur la moralité des parents.

Sa famille paternelle n'était pas bien vue dans la ville. Les Deniseau étaient des gens de rien. Le père de mademoiselle Claude tenait un

bureau de placement qui n'était ni mieux ni plus mal famé que les autres bureaux de placement. Les maîtres et les domestiques s'en plaignaient et y allaient. En 1871, Deniseau avait fait proclamer la Commune sur la place Saint-Exupère. Plus tard, lors de l'expulsion de trois dominicains manu militari, il avait résisté à la gendarmerie et s'était fait arrêter. Depuis lors il s'était présenté aux élections municipales comme socialiste, et n'avait obtenu qu'un très petit nombre de voix. C'était une tête chaude, un esprit faible. On le croyait honnête.

La mère était une Nadal. Les Nadal, plus considérés que les Deniseau, étaient de petits propriétaires agricoles, tous très bien notés. Une Nadal, tante de mademoiselle Claude, sujette aux hallucinations, avait été enfermée pendant quelques années dans une maison de santé. Les Nadal étaient dévots et avaient des attaches cléricales. M. Worms-Clavelin n'en put apprendre davantage.

Un matin, il eut une conversation à ce sujet avec son secrétaire particulier, M. Lacarelle, qui appartenait à une famille ancienne de la région et connaissait bien le département.

- Mon cher Lacarelle, il faut en finir avec cette folle. Car il est clair que mademoiselle Deniseau est folle.

Lacarelle répondit gravement, non sans une sorte de fierté inhérente à ses longues moustaches blondes:

- Monsieur le préfet, les avis sont partagés à cet égard, et beaucoup de personnes croient que mademoiselle Deniseau est parfaitement sensée.

- Enfin, Lacarelle, vous ne pensez pas que sainte Radegonde vient causer avec elle tous les matins et traîner le chef de l'État avec le gouvernement dans la boue.

Mais Lacarelle avait l'idée qu'on exagérait, que des malveillants exploitaient une manifestation extraordinaire. Il était extraordinaire en effet que mademoiselle Deniseau ordonnât des remèdes souverains pour des maladies incurables; elle avait guéri le cantonnier Jobelin et un ancien huissier du nom de Favru. Ce n'est pas tout. Elle annonçait des événements qui se produisaient comme elle avait dit.

- Je puis vous certifier un fait, monsieur le préfet. La semaine passée, mademoiselle Deniseau a dit: "Il y a un trésor caché dans le champ Faifeu, à Noiselles". On a creusé à l'endroit indiqué et l'on a découvert une grande dalle de pierre qui bouchait l'orifice d'un souterrain.

- Mais, encore une fois, s'écria le préfet, il n'est pas admissible que sainte Radegonde...

Il s'arrêta, pensif et curieux. Il ignorait profondément l'hagiographie de la Gaule chrétienne et nos antiquités nationales. Mais il avait étudié, en classe, des manuels d'histoire. Il s'efforça de rappeler ses souvenirs adolescents:

- Sainte Radegonde, c'est la mère de saint Louis?

M. Lacarelle, qui avait plus de tradition n'hésita qu'un moment:

- Non, dit-il. La mère de saint Louis, c'est Blanche de Castille. Sainte Radegonde est une reine plus ancienne.

- Eh bien ! il est inadmissible qu'elle fasse du potin dans le chef-lieu. Et vous, mon cher Lacarelle, vous devez faire comprendre à son père... je veux dire à ce Deniseau, qu'il n'a qu'à donner une bonne fessée à sa fille et à la mettre sous clef.

Lacarelle lissa ses moustaches gauloises:

- Monsieur le préfet, je vous conseille d'aller voir cette jeune Deniseau. Elle est intéressante. Elle vous donnera une séance particulière, tout à fait privée.

- Vous n'y pensez pas, Lacarelle ! Moi, aller me faire dire par une gamine que mon gouvernement tombe dans la boue !

M. le préfet Worms-Clavelin n'était pas crédule. Il ne considérait les religions qu'au point de vue administratif. Il n'avait hérité aucune croyance de ses parents, étrangers à toutes les superstitions comme à tous les terroirs. Son esprit n'avait tiré d'aucun sol une nourriture antique. Il restait vide, incolore et libre. Par incapacité métaphysique et par instinct d'agir et de posséder, il s'en tenait à la vérité tangible et se croyait de bonne foi positiviste. Ayant naguère bu des bocks dans les cafés de Montmartre avec des chimistes politiciens, il lui en demeurait une estime confiante pour les méthodes scientifiques, qu'il préconisait à son tour aux instituteurs francs-maçons, dans les loges. Il se plaisait à parer d'un bel aspect de sociologie expérimentale ses intrigues politiques et ses expédients administratifs. Et il appréciait d'autant mieux la science qu'elle lui était plus utile. "Je professe, disait-il sincèrement, cette foi absolue aux faits qui constitue le savant, le sociologue". Et c'est parce qu'il croyait uniquement aux faits et qu'il faisait profession de positivisme que l'affaire de la voyante commençait à le troubler.

M. Lacarelle, son secrétaire particulier lui avait dit: "Cette jeune personne a guéri un cantonnier et un huissier. Ce sont des faits. Elle a indiqué l'endroit où l'on découvrirait un trésor, et l'on a vraiment trouvé en cet endroit une trappe à l'orifice d'un souterrain. C'est un fait. Elle a

prédit la coulure de la vigne. C'est un fait". M. le préfet Worms-Clavelin avait l'instinct du ridicule et le sentiment de l'absurde, mais ce mot de fait était puissant sur son esprit; et il lui revenait vaguement à la mémoire que des médecins tels que Charcot avaient fait dans les hôpitaux des observations sur des malades doués de facultés extraordinaires. Il se rappelait certains phénomènes singuliers d'hystérie et des cas de double vue. Il se demandait si mademoiselle Deniseau n'était pas une hystérique assez intéressante pour la confier aux médecins aliénistes, qui en débarrasseraient la ville.

Il pensait:

"Je pourrais ordonner d'office le placement de cette fille dans une maison d'aliénés, comme de toute personne dont l'état d'aliénation compromet l'ordre public et la sûreté des personnes; mais les adversaires du régime crieraient comme des putois, et j'entends déjà l'avocat Lerond m'accuser de séquestration arbitraire. Il faut démêler l'intrigue, si tant est que les cléricaux du chef-lieu en aient noué une. Car il n'est pas tolérable qu'une demoiselle Deniseau se fasse dire tous les jours par sainte Radegonde que la République tombe dans la boue. Des actes regrettables ont été commis, je le reconnais. Des changements partiels s'imposent, notamment dans la représentation nationale, mais le régime est encore assez fort, Dieu merci ! pour que je le soutienne."

X

Assis sur un banc du Mail, M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, et M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, conversaient, selon leur coutume d'été. Ils étaient sur toutes choses d'un sentiment contraire; jamais deux hommes ne furent plus différents d'esprit et de caractère. Mais seuls dans la ville ils s'intéressaient aux idées générales. Cette sympathie les réunissait. En philosophant sous les quinconces, quand le temps était beau, ils se consolaient, l'un des tristesses du célibat, l'autre des tracas de la famille; tous deux, de leurs ennuis professionnels et de leur égale impopularité.

Ce jour-là, du banc où ils étaient assis, ils voyaient le monument de Jeanne d'Arc encore couvert de toile. La Pucelle ayant couché une nuit dans la ville, au logis d'une honnête dame nommée la Gausse, la municipalité, en 189*, faisait élever, avec le concours de l'État, un monument commémoratif de ce séjour. Deux artistes, enfants du pays, l'un sculpteur, l'autre architecte, avaient exécuté ce monument, où se dressait, sur un haut piédestal, la vierge "armée et pensive".

La date de l'inauguration était fixée au prochain dimanche. Le ministre de l'Instruction publique était attendu. On comptait sur une large distribution de croix d'honneur et de palmes académiques. Les bourgeois venaient sur le Mail contempler la toile qui recouvrait la figure de bronze et le socle de pierre. Les forains s'installaient sur les remparts. Aux baraques montées sous les quinconces les limonadiers clouaient des bandes de calicot portant ces inscriptions: Véritable bière Jeanne d'Arc. - Café de la Pucelle.

À cette vue, M. Bergeret dit qu'il fallait admirer ce concours de citoyens réunis pour honorer la libératrice d'Orléans.

- L'archiviste du département, ajouta-t-il, M. Mazure, s'est distingué de la foule. Il a composé un mémoire pour démontrer que la fameuse tapisserie historique, représentant l'entrevue de Chinon, ne fut pas faite vers 1430 en Allemagne, comme on croyait, mais qu'elle sortit à cette époque de quelque atelier de la France flamande. Il soumit les conclusions de son mémoire à M. le préfet Worms-Clavelin, qui les qualifia d'éminemment patriotiques et les approuva, et qui manifesta l'espérance de voir l'auteur de cette découverte recevant les insignes d'officier d'Académie sous la statue de Jeanne. On assure encore que, dans son discours d'inauguration, M. le préfet dira, les yeux tournés vers les Vosges, que Jeanne d'Arc est une fille de l'Alsace-Lorraine.

M. l'abbé Lantaigne, peu sensible à la plaisanterie, ne répondit rien et garda un visage grave. Ces fêtes de Jeanne d'Arc, il les tenait pour louables dans leur principe. Il avait lui-même, deux ans auparavant, prononcé à Saint-Exupère le panégyrique de la Pucelle et fait paraître en cette héroïne la bonne Française et la bonne chrétienne. Il ne trouvait pas sujet à raillerie dans une solennité qui était la glorification de la patrie et de la foi. Il regrettait seulement, patriote et chrétien, que l'évêque avec son clergé n'y occupât point la première place.

- Ce qui fait, dit-il, la continuité de la patrie française, ce ne sont ni les rois, ni les présidents de la République, ni les gouverneurs de province, ni les préfets, ni les officiers de la couronne ni les fonctionnaires du régime actuel; c'est l'épiscopat qui, depuis les premiers apôtres des Gaules jusqu'à ce jour, a subsisté sans interruption, sans changement, sans diminution, et forme pour ainsi dire la trame solide de l'histoire de la France. La puissance des évêques est spirituelle et stable. Les pouvoirs des rois, légitimes mais transitoires, sont caducs dès leur naissance. De leur durée ne dépend point celle de la patrie. La patrie est esprit, et toute contenue dans le lien moral et religieux. Mais, absent, quant au corps, des fêtes qu'on prépare ici, le clergé y sera présent en

âme et en vérité. Jeanne d'Arc est à nous, et c'est en vain que les incrédules ont essayé de nous la voler.

M. BERGERET. - Il est bien naturel, pourtant, que cette simple fille, devenue un symbole du patriotisme, soit revendiquée par tous les patriotes.

M. LANTAIGNE. - Je ne conçois pas - je vous l'ai dit - la patrie sans religion. Tout devoir vient de Dieu, le devoir du citoyen comme les autres. Sans Dieu, tous les devoirs tombent. Si c'est un droit et un devoir de défendre contre l'étranger le sol natal, ce n'est pas en vertu d'un prétendu droit des gens qui n'exista jamais, mais en conformité avec la volonté de Dieu. Cette conformité est manifeste dans les histoires de Jahel et de Judith. Elle éclate au livre des Macchabées. Elle se peut découvrir dans les exploits de la Pucelle.

M. BERGERET. - Ainsi vous croyez, monsieur l'abbé, que Jeanne d'Arc avait reçu sa mission de Dieu lui-même? Cela ne va pas sans de nombreuses difficultés. Je ne vous en soumettrai qu'une seule, parce que celle-là subsiste dans l'ordre de vos croyances. Elle est relative aux voix et aux apparitions qui se manifestèrent à la paysanne de Domrémy. Ceux qui admettent que sainte Catherine s'est véritablement montrée à la fille de Jacquot d'Arc, en compagnie de saint Michel et de sainte Marguerite, se trouveront fort embarrassés, j'imagine, quand on leur aura démontré que cette sainte Catherine d'Alexandrie n'a jamais existé, et que son histoire n'est en réalité qu'un assez mauvais roman grec. Or, cette preuve a été faite, dès le XVIIe siècle, non par les libertins d'alors, mais par un savant docteur en Sorbonne, Jean de Launoy, homme pieux et de bonnes mœurs. Le judicieux Tillemont, si soumis à l'Église, a rejeté comme une fable absurde la biographie de sainte Catherine. Cela n'est-il pas embarrassant, monsieur l'abbé, pour ceux qui croient que les voix de Jeanne d'Arc venaient du ciel?

M. LANTAIGNE. - Le martyrologe, monsieur, tout vénérable qu'il est, n'est pas article de foi; et l'on peut, à l'exemple du docteur de Launoy et de Tillemont, mettre en doute l'existence de sainte Catherine d'Alexandrie. Pour ma part, je ne me porte pas à cette extrémité, et je tiens pour téméraire une négation si absolue. Je reconnais que la biographie de cette sainte nous est venue d'Orient toute surchargée de circonstances fabuleuses, mais je crois que ces ornements ont été brodés sur un fond solide. Ni Launoy ni Tillemont ne sont infaillibles. Il n'est pas certain que sainte Catherine n'ait jamais existé, et si, d'aventure, la preuve historique en était faite, elle tomberait devant la preuve théologique du contraire, résultant des apparitions miraculeuses

de cette sainte constatées par l'Ordinaire et solennellement reconnues par le pape. Car enfin il faut, en bonne logique, que les vérités d'ordre scientifique le cèdent aux vérités d'ordre supérieur. Mais nous n'en sommes pas encore au point de connaître l'opinion de l'Église sur les apparitions de la Pucelle. Jeanne d'Arc n'est pas inscrite au canon des saints, et les miracles opérés pour elle ou par elle sont sujets à discussion: je ne les nie ni ne les affirme, et c'est une vue tout humaine qui me fait discerner dans l'histoire de cette merveilleuse fille le bras de Dieu tendu à la France. À la vérité, cette vue est forte et perçante.

M. BERGERET. - Si je vous ai bien compris, monsieur l'abbé, vous ne tenez pas pour un miracle avéré l'aventure singulière de Fierbois, quand Jeanne désigna, dit-on, une épée cachée dans le mur. Et vous n'êtes pas certain que la Pucelle ait, ainsi qu'elle le disait elle-même, ressuscité un enfant à Lagny. Pour moi, dont vous savez les idées, je donne à ces deux faits une signification naturelle. J'admets que l'épée était scellée au mur de l'église comme ex-voto, et par conséquent visible. Quant à l'enfant que la Pucelle ressuscite pour le moment de lui administrer le baptême, et qui remourut après avoir été tenu sur les fonts, je me borne à vous rappeler qu'il y avait près de Domrémy une Notre-Dame-des-Aviots qui avait la spécialité de ranimer pendant quelques heures les enfants mort-nés. Je soupçonne que le souvenir de Notre-Dame-des-Aviots n'est pas étranger aux illusions que se fit Jeanne d'Arc quand elle crut, à Lagny, avoir ressuscité un nouveau-né.

M. LANTAIGNE. - Il y a bien de l'incertitude dans ces explications, monsieur. Et plutôt que de les adopter, je suspends mon jugement qui penche, je l'avoue, du côté du miracle, du moins en ce qui concerne l'épée de sainte Catherine. Car les textes sont formels: l'épée était dans le mur, et il fallut creuser pour la trouver. Il n'est pas impossible, non plus, que Dieu, sur les prières agréables d'une vierge, ait rendu la vie à un enfant mort sans avoir reçu le baptême.

M. BERGERET. - Vous parlez, monsieur l'abbé, "des prières agréables d'une vierge". Admettez-vous, conformément aux croyances du Moyen Âge, qu'il y eût dans la virginité de Jeanne d'Arc une vertu, une force particulière?

M. LANTAIGNE. - Évidemment, la virginité est agréable à Dieu, et Jésus-Christ se plaît au triomphe de ses vierges. Une jeune fille détourna de Lutèce Attila et ses Huns, une jeune fille délivra Orléans et fit sacrer le roi légitime à Reims.

Ayant entendu ces paroles du prêtre, M. Bergeret les adopta en quelque manière:

- C'est cela ! dit-il, Jeanne d'Arc fut une mascotte.

Mais M. l'abbé Lantaigne n'entendit pas. Il se leva et dit:

- La destinée de la France dans la chrétienté n'est pas accomplie. Je pressens que bientôt Dieu se servira encore de la nation qui fut de toutes la plus fidèle et la plus infidèle.

- Aussi, répliqua M. Bergeret, voyons-nous paraître des prophétesses comme aux temps scélérats du roi Charles VII. Et notre ville en porte une qui commence plus heureusement que Jeanne, puisque la fille de Jacquot d'Arc était tenue pour folle par ses parents, et que mademoiselle Deniseau trouve un disciple dans son propre père. Pourtant je ne crois pas que sa fortune soit grande et durable. Notre préfet M. Worms-Clavelin manque d'une certaine politesse, mais il est moins niais que Baudricourt, et ce n'est plus l'usage des chefs d'État de donner audience aux inspirées. M. Félix Faure ne recevra pas de son confesseur le conseil d'essayer mademoiselle Deniseau. Après cela vous pourrez me répondre, monsieur l'abbé, que l'action de Bernadette de Lourdes est plus forte de nos jours que ne fut jamais celle de Jeanne d'Arc. Celle-ci a culbuté quelques centaines d'Anglais affamés et affolés; Bernadette a mis en marche d'innombrables pèlerins et attiré des milliards sur une montagne des Pyrénées. Et mon vénérable ami, M. Pierre Laffitte, m'assure que nous sommes entrés dans l'ère de la philosophie positive !

- Pour ce qui est de Lourdes, dit M. l'abbé Lantaigne, sans faire l'esprit fort ni tomber dans une excessive crédulité, je réserve mon jugement sur un point dont l'Église n'a pas décidé. Mais dès à présent, je vois dans l'affluence des pèlerins un triomphe de la religion, comme vous y voyez vous-même une défaite de la philosophie matérialiste.

XI

Le ministère était tombé. M. le préfet Worms-Clavelin n'en éprouvait ni surprise ni regret. Au-dedans de lui-même, il l'avait jugé trop agité et trop agitant, suspect, non sans raison, à l'agriculture, au gros commerce et à la petite épargne. Sans troubler l'heureuse indifférence des masses, ce cabinet avait exercé, à la douleur de M. le préfet, une fâcheuse influence sur la franc-maçonnerie en qui, depuis quinze années, toute la vie politique du département était rassemblée et contenue. M. le préfet Worms-Clavelin avait su transformer les loges maçonniques du département en bureaux investis de la désignation préalable des candidats aux emplois publics, aux fonctions électives et aux faveurs gouvernementales. Exerçant ainsi des attributions larges et précises, les

loges, tant opportunistes que radicales, se réunissaient, se confondaient dans une action commune et travaillaient d'accord la matière républicaine. M. le préfet, heureux de voir l'ambition des unes modérer les désirs des autres, recrutait, sur les indications combinées des loges, un personnel de sénateurs, de députés, de conseillers municipaux et d'agents voyers également dévoués au régime, et d'opinions suffisamment diverses et suffisamment modérées pour contenter et rassurer tous les groupes républicains, hors les socialistes. M. le préfet Worms-Clavelin avait établi ce concert. Et voici que le ministère radical était venu rompre une si heureuse harmonie.

Le malheur avait voulu que le titulaire d'un portefeuille sans importance(agriculture ou commerce) traversât le département et s'arrêtât quelques heures dans le chef-lieu. Il lui avait suffi de prononcer à une tenue un discours philosophique et moral pour agiter toutes les tenues, couper les loges en deux, désunir les frères et dresser le citoyen Mandar, pharmacien, rue Culture, vénérable de la Nouvelle-Alliance, radical, contre M. Tricoul, viticulteur aux Tournelles, vénérable de la Sainte-Amitié, opportuniste.

M. Worms-Clavelin faisait intérieurement un autre reproche au ministère tombé: c'était d'avoir distribué les palmes académiques et conféré l'ordre du Mérite agricole aux seuls radicaux-socialistes, à profusion, dépouillant ainsi le préfet de l'avantage de gouverner avec des décorations, au moyen de promesses lentement suivies d'effet. M. le préfet exprimait précisément sa pensée en murmurant seul dans son cabinet ces paroles amères:

"S'ils croyaient faire de la politique en chambardant mes bonnes loges et en attachant mes palmes, si utiles, à la queue de tous les chiens coiffés du département, ils en avaient une couche, ceux-là !"

Aussi avait-il appris sans déplaisir la chute du ministère.

Au reste, ces changements prévus ne le surprenaient jamais. Sa politique administrative était toute fondée sur cette considération que les ministres passent. Il s'étudiait à ne jamais servir un ministre de l'Intérieur avec un zèle ardent. Il se défendait de plaire excessivement à aucun, et évitait toutes les occasions de trop bien faire. Cette modération, gardée pendant la durée d'un ministère, lui assurait la sympathie du suivant, prévenu de la sorte assez favorablement pour agréer ensuite le zèle médiocre, qui devenait un titre à la faveur d'un troisième cabinet. M. le préfet Worms-Clavelin administrait peu, correspondait brièvement avec la place Beauvau, ménageait les bureaux, et durait.

Dans son cabinet, où pénétraient par les fenêtres entrouvertes l'odeur des lilas fleuris et les piaillements des passereaux, il songeait d'une humeur douce et tranquille à l'assoupissement lent des scandales qui deux fois avaient dû emporter les têtes du parti. Il entrevoyait le jour, lointain encore, où l'on pourrait recommencer à faire des affaires. Il songeait qu'en dépit des difficultés passagères, et malgré la discorde malencontreusement souillée sur les loges maçonniques et dans les comités électoraux, il aurait de bonnes élections municipales. Les maires étaient excellents dans cette région agricole. L'esprit des populations était si bon que les deux députés qui, compromis dans plusieurs affaires financières, se trouvaient sous le coup de poursuites judiciaires, avaient néanmoins gardé toute leur influence dans leurs arrondissements. Il se disait que le scrutin de liste n'aurait pas produit des résultats si favorables. Des pensées presque philosophiques lui venaient à fleur d'âme sur la facilité qu'on éprouve à gouverner les hommes. Il avait la vision confuse de ce bétail humain se laissant conduire et traînant sous l'œil du chien son infatigable et morne douceur.

M. Lacarelle entra dans le cabinet, un journal à la main:

- Monsieur le préfet, la démission des ministres, acceptée par le président de la République, est consignée à l'Officiel.

M. le préfet Worms-Clavelin poursuivait mollement sa rêverie, et M. Lacarelle relevait ses longues moustaches gauloises et roulait ses prunelles de faïence bleue, en signe qu'il allait exprimer une pensée. Il en exprima une en effet:

- La chute du ministère est diversement appréciée.

- Vraiment? demanda M. le préfet qui n'écoutait pas.

- Eh bien ! monsieur le préfet, on ne peut le nier, que mademoiselle Claudine Deniseau avait prédit que le ministère tomberait à brève échéance.

M. le préfet haussa les épaules. Il avait l'esprit assez sage pour concevoir que la réalisation d'une telle prophétie n'avait rien de merveilleux. Mais Lacarelle, avec une profonde connaissance des choses locales, une bêtise merveilleusement communicative et l'instinct puissant de l'erreur, lui conta aussitôt trois ou quatre fables récentes qui couraient la ville, et notamment l'histoire de M. de Gromance à qui sainte Radegonde avait dit, répondant à la secrète pensée du visiteur: "Rassurez-vous, monsieur le comte, l'enfant que votre femme porte dans son sein est bien votre fils". Puis Lacarelle revint à la révélation du trésor. On avait trouvé à l'endroit indiqué deux monnaies romaines. Les recherches continuaient. Il y avait eu aussi des guérisons sur lesquelles

le secrétaire particulier donna des indications vagues et prolixes.

M. le préfet Worms-Clavelin écoutait, stupide. L'idée seule de la petite Deniseau l'attristait et le troublait. L'action de la visionnaire sur la foule des habitants passait son génie. Il craignait de mal conduire son intelligence dans cette affaire d'ordre psychique. Cette crainte affaiblissait sa raison, pourtant assez ferme dans les circonstances communes. En écoutant Lacarelle, il eut peur de croire et, d'instinct, il cria brusquement:

- Je ne crois pas à ces choses-là ! Je n'y crois pas !

Mais le doute, l'inquiétude le submergeaient. Il eut envie de savoir ce que pensait, au sujet de cette inspirée, M. l'abbé Guitrel, qu'il tenait pour savant et intelligent. Précisément, c'était l'heure où il rencontrerait l'abbé dans la maison de l'orfèvre. Il alla chez Rondonneau jeune et le trouva qui, dans l'arrière-magasin, clouait une caisse, tandis que M. l'abbé Guitrel examinait un vase de vermeil posé sur un long pied et surmonté d'un couvercle arrondi.

- Un beau calice, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?

- C'est un ciboire, monsieur le préfet, un ciboire, vase destiné ad ferendos cibos. En effet, le ciboire renferme les saintes hosties, la nourriture de l'âme. On gardait autrefois le ciboire dans une colombe d'argent suspendue sur les fonts baptismaux, les autels ou les tombeaux des martyrs. Celui-ci est orné dans le style du XIIIe siècle. Un style austère et magnifique, très convenable, monsieur le préfet, au mobilier religieux et particulièrement aux vases sacrés.

M. Worms-Clavelin n'écoutait pas le prêtre, dont il observait le profil inquiet et prudent. "En voilà un, songeait-il, qui va m'en conter sur l'Inspirée et sur sainte Radegonde". Et le représentant départemental de la République raidissait déjà son esprit, tendait son âme pour ne pas paraître faible d'intelligence, superstitieux et crédule, devant un ecclésiastique.

- Oui, monsieur le préfet, disait l'abbé Guitrel, c'est l'estimable M. Rondonneau jeune qui a composé, d'après des documents anciens, cette belle pièce d'orfèvrerie. Je suis disposé à croire qu'on n'eût pas mieux fait place Saint-Sulpice, à Paris, où se trouvent les meilleurs orfèvres.

- À propos, monsieur l'abbé, que dites-vous de l'Inspirée que possède notre ville?

- Quelle Inspirée, monsieur le préfet? Voulez-vous parler de cette pauvre fille qui prétend avoir communication avec sainte Radegonde, reine de France? Hélas ! monsieur, ce ne peut être la pieuse épouse de

Clotaire qui dicte à cette malheureuse enfant des pauvretés de toutes sortes, des rapsodies qui, n'étant pas conformes au bon sens, ne le sont pas non plus à la théologie. Des niaiseries, monsieur le préfet, des niaiseries !

M. Worms-Clavelin, qui avait préparé quelques fines railleries sur la crédulité des prêtres, resta muet.

- Non certes, reprit M. Guitrel en souriant, il n'est pas croyable que sainte Radegonde dicte ces bagatelles, ces sottises, tous ces propos légers, vains, parfois hétérodoxes, qu'on recueille sur les lèvres de cette jeune demoiselle. La voix de la très sainte Radegonde aurait un autre accent, n'en doutez point.

M. LE PRÉFET. - Elle est peu connue, en somme, cette sainte Radegonde.

M. GUITREL. - Détrompez-vous, monsieur le préfet, détrompez-vous ! Sainte Radegonde, vénérée par la catholicité tout entière, est l'objet d'une dévotion spéciale dans le diocèse de Poitiers, qui fut jadis témoin de ses mérites.

M. LE PRÉFET. - Oui, comme vous dites, monsieur l'abbé, c'est spécial...

M. GUITREL. - Les incrédules eux-mêmes ont contemplé avec admiration cette grande figure. Quel tableau sublime, monsieur le préfet ! Après le meurtre de son frère par son mari, l'illustre épouse de Clotaire se rend à Noyon, auprès de l'évêque Médard, qu'elle presse de la consacrer au Seigneur. Saint Médard, surpris, hésite; il invoque l'indissolubilité du mariage. Mais Radegonde se couvre elle-même la tête du voile des recluses, s'agenouille aux pieds du pontife qui, vaincu par la sainte obstination de la reine et bravant la colère du farouche monarque, offre à Dieu cette bienheureuse victime.

M. LE PRÉFET. - Mais, monsieur l'abbé, est-ce que vous approuvez un évêque bravant, comme celui-là, le pouvoir civil et soutenant dans sa révolte l'épouse de l'exécutif? Diable ! si vous êtes dans ces idées-là, je vous serai reconnaissant de me le dire.

M. GUITREL. - Hélas ! monsieur le préfet, je n'ai point, comme le bienheureux Médard, les lumières de la sainteté pour discerner, dans des circonstances extraordinaires, la volonté de Dieu. Aujourd'hui, par bonheur, les règles que doit suivre un évêque à l'égard du pouvoir civil sont exactement tracées. Et monsieur le préfet voudra bien se rappeler, en parlant de moi, pour l'évêché de Tourcoing, à ses amis du ministère, que je reconnais toutes les obligations qui résultent du Concordat. Mais

pourquoi mêler mon humble personne à ces grandes scènes de l'histoire? Sainte Radegonde, vêtue du voile des diaconesses, fonda le monastère de Sainte-Croix, à Poitiers, où elle vécut plus de cinquante ans dans les pratiques d'un ascétisme rigoureux. Elle observait les jeûnes et les abstinences avec une telle exactitude...

M. LE PRÉFET. - Monsieur l'abbé, gardez donc ces histoires-là pour vos séminaristes. Vous ne croyez pas que sainte Radegonde communique avec mademoiselle Deniseau. Je vous en félicite. Et je souhaiterais que tous les prêtres du département fussent aussi raisonnables que vous. Mais il suffit que cette hystérique - car elle est hystérique - attaque le gouvernement pour que les curés viennent par troupe l'écouter bouche bée, et applaudissent à toutes les turpitudes qu'elle expectore.

M. GUITREL. - Oh ! ils se réservent, monsieur le préfet, ils se réservent. L'Église leur enseigne à garder une extrême prudence à l'endroit de tout fait présentant les apparences d'un miracle. Et je vous assure que pour ma part je me défie beaucoup des nouveautés merveilleuses.

M. LE PRÉFET. - Dites-le, entre nous: Vous ne croyez pas aux miracles, mon cher abbé?

M. GUITREL. - Aux miracles qui ne sont pas dûment constatés je suis peu crédule en effet.

M. LE PRÉFET. - Nous sommes seuls. Avouez donc qu'il n'y a pas de miracles, qu'il n'y en a jamais eu et qu'il ne peut pas y en avoir.

M. GUITREL. - Bien au contraire, monsieur le préfet, le miracle est possible, il est reconnaissable, il est utile à la confirmation de la doctrine, et son utilité est prouvée par la conversion des peuples.

M. LE PRÉFET. - Enfin, vous reconnaissez qu'il est ridicule de croire que sainte Radegonde, qui vivait au Moyen Âge...

M. GUITREL. - Au VIe siècle, au XIe siècle.

M. LE PRÉFET. - Au VIe siècle, parfaitement... vienne en 189* tailler une bavette avec la fille d'un agent de placements sur la ligne politique du ministère et des Chambres.

M. GUITREL. - Les communications entre l'Église triomphante et l'Église militante sont possibles; l'histoire en produit des exemples nombreux et indéniables. Mais, encore une fois, je ne crois pas que la jeune personne dont nous nous entretenons soit favorisée d'un commerce de ce genre. Ses propos ne portent pas, si j'ose dire, le cachet d'une révélation céleste. Tout ce qu'elle dit est en quelque sorte...

M. LE PRÉFET. - Une fumisterie.

M. GUITREL. - Si vous voulez... Ou bien, il se pourrait qu'elle fût

possédée.

M. LE PRÉFET. - Qu'est-ce que vous dites là? Vous, un prêtre intelligent, un futur évêque de la République, vous croyez aux possédées ! C'est une idée du Moyen Âge ! J'ai lu un livre de Michelet là-dessus.

M. GUITREL. - Mais, monsieur le préfet, la possession est un fait reconnu non seulement par les théologiens, mais encore par les savants, incrédules pour la plupart. Et Michelet lui-même, que vous citez, croyait aux possédées de Loudun.

M. LE PRÉFET. - Quelles idées ! Vous êtes tous les mêmes !... Et si Claudine Deniseau était possédée, comme vous dites?...

M. GUITREL. - Alors il faudrait l'exorciser.

M. LE PRÉFET. - L'exorciser? Ne croyez-vous pas, monsieur l'abbé, que ce serait ridicule?

M. GUITREL. - Nullement, monsieur le préfet, nullement.

M. LE PRÉFET. - Comment procède-t-on?

M. GUITREL. - Il y a des règles, monsieur le préfet, un formulaire, un rituel pour cette sorte d'opération, qui n'a jamais cessé d'être en usage. Jeanne d'Arc elle-même y fut soumise, en la ville de Vaucouleurs, si je ne me trompe. Le curé de Saint-Exupère, M. Laprune, serait tout désigné pour exorciser la jeune Deniseau, qui est une de ses paroissiennes. C'est un prêtre bien vénérable. Il est vrai qu'il se trouve vis-à-vis de la famille Deniseau dans une situation qui peut réagir sur son caractère et, dans une certaine mesure, influencer son esprit sage et prudent, que l'âge n'a pas affaibli, ou qui du moins semble soutenir encore le poids des années et les fatigues d'un long et grave ministère. Je veux dire que les faits interprétés par quelques-uns dans le sens du miracle ont eu lieu dans la paroisse de ce respectable curé; et le zèle de M. Laprune a dû s'égarer à la pensée que la paroisse de Saint-Exupère pût être à ce point privilégiée, qu'une manifestation de la puissance divine s'y produisît, préférablement à toute autre paroisse de notre ville. Nourrissant une telle espérance, il s'est fait, peut-être, des illusions qu'il a communiquées involontairement à son clergé. Erreur et séduction qu'on excuse, si l'on considère les circonstances. En effet, quelles bénédictions un nouveau miracle ne répandrait-il pas sur l'église paroissiale de Saint-Exupère ! La ferveur des fidèles en serait ranimée, l'affluence des dons porterait la richesse dans les murs illustres, mais dénudés, de l'antique basilique. Et la faveur du cardinal-archevêque consolerait les derniers jours de M. Laprune, parvenu au terme de son apostolat et de ses forces.

M. LE PRÉFET. - Mais si je vous comprends bien, monsieur l'abbé, c'est

le curé cacochyme de Saint-Exupère, c'est M. Laprune, avec ses vicaires, qui a monté le coup de l'Inspirée. Décidément les prêtres sont forts. On ne le croit pas à Paris, dans les bureaux, mais c'est la vérité. Les prêtres sont d'une jolie force ! Ainsi votre vieux Laprune a organisé ces séances de spiritisme clérical, auxquelles assiste toute la ville pour entendre injurier le Parlement, la présidence et moi, car je sais bien qu'on ne m'épargne pas dans les conciliabules de la place Saint-Exupère.

M. GUITREL. - Oh ! monsieur le préfet, loin de moi la pensée de soupçonner le respectable curé de Saint-Exupère d'avoir ourdi une trame ! Tout au contraire, je crois sincèrement que, s'il a favorisé en quelque façon cette malheureuse entreprise, il reconnaîtra bientôt son erreur, et s'emploiera de toutes ses forces à en détruire les effets... Mais on pourrait, dans son intérêt même et dans l'intérêt du diocèse, prendre les devants et instruire Son Éminence de la réalité des faits, qu'Elle ignore peut-être encore. Avertie de ces désordres, Elle les ferait cesser sans doute.

M. LE PRÉFET. - C'est une idée !... Mon cher abbé, voulez-vous vous charger de la commission? Moi, comme préfet, je dois ignorer qu'il y a un archevêque, hors les cas prévus par la loi comme les cloches et les processions. Quand on réfléchit, c'est une situation absurde, car du moment qu'il subsiste des archevêques... Mais la politique a ses nécessités. Répondez-moi franchement. Êtes-vous en faveur à l'archevêché?

M. GUITREL. - Son Éminence daigne m'écouter parfois avec bonté. La mansuétude de Son Éminence est extrême.

M. LE PRÉFET. - Eh bien ! dites-lui qu'il est inadmissible que sainte Radegonde ressuscite à l'effet d'embêter les sénateurs, les députés et le préfet du département, et que, dans l'intérêt de l'Église comme de la République, il est temps de clore le bec à l'épouse du farouche Clotaire. Dites-lui cela, à Son Éminence.

M. GUITREL. - En substance, monsieur le préfet; je le lui dirai en substance.

M. LE PRÉFET. - Prenez-vous-y comme vous voudrez, monsieur l'abbé, mais démontrez-lui qu'il doit interdire à ses prêtres l'accès de la maison Deniseau, réprimander ouvertement le curé Laprune, désavouer dans la Semaine religieuse les propos tenus par cette folle et inviter officieusement les rédacteurs du Libéral à cesser la campagne qu'ils mènent pour le succès d'un miracle inconstitutionnel et anticoncordataire.

M. GUITREL. - J'y tâcherai, monsieur le préfet. Certes, j'y tâcherai. Mais que suis-je, pauvre professeur d'éloquence sacrée, devant Son Éminence le cardinal-archevêque?

M. LE PRÉFET. - Il est intelligent, votre archevêque; il comprendra que son intérêt... et l'honneur de sainte Radegonde, que diable !...

M. GUITREL. - Sans doute, monsieur le préfet, sans doute. Mais Son Éminence, si attachée aux intérêts spirituels du diocèse, considère peut-être que l'affluence prodigieuse des âmes auprès de cette pauvre fille est un signe de ce besoin de croire qui tourmente les générations nouvelles, une preuve que la foi est plus vive que jamais dans les foules, un exemple enfin qu'il convient d'offrir à la méditation des hommes d'État. Et il se peut que, dans cette pensée, il ne se hâte pas de faire cesser le signe, de supprimer la preuve et l'exemple. Il se peut...

M. LE PRÉFET. - Qu'il se moque du monde. Il en est bien capable.

M. GUITREL. - Oh ! monsieur le préfet, cette supposition est mal fondée ! Mais combien ma mission serait plus facile et plus assurée si, comme la colombe de l'arche, j'étais porteur d'un brin d'olivier, si j'étais autorisé à dire - oh ! tout bas ! - à Monseigneur, que le traitement de sept pauvres curés du diocèse, suspendu par l'ancien ministre des Cultes, était rétabli !

M. LE PRÉFET. - Donnant, donnant, n'est-ce pas? Je réfléchirai... Je télégraphierai à Paris, et je vous ferai répondre chez Rondonneau jeune. Bonsoir, monsieur le diplomate !

Huit jours après le jour de cette conférence secrète, M. l'abbé Guitrel avait accompli heureusement sa mission. L'inspirée de la place Saint-Exupère, désavouée par l'archevêché, abandonnée par le clergé, reniée par le Libéral, ne retenait plus auprès d'elle que les deux membres correspondants de l'Académie des sciences psychiques, dont l'un la tenait pour un sujet digne d'étude, et l'autre pour une simulatrice dangereuse. Débarrassé de cette folle et content des élections municipales qui n'avaient fait sortir ni nouvelles idées, ni hommes nouveaux, M. le préfet Worms-Clavelin se réjouit dans le fond de son cœur.

XII

M. Paillot était libraire à l'angle de la place Saint-Exupère et de la rue des Tintelleries. Les maisons qui bordaient cette place étaient pour la plupart anciennes; celles qui s'adossaient à l'église portaient des enseignes sculptées et peintes. Plusieurs avaient un pignon pointu et la

façade en colombage. Une d'elles, qui avait gardé ses poutres sculptées, était un joyau admiré des connaisseurs. Les solives apparentes étaient soutenues par des corbeaux taillés, les uns en forme d'anges portant des écus, les autres en façon de moines bassement accroupis. À gauche de la porte, le long d'un poteau, se dressait la figure mutilée d'une femme, le front ceint d'une couronne à gros fleurons. Les gens de la ville disaient que c'était la reine Marguerite. Et la maison était connue sous le nom de maison de la reine Marguerite.

On croyait, sur la foi de dom Maurice, auteur d'un Trésor d'antiquités, imprimé en 1703, que Marguerite d'Écosse avait logé en cet hôtel durant quelques mois de l'an 1438. Mais M. de Terremondre, président de la Société d'agriculture et d'archéologie, prouve, dans un mémoire solidement établi, que cette maison avait été bâtie en 1488 pour un notable bourgeois nommé Philippe Tricouillard. Les archéologues de la ville qui conduisent les curieux devant ce logis, leur montrent volontiers, en saisissant le moment où les dames sont inattentives, les armes parlantes de Philippe Tricouillard, sculptées sur un écu porté par deux anges. Ces armoiries, que M. Terremondre a judicieusement rapprochées de celles des Coleoni de Bergame, sont figurées sur le corbeau qui se trouve au-dessus de la porte d'entrée, sous le linteau de gauche. Les figures en sont peu distinctes et reconnaissables seulement pour ceux qui sont avertis. Quant à l'effigie d'une femme portant une couronne, qui est adossée à la solive perpendiculaire, M. de Terremondre n'a pas eu de peine à démontrer qu'il faut y voir une sainte Marguerite. En effet, on distingue encore aux pieds de la sainte les restes d'un corps difforme qui n'est autre que celui du diable; et le bras droit de la figure principale, qui manque aujourd'hui, devait tenir le goupillon que la bienheureuse secoua sur l'ennemi du genre humain. On conçoit que sainte Marguerite figure à cette place depuis que M. Mazure, archiviste du département, a mis en lumière une pièce établissant qu'en l'année 1488 Philippe Tricouillard, alors âgé de soixante-dix ans environ, avait épousé depuis peu Marguerite Larrivée, fille du lieutenant criminel. Par une confusion qui n'est pas trop surprenante, la céleste patronne de Marguerite Larrivée a été prise pour la jeune princesse d'Écosse dont le séjour dans la ville de *** a laissé un profond souvenir. Peu de dames ont légué une mémoire de plus de pitié que cette dauphine qui mourut à vingt ans en exhalant ce soupir: "Fi de la vie !"

La maison de M. Paillot, libraire, est contiguë à la maison de la reine Marguerite. Primitivement, elle était construite en colombage comme sa voisine, et la charpente apparente n'avait pas été moins curieusement sculptée. Mais, en 1860, M. Paillot père, libraire de l'archevêché, l'avait

fait mettre à bas pour la rétablir dans le style moderne, simplement, sans aucune affectation de richesse ni d'art, en prenant garde toutefois de la bien disposer pour le négoce et l'habitation. Un arbre de Jessé, dans le style de la Renaissance, qui s'élevait du haut en bas de la maison Paillot, à l'angle formé par la place Saint-Exupère et la rue des Tintelleries, avait été jeté par terre avec le reste, mais non détruit. M. de Terremondre, l'ayant retrouvé par la suite dans un chantier, en avait fait l'acquisition pour le musée. Ce monument est d'un bon style. Malheureusement, les prophètes et les patriarches, qui s'épanouissaient sur chaque branche comme des fruits merveilleux, et la Vierge, fleurie au faîte de l'arbre prophétique, furent mutilés par les terroristes en 1793, et l'arbre souffrit de nouveaux dommages en 1860, quand il fut porté au chantier comme bois de chauffage. M. Quatrebarbe, architecte diocésain, s'est étendu sur ces mutilations dans son intéressante brochure sur les Vandales modernes. "On frémit, dit-il, à la pensée que cette précieuse relique d'un âge de foi risqua sous nos yeux d'être sciée et brûlée."

Exprimée par un homme dont les tendances cléricales étaient connues, cette pensée fut vivement critiquée par le Phare, en une note anonyme où l'on reconnut, à tort ou à raison, la main de l'archiviste départemental, M. Mazure. "En vingt mots, disait cette note, M. l'architecte diocésain nous fournit divers sujets de surprise. Le premier est qu'on puisse frémir à la seule idée de la perte d'une poutre médiocrement sculptée, et si mutilée que les détails n'en sont plus perceptibles. Le second est que cette poutre soit pour M. Quatrebarbe, dont on connaît l'esprit, la relique d'un âge de foi, puisqu'elle date de 1530, c'est-à-dire de l'année où s'assembla la diète protestante d'Augsbourg; le troisième est que M. Quatrebarbe omette de dire que la précieuse poutre fut jetée à bas et envoyée au chantier par son propre beau-père, M. Nicolet, architecte diocésain, qui, en 1860, transforma la maison Paillot de la manière qu'on peut voir; le quatrième est que M. Quatrebarbe ignore que c'est précisément M. Mazure, archiviste, qui découvrit la poutre sculptée dans le chantier Clouzot, où elle pourrissait depuis dix ans au nez et à la barbe de M. Quatrebarbe, et qui la signala à M. de Terremondre, président de la Société d'agriculture et d'archéologie, lequel en fit l'acquisition pour le musée."

Dans son état actuel, la maison de M. Paillot, libraire, présentait une façade unie et blanche, haute de trois étages. La boutique, garnie d'une boiserie peinte en vert, portait en lettres d'or: "Paillot, libraire". La montre étalait des sphères terrestres et célestes de divers modules, des boîtes de mathématiques, des livres de classe et de petits manuels pour

les officiers de la garnison, avec quelques romans et mémoires nouveaux: c'est ce que M. Paillot nommait des livres de littérature. Une vitrine plus étroite et moins profonde, donnant sur la rue des Tintelleries, renfermait les ouvrages d'agriculture et de droit, et complétait ainsi les instruments nécessaires à la vie intellectuelle du chef-lieu. À l'intérieur de la boutique, on retrouvait sur un comptoir des ouvrages de littérature, roman, critique et mémoires.

Les "classiques en nombre" s'empilaient dans les casiers, et tout au fond, à côté de la porte qui s'ouvrait sur l'escalier, des rayons étaient réserves aux livres anciens. Car M. Paillot réunissait dans sa boutique la librairie moderne et la librairie "d'occasion". Ce coin sombre des bouquins attirait les bibliophiles de la région, qui y avaient fait jadis des trouvailles. On parlait de certain exemplaire en bon état de l'édition originale du tiers livre de Pantagruel, déniché en 1871 par M. de Terremondre, le père du président actuel de la Société d'agriculture, chez Paillot, dans le coin des bouquins. On s'entretenait plus mystérieusement d'un Mellin de Saint-Gelais, portant au verso du titre des vers autographes de Marie Stuart, que M. Dutilleul, notaire, aurait trouvé, vers la même époque, au même endroit, et payé trois francs. Mais, depuis lors, nul ne signalait aucune découverte merveilleuse. Le coin des bouquins, morne et régulier, ne changeait guère. On y voyait constamment l'Abrégé de l'Histoire des voyages en cinquante-six volumes, et des tomes dépareillés du Voltaire de Kehl, en grand papier. La découverte de M. Dutilleul, douteuse pour beaucoup, était niée par quelques-uns. Ceux-là fondaient leur opinion sur cette idée que l'ancien notaire était bien capable d'avoir menti par vanité, et sur ce fait qu'après le décès de M. Dutilleul on n'avait trouvé dans sa bibliothèque aucun exemplaire des poésies de Mellin de Saint-Gelais. Pourtant les bibliophiles de la ville, qui fréquentaient chez Paillot, ne manquaient pas d'explorer le coin des bouquins, à tout le moins une fois le mois. M. de Terremondre était des plus assidus.

C'était un gros propriétaire du département, bien apparenté, qui faisait l'élevage et était connaisseur en matière d'art. C'est lui qui dessinait les costumes historiques pour les cavalcades et qui présidait le comité formé pour l'érection d'une statue de Jeanne d'Arc sur les Remparts. Il passait quatre mois de l'année à Paris. On le disait galant. À cinquante ans, il gardait de la sveltesse et de l'élégance. Il était bien vu dans les trois sociétés du chef-lieu, et on lui avait plusieurs fois offert la députation. Il avait refusé, alléguant que son repos lui était cher, et son indépendance. Et l'on cherchait les raisons de son refus.

M. de Terremondre avait pensé acheter la maison de la reine

Marguerite pour en faire un musée d'archéologie locale et l'offrir à la ville. Mais la propriétaire de cette maison, madame veuve Houssieu, n'avait pas suivi les ouvertures qu'il lui avait faites. Âgée de plus de quatre-vingts ans, elle vivait dans le vieux logis, seule avec une douzaine de chats. Elle passait pour riche et avare. Il fallait attendre sa mort. Chaque fois qu'il entrait dans la boutique de Paillot, M. de Terremondre demandait au libraire:

- La reine Marguerite est-elle encore de ce monde?

Et M. Paillot répondait que, demeurant enfermée seule à son âge, sûrement on la trouverait morte un matin. En attendant, il craignait qu'elle ne mît le feu à son logis. C'était la terreur constante de son voisin. Il vivait dans l'épouvante que la vieille dame ne fît flamber la maison de bois et la sienne avec.

Madame veuve Houssieu intéressait beaucoup M. de Terremondre. Il était curieux de tout ce que disait et faisait celle qu'il appelait la reine Marguerite. À la dernière visite qu'il lui avait faite, elle lui avait montré une mauvaise gravure de la Restauration représentant la duchesse d'Angoulême pressant sur son cœur les portraits de Louis XVI et de Marie-Antoinette, enfermés dans un médaillon. Cette gravure, bordée d'un cadre noir, était pendue dans la salle du rez-de-chaussée. Madame veuve Houssieu avait dit en la montrant:

- C'est le portrait de la reine Marguerite, qui, dans les temps, habita cette maison.

Et M. de Terremondre s'était demandé comment un portrait de Marie-Thérèse-Charlotte de France avait passé, même dans les plus obscurs esprits, pour un portrait de Marguerite d'Écosse. Il y songeait depuis un mois.

Ce jour-là, en entrant dans la boutique de Paillot, il s'écria:

- J'ai trouvé !

Et il expliqua à son ami le libraire les raisons très vraisemblables de cette merveilleuse confusion.

- Comprenez bien, Paillot ! Marguerite d'Écosse, substituée à Marguerite Larrivée, est confondue avec Marguerite de Valois, duchesse d'Angoulême, et cette princesse est confondue à son tour avec la duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Marguerite Larrivée - Marguerite d'Écosse -, Marguerite, duchesse d'Angoulême - la duchesse d'Angoulême.

" Je suis assez fier d'avoir trouvé cela, Paillot, il faut toujours consulter la tradition. Mais quand nous posséderons la maison de la reine

Marguerite, nous restaurerons un peu la mémoire de ce bon Philippe Tricouillard.

Sur cette déclaration, le docteur Fornerol entra dans la boutique avec l'impétuosité habituelle à cet infatigable visiteur des souffrants, qui apportait avec lui l'espérance et le réconfort. Gustave Fornerol était un gros homme à moustaches. Tenant du chef de sa femme un petit domaine rural, il affectait les façons d'un propriétaire campagnard et faisait ses visites en chapeau mou, gilet de chasse, guêtres de cuir. Bien que sa clientèle fût toute dans la petite bourgeoisie et dans la population rurale des faubourgs, il passait pour le plus habile praticien de la ville.

Ami de Paillot comme de tous ses concitoyens, il ne lui faisait pas de visite inutile, et ne s'attardait point à causer dans la boutique. Cette fois pourtant, il s'abattit sur une des trois chaises de paille qui, placées dans le coin des bouquins, assuraient à la librairie Paillot la renommée d'une hospitalité littéraire, docte, polie, académique.

Il souffla, envoya de la main un bonjour à Paillot, salua avec quelque déférence M. de Terremondre et dit:

- Je suis las ! Eh bien ! Paillot, avez-vous été content du spectacle d'hier? Que pense madame Paillot de la pièce et des acteurs?

Le libraire ne se prononça point. Il estimait qu'un commerçant est sage de ne point exprimer d'opinion dans sa boutique. Au reste, il n'allait au théâtre qu'en famille et rarement. Mais le docteur Fornerol, à qui son titre de médecin du théâtre procurait ses entrées, ne manquait aucune représentation.

Une troupe de passage avait donné la veille la Maréchale, avec Pauline Giry comme premier sujet.

- Elle est toujours excellente, Pauline Giry, dit le docteur.

- C'est l'avis général, dit le libraire.

- Elle commence à n'être plus très jeune, dit M. de Terremondre, qui feuilletait le tome XXXVIII de l'Histoire générale des Voyages.

- Bigre non ! répliqua le docteur. Vous savez qu'elle ne s'appelle pas Giry?

- Elle s'appelle de son vrai nom Girou, reprit avec autorité M. de Terremondre. J'ai connu sa mère, Clémence Girou. Il y a quinze ans, Pauline Giry était brune et bien jolie.

Et ils s'appliquèrent tous trois, dans le coin des bouquins, à connaître l'âge de la comédienne. Mais comme ils calculaient sur des données incertaines ou fausses, ils n'obtenaient que des résultats discordants, parfois absurdes, et dont ils n'étaient point satisfaits.

- Je suis fatigué, dit le docteur. Vous autres, après le théâtre, vous êtes allés vous coucher. Mais moi, à minuit, j'ai été appelé chez un vieux cultivateur de la côte Duroc, qui souffrait d'une hernie étranglée. Son valet me dit: "Il a vomi tout ce qu'on peut vomir. Il ne fait qu'un cri. Il va passer". Je fais atteler et je file sur la côte Duroc, là-bas, tout au bout du faubourg de Tramayes. Je trouve mon homme couché et hurlant. Faciès cadavérique, vomissements stercoraires. Très bien ! Sa femme me dit: "C'est en dedans que ça le tient."

- Elle a quarante-sept ans, Pauline Giry, dit M. de Terremondre.

- C'est bien possible, dit Paillot.

- Au moins quarante-sept ans, reprit le docteur. La hernie était double et mauvaise. Très bien ! Je procède à la réduction par le taxis. Bien qu'il ne faille exercer qu'une pression très légère avec la main, après trente minutes de cette manœuvre, on a les bras et le dos rompus. Et ce n'est qu'au bout de cinq heures, à la dixième reprise, que j'ai pu opérer la réduction.

À cet endroit du récit fait par le docteur Fornerol, le libraire Paillot alla servir des dames qui demandaient des ouvrages intéressants pour lire à la campagne. Et le docteur, s'adressant à M. de Terremondre seul, poursuivit:

- J'étais moulu. Je dis à mon homme: "Il faut garder le lit et de préférence vous tenir couché sur le dos, jusqu'à ce que le bandagiste vous ait fabriqué une pelote d'après mes indications. Restez étendu, ou gare l'étranglement ! Et vous savez si c'est joyeux ! Sans compter qu'un jour ou l'autre vous en claquerez. C'est compris?

" - Oui, monsieur.

" - Très bien.

" Je vais dans la cour me laver à la pompe. Vous concevez qu'après la manœuvre j'avais besoin de faire un bout de toilette; je me mets nu jusqu'à la ceinture, et je me frotte au savon noir pendant un petit quart d'heure. Je me rhabille. Je bois un verre de vin blanc qu'on m'apporte dans le courtil. Je regarde le jour se lever tout gris, j'entends chanter l'alouette, et je rentre dans la chambre du malade. Il y faisait noir. Je crie dans la direction du lit: "Hein? c'est compris? Immobilité complète en attendant le nouveau bandage. Celui que vous avez ne vaut rien. Vous entendez?" Pas de réponse. "Dormez-vous?" Alors j'entends dans mon dos la voix de la vieille qui me dit: "Monsieur le docteur, notre homme n'est plus au logis. Il lui tardait d'aller à sa vigne."

- Je reconnais là mes paysans, dit M. de Terremondre.

Il devint pensif et reprit:

- Docteur, Pauline Giry a aujourd'hui quarante-neuf ans. Elle a débuté en 1876, au Vaudeville; elle avait alors vingt-deux ans. J'en suis sûr.

- En ce cas, dit le docteur, elle serait maintenant dans sa quarante-troisième année, puisque nous sommes en 1897.

- Ce n'est pas possible, dit M. de Terremondre, car elle a au moins six ans de plus que Rose Max, qui a certainement dépassé la quarantaine.

- Rose Max? Je ne dis pas non, mais c'est encore une belle fille, dit le docteur.

Il bâilla, s'étira et dit:

- En revenant de la côte Duroc, à six heures du matin, je trouve dans mon antichambre deux mitrons qui me disent que leur maîtresse, la boulangère des Tintelleries, est sur le point d'accoucher.

- Mais, demande M. de Terremondre, fallait-il deux mitrons pour vous le dire?

- On les avait envoyés successivement, répondit le docteur. Je demande si les symptômes caractéristiques se sont produits. Ils ne me répondent pas, mais un troisième garçon boulanger m'arrive dans le tapecul du patron. Je monte, je m'assieds à côté de lui. Nous faisons demi-tour et me voilà roulant sur le pavé des Tintelleries.

- Je retrouve ! s'écria M. de Terremondre qui suivait son idée. C'est en 69 qu'elle a débuté au Vaudeville. Et c'est en 76 que mon cousin Courtrai l'a connue... et fréquentée.

- Parlez-vous de Jacques de Courtrai qui a été capitaine de dragons?

- Non, je parle d'Agénor, qui est mort au Brésil... Elle a un fils qui est sorti de Saint-Cyr l'année dernière.

Ainsi parlait M. de Terremondre, quand M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, entra dans la boutique. M. Bergeret était une des trois chaises académiques de la maison Paillot et le plus assidu causeur du coin des bouquins. Il y feuilletait d'une main amie les ouvrages anciens et les ouvrages nouveaux, et bien qu'il n'achetât jamais aucun livre, de peur d'être égratigné par sa femme et par ses trois filles, il recevait le meilleur accueil de Paillot qui le tenait en haute estime comme réservoir et alambic de cette science et de ces belles-lettres dont vivent et profitent les libraires. Le coin des bouquins était le seul lieu de la ville où M. Bergeret pût se tenir avec un plein contentement, car au logis madame Bergeret le pourchassait de pièce en pièce pour diverses raisons d'économie domestique; à la Faculté, le doyen, par haine, l'obligeait à faire son cours dans un caveau obscur et

malsain, où descendaient peu d'élèves, et dans les trois sociétés de la ville on lui faisait grise mine pour avoir appelé Jeanne d'Arc une mascotte militaire.

Donc M. Bergeret se glissa dans le coin des bouquins.

- Bonjour, messieurs ! Quoi de nouveau?

- L'enfant de la boulangère des Tintelleries, dit le docteur: je l'ai mis au monde voilà vingt minutes. J'allais le dire à M. de Terremondre. Et je puis ajouter que ce ne fut pas sans peine.

- Cet enfant, répliqua le maître de conférences, hésitait à naître. Il n'y aurait jamais consenti, si, doué d'intelligence et de prévision, il avait connu la destinée de l'homme sur la terre, et particulièrement dans notre ville.

- C'est une jolie petite fille, dit le docteur, une jolie petite fille avec une framboise sous la mamelle gauche.

La conversation se poursuivit entre le docteur et M. de Terremondre.

- Une jolie petite fille, avec une framboise sous la mamelle gauche, docteur? On dira que la boulangère eut envie de framboises en ôtant son corset. Le désir de la mère ne suffit point pour créer l'image sur le fruit qu'elle porte. Il faut encore que la désireuse touche un endroit de son corps. Et l'image se formera sur l'enfant à l'endroit correspondant. N'est-ce pas là ce qu'on croit, docteur?

- C'est ce que croient les bonnes femmes, répondit le docteur Fornerol. Et j'ai connu des hommes, et même des médecins, qui étaient femmes à cet égard, et qui partageaient la crédulité des nourrices. Pour moi, l'expérience d'une pratique déjà longue, la connaissance des observations recueillies par les savants et surtout une vue générale de l'embryogénie ne me permettent point d'adopter cette croyance populaire.

- Ainsi, selon votre sentiment, docteur, les envies sont des taches comme d'autres, qui se forment sur la peau sans cause connue.

- Permettez ! Les "envies" présentent un caractère particulier. Elles ne contiennent pas de vaisseaux sanguins et ne sont pas érectiles comme les tumeurs, avec lesquelles vous seriez peut-être tenté de les confondre.

- Vous constatez, docteur, qu'elles sont d'une espèce à part. N'en induisez-vous rien quant à leur origine?

- Absolument rien.

- Mais si ces taches ne sont pas réellement des "envies", si vous leur

refusez une cause... comment dirais-je?... psychique, je ne m'explique pas la fortune d'une croyance qu'on trouve dans la Bible, et qui est partagée encore par un si grand nombre de personnes. Ma tante Pastré était une femme très intelligente et peu crédule. Elle est morte à soixante-dix-sept ans, au printemps dernier, dans la certitude que les trois groseilles blanches, marquées sur l'épaule de sa fille Berthe, étaient d'origine auguste et venaient du parc de Neuilly où pendant sa grossesse, dans l'automne de 1834, elle fut présentée à la reine Marie-Amélie qui la mena promener dans un sentier bordé de groseilliers.

C'est à quoi le docteur Fornerol ne répondit rien. Il n'était pas excessivement porté à contredire les opinions de la clientèle riche. Mais M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, inclina la tête sur l'épaule gauche, regarda au loin, comme il faisait chaque fois qu'il allait parler. Et puis il dit:

- Messieurs, c'est un fait que ces signes, nommés "envies", se réduisent à un petit nombre de types qu'on peut classer, d'après leur couleur et leur forme, en fraises, groseilles et framboises, taches de vin et de café. Il convient peut-être d'ajouter à ces types celui des taches jaunes et diffuses dans lesquelles on s'efforce de reconnaître quelques portions de tourte ou de godiveau. Or, à qui fera-t-on croire que les femmes enceintes n'ont envie que de boire du vin, du café au lait, ou de manger des fruits rouges et, si l'on veut, du godiveau? Une telle idée offense la philosophie naturelle. Le désir qui, selon certains philosophes, a seul créé le monde et seul le conserve, agit en elles comme en tous les êtres animés, avec plus d'étendue et de diversité. Il leur donne des ardeurs secrètes, des fureurs cachées, des troubles bizarres. Sans rechercher l'effet de leur état particulier sur les appétits communs à tout ce qui vit et aux plantes mêmes, nous reconnaissons que cet état ne produit pas l'indifférence, mais que plutôt il pervertit et exaspère les instincts profonds. Si le nouveau-né devait vraiment porter les signes visibles des désirs de sa mère, n'en doutez pas, on verrait plus d'une fois apparaître sur son corps d'autres images que ces innocentes fraises et ces gouttes de café dont s'amuse la niaiserie des matrones.

- Je vous comprends, dit M. de Terremondre: les femmes aimant les bijoux, beaucoup d'enfants naîtraient avec des saphirs, des rubis, des émeraudes aux doigts et des bracelets d'or aux poignets; des colliers de perles, des rivières de diamants leur couvriraient le cou et la poitrine. Encore, ces enfants-là, pourrait-on les montrer.

- Précisément, répliqua M. Bergeret.

Et, prenant sur la table où l'avait laissé M. de Terremondre le XXXVIIIe

tome de l'Histoire générale des voyages, le maître de conférences s'enfonça le nez dans le livre, entre les pages 212 et 213 qui, depuis six années, chaque fois qu'il ouvrait l'inévitable bouquin, lui apparaissaient fatalement à l'exclusion de toute autre page, comme un exemple de la monotonie où s'écoule la vie, comme un symbole de l'uniformité des travaux et des jours universitaires et provinciaux qui précèdent le jour de la mort et le travail du corps dans le cercueil. Et cette fois, ainsi qu'il avait déjà fait tant d'autres fois, M. Bergeret lut au tome XXXVIIIe de l'Histoire générale des voyages les premières lignes de la page 212:

"ver un passage au nord. "C'est à cet échec, dit-il, que nous devons d'avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich et enrichir notre voyage d'une découverte qui, bien que la dernière, nous semble, sous beaucoup de rapports, être la plus importante que les Européens aient encore faite dans toutes l'étendue de l'océan Pacifique". Les heureuses prévisions que semblaient annoncer ces paroles ne se réalisèrent malheureusement pas."

Et, cette fois comme les autres fois, la lecture de ces lignes jeta M. Bergeret dans la tristesse. Pendant qu'il y était plongé, M. Paillot, libraire, recevait avec dédain et hauteur un petit soldat, venu acheter pour un sou de papier à lettres.

- Je ne tiens pas de papier à lettres, déclara M. Paillot en tournant le dos au petit soldat.

Puis il se plaignit de Léon, son commis, qui était toujours en courses et qui, sorti, ne rentrait plus. Aussi lui-même, Paillot, était-il sans cesse dérangé par des importuns. On lui demandait du papier à lettres !

- Je me rappelle, lui dit le docteur Fornerol, qu'un jour de marché, une bonne femme de la campagne vint vous demander du papier chimique, et que vous eûtes grand-peine à la dissuader de retrousser ses cottes et de vous montrer la place douloureuse où mettre le papier.

Paillot, libraire, répondit à ce récit anecdotique par un silence qui exprimait la dignité offensée.

- Ciel ! s'écria M. de Terremondre, ami des livres, le docte magasin de notre Frobein, de notre Elzévir, de notre Debure, confondu avec l'officine de Thomas Diafoirus, quel outrage !

- Certes, répliqua le docteur Fornerol, la bonne femme ne pensait pas à mal, en montrant à Paillot le siège de sa douleur. Mais il ne faudrait pas juger les paysannes d'après elle. En général, elles éprouvent une extrême répugnance à se laisser voir par le médecin. Mes confrères ruraux m'en ont fait bien souvent la remarque. Les femmes de la

campagne, atteintes de graves maladies, se refusent à l'exploration avec une énergie et un entêtement que ne montrent pas dans les mêmes circonstances les femmes des villes ni surtout les femmes du monde. J'ai vu une fermière de Lucigny mourir d'une tumeur interne qu'elle n'avait pas permis de reconnaître.

M. de Terremondre qui, président de plusieurs académies locales, avait des préjugés académiques, prit texte de ces observations pour accuser Zola d'avoir ignominieusement calomnié les paysans dans la Terre. À cette accusation, M. Bergeret sortit de sa tristesse pensive et dit:

- Prenez garde que les paysans sont volontiers incestueux, ivrognes et parricides, comme l'a montré Zola. Leur répugnance à se prêter aux observations cliniques ne prouve point leur chasteté. Elle montre seulement la force du préjugé chez des êtres bornés. Les préjugés sont d'autant plus forts qu'ils sont plus simples. Le préjugé qu'il est mal de paraître nu reste puissant en eux. Il est affaibli chez les gens intelligents et artistes par l'habitude des bains, des douches et des massages; il l'est encore par le sentiment esthétique et par le goût des sensations voluptueuses, et il cède facilement à des considérations d'hygiène et de santé. C'est tout ce qu'on peut tirer des observations du docteur.

- J'ai remarqué, dit M. de Terremondre, que les femmes bien faites...

- Il n'y en a guère, dit le docteur.

- Docteur, vous me faites songer à mon pédicure, reprit M. de Terremondre. Il me disait un jour: "Si Monsieur était pédicure, il ne se monterait pas la tête pour des femmes."

Paillot, libraire, qui, depuis un moment, adossé au mur, tendait l'oreille, dit:

- Je ne sais ce qui se passe dans la maison de la reine Marguerite; j'entends des cris et le bruit de meubles qu'on renverse.

Et il fut repris de sa crainte coutumière.

- Cette vieille dame mettra le feu à sa maison et tout le pâté d'immeubles brûlera: c'est tout bois.

Nul ne releva ces paroles, nul n'entreprit de calmer ces plaintes méprisées. Le docteur Fornerol se dressa péniblement sur ses jambes, tendit avec effort les muscles fatigués de ses bras et s'en alla faire des visites par la ville.

M. de Terremondre mit ses gants et fit un pas vers la porte. Puis, avisant une longue figure sèche qui, sur la place, avançait par raides et brusques enjambées:

- Voici, dit-il, le général Cartier de Chalmot. Je souhaite au préfet de ne

pas le rencontrer.

- Et pourquoi donc? demanda M. Bergeret.

- Parce que ces rencontres ne sont pas heureuses pour M. Worms-Clavelin. Dimanche dernier, notre préfet, se promenant en victoria, reconnut le général Cartier de Chalmot qui passait à pied avec sa femme et ses filles. Renversé dans sa voiture, le chapeau sur la tête, il envoya au vieux brave un petit salut de la main avec un: "Bonjour, bonjour, général !" Le général rougit de colère. La colère est violente chez les timides. Le général Chalmot ne se connaissait plus. Il fut terrible. Devant toute la ville en promenade, il imita le geste familier de M. Worms-Clavelin et lui cria d'une voix de tonnerre: "Bonjour, bonjour, préfet !"

- On n'entend plus rien dans la maison de la reine Marguerite, dit M. Paillot.

XIII

Le soleil de midi dardait ses flammes subtiles et blanches. Pas un nuage dans le ciel, pas un souffle dans l'air. Sur le vaste repos des choses, seule, la lumière dansait et menait à l'horizon sa ronde ardente. Dans le Mail désert, l'ombre s'abattait inerte et lourde au pied des ormes. Un cantonnier dormait au fond du fossé qui borde les remparts. Les oiseaux se taisaient.

Assis sur le bout ombreux d'un banc aux trois quarts trempé de soleil, M. Bergeret oubliait, sous les arbres classiques, dans la solitude aimable, sa femme et ses trois filles et sa vie étroite dans son étroit logis, jouissait, comme Ésope, de la liberté de son esprit et promenait, à l'aventure, son imagination critique parmi les vivants et les morts.

Cependant M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, passait, son bréviaire à la main, par la grande allée du Mail. M. Bergeret se leva pour offrir au prêtre, sur le banc, la place à l'ombre. M. Lantaigne vint l'occuper sans hâte, avec cette dignité sacerdotale qui ne le quittait jamais et qui était chez lui la simplicité même. M. Bergeret s'assit près de lui à l'endroit où l'ombre tombait mêlée de lumière du bout éclairci des rameaux, en sorte que son vêtement noir se couvrit de disques d'or, et que sur ses prunelles éblouies ses paupières commencèrent de cligner.

Il complimenta M. l'abbé Lantaigne en ces termes:

- Monsieur l'abbé, on dit partout que vous serez appelé à l'évêché de Tourcoing.

J'en accepte l'augure et j'ose l'espérer.

Mais ce choix est trop bon pour n'être pas douteux. On vous croit monarchiste, et cela vous nuit. N'êtes-vous pas républicain comme le pape?

M. LANTAIGNE. - Je suis républicain comme le pape. C'est-à-dire que je suis en paix et non en guerre avec le gouvernement de la République. Mais la paix n'est pas l'amour. Et je n'aime pas la République.

M. BERGERET. - Je devine vos raisons. Vous lui reprochez d'être hostile au clergé et libre penseuse.

M. LANTAIGNE. - Assurément, je lui reproche d'être impie et ennemie des prêtres. Mais cette impiété, ces inimitiés ne lui sont pas essentielles. Elles sont le fait de républicains, non de la République. Elles diminuent ou grandissent à tous les changements de personnes. Elles sont moindres aujourd'hui qu'elles n'étaient hier. Elles croîtront peut-être demain. Peut-être viendra-t-il un temps ou elles n'existeront pas plus qu'elles n'existaient sous le principat du maréchal de Mac-Mahon, ou du moins dans les prémices trompeuses de ce principat, et sous le ministère décevant du 16 Mai. Elles sont des hommes et non des choses. Mais fût-elle respectueuse de la religion et de ses ministres, je haïrais encore la République.

M. BERGERET. - Pourquoi?

M. LANTAIGNE. - Parce qu'elle est la diversité. En cela, elle est essentiellement mauvaise.

M. BERGERET. - Je ne vous entends pas bien, monsieur l'abbé.

M. LANTAIGNE. - Cela tient à ce que vous n'avez pas l'esprit théologique. Autrefois les laïques eux-mêmes en recevaient quelque empreinte. Leurs cahiers de collège, qu'ils conservaient, leur fournissaient des éléments de philosophie. Cela est vrai principalement pour les hommes du XVIIe siècle. Alors tous ceux qui avaient des lettres savaient raisonner, même les poètes. C'est la doctrine de Port-Royal qui soutient la Phèdre de Racine. Mais aujourd'hui que la théologie est retirée dans les séminaires personne ne sait plus raisonner, et les gens du monde sont presque aussi sots que les poètes et les savants. M. de Terremondre ne me disait-il pas hier, sur le Mail, croyant bien dire, que l'Église et l'État doivent se faire des concessions réciproques? On ne sait plus, on ne pense plus. De vaines paroles se croisent dans l'air. Nous sommes à Babel. Vous, monsieur Bergeret, vous avez pratiqué Voltaire beaucoup plus que saint Thomas.

M. BERGERET. - Il est vrai. Mais ne disiez-vous pas, monsieur l'abbé,

que la République est la diversité, et qu'en cela elle est essentiellement mauvaise? C'est ce que je vous supplie de m'expliquer. Peut-être parviendrai-je à vous comprendre. J'ai plus de théologie que vous ne m'en accordez. J'ai lu Baronius, la plume à la main.

M. LANTAIGNE. - Baronius n'est qu'un annaliste, mais le plus grand de tous; et je suis bien sûr que vous n'avez su tirer de lui que des bagatelles historiques. Si vous étiez théologien le moins du monde, vous ne seriez ni surpris ni déconcerté de ce que je viens de vous dire.

" La diversité est détestable. Le caractère du mal est d'être divers. Ce caractère est manifeste dans le gouvernement de la République, qui plus qu'aucun autre s'éloigne de l'unité. Il lui manque avec l'unité l'indépendance, la permanence et la puissance. Il lui manque la connaissance, et l'on peut dire de lui qu'il ne sait ce qu'il fait. Bien qu'il dure pour notre châtiment, il n'a pas la durée. Car l'idée de durée implique celle d'identité, et la République n'est jamais un jour ce qu'elle était la veille. Sa laideur même et ses vices ne lui appartiennent pas. Et vous avez vu qu'elle n'en était point déshonorée. Des hontes, des scandales qui eussent ruiné le plus puissant empire l'ont recouverte sans dommage. Elle n'est pas destructible, elle est la destruction. Elle est la dispersion, elle est la discontinuité, elle est la diversité, elle est le mal.

M. BERGERET. - Parlez-vous de la République en général, ou seulement de la nôtre?

M. LANTAIGNE. - Évidemment, je ne considère ni la République romaine, ni la batave, ni l'helvétique, mais seulement la française. Car ces gouvernements n'ont de commun que le nom, et vous ne croirez pas que je les juge sur le mot dont on les nomme, ni même sur ce qu'ils semblent opposés, les uns comme les autres, à la monarchie, opposition qui n'est pas condamnable en soi; mais la République en France n'est qu'un manque de prince et un défaut d'autorité. Et ce peuple était trop vieux lors de l'amputation pour ne pas craindre qu'il n'en meure.

M. BERGERET. - Toutefois la France a déjà survécu vingt-sept ans à l'Empire, quarante-huit ans à la royauté bourgeoise et soixante-six ans à la royauté légitime.

M. LANTAIGNE. - Dites plutôt que, depuis un siècle, la France, blessée à mort, traîne dans des alternatives de fureur et d'abattement un reste misérable de vie. Et ne croyez pas que je flatte le temps passé ni que je suspende mes regrets aux images trompeuses d'un âge d'or qui ne fut jamais. La condition des peuples m'est connue. Leurs heures sont marquées par des périls, leurs jours par des malheurs. Et il est juste et nécessaire qu'il en soit ainsi. Leur vie, comme celle des hommes, si elle

était exempte d'épreuves, ne se comprendrait pas. L'histoire antique de la France est pleine de crimes et d'expiations. Dieu châtia sans cesse cette nation avec le zèle d'un infatigable amour, et sa bonté ne lui épargna, dans le temps des rois, aucune souffrance. Mais, étant chrétienne alors, ses maux lui étaient utiles et précieux. Elle y reconnaissait le caractère auguste du châtiment. Elle en tirait des leçons, des mérites, le salut, la force et la gloire. Maintenant ses souffrances n'ont plus de sens pour elle; elle ne les comprend ni ne les consent. En subissant l'épreuve, elle s'y refuse. Et l'insensée veut être heureuse ! C'est qu'en perdant la foi en Dieu, on perd avec l'idée de l'absolu l'intelligence du relatif et jusqu'au sentiment de l'histoire. Dieu seul forme la suite logique des événements humains, qui, sans lui, ne se succèdent plus d'une manière intelligible et concevable. Et depuis cent ans l'histoire de France est une énigme pour les Français. Pourtant il y eut de nos jours une heure solennelle d'attente et d'espoir.

" Le cavalier qui passe à l'heure marquée par Dieu et qui se nomme tour à tour Salmanasar, Nabuchonodosor, Cyrus, Cambyse, Memmius, Titus, Alaric, Attila, Mahomet II, Guillaume, avait passé avec le feu sur la France. Humiliée, sanglante et mutilée, elle leva les yeux au ciel. Que ce moment lui soit compté ! Elle parut comprendre, recouvrer l'intelligence avec la foi, connaître le prix et l'usage de ses maux immenses et providentiels. Elle suscita des hommes justes, des chrétiens, pour en former une assemblée souveraine. On vit cette assemblée, renouvelant un usage solennel, vouer la France au cœur de Jésus. On vit, comme au temps de saint Louis, les basiliques s'élever sur les montagnes, aux regards des cités pénitentes; on vit les meilleurs citoyens préparer la restauration de la monarchie.

M. BERGERET, bas. - 1. L'Assemblée de Bordeaux; 2. Le Sacré-Cœur de Montmartre et l'Église de Fourvières à Lyon. 3. La Commission des neuf, et la mission de M. Chesnelong.

M. LANTAIGNE. - Que dites-vous?

M. BERGERET. - Rien. J'annote la suite du Discours sur l'Histoire universelle.

M. LANTAIGNE. - Ne raillez point et ne niez point. On écoutait venir sur les routes les chevaux blancs qui ramenaient le roi. Henri Dieudonné venait rétablir le principe d'autorité d'où sortent les deux forces sociales: le commandement et l'obéissance; il venait restaurer l'ordre humain avec l'ordre divin, la sagesse politique avec l'esprit religieux, la hiérarchie, la loi, la règle, la liberté véritable, l'unité. La nation, renouant ses traditions, retrouvait avec le sens de sa mission le secret de sa

puissance et le signe de la victoire... Dieu ne le voulut pas. Ces grands desseins, traversés par l'ennemi qui nous haïssait encore après avoir satisfait sa haine, combattus par un grand nombre de Français, mal soutenus par ceux-là mêmes qui les avaient formés, furent rompus en un jour. La frontière de la patrie fut fermée à Henri Dieudonné, et le peuple tomba en République; c'est-à-dire qu'il répudia son héritage, qu'il renonça à ses droits et à ses devoirs, pour se gouverner à son gré et vivre à son aise dans cette liberté que Dieu gêne et qui renverse ses images temporelles, l'ordre et la loi. Désormais le mal fut roi et publia ses édits. L'Église, exposée à d'incessantes vexations, fut placée avec perfidie entre une impossible abdication et une révolte coupable.

M. BERGERET. - Vous rangez sans doute parmi les mesures vexatoires l'expulsion des congréganistes?

M. LANTAIGNE. - Il est évident que l'expulsion des congréganistes sortit d'une pensée mauvaise et fut le résultat d'un calcul impie. Il est certain encore que les religieux expulsés ne méritaient point un pareil traitement. En les frappant, on crut frapper l'Église. Mais le coup, mal dirigé, raffermit le corps qu'on voulait ébranler, et rendit aux paroisses l'autorité et les ressources qui s'étaient détournées d'elles. Nos ennemis ne connaissaient pas l'Église; et leur principal chef d'alors, moins ignorant, mais plus désireux de les satisfaire que de nous détruire, nous fit une guerre simulée et toute d'apparat. Car je ne tiens pas pour une attaque efficace l'expulsion des congrégations non autorisées. Sans doute j'honore les victimes de cette persécution maladroite, mais j'estime que le clergé séculier suffit à l'Église de France pour gouverner et administrer les âmes, sans le secours des réguliers. Hélas ! la République fit à l'Église des blessures plus profondes et plus cachées. Vous connaissez trop les questions d'enseignement, monsieur Bergeret, pour ne pas découvrir plusieurs de ces plaies, mais la plus envenimée fut faite en introduisant dans l'épiscopat des prêtres imbéciles d'esprit ou de caractère... J'en ai dit assez. Du moins, le chrétien se console et se rassure, sachant que l'Église ne périra pas. Mais quelle sera la consolation du patriote? Il découvre que tous les membres de l'État sont gangrenés et putréfiés. En vingt ans, quel progrès dans la décomposition ! Un chef de l'État dont l'impuissance est l'unique vertu et qui devient criminel dès qu'on suppose qu'il agit ou seulement qu'il pense; des ministres soumis à un Parlement inepte, qu'on croit vénal, et dont les membres, de jour en jour plus ignares, furent choisis, formés, désignés dans les assemblées impies des francs-maçons, pour faire un mal dont ils sont même incapables, et que surpassent les maux causés par leur inaction turbulente; un fonctionnarisme sans cesse accru, immense,

avide, malfaisant, en qui la République croit s'assurer une clientèle et qu'elle nourrit pour sa ruine; une magistrature recrutée sans règle ni équité, et trop souvent sollicitée par le gouvernement pour n'être pas suspecte de complaisance; une armée que pénètre sans cesse, avec la nation tout entière, l'esprit funeste d'indépendance et d'égalité, pour rejeter ensuite dans les villes et les campagnes la nation tout entière, gâtée par la caserne, impropre aux arts et aux métiers et dégoûtée de tout travail; un corps enseignant qui a mission d'enseigner l'athéisme et l'immoralité; une diplomatie à qui manquent le temps et l'autorité et qui laisse le soin de notre politique extérieure et la conclusion de nos alliances aux débitants de boissons, aux demoiselles de magasins et aux journalistes; enfin tous les pouvoirs, le législatif et l'exécutif, le judiciaire, le militaire et le civil, mêlés, confondus, détruits l'un par l'autre; un règne dérisoire qui, dans sa faiblesse destructive, a donné à la société les deux plus puissants instruments de mort que l'impiété ait jamais fabriqués: le divorce et le malthusianisme. Et tous les maux dont j'ai fait une rapide revue appartiennent à la République et sortent naturellement d'elle: la République est essentiellement mauvaise. Elle est mauvaise en voulant la liberté que Dieu n'a pas voulue, puisqu'il est le maître, et qu'il a délégué aux prêtres et aux rois une part de son autorité; elle est mauvaise en voulant l'égalité que Dieu n'a pas voulue, puisqu'il a établi la hiérarchie des dignités dans le ciel et sur la terre; elle est mauvaise en instituant la tolérance que Dieu ne saurait vouloir, puisque le mal est intolérable; elle est mauvaise en consultant la volonté du peuple, comme si la multitude des ignorants devait prévaloir contre le petit nombre de ceux qui se conforment à la volonté de Dieu, laquelle s'étend sur le gouvernement et jusque sur les détails de l'administration comme un principe dont les conséquences ne s'arrêtent pas; elle est mauvaise enfin en déclarant son indifférence religieuse, c'est-à-dire son impiété, son incrédulité, ses blasphèmes dont le moindre est mortel, son adhésion à la diversité qui est le mal et la mort.

M. BERGERET. - Ne disiez-vous pas tout à l'heure, monsieur l'abbé, que républicain comme le pape, vous étiez résolu à vivre en paix avec la République?

M. LANTAIGNE. - Certes, je vivrai avec elle dans la soumission et dans l'obéissance. En me révoltant contre elle, j'agirais conformément à son principe et contrairement au mien. Séditieux, je lui ressemblerais et ne me ressemblerais plus.

" Il n'est pas permis de se faire méchant contre les méchants. Elle est le souverain. Si elle commande mal ou ne commande pas, c'est son crime. Qu'il soit avec elle ! Mon devoir est d'obéir. Je le ferai. J'obéirai.

Prêtre et, s'il plaît à Dieu, évêque, je ne refuserai rien à la République de ce que je lui dois. J'ai présent à la mémoire que saint Augustin, dans Hippone assiégée par les Vandales, mourut évêque et citoyen romain. Pour moi, membre intime de cette illustre Église des Gaules, à l'exemple du plus grand des docteurs, suppliant Dieu d'écarter les Vandales, je mourrai en France prêtre et citoyen français.

Les ormes du Mail commençaient à verser leur ombre vers l'orient. Un souffle frais, venu d'un lointain orage, passa dans les feuilles. Tandis qu'une coccinelle cheminait sur la manche de sa redingote, M. Bergeret répondit sur le ton le plus affable à M. l'abbé Lantaigne:

- Monsieur l'abbé, vous venez de retracer, avec une éloquence qui ne subsiste plus que sur vos lèvres, les caractères du régime démocratique. Ce régime est, peu s'en faut, tel que vous le représentez. Et c'est encore celui que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l'État, mais soulage les personnes, et procure une certaine facilité de vivre, et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. La corruption sans doute y paraît plus grande que dans les monarchies. Cela tient au nombre et à la diversité des gens qui sont portés au pouvoir. Mais cette corruption serait moins visible si le secret en était mieux gardé. Le défaut de secret et le manque de suite rendent toute entreprise impossible à la République démocratique. Mais, comme les entreprises des monarchies ont le plus souvent ruiné les peuples, je ne suis pas trop fâché de vivre sous un gouvernement incapable de grands desseins. Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c'est le sincère désir qu'elle a de ne point faire la guerre en Europe. Elle est volontiers militaire, mais point du tout belliqueuse. En considérant les chances d'une guerre, les autres gouvernements n'ont à redouter que la défaite. Le nôtre craint également, avec juste raison, la victoire et la défaite. Cette crainte salutaire nous assure la paix, qui est le plus grand des biens.

" Le pire défaut du régime actuel est de coûter fort cher. Il ne paie point de mine: il n'est pas fastueux. Il n'est brillant ni en femmes ni en chevaux. Mais, sous une humble apparence et des dehors négligés, il est dépensier. Il a trop de parents pauvres, trop d'amis à pourvoir. Il est gaspilleur. Le plus fâcheux est qu'il vit sur un pays fatigué, dont les forces baissent et qui ne s'enrichit plus. Et le régime a grand besoin d'argent. Il s'aperçoit qu'il est embarrassé. Et ses embarras sont plus grands qu'il ne croit. Ils augmenteront encore. Le mal n'est pas nouveau. C'est celui dont mourut l'ancien régime. Monsieur l'abbé, je vais vous dire une grande vérité: tant que l'État se contente des ressources que lui fournissent les pauvres, tant qu'il a assez des subsides que lui assurent,

avec une régularité mécanique, ceux qui travaillent de leurs mains, il vit heureux, tranquille, honoré. Les économistes et les financiers se plaisent à reconnaître sa probité. Mais dès que ce malheureux État, pressé par le besoin, fait mine de demander de l'argent à ceux qui en ont, et de tirer des riches quelque faible contribution, on lui fait sentir qu'il commet un odieux attentat, viole tous les droits, manque de respect à la chose sacrée, détruit le commerce et l'industrie, et écrase les pauvres en touchant aux riches. On ne lui cache pas qu'il se déshonore. Et il tombe sous le mépris sincère des bons citoyens. Cependant la ruine vient lentement et sûrement. L'État touche à la rente. Il est perdu.

" Nos ministres se moquent de nous en parlant de péril clérical ou de péril socialiste. Il n'y a qu'un péril, le péril financier. La République commence à s'en apercevoir. Je la plains, je la regretterai. J'ai été nourri sous l'Empire, dans l'amour de la République. "Elle est la justice", me disait mon père, professeur de rhétorique au lycée de Saint-Omer. Il ne la connaissait pas. Elle n'est pas la justice. Mais elle est la facilité. Monsieur l'abbé, si vous aviez l'âme moins haute, moins grave et plus accessible aux riantes pensées, je vous confierais que la République actuelle, la République de 1897, me plaît et me touche par sa modestie. Elle consent à n'être point admirée. Elle n'exige que peu de respect et renonce même à l'estime. Il lui suffit de vivre. C'est là tout son désir: il est légitime. Les êtres les plus humbles tiennent à la vie. Comme le bûcheron du fabuliste, comme l'apothicaire de Mantoue, qui surprit si fort ce jeune fou de Roméo, elle craint la mort, et c'est sa seule crainte. Elle se défie des princes et des militaires. En danger de mort, elle serait très méchante. La peur la ferait sortir de son naturel et la rendrait féroce. Ce serait dommage. Mais tant qu'on n'attente point à sa vie, et qu'on n'en veut qu'à son honneur, elle est débonnaire. Un gouvernement de ce caractère m'agrée et me rassure. Tant d'autres furent impitoyables par amour-propre ! Tant d'autres assurèrent par des cruautés leurs droits, leur grandeur et leur prospérité ! Tant d'autres versèrent le sang pour leur prérogative et leur majesté ! Elle n'a point d'amour-propre; elle n'a point de majesté. Heureux défaut qui nous la garde innocente ! Pourvu qu'elle vive, elle est contente. Elle gouverne peu. Je serais tenté de l'en louer plus que de tout le reste. Et, puisqu'elle gouverne peu, je lui pardonne de gouverner mal. Je soupçonne les hommes d'avoir, de tout temps, beaucoup exagéré les nécessités du gouvernement et les bienfaits d'un pouvoir fort. Assurément les pouvoirs forts font les peuples grands et prospères. Mais les peuples ont tant souffert, au long des siècles, de leur grandeur et de leur prospérité, que je conçois qu'ils y

renoncent. La gloire leur a coûté trop cher pour qu'on ne sache pas gré à nos maîtres actuels de ne nous en procurer que de la coloniale. Si l'on découvrait enfin l'inutilité de tout gouvernement, la République de M. Carnot aurait préparé cette inappréciable découverte. Et il faudrait lui en avoir quelque reconnaissance. Toute réflexion faite, je me sens très attaché à nos institutions.

Ainsi parla M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres.

M. l'abbé Lantaigne se leva, tira de sa poche son mouchoir à carreaux bleus, le passa sur ses lèvres, le remit dans sa poche, sourit contre sa coutume, assura son bréviaire sous son bras et dit:

- Vous vous exprimez agréablement, monsieur Bergeret. Les rhéteurs parlaient de la sorte dans Rome quand Alaric y entra avec ses Visigoths. Toutefois, les rhéteurs du Ve siècle jetaient sous les térébinthes de l'Esquilin des pensées moins vaines. Car alors Rome était chrétienne. Vous ne l'êtes plus.

- Monsieur l'abbé, répondit le maître de conférences, soyez évêque et ne soyez pas grand maître de l'Université.

- Il est vrai, monsieur Bergeret, dit le prêtre avec un gros rire, que si j'étais grand maître de l'Université, je vous interdirais d'enseigner la jeunesse.

- Et vous me feriez grand bien. Car alors j'écrirais dans les journaux, comme M. Jules Lemaître, et qui sait si, comme lui...

- Eh ! eh ! vous ne seriez pas déplacé parmi les beaux esprits. Et l'Académie française a du goût pour les libertins.

Il dit et s'éloigna d'un pas droit, ferme et lourd. M. Bergeret demeura seul au milieu du banc que maintenant l'ombre recouvrait aux trois quarts. La coccinelle qui, sur son épaule, soulevait depuis un moment ses élytres, s'envola. Il se mit à songer. Il n'était pas heureux. Il avait un esprit de finesse dont les pointes n'étaient pas toutes tournées au-dehors, et bien souvent il se piquait lui-même aux aiguillons de sa critique. Anémique et bilieux, il avait une grande délicatesse d'estomac et des sens affaiblis, qui lui procuraient plus de dégoûts et de souffrances que de plaisirs et de contentements. Il était imprudent en paroles et d'une maladresse qui, pour l'exactitude et la sûreté, égalait l'adresse la plus exercée. Il saisissait avec un art subtil toute occasion de se nuire. Il inspirait une aversion naturelle au commun des hommes, et il en souffrait, étant sociable et enclin à communiquer avec ses semblables. Il n'avait jamais réussi à former des élèves, et il faisait son cours de littérature latine dans un caveau sombre, humide et déserté, où

l'avait plongé l'inimitié fougueuse du doyen. Les bâtiments de l'Université étaient spacieux pourtant. Construits en 1894, "ces nouveaux locaux, ainsi que l'avait dit, à l'inauguration, M. le préfet Worms-Clavelin, témoignaient de la sollicitude du gouvernement de la République pour la diffusion des lumières". Il s'y trouvait un amphithéâtre décoré, par M. Léon Glaize, de peintures allégoriques représentant les Sciences et les Lettres, où M. Compagnon faisait son cours applaudi de mathématiques. Les autres porteurs de simarre jaune ou rouge enseignaient diverses connaissances dans de belles salles claires. Seul, M. Bergeret, sous le regard ironique de l'appariteur, descendait, suivi de trois auditeurs, dans un sous-sol ténébreux. Là, dans l'air épais et malin, il expliquait l'Énéide avec la science allemande et la finesse française; là, par son pessimisme littéraire et moral, il affligeait M. Roux, de Bordeaux, son meilleur élève; là, il ouvrait des aperçus nouveaux, dont l'aspect effrayait; là, il prononça un soir ces paroles devenues fameuses, et qui devaient plutôt périr étouffées dans l'ombre du souterrain: "Des morceaux de diverses provenances, soudés maladroitement les uns aux autres, formèrent l'Iliade et l'Odyssée. Tels sont les modèles de composition qui ont été imités par Virgile, par Fénelon et généralement, dans les littératures classiques, par les auteurs de récits en vers ou en prose".

M. Bergeret n'était pas heureux. Il n'avait reçu aucune distinction honorifique. Il est vrai qu'il méprisait les honneurs. Mais il sentait qu'il eût été plus beau de les mépriser en les recevant. Il était obscur et moins connu dans sa ville, pour les ouvrages de l'esprit, que M. de Terremondre, auteur d'un Guide du touriste; que le général Milher, polygraphe distingué du département; moins même que son élève, M. Albert Roux, de Bordeaux, auteur de Nirée, poème en vers libres. Certes, il méprisait la gloire littéraire, sachant que celle de Virgile reposait en Europe sur deux contresens, un non-sens et un coq-à-l'âne. Mais il souffrait de n'avoir aucun commerce avec des écrivains qui, tels que MM. Faguet, Doumic ou Pellissier, lui paraissaient correspondre à son esprit. Il aurait voulu les connaître, vivre avec eux à Paris, écrire comme eux dans des revues, les contredire, les égaler, les surpasser peut-être. Il se sentait une certaine finesse d'intelligence, et il avait écrit des pages qu'il savait agréables.

Il n'était pas heureux. Il était pauvre, resserré avec sa femme et ses trois filles dans un petit logis où il goûtait à l'excès les incommodités de la vie commune; et il s'attristait de trouver des bigoudis sur sa table à écrire, et de voir ses manuscrits brûlés aux marges par des fers à friser. Il n'avait au monde de retraite agréable et sûre que ce banc du Mail

ombragé par un orme antique, et que le coin des bouquins dans la boutique de Paillot.

Il médita un moment sur sa triste condition, puis il se leva de son banc et prit le chemin qui mène chez le libraire.

XIV

Quand M. Bergeret entra dans la boutique, le libraire Paillot, un crayon fiché sur l'oreille, rassemblait les "retours". Il empilait des volumes dont la couverture jaune, longtemps exposée au soleil, avait bruni et subi l'injure des mouches. C'étaient les exemplaires méprisés, qu'il renvoyait aux éditeurs... M. Bergeret reconnut dans les "retours" des ouvrages qu'il aimait. Il ne s'en affligea pas, ayant trop de goût pour souhaiter à ses auteurs préférés la faveur du vulgaire.

Il s'enfonça, comme il avait accoutumé, dans le coin des bouquins, prit par habitude le XXXVIIIe tome de l'Histoire générale des voyages. Le livre, relié en basane verte, s'ouvrit de lui-même à la page 212, et M. Bergeret lut une fois encore ces lignes fatales:

"ver un passage au nord. "C'est à cet échec, dit-il, que nous devons d'avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich..."

Et M. Bergeret s'enfonça dans la mélancolie.

M. Mazure, archiviste du département, et M. de Terremondre, président de la Société d'agriculture et d'archéologie, qui tous deux avaient leur chaise de paille dans le coin des bouquins, vinrent à propos se réunir au maître de conférences. M. Mazure était un paléographe de grand mérite. Mais ses mœurs n'étaient point élégantes. Il avait épousé la servante de l'archiviste, son prédécesseur, et se montrait dans la ville avec un chapeau de paille défoncé. Il était radical et publiait des documents sur l'histoire du chef-lieu pendant la Révolution. Il invectivait volontiers les royalistes du département; mais ayant demandé les palmes académiques et ne les ayant pas obtenues, il commençait d'invectiver ses amis politiques et particulièrement M. le préfet Worms-Clavelin.

Injurieux par nature, l'habitude professionnelle de découvrir des secrets le disposait à la médisance et à la calomnie. Néanmoins, il était d'un commerce agréable, surtout à table où il chantait des chansons à boire.

- Vous savez, dit-il à M. de Terremondre et à M. Bergeret, que le préfet va voir des femmes dans la maison de Rondonneau jeune. On l'a surpris. L'abbé Guitrel y fréquente aussi. Et précisément la maison est dite, dans

un cadastre de 1783, maison des deux satyres.

- Mais, dit M. de Terremondre, il n'y a pas de femmes de mauvaise vie dans la maison de Rondonneau jeune.

- On en fait venir, répliqua l'archiviste Mazure.

- À propos, dit M. de Terremondre, j'ai appris, mon cher monsieur Bergeret, que vous scandalisez, sur le Mail, mon vieil ami Lantaigne par l'aveu cynique de votre immoralité politique et sociale. On dit que vous ne connaissez ni frein ni loi...

- On se trompe, répondit M. Bergeret.

- ... que vous êtes indifférent en matière de gouvernement.

- Non pas ! mais, à vrai dire, je n'attache pas une importance excessive à la forme de l'État. Les changements de régime ne changent guère la condition des personnes. Nous ne dépendons point des constitutions ni des chartes, mais des instincts et des mœurs. Rien ne sert de changer le nom des nécessités publiques. Et il n'y a que les imbéciles et les ambitieux pour faire des révolutions.

- Voilà seulement dix ans, répliqua M. Mazure, je me serais fait casser la tête pour la République. Aujourd'hui, je la verrais faire la culbute, que je rirais en me croisant les bras. Les vieux républicains sont méprisés. On n'accorde de faveur qu'aux ralliés. Je ne dis pas cela pour vous, monsieur de Terremondre. Mais je suis dégoûté. J'en arrive à penser comme M. Bergeret. Tous les gouvernements sont ingrats.

- Ils sont tous impuissants, dit M. Bergeret, et j'ai là dans ma poche un petit récit que je voudrais bien vous lire. Je l'ai composé sur une anecdote que mon père m'a plusieurs fois contée. On y voit que le pouvoir absolu est l'impuissance même. Je voudrais avoir votre avis sur cette bagatelle. Si elle ne vous déplaît pas, je l'enverrai à la Revue de Paris.

M. de Terremondre et M. Mazure rapprochèrent leur chaise de celle de M. Bergeret qui tira de sa poche un cahier de papier et se mit à lire d'une voix faible mais claire:

"UN SUBSTITUT"

"Les ministres étaient réunis..."

- Permettez-moi d'écouter, dit M. Paillot, libraire. J'attends Léon qui ne revient pas. Quand il est en course, il ne revient plus. Il faut que je garde la boutique et que je réponde aux clients. Mais j'entendrai au moins une partie de la lecture. J'aime à m'instruire.

- Fort bien, Paillot, dit M. Bergeret.

Et il reprit:

"UN SUBSTITUT".

Les ministres étaient réunis en conseil, sous la présidence de l'Empereur, dans un salon des Tuileries. Napoléon III, silencieux, faisait des marques au crayon sur un plan de cité ouvrière. Son visage allongé et blême semblait étrange, dans sa douceur triste, parmi ces têtes carrées d'hommes pratiques et ces faces colorées d'hommes laborieux. Il souleva à demi les paupières, promena autour de la table ovale son regard vague et doux, et demanda:

- Messieurs, il n'y a plus d'autre affaire sur le tapis?

Sa voix sortait un peu étouffée et sourde à travers d'épaisses moustaches, et elle semblait venir de très loin.

À ce moment, le garde des Sceaux fit à son collègue de l'Intérieur un signe que celui-ci ne parut pas remarquer. - Le garde des Sceaux était alors M. Delarbre, magistrat de naissance, qui avait montré dans de hautes fonctions judiciaires une souplesse décente, interrompue çà et là brusquement par les raideurs d'une dignité professionnelle que rien ne faisait fléchir. On disait que, devenu l'homme de l'Impératrice et des ultramontains, le jansénisme des grands avocats, ses ancêtres, guindait parfois son âme. Mais ceux qui l'approchaient le jugeaient seulement pointilleux, un peu fantasque, indifférent aux grandes affaires que sa pensée n'embrassait point, et entêté de vétilles auxquelles s'ajustait la petitesse de son esprit d'intrigue.

Les deux mains sur les bras dorés de son fauteuil, l'Empereur était prêt à se lever. Delarbre, voyant que le ministre de l'Intérieur, le nez dans des dossiers, évitait son regard, prit le parti de l'interpeller:

- Excusez-moi, mon cher collègue, de soulever une question qui, pour relever de votre département, n'en intéresse pas moins le mien. Mais vous m'aviez vous-même manifesté l'intention de saisir le Conseil de la situation extrêmement délicate créée à un magistrat par le préfet d'un département de l'Ouest.

Le ministre de l'Intérieur souleva un peu ses larges épaules et regarda Delarbre avec quelque impatience. Il avait cet air à la fois jovial et bourru, propre aux grands remueurs d'hommes.

- Oh ! dit-il, ce sont des commérages, des cancans ridicules, des potins que je serais honteux de porter aux oreilles de l'Empereur, si mon collègue de la Justice n'y croyait voir un intérêt que, pour ma part, je ne parviens pas à découvrir.

Napoléon se remit à crayonner.

- Il s'agit du préfet de la Loire-Inférieure, poursuivit le ministre. Ce fonctionnaire a dans son département la réputation d'homme à bonnes fortunes. Et cette légende de vert-galant, qui s'est attachée à son nom, jointe à son aménité bien connue et à son dévouement au Régime, n'a pas peu contribué à la popularité dont il jouit dans les campagnes. Ses assiduités auprès de madame Méreau, la femme du procureur général, ont été remarquées et commentées. Je reconnais que M. le préfet Pélisson a donné aliment à la chronique scandaleuse de Nantes, et qu'on a tenu sur son compte des propos sévères dans les cercles bourgeois du chef-lieu, notamment dans les salons fréquentés par la magistrature. Assurément l'attitude de M. le préfet Pélisson à l'égard de madame Méreau, que sa situation devait protéger contre toute tentative équivoque, serait regrettable si elle se prolongeait. Mais les informations que j'ai recueillies me permettent d'affirmer que madame Méreau n'a pas été positivement compromise et qu'aucun scandale n'est à prévoir. Il suffira d'un peu de prudence et d'attention pour que cette affaire n'ait pas de suites fâcheuses.

Le ministre de l'Intérieur, ayant parlé de la sorte, forma son portefeuille et se renversa dans son fauteuil.

L'Empereur se taisait.

- Permettez, mon cher collègue ! dit sèchement le garde des Sceaux, la femme du procureur général près la cour de Nantes est la maîtresse du préfet de la Loire-Inférieure; cette situation, connue dans tout le ressort, est de nature à porter préjudice au prestige de la magistrature. C'est sur cet état de choses qu'il importe d'attirer l'attention de Sa Majesté.

- Sans doute, reprit le ministre de l'Intérieur - le regard tourné vers les allégories du plafond -, sans doute, de tels faits sont regrettables; pourtant il ne faut rien exagérer; il est possible que le préfet de la Loire-Inférieure ait été un peu imprudent et madame Méreau un peu légère, mais...

Le ministre envoya le reste de sa pensée aux figures mythologiques qui flottaient dans le ciel peint. Il y eut un moment de silence, pendant lequel on entendit le piaillement impudent des moineaux perchés dans les arbres du jardin et sur les corniches du château.

M. Delarbre mordillait ses lèvres minces, et tirait ses favoris austères, pourtant coquets. Il reprit:

- Excusez-moi d'insister: les rapports secrets que j'ai reçus ne laissent aucun doute sur la nature des relations qu'entretiennent l'un avec l'autre M. Pélisson et madame Méreau. Ces relations étaient déjà établies il y a

deux ans. En effet, au mois de septembre 18**, M. le préfet de la Loire-Inférieure fit inviter M. le procureur général à chasser chez le comte de Morainville, député de la troisième circonscription du département, et, en l'absence du magistrat, il s'introduisit dans la chambre de madame Méreau. Il était entré par le potager. Le jardinier vit le lendemain des traces d'escalade et avertit la justice. On fit des recherches; on arrêta même un vagabond qui, n'ayant pu établir son innocence, fit quelques mois de prison préventive. Il était, d'ailleurs, très mal noté et peu intéressant. Aujourd'hui encore, M. le procureur général persiste, à la tête d'une minime fraction de l'opinion publique, à le croire coupable de bris de clôture et d'effraction. La situation n'en est pas moins fâcheuse et préjudiciable, je le répète, au prestige de la magistrature.

Le ministre de l'Intérieur jeta sur la discussion, selon sa coutume, de ces phrases massives qui la ferment et la tiennent close sous leur poids. Il avait, dit-il, ses préfets dans la main; il saurait bien amener M. Pélisson à une appréciation juste des choses, sans prendre aucune mesure rigoureuse contre un fonctionnaire intelligent et zélé qui avait réussi dans son département, et qui était précieux "au point de vue de la situation électorale". Personne ne pouvait se dire plus intéressé que le ministre de l'Intérieur à maintenir la bonne harmonie entre l'autorité départementale et le pouvoir judiciaire.

Cependant l'Empereur gardait cet air de rêve dont s'enveloppait ordinairement son silence. Il songeait, sans doute, à des choses passées, car il dit tout à coup:

- Ce pauvre M. Pélisson, j'ai connu son père. Il s'appelait Anacharsis Pélisson. Il était fils d'un républicain de 1792; républicain lui-même, il écrivait dans les journaux de l'opposition sous le gouvernement de Juillet. Durant ma captivité au fort de Ham, il m'adressa une lettre amicale. Vous ne pouvez vous imaginer la joie que procure à un prisonnier le moindre témoignage de sympathie. Depuis, nous avons suivi des voies différentes. Nous ne nous sommes pas revus. Il est mort.

L'Empereur alluma une cigarette, resta un moment songeur. Puis, se levant:

- Messieurs, je ne vous retiens plus.

De l'allure gauche d'un oiseau à grandes ailes qui marche, il regagna ses appartements particuliers; et les ministres sortirent l'un après l'autre, par la longue enfilade des salons, sous le regard morne des huissiers. Le maréchal ministre de la Guerre tendit son porte-cigares au garde des Sceaux.

- Monsieur Delarbre, faisons-nous quelques pas dehors? J'ai besoin de

me dégourdir les jambes.

Tandis qu'ils longeaient tous deux, par la rue de Rivoli, la grille qui borde la terrasse des Feuillants:

- En fait de cigares, dit le maréchal, je n'aime que les cigares d'un sou, bien secs. Les autres me font tout l'effet de confitures. Vous concevez?...

Il cessa de penser, puis:

- Ce Pélisson dont vous parliez tout à l'heure au Conseil, n'est-ce pas un petit homme sec, noiraud, qui était sous-préfet à Saint-Dié, il y a cinq ans?

Delarbre répondit qu'en effet Pélisson avait été sous-préfet dans les Vosges.

- Aussi je me disais: Je connais Pélisson. Et je me rappelle très bien madame Pélisson. J'ai dîné à côté d'elle à Saint-Dié, où je m'étais rendu pour l'inauguration d'un monument. Vous concevez?...

- Quel genre de femme est-ce? demanda Delarbre.

- Petite, noire, mince. Une fausse maigre. Le matin, en robe montante elle n'avait l'air de rien. Le soir à table, décolletée avec des fleurs dans le creux, très agréable.

- Mais moralement, maréchal?

- Moralement?... Je ne suis pas un imbécile, n'est-ce pas? Eh bien ! je n'ai jamais rien compris au moral d'une femme. Tout ce que je peux vous dire, c'est que madame Pélisson passait pour sentimentale. On disait qu'elle aimait les beaux hommes.

- Elle vous l'a laissé deviner, mon cher maréchal?

- Pas le moins du monde. Elle m'a dit au dessert: "Je raffole de l'éloquence. Un noble langage me transporte". Je n'ai pas pu prendre cette déclaration pour moi. Il est vrai que j'avais prononcé le matin une allocution. Mais je l'avais fait rédiger par mon aide de camp, officier d'artillerie, myope. Il avait écrit si fin que je ne pouvais pas lire... Vous concevez?...

Ils avaient atteint la place Vendôme. Delarbre tendit sa petite main sèche au maréchal, et se coula sous la voûte du ministère.

* * *

La semaine suivante, à l'issue du Conseil, quand déjà les ministres se retiraient, l'Empereur posa la main sur l'épaule du garde des Sceaux:

- Mon cher monsieur Delarbre, lui dit-il, j'ai appris par hasard - dans ma position, on n'apprend rien que par hasard - qu'un poste de substitut était vacant au parquet de Nantes. Je vous prie de songer pour cette

place à un jeune docteur en droit très méritant, qui a fait une thèse remarquable sur les Trade's unions. Il se nomme Chanot. C'est le neveu de madame Ramel. Il doit vous demander audience aujourd'hui même. Si vous me la proposez, je signerai sa nomination avec plaisir.

L'Empereur avait prononcé tendrement le nom de sa sœur de lait, qu'il n'avait cessé d'aimer, tandis que, républicaine parmi des républicains, elle repoussait ses avances, refusait, veuve et pauvre, les offres du maître, et dans son grenier s'indignait librement du coup d'État. Mais après quinze ans, cédant enfin à la bienveillance obstinée de Napoléon III, elle était venue, en témoignage de réconciliation, solliciter du prince une faveur, non pour elle, mais pour son neveu le jeune Chanot, docteur en droit, l'honneur de l'École, disaient ses professeurs. Encore était-ce une faveur austère que madame Ramel demandait à son frère de lait; l'accès du parquet ouvert au jeune Chanot ne pouvait sembler un passe-droit. Mais madame Ramel désirait vivement que son neveu fût envoyé dans la Loire-Inférieure où il avait ses parents. Cette circonstance revint à l'esprit de Napoléon, qui la fit connaître à son ministre de la Justice.

- Il y aurait grand intérêt, dit-il, à ce que mon candidat fût nommé à Nantes, dont il est originaire et où ses parents habitent. Cette considération est importante pour un jeune homme peu fortuné et qui aime la vie de famille.

- Chanot... laborieux, méritant et peu fortuné... reprit le ministre.

Il ajouta qu'il s'empresserait d'agir conformément au désir exprimé par Sa Majesté. Il craignait seulement que le procureur général ne lui eût déjà soumis une liste de propositions sur laquelle, naturellement, ne figurait point le nom de Chanot. Ce procureur général était précisément M. Méreau, dont il avait été question au précédent Conseil. Le garde des Sceaux avait à cœur d'user envers lui de bons procédés. Mais il s'efforcerait de donner à cette affaire une suite conforme aux intentions exprimées par Sa Majesté.

Il s'inclina et prit congé. C'était son jour d'audience. Sitôt entré dans son cabinet, il demanda à Labarthe, son secrétaire, s'il y avait beaucoup de monde dans l'antichambre. Il y avait deux présidents de cour, un conseiller à la Cour de cassation, le cardinal-archevêque de Nicomédie, une foule de juges, d'avocats et de prêtres. Le ministre demanda s'il y avait aussi un nommé Chanot. Labarthe fouilla dans le plateau d'argent et découvrit, dans la multitude des cartes, celle de Chanot, docteur en droit, lauréat de la Faculté de droit de Paris. Le ministre le fit appeler le premier, recommandant seulement qu'on le lui amenât par les couloirs de service, afin de ne pas offenser la magistrature et le clergé.

Le ministre s'assit devant sa table et murmura tout seul: "Sentimentale, a dit le maréchal, aimant les beaux hommes, et qui parlent bien..."

L'huissier introduisit dans le cabinet un grand jeune homme long, courbé, à lunettes, le crâne pointu, dont tout l'être disgracieux exprimait à la fois la timidité des solitaires et l'audace des penseurs.

Le garde des Sceaux l'examina de la tête aux pieds et vit qu'il avait des joues d'enfant et pas d'épaules. Il lui fit signe de s'asseoir. Le solliciteur, s'étant mis au bord du fauteuil, ferma les yeux et commença à parler avec abondance.

- Monsieur le Ministre, je viens solliciter de votre haute bienveillance l'accès de la magistrature. Peut-être Votre Excellence jugera-t-elle que les notes que j'ai obtenues aux divers examens que j'ai subis, et un prix qui m'a été décerné pour un travail sur les Trade's unions sont des titres suffisants, et que le neveu de madame Ramel, sœur de lait de l'Empereur, n'est pas tout à fait indigne...

Le garde des Sceaux l'arrêta d'un geste de sa petite main jaune.

- Sans doute, monsieur Chanot, sans doute, une auguste protection, qui ne se serait pas égarée sur un sujet indigne, vous est acquise. Je le sais, l'Empereur vous porte beaucoup d'intérêt. Vous demandez un siège de juge suppléant, monsieur Chanot?

- Votre Excellence, répondit Chanot, mettrait le comble à mes vœux si elle me nommait substitut à Nantes, où j'ai ma famille.

Delarbre fixa sur Chanot ses prunelles de plomb et dit sèchement:

- Il n'y a pas de vacance au parquet de Nantes.

- Que votre Excellence me pardonne, je croyais...

Le ministre se leva.

- Il n'y en a pas.

Et tandis que Chanot gagnait gauchement la porte et cherchait, tout en faisant des saluts, une issue à travers les lambris blancs, le garde des Sceaux lui dit avec un air persuasif et d'un ton presque confidentiel:

- Croyez-moi, monsieur Chanot, dissuadez madame votre tante de nouvelles sollicitations qui ne pourraient que vous nuire, loin de vous être de quelque profit. Sachez que l'Empereur s'intéresse à vous, et comptez sur moi.

Dès que la porte fut refermée, le ministre appela son secrétaire:

- Labarthe, amenez-moi votre candidat.

* * *

Le soir, à huit heures, Labarthe entra dans une maison de la rue Jacob, monta l'escalier jusqu'aux toits et cria du palier:

- Es-tu prêt, Lespardat?

La porte d'un petit grenier s'ouvrit. Il y avait là, sur une étagère, quelques livres de droit et des romans débrochés; au-dessus du lit, un loup de velours noir à barbe de dentelle, un bouquet de violettes séchées et des fleurets. Au mur, un mauvais portrait de Mirabeau, gravé en taille-douce. Au milieu de la chambre, un grand garçon brun faisait des haltères. Il avait les cheveux crépus, le front bas, des yeux marron extrêmement doux et riants, un nez frémissant comme des naseaux de cheval, et, dans sa bouche agréablement ouverte, des dents de loup.

- Je t'attendais, dit-il.

Labarthe le pressa de s'habiller. Il avait faim. À quelle heure dîneraient-ils?

Lespardat, ayant posé ses haltères sur le plancher, ôta son veston, et découvrit la nuque d'hercule qui attachait sa tête ronde à ses larges épaules.

- Il a l'air d'avoir au moins vingt-six ans, pensa Labarthe.

Dès que Lespardat eut passé sa jaquette dont le drap mince laissait suivre le jeu puissant et facile des muscles, Labarthe le poussa dehors.

- Nous serons chez Magny dans trois minutes. J'ai le coupé du ministère.

Au cabaret, ils demandèrent un cabinet particulier, ayant à causer.

Après la sole et le pré-salé, Labarthe résuma nettement la question:

- Écoute-moi bien, Lespardat. Tu verras mon ministre demain, ta nomination sera proposée par le procureur général de Nantes jeudi, et soumise lundi à la signature de l'Empereur. On la lui fera donner par surprise, au moment où il s'occupera avec Alfred Maury de déterminer l'emplacement d'Alésia. L'Empereur signe tout ce qu'on veut quand il étudie la topographie des Gaules au temps de César. Mais sache bien ce qu'on attend de toi. Il faut que tu plaises à madame la préfète. Il faut que tu lui plaises jusqu'au bout. C'est seulement à cette extrémité que la magistrature sera vengée.

Lespardat dévorait et écoutait, content, souriant, dans sa fatuité ingénue.

- Mais, dit-il, quelle idée a germé dans la tête de Delarbre? Je le croyais austère.

Labarthe, levant son couteau, l'arrêta:

- D'abord, mon ami, je te prie de ne pas compromettre mon ministre, qui doit demeurer étranger à tout ce dont il s'agit ici. Mais puisque tu as nommé Delarbre, je dirai que son austérité est une austérité janséniste. Il est arrière-neveu du diacre Pâris. Son grand-oncle maternel était ce M. Carré de Montgeron qui défendit devant le Parlement les convulsionnaires du cloître Saint-Médard. Or, les jansénistes exercent volontiers leur austérité autour des alcôves; ils ont du penchant pour les polissonneries diplomatiques et canoniques. C'est l'effet de leur pureté parfaite. Et puis ils lisent la Bible. L'Ancien Testament est plein d'histoires du genre de la tienne, mon cher Lespardat.

Lespardat n'écoutait pas. Il nageait dans une joie naïve. Il se demandait: "Que dira le père? que dira la mère?" songeant à ses parents, épiciers peu fortunés d'Agen. Et il associait vaguement sa fortune naissante à la gloire de Mirabeau, son grand homme préféré. Il avait, depuis le collège, rêvé une destinée pleine de femmes et d'éloquence.

Labarthe ramena à lui l'attention de son jeune ami.

- Vous savez, monsieur le substitut, que vous n'êtes pas inamovible. Si après un délai normal vous n'avez pas été agréable à madame Pélisson, je dis tout à fait agréable, vous tombez en disgrâce.

- Mais, demanda Lespardat avec candeur, combien de temps me donnes-tu pour plaire excessivement à madame Pélisson?

- Jusqu'aux vacances, répondit gravement le secrétaire du ministre. Nous te donnons en outre toutes sortes de facilités, missions secrètes, congés, etc. Tout, excepté de l'argent. D'abord nous sommes un gouvernement honnête. On ne le croit pas. Mais on saura plus tard que nous n'étions pas des tripoteurs. Ainsi Delarbre: il a les mains propres. Et puis les fonds secrets sont à l'Intérieur, du côté du mari. Ne compte que sur tes deux mille quatre cents francs d'appointements et ta bonne mine pour séduire madame Pélisson.

- Est-elle jolie, ma préfète? demanda Lespardat.

Il fit cette question négligemment, sans en exagérer l'importance, tranquille comme un très jeune homme qui trouve toutes les femmes belles. En manière de réponse, Labarthe jeta sur la table la photographie d'une dame maigre en chapeau rond, avec de doubles bandeaux tombant sur un cou brun.

- Voici, dit-il, le portrait-carte de madame Pélisson. Le cabinet l'a demandé à la préfecture de police, qui l'a expédié après y avoir apposé le timbre de la Sûreté, comme tu vois.

Lespardat le saisit vivement entre ses doigts carrés:

- Elle est belle, dit-il.

- As-tu un plan? demanda Labarthe, un système de séduction raisonnée?

- Non, répondit simplement Lespardat.

Labarthe, qui était intellectuel, objecta qu'il fallait pourtant prévoir, combiner, ne pas se laisser prendre au dépourvu par les circonstances.

- Il est certain, ajouta-t-il, que tu seras invité aux bals de la préfecture et que tu danseras avec madame Pélisson. Sais-tu danser? Montre-moi comment tu danses.

Lespardat se leva et, tenant sa chaise embrassée, fit un tour de valse, avec un air d'ours gentil.

Labarthe l'examinait, très grave, à travers son lorgnon.

- Tu es lourd, gauche, sans cette morbidesse irrésistible qui...

- Mirabeau dansait mal, dit Lespardat.

- Après tout, dit Labarthe, c'est peut-être que la chaise ne t'inspire pas.

Quand ils se retrouvèrent tous deux sur le trottoir humide de l'étroite rue Contrescarpe, ils rencontrèrent des filles qui allaient et venaient du carrefour Buci aux débits de liqueurs de la rue Dauphine. Comme l'une d'elles, épaisse et lourde, dans sa triste robe noire, passait morne, les jambes molles, sous un réverbère, Lespardat la saisit brusquement par la taille, la souleva et lui fit faire deux tours de valse sur le pavé gras et dans le ruisseau, avant qu'elle eût pu se reconnaître.

Remise de son étonnement, elle hurla les plus sales injures à son cavalier qui l'emportait d'un élan irrésistible. Il faisait lui-même l'orchestre, de sa voix de baryton chaude et entraînante comme une musique militaire, et tournoyait avec la fille si furieusement qu'éclaboussés par toute l'eau et la boue de la rue, ils heurtaient ensemble les brancards des fiacres rôdeurs et sentaient à leur cou le souffle des chevaux. Après quelque temps de valse, elle, sans colère, la tête abandonnée sur la poitrine du jeune homme, lui murmura à l'oreille:

- Tu es tout de même un joli garçon, toi. Tu dois les rendre heureuses, hein? les femmes de Bullier !

- C'est assez, mon ami, cria Labarthe. Ne te fais pas mettre au poste. Viens, tu vengeras la magistrature !

* * *

À quatre mois de là, dans la lumière dorée d'un jour de septembre, M. le ministre de la Justice et des Cultes, passant avec son secrétaire sous

les arcades de la rue de Rivoli, reconnut M. Lespardat, substitut à Nantes, au moment même ou le jeune magistrat entrait précipitamment à l'hôtel du Louvre.

- Labarthe, demanda le ministre, saviez-vous que votre protégé fût à Paris? N'a-t-il donc rien qui le retienne à Nantes? Voilà quelque temps déjà, ce me semble, que vous ne me communiquez plus de notes confidentielles le concernant. Ses débuts m'intéressaient, mais je ne sais pas encore s'il répond entièrement à l'opinion avantageuse que vous aviez conçue de lui.

Labarthe prit la défense du substitut; il rappela au ministre que Lespardat était en congé régulier; que tout de suite, à Nantes, il avait gagné la confiance de ses supérieurs hiérarchiques, et qu'en même temps il s'était concilié les bonnes grâces du préfet.

- M. Pélisson, ajouta-t-il, ne peut plus se passer de lui. C'est Lespardat qui organise les concerts de la Préfecture.

Cependant le ministre et son secrétaire poursuivaient leur chemin, vers la rue de la Paix, le long des arcades, s'arrêtant çà et là devant les vitrines des marchands de photographies.

- Il y a trop de nudités exposées à ces devantures, dit le ministre. Il conviendrait de réprimer la licence des étalages. Les étrangers nous jugent sur les apparences, et de tels spectacles sont de nature à nuire au bon renom du pays et du régime.

Soudainement, au coin de la rue de l'Échelle, Labarthe avertit son ministre de regarder une femme qui venait vers eux rapide et voilée. Mais Delarbre, l'ayant examinée, la trouva fort ordinaire, trop menue, pas élégante.

- Elle est mal chaussée, dit-il; c'est une provinciale.

Quand elle les eut croisés:

- Votre Excellence ne se trompe pas, dit Labarthe. C'est madame Pélisson.

À ce nom, le ministre, intéressé, retourna vivement sur ses pas. Par un vague sentiment de sa dignité, il n'osait la suivre. Mais sa curiosité perçait dans son regard.

Labarthe l'encouragea.

- Je parie, monsieur le ministre, qu'elle ne va pas bien loin.

Ils hâtèrent tous deux le pas, et virent madame Pélisson suivre les arcades, longer la place du Palais-Royal, puis, ayant jeté à droite et à gauche des regards inquiets, disparaître dans l'hôtel du Louvre.

Alors le ministre se mit à rire du fond de sa gorge. Ses petites prunelles de plomb s'enflammèrent. Et il prononça entre ses dents cette parole que son secrétaire devina plutôt qu'il ne l'entendit:

- La magistrature est vengée !

* * *

Le même jour, l'Empereur, en résidence à Fontainebleau, fumait des cigarettes dans la bibliothèque du Palais. Il se tenait immobile, de l'air d'un mélancolique oiseau de mer, contre l'armoire où l'on garde la cotte de mailles de Monaldeschi. Violet-le-Duc et Mérimée, tous deux ses familiers, étaient à ses côtés.

Il demanda:

- Monsieur Mérimée, pourquoi aimez-vous les ouvrages de Brantôme?

- Sire, répondit Mérimée, j'y retrouve la race française avec ses bons et ses mauvais côtés. Elle n'est jamais pire que lorsqu'elle est sans chef pour lui montrer un noble but.

- Vraiment, dit l'Empereur, on voit cela dans Brantôme?

- On y voit aussi, reprit Mérimée, l'influence des femmes dans les affaires de l'État.

À ce moment madame Ramel entra dans la galerie. Napoléon avait donné l'ordre qu'on la laissât venir à lui, dès qu'elle se présenterait. En voyant sa sœur de lait, il fit paraître autant de joie que son visage muet et triste en pouvait contenir.

- Ma bonne madame Ramel, demanda-t-il, comment se trouve votre neveu à Nantes? Est-il satisfait?

- Mais, Sire, dit madame Hamel, il n'y a pas été envoyé. Un autre a été nommé à sa place.

- C'est bizarre, murmura le souverain pensif.

Puis posant sa main sur l'épaule de l'académicien:

- Mon cher monsieur Mérimée, on croit que je règle le sort de la France, de l'Europe et du monde. Et je ne peux pas faire nommer un substitut de sixième classe, à deux mille quatre cents francs d'appointements.

XV

Ayant terminé sa lecture, M. Bergeret plia son manuscrit et le mit dans sa poche. M. Mazure, M. Paillot et M. de Terremondre inclinèrent trois fois la tête en silence.

Puis, ce dernier posa la main sur la manche de Bergeret:

- Ce que vous venez de nous lire, cher monsieur, lui dit-il, est véritablement...

À ce mot, Léon se précipita dans la boutique et s'écria avec émotion et importance:

- On vient de trouver madame Houssieu étranglée dans son lit.

- C'est singulier ! dit M. de Terremondre.

- D'après l'état du corps, ajouta Léon, on croit que la mort remonte à trois jours.

- Alors, remarqua M. Mazure, archiviste, ce serait samedi que le crime aurait été commis.

Paillot, libraire, demeuré jusque-là muet, la bouche ouverte, respectueux de la mort, ressemblait ses souvenirs:

- Samedi, vers cinq heures de l'après-midi, j'ai très bien entendu des cris étouffés et le bruit sourd produit par la chute d'un corps. J'ai même dit à ces messieurs(il se tourna vers M. de Terremondre et vers M. Bergeret) qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire dans la maison de la reine Marguerite.

Personne ne confirma l'avantage que se donnait le libraire qui seul, par l'acuité de ses sens et la subtilité de son jugement, avait eu soupçon de l'acte dans le moment où il s'accomplissait.

Paillot, après un silence respectueux, reprit:

- Dans la nuit du samedi au dimanche, j'ai dit à madame Paillot: "On n'entend plus rien dans la maison de la reine Marguerite."

M. Mazure demanda l'âge de la victime. Paillot lui répondit que madame Houssieu avait de soixante-dix-neuf à quatre-vingts ans, qu'elle était veuve depuis cinquante ans, qu'elle possédait des terres, des valeurs et une forte somme d'argent, mais qu'avare et fantasque elle n'avait point de servante, cuisait elle-même ses aliments dans la cheminée de sa chambre et vivait seule parmi des débris de meubles et de vaisselle, recouverts d'une poussière d'un quart de siècle. Il y avait plus de vingt-cinq ans en effet qu'on n'avait donné un coup de balai dans la maison de la reine Marguerite. Madame Houssieu sortait peu, se procurait des vivres pour une semaine entière et ne recevait personne chez elle, hors le garçon boucher et deux ou trois gamins qui faisaient des commissions.

- Et l'on croit que le crime a été commis samedi dans l'après-midi? demanda M. de Terremondre.

- On s'en doute, par l'état du corps, répondit Léon. Il paraît qu'il est affreux à voir.

- Samedi, dans l'après-midi, reprit M. de Terremondre, nous étions ici, séparés seulement par un mur de la scène horrible, et nous causions de choses indifférentes.

Il y eut encore un long silence. Puis on demanda si l'assassin était pris, ou si seulement on le connaissait. Mais Léon ne put, malgré son zèle, répondre à ces questions.

Une ombre, sans cesse épaissie et qui semblait funèbre, s'étendait sur la boutique de librairie. Elle était produite par la foule noire des curieux amassés sur la place devant la maison du crime.

- On attend sans doute le commissaire de police et le parquet, dit l'archiviste Mazure.

Paillot, qui était doué d'une exquise prudence, craignant que le peuple curieux ne brisât les glaces de la montre, ordonna à Léon de fermer les volets.

- Vous ne laisserez ouverte, dit-il, que la devanture qui donne sur la rue des Tintelleries.

Cette mesure de précaution parut empreinte d'une certaine délicatesse morale. Ces messieurs "du coin des bouquins" l'approuvèrent. Mais comme la rue des Tintelleries était étroite et parce que, de ce côté, des affiches et des modèles de dessin couvraient les glaces, la boutique se trouva noyée dans l'obscurité.

La rumeur de la foule, imperceptible tout à l'heure, s'entendait dans l'ombre et se prolongeait, sourde, grave, presque terrible, exprimant l'unanimité du sentiment moral.

M. de Terremondre, ému, traduisit de nouveau la pensée dont il était frappé.

- C'est singulier, dit-il; pendant que le crime s'accomplissait si près de nous, nous causions tranquillement de choses indifférentes.

Alors M. Bergeret inclina la tête vers l'épaule gauche, regarda au loin et parla de la sorte:

- Cher monsieur, permettez-moi de vous dire qu'il n'y a rien là de singulier. Il n'est pas d'usage, lorsqu'une action criminelle s'accomplit, que les conversations s'arrêtent d'elles-mêmes, autour de la victime, dans un rayon de quelques lieues ou seulement de quelques pas. Un mouvement inspiré par la pensée la plus scélérate ne produit que des effets naturels.

M. de Terremondre ne répondit pas à ce discours et le reste des auditeurs se détourna de M. Bergeret avec un vague sentiment d'inquiétude et de réprobation.

Le maître de conférences à la Faculté des lettres poursuivit toutefois:

- Et comment un acte aussi naturel et fréquent que le meurtre produirait-il des effets rares et singuliers? Tuer est ordinaire à l'animal et surtout à l'homme. Le meurtre a été longtemps estimé dans les sociétés humaines comme une forte action et il subsiste encore dans nos mœurs et dans nos institutions des traces de cette antique estime.

- Quelles traces? demanda M. de Terremondre.

- Elles se retrouvent, répondit M. Bergeret, dans les honneurs qu'on rend aux militaires.

- Ce n'est pas la même chose, dit M. de Terremondre.

- Assurément, dit M. Bergeret. Mais toutes les notions humaines ont pour mobile la faim ou l'amour. La faim instruisit les barbares au meurtre, les poussa aux guerres, aux invasions. Les peuples civilisés sont comme les chiens de chasse. Un instinct corrompu les excite à détruire sans profit ni raison. La déraison des guerres modernes se nomme intérêt dynastique, nationalités, équilibre européen, honneur. Ce dernier motif est peut-être de tous le plus extravagant, car il n'est pas un peuple au monde qui ne soit souillé de tous les crimes et couvert de toutes les hontes. Il n'en est pas un qui n'ait subi toutes les humiliations que la fortune puisse infliger à une misérable troupe d'hommes. Si toutefois il subsiste encore un honneur dans les peuples, c'est un étrange moyen de le soutenir que de faire la guerre, c'est-à-dire de commettre tous les crimes par lesquels un particulier se déshonore: incendie, rapines, viol, meurtre. Et quant aux actions dont l'amour est le mobile, elles sont pour la plupart aussi violentes, aussi furieuses, aussi cruelles, que les actions inspirées par la faim, en sorte qu'il faut conclure que l'homme est une bête malfaisante. Mais il reste à chercher pourquoi je le sais et d'où vient que j'en ressens de la douleur et de l'indignation. S'il n'existait que le mal, on ne le verrait pas, comme la nuit n'aurait pas de nom si le jour ne se levait jamais.

Cependant M. de Terremondre avait assez accordé à la religion de la tendresse et de la dignité humaine en se reprochant d'avoir conversé d'une manière gaie et légère dans la minute du crime et si près de la victime. Il commença de considérer la fin tragique de madame veuve Houssieu comme un accident familier qui peut se regarder en face et dont on découvre les conséquences. Il songea que rien maintenant ne l'empêchait d'acheter la maison de la reine Marguerite, pour y mettre

ses collections de meubles, de faïences et de tapisseries, et de constituer de cette manière une sorte de musée municipal. Il comptait, pour prix de ses soins et de sa munificence, recevoir avec les louanges de ses compatriotes la croix de la Légion d'honneur et peut-être le titre de correspondant de l'Institut.

Il avait aux Inscriptions deux ou trois camarades, comme lui vieux garçons, avec lesquels parfois il déjeunait à Paris dans quelque cabaret, en contant des histoires de femmes. Et il n'y avait pas de correspondant pour la région.

Aussi eut-il déjà l'idée de déprécier l'immeuble convoité.

- Elle ne tient plus debout, dit-il, la maison de la reine Marguerite. Les poutres des planchers tombaient en lambeaux d'amadou sur la pauvre octogénaire. Il faudra dépenser des sommes immenses pour la remettre en état.

- Le mieux, dit l'archiviste Mazure, serait de la mettre à bas et de transporter la façade dans la cour du musée. Il serait dommage en effet d'abandonner aux démolisseurs l'écu de Philippe Tricouillard.

On entendit un grand mouvement de foule humaine sur la place. C'était le public que la police refoulait pour donner aux magistrats accès dans la maison du crime.

Paillot passa le nez par la porte entrouverte:

- Voici, dit-il, M. Roquincourt le juge d'instruction, avec son greffier, M. Surcouf. Ils sont entrés dans la maison.

Les académiciens du "coin des bouquins" s'étaient glissés, l'un après l'autre, derrière le libraire, sur le trottoir de la rue des Tintelleries d'où ils observaient les grands mouvements de peuple qui agitaient la place Saint-Exupère.

Paillot reconnut dans la foule M. le premier président Cassignol. Le vieillard faisait sa promenade quotidienne. La foule agitée, qui l'avait surpris dans son itinéraire, inquiétait sa marche petite et sa vue affaiblie. Il allait, encore droit et ferme, portant haut sa tête desséchée et blanche.

Paillot, l'apercevant, courut au-devant de lui, tira sa calotte de velours et, lui tendant le bras, l'invita à venir s'asseoir dans la boutique.

- Quelle imprudence à vous, monsieur Cassignol, de traverser une telle cohue ! On dirait une émeute.

À ce mot d'émeute, le vieillard eut comme la vision du siècle révolutionnaire dont il avait vu les trois quarts. Il entrait dans sa quatre-vingt-septième année et comptait déjà vingt-cinq ans d'honorariat.

Soutenu par le libraire Paillot, il franchit le pas de la boutique et s'assit sur une chaise de paille, au milieu des académiciens respectueux. Sa canne de jonc, à pomme d'argent, tremblait sous sa main entre ses cuisses creuses. Son échine était plus raide que le dossier de son siège. Il tira, pour les essuyer, ses lunettes d'écaille et fut lent à les remettre. Il avait perdu la mémoire des visages, et, bien qu'il eût l'oreille dure, c'est à la voix qu'il reconnaissait les gens.

Il s'enquit en peu de mots de la cause des rassemblements qui s'étaient formés sur la place et il écouta à peine la réponse que lui fit M. de Terremondre. Son cerveau, sain et durci, conservé comme dans la myrrhe, ne recevait plus aucune empreinte nouvelle, tandis que les idées et les passions anciennes y demeuraient profondément fixées.

MM. de Terremondre, Mazure et Bergeret, debout, l'entouraient. Ils ignoraient son histoire, perdue dans un passé immémorial. Ils savaient seulement qu'il avait été le disciple, l'ami, le compagnon de Lacordaire et de Montalembert, qu'il avait résisté à l'Empire dans les limites exactes de son droit et de sa fonction, qu'il avait essuyé jadis les affronts de Louis Veuillot, et que, tous les dimanches, il allait à la messe, un gros livre sous le bras. Ils le voyaient, comme toute la ville, accompagné de son antique probité et de la gloire d'avoir soutenu durant sa vie entière la cause de la liberté. Mais aucun d'entre eux n'aurait pu dire de quelle façon il était libéral, car aucun n'avait lu cette phrase d'une brochure publiée par M. Cassignol en 1852 sur les affaires de Rome: "Il n'y a de liberté que celle qui croit en Jésus-Christ et à la dignité morale de l'homme". On disait que, gardant, à son âge, l'activité de son esprit, il classait sa correspondance et travaillait à un livre sur les rapports de l'Église et de l'État. Il parlait encore avec abondance et vivacité.

Dans la conversation, qu'il suivait mal, entendant prononcer le nom de M. Garrand, procureur de la République, il dit, en regardant la pomme de sa canne comme le seul témoin des jours anciens qui subsistât encore:

- J'ai connu en 1838, à Lyon, un procureur du roi qui avait une haute idée de ses fonctions. Il soutenait qu'un des attributs du ministère public était l'infaillibilité, et que le procureur du roi ne peut pas plus se tromper que le roi lui-même. Il se nommait M. de Clavel, et il a laissé des ouvrages estimés sur l'instruction criminelle.

Et le vieillard se tut, solitaire, avec ses souvenirs, au milieu des hommes.

Paillot, sur le pas de la porte, regardait au-dehors.

- Voici M. Roquincourt qui sort de la maison.

M. Cassignol, songeant aux choses passées, dit:

- J'ai fait mes débuts au parquet. J'étais sous les ordres de M. de Clavel, qui me répétait sans cesse: "Pénétrez-vous bien de cette maxime: L'intérêt de l'accusé est sacré, l'intérêt de la société est deux fois sacré, l'intérêt de la justice est trois fois sacré". Les principes métaphysiques avaient alors plus de force sur les esprits qu'ils n'en ont maintenant.

- C'est bien vrai, dit M. de Terremondre.

- On emporte une table de nuit, du linge et une petite voiture à bras, dit Paillot; ce sont sans doute des pièces à conviction.

M. de Terremondre, n'y tenant plus, alla voir charger la voiture. Tout à coup, le sourcil froncé, il s'écria:

- Sacrebleu !

Et, sous le regard interrogateur de Paillot, il ajouta:

- Rien ! Rien !

Il avait, subtil amateur, discerné, parmi les objets saisis, un pot à eau de porcelaine à la Reine, et il se promettait d'en demander des nouvelles, après le jugement, au greffier Surcouf, qui était serviable. Il usait de ruse pour former ses collections. "On fait comme on peut, se disait-il à lui-même. Les temps sont durs."

- Je fus nommé substitut à vingt-deux ans, reprit M. Cassignol. Alors, mes longs cheveux bouclés, mes joues imberbes et roses, me donnaient un air de jeunesse qui me désolait. Je dus, pour inspirer le respect, affecter un air grave et garder un maintien sévère. Je remplis mes fonctions avec une application qui fut récompensée. À trente-trois ans, j'étais procureur général au Puy.

- C'est une ville pittoresque, dit M. Mazure.

- En vertu de mes nouvelles fonctions, je dus requérir dans une affaire peu intéressante, si l'on ne regarde que la nature du crime et le caractère de l'accusé, mais qui avait bien son importance, puisqu'il s'agissait de faire tomber une tête. Un fermier assez riche avait été trouvé assassiné dans son lit. J'omets les circonstances du crime qui demeurent pourtant fixées dans ma mémoire; mais elles sont des plus banales. Il suffira de dire que, dès le début de l'instruction, les soupçons se portèrent sur un garçon de charrue, serviteur de la victime. Cet homme était âgé d'une trentaine d'années. Il se nommait Poudrailles, Hyacinthe Poudrailles. Il avait disparu brusquement le lendemain du crime. On l'avait trouvé dans un cabaret où il faisait d'assez grosses dépenses. De fortes présomptions le désignaient comme l'auteur de cet

assassinat. Il fut reconnu possesseur d'une somme de soixante francs dont il ne put justifier la provenance; ses vêtements portaient des traces de sang. Deux témoins l'avaient vu rôder autour de la ferme dans la nuit du crime. Il est vrai qu'un autre témoin lui fournissait un alibi; mais ce témoin était d'une immoralité notoire.

L'instruction avait été très bien conduite par un juge d'une habileté consommée. L'acte d'accusation était dressé avec beaucoup d'art. Mais Poudrailles n'avait pas fait d'aveux. Et à l'audience, dans tout le cours des débats, il se renferma dans un système de dénégations dont rien ne put le faire sortir. J'avais préparé mon réquisitoire avec le soin dont j'étais capable et la conscience d'un homme jeune qui ne veut pas paraître trop inégal à ses hautes fonctions. Je mis à le prononcer toute l'ardeur de mon âge. L'alibi fourni par la femme Cortot, qui prétendait avoir gardé Poudrailles chez elle, au Puy, pendant la nuit du crime, m'embarrassait beaucoup. Je m'efforçai de le détruire. Je menaçai la femme Cortot des peines dues aux faux témoins. Un de mes arguments frappa surtout l'esprit des jurés. Je leur rappelai qu'au dire des voisins, les chiens de garde n'avaient point aboyé à l'assassin. C'est donc qu'ils le connaissaient. Ce n'était donc pas un étranger. C'était le valet de charrue, c'était Poudrailles. Enfin, je demandai sa tête. Et je l'obtins. Poudrailles fut condamné à mort à la majorité des voix. Après la lecture de la sentence, il s'écria d'une voix forte: "Je suis innocent !" Alors un doute terrible me saisit. Je songeai qu'après tout il pouvait dire vrai et que cette certitude que j'avais fait passer dans l'esprit des jurés n'était point en moi. Mes confrères, mes maîtres, mes aînés et jusqu'à l'avocat du condamné venaient me féliciter de ce beau succès, applaudir ma jeune et redoutable éloquence. Ces louanges m'étaient douces. Vous connaissez, messieurs, la délicate pensée de Vauvenargues sur les premiers rayons de la gloire. Cependant la voix de Poudrailles disant: "Je suis innocent", résonnait à mon oreille.

Il me restait des doutes et j'avais besoin de me développer sans cesse à moi-même mon réquisitoire.

Le pourvoi de Poudrailles fut rejeté et mes incertitudes augmentèrent. En ce temps-là les grâces n'arrêtaient point avec une fréquence excessive l'effet des sentences de mort. Poudrailles implora vainement la commutation de peine. Le matin du jour fixé pour l'exécution, quand déjà l'échafaud était dressé au Martouret, je me rendis à la prison, me fis ouvrir la cellule du condamné et, resté seul en face de lui: "Rien, lui dis-je, ne peut changer votre sort. S'il subsiste en vous un bon sentiment, dans l'intérêt de votre âme et pour le repos de mon esprit, Poudrailles, dites-moi si vous êtes coupable du crime pour lequel vous êtes

condamné". Il me regarda quelques instants sans répondre. Je vois encore sa face plate et sa large bouche muette. J'eus un moment d'angoisse terrible. Enfin il inclina la tête de haut en bas et murmura d'une voix faible mais distincte: "Maintenant que je n'ai plus de méfiance, je peux bien le dire, que j'ai fait la chose. Et j'ai eu plus de mal qu'on ne croit, parce que le vieux avait de la force. Et même, il était méchant". En entendant cet aveu suprême, je poussai un grand soupir de soulagement.

M. Cassignol se tut, fixa longtemps sur la pomme de sa canne le regard de ses prunelles effacées et déteintes, puis prononça ces paroles:

- Durant ma longue carrière de magistrat, je n'ai jamais eu connaissance d'une erreur judiciaire.

- Voilà une affirmation rassurante, dit M. de Terremondre.

- J'en demeure glacé d'effroi, murmura M. Bergeret.

XVI

Cette année-là, comme les autres, M. le préfet Worms-Clavelin alla chasser à Valcombe, chez M. Dellion, maître de forges, conseiller général, qui avait les plus belles chasses de la région. M. le préfet se plaisait beaucoup à Valcombe; il était flatté d'y rencontrer quelques personnes de bonne famille, notamment les Gromance et les Terremondre, et il prenait un intime plaisir à démonter des faisans. Aussi le voyait-on mener par les layons du bois une joie volumineuse. Il tirait avec des écarts de jambe, des haussements d'épaule, des inclinaisons de tête, des clignements d'yeux et des froncements de sourcils, à la façon des locataires de Bois-Colombes, bookmakers et limonadiers, ses premiers compagnons de chasse. Il annonçait bruyamment, avec une satisfaction indiscrète, les pièces qu'il avait abattues; et, s'attribuant parfois celles que ses voisins faisaient dégringoler près de lui, il allumait des colères qu'il amortissait ensuite par l'égalité de son humeur et par une entière ignorance d'avoir pu mécontenter personne. Dans toute son attitude, il unissait agréablement à l'importance du fonctionnaire la familiarité du joyeux convive. Il lançait aux gens leurs titres comme des noms d'amitié, et parce qu'il savait, avec tout le département, que M. de Gromance était abondamment cocu, il donnait, à chaque rencontre, sans raison apparente, de petites tapes affectueuses à cet homme cérémonieux. Dans cette société de Valcombe, il se croyait aimé et il ne se trompait pas entièrement. Quand, avec des airs incongrus et une allure d'écornifleur, il n'avait envoyé ni grains de plomb ni impertinences

à la figure des gens, on le trouvait adroit et l'on disait qu'au fond il avait du tact.

Cette année-là, il avait réussi mieux que jamais dans le monde capitaliste. On le savait contraire à l'impôt sur le revenu que, dans l'intimité, il avait heureusement qualifié d'inquisitorial. Il recueillait à Valcombe les félicitations de la société reconnaissante, et madame Dellion, adoucissant pour lui ses yeux bleu d'acier et son grand front couronné de bandeaux gris de fer, lui souriait.

En sortant de sa chambre, où il s'était habillé pour le dîner, il vit, dans le corridor sombre, glisser, avec un bruit d'étoffes et de bijoux, la forme sinueuse de madame de Gromance, dont les épaules nues semblaient plus nues dans le crépuscule. Il bondit pour l'atteindre, lui prit la taille et lui donna un baiser sur la nuque. Comme elle se dégageait vivement, il lui dit avec un accent de reproche:

- Pourquoi pas moi aussi, comtesse?

Alors elle lui donna un soufflet dont il demeura surpris.

Il trouva sur le palier du rez-de-chaussée Noémi qui, très convenable dans sa robe de satin noir, recouverte de tulle noir, coulait lentement ses longs gants autour de ses bras. Il lui fit de l'œil un petit signe amical. Il était bon mari et avait pour sa femme beaucoup d'estime et quelque admiration.

Elle en méritait. Il fallait qu'elle fût d'une rare adresse pour ne pas déplaire à la société antisémite de Valcombe. Et elle n'y était point mal vue. Elle y avait même gagné des sympathies. Et, ce qu'il faut le plus admirer, elle n'y semblait pas étrangère.

Dans ce grand salon froid de province, elle se composait un visage étonné et un maintien placide qui faisaient douter de son esprit mais la figuraient honnête, douce et bonne. Devant madame Dellion et les autres femmes, elle admirait, approuvait et se taisait. Et si un homme ayant quelque esprit et quelque usage venait à lui adresser la parole en particulier, elle se faisait plus placide et plus modeste encore, et timide, les yeux baissés, brusquement, elle lui lançait quelque gaillardise dont il était chatouillé à l'improviste et qu'il tenait pour une faveur unique, venant d'une bouche si prudente et d'une âme si secrète. Elle prenait le cœur des vieux galants. Sans un geste, sans un mouvement, sans jouer de l'éventail, d'un clignement imperceptible des cils, d'un plissement rapide des lèvres, elle leur insinuait des idées qui les flattaient. Elle séduisit M. Mauricet lui-même, grand connaisseur pourtant, qui disait d'elle:

- Elle a toujours été laide, elle n'est plus jolie, mais c'est une femme !

M. Worms-Clavelin fut placé à table entre madame Dellion et madame Laprat-Teulet, femme du sénateur de ***. Madame Laprat-Teulet était une petite personne blême, qu'on croyait toujours voir à travers une gaze, tant ses traits avaient de mollesse. Jeune fille, elle avait été trempée dans la religion comme dans de l'huile. Mariée à un habile homme, qui l'avait épousée pour sa fortune, elle macérait en une onctueuse piété, tandis que son mari faisait ses affaires dans l'anticléricalisme et les laïcisations. Elle se livrait sans cesse à de menues pratiques. Et, profondément attachée à son état d'épouse, lors du dépôt au Sénat d'une demande en autorisation de poursuites contre Laprat-Teulet et quelques autres sénateurs, elle fit brûler deux cierges dans l'église de Saint-Exupère, devant la statue coloriée de saint Antoine, afin d'obtenir de ce grand saint que son mari bénéficiât d'une ordonnance de non-lieu. Ce fut de la sorte que se termina l'affaire. Élève de Gambetta, M. Laprat-Teulet possédait des petits papiers dont il avait envoyé, en temps utile, la reproduction photographique au garde des Sceaux. Madame Laprat-Teulet, dans le zèle de sa reconnaissance, fit poser, en ex-voto, sur le mur de la chapelle, une plaque de marbre avec cette inscription rédigée par le vénérable M. Laprune lui-même: À saint Antoine, pour une faveur inespérée, remerciements d'une épouse chrétienne. Depuis lors. M. Laprat-Teulet s'était relevé. Il avait donné des gages sérieux aux conservateurs, qui songeaient à utiliser ses grandes capacités financières dans la lutte contre le socialisme. Sa situation politique redevenait bonne, à la condition de ne rien brusquer et de ne point prendre personnellement le pouvoir. Et, de ses doigts de cire, madame Laprat-Teulet brodait des devants d'autel.

- Eh bien, madame, lui dit le préfet, après le potage, vos bonnes œuvres sont-elles prospères? Savez-vous que vous êtes, après la générale Cartier de Chalmot, la dame du département qui préside le plus d'œuvres?

Elle ne lui répondit pas. Il se rappela qu'elle était sourde, et se tournant du côté de madame Dellion:

- Renseignez-moi donc, je vous en prie, madame, sur l'œuvre de saint Antoine. C'est cette pauvre madame Laprat-Teulet qui m'y fait penser. Ma femme me dit que c'est une dévotion nouvelle qui fait fureur dans le département.

- Madame Worms-Clavelin a raison, cher monsieur. Nous sommes toutes dévotes à saint Antoine.

On entendit alors M. Mauricet qui, répondant à une parole perdue dans

le bruit, disait à M. Dellion:

- Vous me flattez, cher monsieur. Le Puits-du-Roi, fort négligé depuis Louis XIV, n'est pas une chasse comparable à Valcombe. Il s'y trouve peu de gibier. Pourtant un braconnier d'un rare mérite, nommé Rivoire, qui honore le Puits-du-Roi de ses visites nocturnes, y tue assez de faisans. Et savez-vous avec quelle extraordinaire rouillarde il les tire? C'est une pièce de musée. Je lui suis reconnaissant de m'avoir permis un jour de l'examiner à loisir. Imaginez un...

- On m'assure, madame, dit le préfet, que les dévotes adressent à saint Antoine leurs demandes par pli cacheté et qu'on ne paie qu'après réception de l'objet demandé.

- Ne vous moquez pas, répondit madame Dellion; saint Antoine accorde bien des grâces.

- ... C'est, poursuivait M. Mauricet, le canon d'un vieux fusil de munition qui a été coupé et monté sur une espèce de charnière, de façon à basculer, et...

- Je croyais, répliqua le préfet, que saint Antoine avait la spécialité de retrouver les objets perdus.

- C'est pourquoi, répondit madame Dellion, ou lui adresse tant de demandes.

Et elle ajouta en soupirant:

- Qui, sur cette terre, n'a pas perdu un bien précieux? La paix du cœur, le repos de la conscience, une amitié formée dès l'enfance ou... l'affection d'un mari? Alors on s'adresse à saint Antoine.

- Ou à son compagnon, ajouta le préfet, que les vins du maître de forges avaient mis en joie et qui confondait, dans son innocence, saint Antoine de Padoue avec saint Antoine, ermite.

- Mais, demanda M. de Terremondre, ce Rivoire n'a-t-il pas le titre de braconnier de la préfecture?

- Vous faites erreur, monsieur de Terremondre, répliqua le préfet. Il est investi de la fonction plus respectable encore de braconnier de l'archevêché. Il fournit la table de Monseigneur.

- Il consent aussi à mettre son industrie au service de la cour, dit M. le président Peloux.

M. Dellion et la générale Cartier de Chalmot échangeaient des paroles à voix lente:

- Chère madame, mon fils Gustave va faire cette année son service militaire. Je voudrais bien qu'il fût placé sous les ordres du général

Cartier de Chalmot.

- Ne le souhaitez pas, monsieur. Mon mari est l'ennemi des faveurs et il est avare de permissions; il veut que les fils de famille donnent l'exemple du travail. Et il a inculqué ses principes à tous ses colonels.

- ... Et ce canon de fusil, poursuivait M. Mauricet, ne correspond à aucun calibre catalogué, en sorte que Rivoire n'y peut mettre que des douilles trop petites. Vous imaginez facilement...

Le préfet développait des considérations propres à rallier tout à fait madame Dellion au régime, et il les terminait par cette haute pensée:

- À l'heure où le tsar vient visiter la France, il est nécessaire que la République s'identifie les hautes classes de la nation pour les mettre en contact avec notre grande alliée, la Russie.

Cependant Noémi accueillait, dans un calme de madone, les pieds de M. le président Peloux, qui cherchaient les siens sous la table.

Le jeune Gustave Dellion disait tout bas à madame de Gromance:

- J'espère que cette fois vous ne me ferez pas poser comme le jour où vous vous baladiez avec ce vieux roquentin de Mauricet, pendant que je n'avais pas d'autre distraction dans votre salon jaune que de démonter le mouvement de la pendule.

- Quelle excellente personne que madame Laprat-Teulet ! s'écria madame Dellion dans un mouvement soudain d'amitié.

- Excellente, dit le préfet en avalant un quartier de poire. C'est dommage qu'elle soit sourde comme une pioche. Son mari aussi est un excellent homme, et très intelligent. Je vois avec plaisir qu'on commence à revenir sur son compte. Il a traversé une période difficile. Les ennemis de la République ont voulu le compromettre pour discréditer le régime. Il a été victime de manœuvres qui tendaient à exclure du Parlement les hautes personnalités appartenant au monde des affaires. Une telle exclusion abaisserait le niveau de la représentation nationale et serait déplorable à tous les égards.

Il demeura pensif un moment; puis il dit avec mélancolie:

- D'ailleurs, il ne peut plus se produire de scandales; on ne monte plus d'affaires. C'est là une des conséquences les plus fâcheuses de cette campagne de diffamation, menée avec une audace inouïe.

- Peut-être bien ! soupira madame Dellion, inspirée et pensive.

Et soudain, dans un élan du cœur:

- Monsieur le préfet, rendez-nous nos bons religieux, faites rentrer les sœurs de charité dans les hôpitaux et Dieu dans l'école d'où vous l'avez

chassé. Ne nous empêchez plus de faire de nos fils des chrétiens et... nous serons bien près de nous entendre.

En oyant ces paroles, M. Worms-Clavelin leva les mains avec son couteau auquel tenait un morceau de fromage et cria dans la sincérité de son âme:

- Bon sang ! madame, ne voyez-vous pas que les rues du chef-lieu sont noires de curés, et qu'il y a des moines derrière toutes les grilles? Et quant à votre jeune Gustave, ce n'est fichtre pas moi qui l'empêche d'aller à la messe toute la journée au lieu de courir les filles !

Et M. Mauricet achevait la description de la rouillarde merveilleuse, dans le bruit des voix, l'écho des rires et le tintement de l'argenterie frappant à petits coups la porcelaine.

M. le préfet Worms-Clavelin, qui avait hâte de fumer, passa le premier dans la salle de billard. Il y fut rejoint bientôt par M. le président Peloux, à qui il tendit un cigare:

- Prenez donc, je vous prie; il est excellent.

Et aux remerciements de M. Peloux il répondit, montrant la boîte de régalia:

- Ne me remerciez pas: c'est un des cigares du maître de la maison.

Cette facétie lui était habituelle.

M. Dellion parut enfin, amenant le gros des invités qui, plus galants, avaient causé quelques minutes avec les dames. Il écoutait favorablement M. de Gromance, qui lui représentait combien il était nécessaire à la chasse d'apprécier exactement les distances.

- Ainsi, disait-il, un lièvre paraît relativement éloigné sur un terrain inégal, tandis que, sur un sol uni, il semble encore à portée à plus de cinquante mètres. C'est ce qui explique...

- Allons, dit M. le préfet Worms-Clavelin, en prenant une queue au râtelier, allons ! Peloux, nous en faisons une?

M. le préfet Worms-Clavelin était d'une jolie force au billard: mais M. le président Peloux lui rendait des points. Petit avoué normand qui, à la suite d'une fâcheuse affaire de terrains, dut vendre son étude, il avait été nommé juge à l'époque où la République épurait la magistrature. Envoyé d'un bout de la France à l'autre, dans des tribunaux où la connaissance du droit était presque perdue, sa pratique de la chicane le rendit utile et ses relations ministérielles lui procurèrent de l'avancement. Mais un bruit vague de son passé le suivait partout, et le monde lui refusait la considération. Il sut avec une heureuse sagesse endurer de longs mépris. Il recevait les affronts avec tranquillité. M.

Lerond, substitut démissionnaire, aujourd'hui avocat au barreau de ***, disait de lui dans la salle des Pas-Perdus: "C'est un homme d'esprit qui mesure la distance de son fauteuil au banc des accusés". Pourtant cette estime publique qu'il n'avait pas recherchée et qui le fuyait était, par un brusque retour, venue enfin à lui. Depuis deux ans, toute la société du ressort tenait M. le président Peloux pour un magistrat vertueux. On admirait son courage quand, tranquille, souriant entre ses deux pâles assesseurs, il avait condamné à cinq ans de prison trois compagnons anarchistes, coupables d'avoir distribué dans les casernes des placards exhortant les peuples à la fraternité.

- Douze à quatre, annonça M. le président Peloux.

Ayant longtemps travaillé dans l'estaminet paisible d'un chef-lieu de canton rural, il avait acquis un jeu serré de professeur. Il ramassait ses billes dans un petit coin du billard et faisait la série. M. le préfet Worms-Clavelin procédait dans le style plus large, sublime et hasardeux des cafés-artistes de Montmartre et de Clichy. Et, rejetant sur le billard l'insuccès de ses coups téméraires, il se plaignait de la dureté des bandes.

- À la Tuilière, dit M. de Terremondre, chez mon cousin Jacques, il y a un billard à blouses qui date de Louis XV, dans une salle voûtée, très basse, en pierre tendre blanchie à la chaux, où l'on lit encore cette inscription: "MM. les Gentilshommes sont priés de ne pas frotter leurs queues aux murailles". Prière qui n'a pas été écoutée car la voûte est creusée d'une quantité de petits trous ronds dont cette inscription révèle précisément l'origine.

On demanda de plusieurs côtés à la fois à M. le président Peloux des détails sur l'affaire de la maison de la reine Marguerite. L'assassinat de la veuve Houssieu, qui avait ému toute la région, excitait encore la curiosité. Personne n'ignorait que des charges accablantes pesaient sur un garçon boucher de dix-neuf ans, nommé Lecœur, qu'on voyait deux fois la semaine entrer, son panier sur la tête, dans la maison de la vieille dame. On savait aussi que l'accusation retenait pour complicité deux apprentis tapissiers de quatorze à seize ans, et l'on disait que le crime avait été commis dans des circonstances qui en rendaient le récit particulièrement scabreux.

M. le président Peloux, interrogé sur ce point, leva de dessus le billard sa tête ronde et rousse et cligna de l'œil:

- L'instruction est close. On a reconstitué dans son entier la scène de l'assassinat. Je ne crois pas qu'il puisse subsister un doute sur les actes de débauche qui précédèrent le crime et en facilitèrent la perpétration.

Il prit son petit verre, avala une gorgée d'armagnac, fit claquer sa langue et dit:

- Mâtin ! quel velours !

Et, comme un cercle de curieux se pressait autour de lui, demandant des détails, le magistrat révéla à voix basse certaines circonstances qui provoquèrent des murmures de surprise et des grognements de dégoût.

- Est-il possible, disait-on? Une femme octogénaire !

- Le fait, reprit M. le président Peloux, n'est pas unique. Croyez-en mon expérience de magistrat. Et les jeunes vauriens des faubourgs en savent à ce sujet plus long que nous. Le crime de la maison de la reine Marguerite est d'un genre connu, classé; je puis dire d'un type classique. J'avais flairé tout de suite la débauche sénile, et je voyais fort bien que Roquincourt, chargé de l'instruction, suivait une mauvaise piste. Il avait fait arrêter naturellement tous les vagabonds et tous les chemineaux errant bien loin à la ronde. Tous éveillaient ses soupçons; et, ce qui acheva de l'égarer, c'est que l'un d'eux, Sieurin, dit Pied-d'Alouette, vieux cheval de retour, fit des aveux.

- Comment cela?

- Il s'ennuyait au secret. On lui avait promis une pipe de tabac de cantine s'il avouait. Il avoua. Il raconta tout ce qu'on voulut. Ce Sieurin, qui a subi trente-sept condamnations pour vagabondage, est incapable de tuer une mouche. Il n'a jamais commis de vol. C'est un simple d'esprit, un être inoffensif. À l'heure du crime, les gendarmes l'avaient vu sur la côte Duroc faisant des fontaines en paille et des bateaux de liège pour les enfants de l'école.

M. le président Peloux se remit à jouer:

- Quatre-vingt-dix à quarante... Pendant ce temps, Lecœur racontait à toutes les filles du quartier des Carreaux qu'il avait fait le coup, et les tenancières des maisons publiques portaient chez le commissaire de police les boucles d'oreilles, la chaîne et les bagues de la veuve Houssieu, que le garçon boucher avait distribuées à leurs pensionnaires. Ce Lecœur, comme tant d'autres assassins, se livra lui-même. Mais Roquincourt, furieux, laissa Sieurin, dit Pied-d'Alouette, au secret. Il y est encore. Quatre-vingt-dix-neuf... et cent.

- La belle ! dit M. le préfet Worms-Clavelin.

- Ainsi, murmura M. Dellion, cette femme de quatre-vingt-trois ans avait encore... C'est incroyable !

Mais le docteur Fornerol, se rangeant à l'avis du président Peloux, affirma que le cas n'était pas aussi rare qu'on pensait, et en fournit des

explications physiologiques, qui furent écoutées avec intérêt. Puis il en vint à citer divers cas d'aberrations du sens génésique et conclut de la sorte:

- Si le diable boiteux, nous enlevant dans les airs, soulevait à nos yeux les toits de la ville, nous verrions des spectacles effroyables, et nous serions épouvantés de découvrir parmi nos concitoyens tant de maniaques, de pervertis, de déments et de démentes.

- Bah ! dit M. le préfet Worms-Clavelin, il ne faut pas y regarder de trop près. Tous ces gens-là, pris en particulier, sont peut-être ce que vous dites; mais ils forment un ensemble superbe d'administrés et la population d'un magnifique chef-lieu de département.

Cependant, assis sur la haute banquette qui dominait le billard, M. le sénateur Laprat-Teulet caressait sa longue barbe blanche. Il avait la majesté d'un fleuve.

- Pour moi, dit-il, je ne puis croire qu'au bien. Partout où je jette les yeux, je vois la vertu et l'honnêteté. J'ai pu constater par de nombreux exemples que les mœurs des femmes françaises ne laissaient rien à désirer, depuis la Révolution, principalement dans les classes moyennes.

- Je ne suis pas si optimiste, répliqua M. de Terremondre, mais assurément je ne soupçonnais pas que derrière ses murs en colombage décrépit et sous les rideaux tissus par les araignées de ses fenêtres à meneaux, la maison de la reine Marguerite recélât de si honteux mystères. Je suis allé voir plusieurs fois la veuve Houssieu; elle m'a paru une vieille avare et méfiante, un peu folle, mais semblable à tant d'autres. Enfin, comme on disait au temps de la reine Marguerite:

Elle est sous lame.

Dieu ait son âme !

Elle n'offensera plus, par ses débordements, l'écu du bon Philippe Tricouillard.

À ce nom, des rires heureux jaillirent des visages allumés. C'était la joie secrète et l'éternel orgueil de la ville, cet écu emblématique, témoignage de la triple vertu et puissance qui égalait cet ancêtre bourgeois au grand condottiere de Bergame. Les habitants de *** l'aimaient, ce vigoureux aïeul, contemporain du roi des Cent Nouvelles nouvelles, leur antique échevin Philippe Tricouillard, qui, à vrai dire, ne leur était connu que par le naturel avantage auquel il devait son illustre surnom.

La suite de la conversation amena le docteur Fornerol à dire qu'on citait plusieurs exemples d'une telle anomalie, et que certains auteurs

affirmaient que, parfois, cette honorable monstruosité se transmettait héréditairement et se fixait dans une famille. Par malheur, la lignée du bon Philippe était éteinte depuis plus de deux cents ans.

À ce propos, M. de Terremondre, qui était président de la Société d'archéologie, conta une historiette véritable:

- Notre archiviste départemental, dit-il, le savant M. Mazure, a découvert récemment dans les greniers de la préfecture des pièces se rapportant à un procès en adultère, intenté, à l'époque même où florissait Philippe Tricouillard, vers la fin du XVe siècle, par Jehan Tabouret contre Sidoine Cloche, son épouse, pour ce fait que ladite Sidoine, ayant eu trois enfants d'une portée, le sieur Jehan Tabouret n'en reconnaissait pour siens que deux, et tenait que le tiers avait été ajouté par autrui, se déclarant, quant à lui, incapable, par complexion, d'en faire plus de deux à la fois. Et il en donnait une raison, fondée sur une erreur commune alors aux matrones, aux chirurgiens barbiers et aux apothicaires, qui croyaient à l'envi que la conformation normale d'un homme ne peut suffire à l'étoffe de plus de deux bessons, et que tout ce qui passe le nombre des témoins que peut produire le père doit être désavoué. Sur cette raison, la pauvre Sidoine fut convaincue par le juge d'avoir fait la ribaude et pour ce mise nue sur un âne, tournée du côté de la queue, et ainsi menée par la ville à la mare aux Evés, où elle fut trempée par trois fois. Peine qu'elle n'eût point soufferte si son méchant mari avait été aussi généreusement doué par dame Nature que le bon Philippe Tricouillard.

XVII

Devant la porte bâtarde de Rondonneau, M. le préfet regarda de droite et de gauche s'il n'était pas épié. Il avait appris qu'on disait par la ville qu'il allait à des rendez-vous galants dans la maison de l'orfèvre, et que madame Lacarelle avait été vue entrant derrière lui dans cette maison, dite des Deux-Satyres. Il en ressentait de la mauvaise humeur. Il avait un autre sujet de mécontentement. Le Libéral, qui l'avait longtemps ménagé, l'attaquait brusquement à propos du budget départemental. Il était blâmé par la feuille conservatrice d'avoir fait un virement et dissimulé des dépenses de propagande électorale. M. le préfet Worms-Clavelin était d'une probité parfaite. L'argent lui inspirait le respect en même temps que l'amour. Il ressentait devant des "valeurs" ce sentiment de religieuse terreur que la lune donne aux chiens. Il avait la religion de la richesse.

Son budget était très honnêtement bouclé. Et, hors les irrégularités devenues régulières par l'effet d'une mauvaise administration commune à toute la République, rien de condamnable ne s'y pouvait découvrir. M. Worms-Clavelin le savait. Il se sentait fort de son intégrité. Mais les polémiques de presse l'impatientaient. L'animosité de ses adversaires et la rancune des partis qu'il croyait avoir désarmés l'attristait dans son âme. Il souffrait de n'avoir pas conquis, après tant de sacrifices, l'estime des conservateurs, qu'il mettait intérieurement à plus haut prix que l'amitié des républicains. Il fallait inspirer au Phare des réponses habiles et énergiques, conduire une polémique vive et peut-être longue. Cette idée troublait la paresse profonde de son esprit et alarmait sa sagesse qui redoutait toute action comme une source de périls.

Aussi était-il de fort mauvaise humeur. Et c'est d'un ton sec qu'en se jetant dans le vieux fauteuil de cuir, il demanda à Rondonneau jeune si M. Guitrel était arrivé. M. Guitrel n'était pas encore venu. Et M. Worms-Clavelin, tirant brusquement un journal de dessus le bureau de l'orfèvre, essaya de lire en fumant son cigare. Mais ni les idées politiques ni la fumée du tabac n'effaçaient les sombres images amassées dans son âme. Il lisait des yeux et songeait aux attaques du Libéral: Un virement ! Il n'y a pas cinquante personnes dans le chef-lieu qui sachent ce que c'est qu'un virement. Et je vois d'ici tous les imbéciles du département hochant la tête et répétant avec gravité la phrase de leur journal: "Nous regrettons de voir que M. le préfet n'a pas rompu avec la pratique détestable et condamnée des virements". Il songeait. La cendre de son cigare tombait abondamment sur son gilet. Il songeait: "Pourquoi le Libéral m'attaque-t-il? J'ai fait passer son candidat. Je suis le département qui compte le plus de ralliés dans les fonctions électives". Il tourna le feuillet du journal. Il songeait: "Je n'ai pas masqué de déficit. Les sommes votées dans l'ouverture des crédits n'ont pas été dépensées d'une façon différente de celle qu'on avait prévue. Ces gens-là ne savent pas lire un budget. Et ils sont de mauvaise foi". Il haussa les épaules; et sombre, indifférent à la cendre du cigare qui lui couvrait la poitrine et les cuisses, il s'enfonça dans la lecture de son journal.

Son regard rencontra ces lignes:

"Nous apprenons qu'un incendie s'étant déclaré dans un faubourg de Tobolsk, soixante maisons de bois ont été la proie des flammes. Plus de cent familles se trouvent, par suite du sinistre, sans pain et sans abri."

À cette lecture, M. le préfet Worms-Clavelin poussa un cri profond, quelque chose comme un grognement triomphal, et, allongeant un coup de pied dans le bureau de l'orfèvre:

- Rondonneau, dites donc: Tobolsk, c'est une ville russe, n'est-ce pas?

Rondonneau levant sur le préfet sa tête innocente et chauve, répondit qu'en effet Tobolsk était une ville de la Russie d'Asie.

- Eh bien ! s'écria M. le préfet Worms-Clavelin, nous allons donner une fête au profit des incendies de Tobolsk.

Et il ajouta entre ses dents:

- Je leur f... une fête russe. J'aurai la paix pendant six semaines et l'on ne parlera plus de virements.

À ce moment, M. l'abbé Guitrel, l'œil inquiet, son chapeau sous le bras, entra dans le magasin de l'orfèvre.

- Savez-vous, monsieur l'abbé, lui dit le préfet, que, sur la demande générale, j'autorise des fêtes au bénéfice des incendies de Tobolsk, concert, représentation de gala, vente de charité, etc.? J'espère que l'Église s'associera à ces fêtes de bienfaisance.

- L'Église, monsieur le préfet, répondit l'abbé Guitrel, a les mains pleines de consolations pour les affligés qui viennent à elle. Et sans doute ses prières...

- À propos, mon cher abbé, vos affaires ne vont pas du tout. Je viens de Paris. J'ai vu des amis que j'ai aux bureaux des Cultes. Et je rapporte de mauvaises nouvelles. D'abord vous êtes dix-huit.

- Dix-huit?...

- Dix-huit candidats à l'évêché de Tourcoing. Il y a en première ligne l'abbé Olivet, curé d'une des plus riches paroisses de Paris, candidat de la présidence. Il y a ensuite l'abbé Lavardin, vicaire général à Grenoble. Celui-là est appuyé ostensiblement par le nonce.

- Je n'ai pas l'honneur de connaître M. Lavardin, mais je ne crois pas qu'il soit le candidat de la nonciature. Il se peut que le nonce ait son préféré. Mais certainement ce préféré demeure inconnu. La nonciature ne sollicite pas en faveur de ses protégés. Elle se les fait imposer.

- Ah ! ah ! monsieur l'abbé, ils sont malins à la nonciature !

- Monsieur le préfet, les hommes n'y sont pas tous éminents par eux-mêmes; mais ils ont pour eux la tradition et la durée, et leur conduite est soumise à des règles séculaires. C'est là une force, monsieur le préfet, une grande force.

- Bigre oui ! Mais nous disions qu'il y avait le candidat de la présidence et le candidat de la nonciature. Il y a aussi le candidat de votre propre archevêque. On a d'abord annoncé, et j'ai cru moi-même que c'était vous... Nous nous trompions, mon pauvre ami. Le protégé de

monseigneur Charlot, je vous défie de le deviner.

- Ne me défiez pas, monsieur le préfet, ne me défiez pas. Je gagerais que le candidat de Monseigneur le cardinal-archevêque est son vicaire général, M. de Goulet.

- Comment le savez-vous? Je ne le savais pas, moi.

- Monsieur le préfet, vous n'ignorez point que Monseigneur Charlot redoute de se voir donner un coadjuteur et que cette crainte assombrit sa vieillesse, d'ailleurs si auguste et si sereine. Il a peur que M. de Goulet n'attire, pour ainsi dire, sur lui cette désignation, tant par ses mérites personnels que par la connaissance qu'il a acquise des affaires du diocèse. Et Son Éminence est d'autant plus désireuse, et même impatiente de se séparer de son vicaire général, que M. de Goulet appartient par sa naissance à la noblesse de la région et brille par là d'un éclat dont Monseigneur Charlot est trop prompt à s'offusquer. Que Monseigneur ne se réjouit-il au contraire d'être le fils d'un honnête artisan qui, comme saint Paul, exerça le métier de tapissier !

- Vous savez, monsieur Guitrel, qu'on parle aussi de M. Lantaigne. Il est le protégé de la générale Cartier de Chalmot. Et le général Cartier de Chalmot, quoique clérical et réactionnaire, est très estimé à Paris. Il est reconnu pour un des plus habiles et des plus intelligents de nos divisionnaires. Ses opinions mêmes le servent en ce moment plutôt qu'elles ne lui font de tort. Avec un ministère de concentration, les réactionnaires obtiennent tout ce qu'ils veulent. On a besoin d'eux: ils sont l'appoint. Et puis l'alliance russe et l'amitié du tsar ont contribué à rendre à l'aristocratie et à l'armée de notre nation une partie de leur ancien prestige. Nous aiguillons la République sur une certaine distinction d'esprit et de manières. De plus une tendance générale à l'autorité et à la stabilité s'affirme. Je ne crois pas pourtant que M. Lantaigne ait de grandes chances. D'abord j'ai donné sur son compte les renseignements les plus défavorables. Je l'ai représenté, en haut lieu, comme un monarchiste militant. J'ai signalé son intransigeance, son mauvais caractère. Et j'ai tracé de vous, mon cher Guitrel, un portrait sympathique. J'ai fait ressortir votre modération, votre souplesse, votre esprit politique, votre respect des institutions républicaines.

- Je vous suis bien reconnaissant de votre bonté, monsieur le préfet. Et que vous a-t-on répondu?

- Vous voulez le savoir? Eh bien ! on m'a répondu: "Nous les connaissons les candidats comme votre M. Guitrel. Une fois nommés, ils sont pires que les autres. Ils montrent plus de zèle contre nous. Cela s'explique. Ils ont plus à se faire pardonner dans leur parti."

- Se peut-il, monsieur le préfet, qu'on ait ainsi parlé en haut lieu?

- Hé ! oui. Et mon interlocuteur a dit encore: "Je n'aime pas les candidats à l'épiscopat qui montrent trop de goût pour nos institutions. Si l'on m'écoutait, l'on choisirait parmi les autres. Que dans l'ordre civil et politique on préfère les fonctionnaires les plus dévoués, les plus attachés au régime, rien de mieux. Mais il n'y a pas de prêtres dévoués à la République. Dans ce cas, l'habileté est encore de prendre les plus honnêtes."

Et M. le préfet, jetant le bout mâché de son cigare au milieu du parquet, conclut en ces mots:

- Vous voyez, mon pauvre Guitrel, que vos affaires ne vont pas bien.

M. Guitrel balbutia:

- Je ne vois pas, monsieur le préfet, je ne distingue pas ce qui, dans de tels propos, est de nature à vous causer cette impression de... découragement. J'y puiserais au contraire un sentiment de... confiance.

M. le préfet Worms-Clavelin alluma un cigare et dit en riant:

- Qui sait s'ils n'ont pas raison, dans les bureaux?... Mais rassurez-vous, mon cher abbé, je ne vous abandonne pas. Voyons, qui avons-nous pour nous?

Il ouvrit la main gauche, pour compter sur ses doigts.

Tous deux ils cherchèrent.

Ils trouvèrent un sénateur du département qui commençait à sortir des difficultés que lui avaient créées les derniers scandales, un général en retraite, politicien, publiciste et financier, l'évêque d'Ecbatane, assez connu dans le monde des arts, et Théophile Mayer, l'ami des ministres.

- Mais, mon cher Guitrel, s'écria le préfet vous n'avez pour vous que la fripouille.

M. l'abbé Guitrel supportait ces façons, mais il ne les aimait pas. Il regarda M. le préfet d'un air attristé et pressa l'une contre l'autre ses lèvres sinueuses. M. Worms-Clavelin, qui était sans méchanceté, regretta la vivacité de ses paroles et prit soin de consoler le vieillard:

- Allons ! allons ! ce ne sont pas les plus mauvais protecteurs. D'ailleurs, ma femme est pour vous. Et Noémi est de force à faire un évêque.

LE MANNEQUIN D'OSIER

I

Dans son cabinet de travail, au bruit clair et mécanique du piano sur lequel ses filles exécutaient, non loin, des exercices difficiles, M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, préparait sa leçon sur le huitième livre de l'Énéide. Le cabinet de travail de M. Bergeret n'avait qu'une fenêtre, mais grande, qui en occupait tout un côté et qui laissait entrer plus d'air que de lumière, car les croisées en étaient mal jointes et les vitres offusquées par un mur haut et proche. Poussée contre cette fenêtre, la table de M. Bergeret en recevait les reflets d'un jour avare et sordide. À vrai dire, ce cabinet de travail, où le maître de conférences aiguisait ses fines pensées d'humaniste, n'était qu'un recoin difforme, ou plutôt un double recoin derrière la cage du grand escalier dont la rotondité indiscrète, s'avançant vers la fenêtre, ne ménageait à droite et à gauche que deux angles déraisonnables et inhumains. Opprimé par ce monstrueux ventre de maçonnerie, qu'habillait un papier vert, M. Bergeret avait trouvé à peine, dans cette pièce hostile, en horreur à la géométrie et à la raison élégante, une étroite surface plane où ranger ses livres sur des planches de sapin, au long desquelles la file jaune des Tübner baignait dans une ombre éternelle. Lui-même, pressé contre la fenêtre, y écrivait d'un style glacé par l'air malin, heureux s'il ne trouvait pas ses manuscrits bouleversés et tronqués, et ses plumes de fer entrouvrant un bec mutilé ! C'était l'effet ordinaire du passage de madame Bergeret dans le cabinet du professeur où elle venait écrire le linge et la dépense. Et madame Bergeret y déposait le mannequin sur lequel elle drapait les jupes taillées par elle. Il était là, debout, contre les éditions savantes de Catulle et de Pétrone, le mannequin d'osier, image conjugale.

M. Bergeret préparait sa leçon sur le huitième livre de l'Énéide, et il aurait trouvé dans ce travail, à défaut de joie, la paix de l'esprit et l'inestimable tranquillité de l'âme, s'il n'avait pas quitté les particularités de métrique et de linguistique, auxquelles il se devait attacher uniquement, pour considérer le génie, l'âme et les formes de ce monde antique dont il étudiait les textes, pour s'abandonner au désir de voir de ses yeux ces rivages dorés, cette mer bleue, ces montagnes roses, ces belles campagnes où le poète conduit ses héros, et pour déplorer amèrement qu'il ne lui eût pas été permis, comme à Gaston Boissier, comme à Gaston Deschamps, de visiter les rives où fut Troie, de contempler les paysages virgiliens, de respirer le jour en Italie, en Grèce et dans la sainte Asie. Son cabinet de travail lui en parut triste, et un grand dégoût envahit son cœur. Il fut malheureux par sa faute. Car

toutes nos misères véritables sont intérieures et causées par nous-mêmes. Nous croyons faussement qu'elles viennent du dehors, mais nous les formons au-dedans de nous de notre propre substance.

Ainsi M. Bergeret, sous l'énorme cylindre de plâtre, composait sa tristesse et ses ennuis en songeant que sa vie était étroite, recluse et sans joie, que sa femme avait l'âme vulgaire et n'était plus belle, et que les combats d'Énée et de Turnus étaient insipides. Il fut distrait de ces pensées par la venue de M. Roux, son élève, qui, faisant son année de service militaire, se présenta au maître en pantalon rouge et capote bleue.

- Hé ! dit M. Bergeret, voici qu'ils ont travesti mon meilleur latiniste en héros !

Et comme M. Roux se défendait d'être un héros:

- Je m'entends, dit le maître de conférences. J'appelle proprement héros un porteur de sabre. Si vous aviez un bonnet à poil, je vous nommerais grand héros. C'est bien le moins qu'on flatte un peu les gens qu'on envoie se faire tuer. On ne saurait les charger à meilleur marché de la commission. Mais puissiez-vous, mon ami, n'être jamais immortalisé par un acte héroïque, et ne devoir qu'à vos connaissances en métrique latine les louanges des hommes ! C'est l'amour de mon pays qui seul m'inspire ce vœu sincère. Je me suis persuadé, par l'étude de l'histoire, qu'il n'y avait guère d'héroïsme que chez les vaincus et dans les déroutes. Les Romains, peuple moins prompt à la guerre qu'on ne pense et qui fut souvent battu, n'eurent des Decius qu'aux plus fâcheux moments. À Marathon, l'héroïsme de Cynégire est situé précisément au point faible pour les Athéniens qui, s'ils arrêtèrent l'armée barbare, ne purent l'empêcher de s'embarquer avec toute la cavalerie persane qui venait de se rafraîchir dans la plaine. Il ne paraît pas d'ailleurs que les Perses aient fait grand effort dans cette bataille.

M. Roux posa son sabre dans un coin du cabinet et s'assit sur la chaise que lui offrit son maître.

- Il y a, dit-il, quatre mois que je n'ai entendu une parole intelligente. Moi-même j'ai concentré depuis quatre mois toutes les facultés de mon esprit à me concilier mon caporal et mon sergent-major par des largesses mesurées. C'est la seule partie de l'art militaire que je sois parvenu à posséder parfaitement. C'est aussi la plus importante. Cependant j'ai perdu toute aptitude à comprendre les idées générales et les pensées subtiles. Et vous me dites, mon cher maître, que les Grecs ont été vaincus à Marathon et que les Romains n'étaient pas belliqueux. Ma tête se perd.

M. Bergeret répondit tranquillement:

- J'ai dit seulement que les forces barbares n'avaient pas été entamées par Miltiade. Quant aux Romains, ils n'étaient pas essentiellement militaires, puisqu'ils firent des conquêtes profitables et durables, au rebours des vrais militaires qui prennent tout et ne gardent rien, comme, par exemple, les Français.

" Ceci encore est à noter que, dans la Rome des rois, les étrangers n'étaient pas admis à servir comme soldats. Mais les citoyens, au temps du bon roi Servius Tullius, peu jaloux de garder seuls l'honneur des fatigues et des périls, y convièrent les étrangers domiciliés dans la ville. Il y a des héros; il n'y a pas de peuples de héros; il n'y a pas d'armées de héros. Les soldats n'ont jamais marché que sous peine de mort. Le service militaire fut odieux même à ces pâtres du Latium qui acquirent à Rome l'empire du monde et la gloire d'être déesse. Porter le fourniment leur fut si dur que le nom de ce fourniment, ærumna, exprima ensuite chez eux l'accablement, la fatigue du corps et de l'esprit, la misère, le malheur, les désastres. Bien menés, ils firent, non point des héros, mais de bons soldats et de bons terrassiers; peu à peu ils conquirent le monde et le couvrirent de routes et de chaussées. Les Romains ne cherchèrent jamais la gloire: ils n'avaient pas d'imagination. Ils ne firent que des guerres d'intérêt, absolument nécessaires. Leur triomphe fut celui de la patience et du bon sens.

" Les hommes se déterminent par leur sentiment le plus fort. Chez les soldats, comme dans toutes les foules, le sentiment le plus fort est la peur. Ils vont à l'ennemi comme au moindre danger. Les troupes en ligne sont mises, de part et d'autre, dans l'impossibilité de fuir. C'est tout l'art des batailles. Les armées de la République furent victorieuses parce qu'on y maintenait avec une extrême rigueur les mœurs de l'ancien régime, qui étaient relâchées dans les camps des alliés. Nos généraux de l'an II étaient des sergents la Ramée qui faisaient fusiller une demi-douzaine de conscrits par jour pour donner du cœur aux autres, comme disait Voltaire, et les animer du grand souffle patriotique.

- C'est bien possible, dit M. Roux. Mais il y a autre chose. C'est la joie innée de tirer des coups de fusil. Vous savez, mon cher maître, que je ne suis pas un animal destructeur. Je n'ai pas de goût pour le militarisme. J'ai même des idées humanitaires très avancées et je crois que la fraternité des peuples sera l'œuvre du socialisme triomphant. Enfin j'ai l'amour de l'humanité. Mais, dès qu'on me fiche un fusil dans la main, j'ai envie de tirer sur tout le monde. C'est dans le sang...

M. Roux était un beau garçon robuste, qui s'était vite débrouillé au

régiment. Les exercices violents convenaient à son tempérament sanguin. Et comme il était, de plus, excessivement rusé, il avait, non pas pris le métier en goût, mais rendu supportable la vie de caserne, et conservé sa santé et sa belle humeur.

- Vous n'ignorez pas, cher maître, ajouta-t-il, la force de la suggestion. Il suffit de donner à un homme une baïonnette au bout d'un fusil pour qu'il l'enfonce dans le ventre du premier venu et devienne, comme vous dites, un héros.

La voix méridionale de M. Roux vibrait encore quand madame Bergeret entra dans le cabinet de travail, où ne l'attirait point d'ordinaire la présence de son mari. M. Bergeret remarqua qu'elle avait sa belle robe de chambre rose et blanche.

Elle étala une grande surprise de trouver là M. Roux; elle venait, disait-elle, demander à M. Bergeret un livre de poésie, pour se distraire.

Le maître de conférences remarqua encore, sans y prendre d'ailleurs aucun intérêt, qu'elle était devenue tout à coup presque jolie, aimable.

M. Roux ôta de dessus un vieux fauteuil de molesquine le Dictionnaire de Freund et fit asseoir madame Bergeret. M. Bergeret considéra tour à tour les in-quarto poussés contre le mur et madame Bergeret qui y avait été substituée dans le fauteuil et il songea que ces deux groupes de substance, si différenciés qu'ils fussent à l'heure actuelle et si divers quant à l'aspect, la nature et l'usage, avaient présenté une similitude originelle et l'avaient longtemps gardée lorsque l'un et l'autre, le dictionnaire et la dame, flottaient encore à l'état gazeux dans la nébuleuse primitive.

"Car enfin, se disait-il, madame Bergeret nageait dans l'infini des âges, informe, inconsciente, éparse en légères lueurs d'oxygène et de carbone. Les molécules, qui devaient un jour composer ce lexique latin, gravitaient en même temps, durant les âges, dans cette même nébuleuse d'où devaient sortir enfin des monstres, des insectes et un peu de pensée. Il a fallu une éternité pour produire mon dictionnaire et ma femme, monuments de ma pénible vie, formes défectueuses, parfois importunes. Mon dictionnaire est plein d'erreurs. Amélie contient une âme injurieuse dans un corps épaissi. C'est pourquoi il n'y a guère à espérer qu'une éternité nouvelle crée enfin la science et la beauté. Nous vivons un moment et nous ne gagnerions rien à vivre toujours. Ce n'est ni le temps, ni l'espace qui fit défaut à la nature, et nous voyons son ouvrage !"

Et M. Bergeret parla encore dans son cœur inquiet:

"Mais qu'est-ce que le temps, sinon les mouvements mêmes de la nature, et puis-je dire qu'ils sont longs ou qu'ils sont courts? La nature est cruelle et banale. Mais d'où vient que je le sais? Et comment me tenir hors d'elle pour la connaître et la juger? Je trouverais l'univers meilleur, peut-être, si j'y avais une autre place."

Et M. Bergeret, sortant de sa rêverie, se pencha pour assurer contre la muraille l'amas chancelant des in-quarto.

- Vous êtes un peu bruni, monsieur Roux, dit madame Bergeret, et il me semble, un peu maigri. Mais cela ne vous va pas mal.

- Les premiers mois sont fatigants, répondit M. Roux. Évidemment, l'exercice à six heures du matin, dans la cour du quartier, par huit degrés de froid, est pénible, et l'on ne surmonte pas tout de suite les dégoûts de la chambrée. Mais la fatigue est un grand remède et l'abêtissement une précieuse ressource. On vit dans une stupeur qui fait l'effet d'une couche d'ouate. Comme on ne dort, la nuit, que d'un sommeil à tout moment interrompu, on n'est pas bien éveillé le jour. Et cet état d'automatisme léthargique où l'on demeure est favorable à la discipline, conforme à l'esprit militaire, utile au bon ordre physique et moral des troupes.

En somme, M. Roux n'avait pas à se plaindre. Mais il avait un ami, Deval, élève, pour le malais, de l'École des langues orientales, qui était malheureux et accablé. Deval, intelligent, instruit, courageux, mais roide de corps et d'esprit, gauche et maladroit, avait un sentiment précis de la justice qui l'éclairait sur ses droits et sur ses devoirs. Il souffrait de cette clairvoyance. Deval était depuis vingt-quatre heures à la caserne quand le sergent Lebrec lui demanda, dans des termes qu'il fallut adoucir pour l'oreille de madame Bergeret, quelle personne peu estimable avait bien pu donner le jour à un veau aussi mal aligné que le numéro 5. Deval fut lent à s'assurer qu'il était lui-même le veau numéro 5. Il attendit d'être consigné pour n'avoir plus de doute à ce sujet. Et même alors il ne comprit pas qu'on offensât l'honneur de madame Deval, sa mère, parce qu'il était lui-même inexactement aligné. La responsabilité inattendue de sa mère en cette circonstance contrariait son idéal de justice. Il en garde, après quatre mois, un étonnement douloureux.

- Votre ami Deval, répondit M. Bergeret, avait pris à contresens un discours martial, que je place parmi ceux qui ne peuvent que hausser le moral des hommes et exciter leur émulation en leur donnant envie de mériter les galons, afin de tenir à leur tour de semblables propos, qui marquent évidemment la supériorité de celui qui les tient sur ceux auxquels il les adresse. Il faut prendre garde de ne pas diminuer la

prérogative des chefs armés, comme le fit, dans une circulaire récente, un ministre de la guerre civil et plein de civilité, urbain et plein d'urbanité, honnête homme qui, pénétré de la dignité du citoyen militaire, prescrivit aux officiers et aux sous-officiers de ne pas tutoyer leurs hommes, sans s'apercevoir que le mépris de l'inférieur est un grand principe d'émulation et le fondement de la hiérarchie. Le sergent Lebrec parlait comme un héros qui forme des héros. Il m'a été possible de rétablir sa harangue dans la forme originale; car je suis philologue. Eh bien, je n'hésite pas à dire que ce sergent Lebrec fut sublime en associant l'honneur d'une famille à l'alignement d'un conscrit dont la bonne tenue importe au succès des batailles, et en rattachant de la sorte, jusque dans ses origines, le numéro 5 au régiment et au drapeau...

" Après cela, vous me direz peut-être que, donnant dans le travers commun à tous les commentateurs, je prête à mon auteur des intentions qu'il n'avait pas. Je vous accorde qu'il y eut une part d'inconscience dans le discours mémorable du sergent Lebrec. Mais c'est là le génie. On le fait éclater sans en mesurer la force.

M. Roux répondit en souriant qu'il croyait aussi qu'il y avait une certaine part d'inconscience dans l'inspiration du sergent Lebrec.

Mais madame Bergeret dit sèchement à M. Bergeret:

- Je ne te comprends pas, Lucien. Tu ris de ce qui n'est pas risible et l'on ne sait jamais si tu plaisantes ou si tu es sérieux. Il n'y a pas de conversation possible avec toi.

- Ma femme pense comme le doyen, dit M. Bergeret. Il faut leur donner raison à tous deux.

- Ah ! s'écria madame Bergeret, je te conseille de parler du doyen ! Tu t'es ingénié à lui déplaire et maintenant tu te mords les doigts de ton imprudence. Tu as trouvé moyen encore de te brouiller avec le recteur. Je l'ai rencontré dimanche à la promenade, où j'étais avec mes filles; et il m'a à peine saluée.

Elle se tourna vers le jeune soldat:

- Monsieur Roux, je sais que mon mari vous aime beaucoup. Vous êtes son élève préféré. Il vous prédit un brillant avenir.

M. Roux, basané, crépu, les dents éclatantes, sourit sans modestie.

- Monsieur Roux, persuadez à mon mari de ménager les gens qui peuvent lui être utiles. Le vide se fait autour de nous.

- Quelle idée, madame ! murmura M. Roux.

Et il détourna la conversation.

- Les paysans ont de la peine à tirer leurs trois ans. Ils souffrent. Mais on ne le sait pas, parce qu'ils n'expriment rien que d'une façon commune. Loin de la terre qu'ils aiment d'un amour animal, ils traînent leur douleur muette, monotone et profonde. Ils n'ont pour les distraire, dans l'exil et dans la captivité, que la peur des chefs et la fatigue du métier. Tout leur est étranger et difficile. Il y a dans ma compagnie deux Bretons qui n'ont pu retenir, après six semaines de leçons, le nom de notre colonel. Chaque matin, alignés devant le sergent, nous apprenons ce nom avec eux, l'instruction militaire étant la même pour tous. Notre colonel se nomme Dupont. Il en va ainsi de tous les exercices. Les hommes ingénieux et adroits y attendent indéfiniment les stupides.

M. Bergeret demanda si les officiers cultivaient, comme le sergent Lebrec, l'éloquence martiale.

- J'ai, répondit M. Roux, un capitaine tout jeune qui observe, au contraire, la plus exquise politesse. C'est un esthète, un rose-croix. Il peint des vierges et des anges très pâles, dans des ciels roses et verts. C'est moi qui fais les légendes de ses tableaux. Pendant que Deval est de corvée dans la cour du quartier, je suis de service chez mon capitaine qui me commande des vers. Il est charmant. Il s'appelle Marcel de Lagère, et il expose à l'Œuvre sous le pseudonyme de Cyne.

- Est-ce qu'il est aussi un héros? demanda M. Bergeret.

- Un saint Georges, répondit M. Roux. Il se fait une idée mystique du métier militaire. Il dit que c'est un état idéal. On va, sans voir, au but inconnu. On s'achemine, pieux, chaste et grave, vers des dévouements mystérieux et nécessaires. Il est exquis. Je lui apprends le vers libre et la prose rythmée. Il commence à faire des proses sur l'armée. Il est heureux, il est tranquille, il est doux. Une seule chose le désole, c'est le drapeau. Il trouve que le bleu, le blanc et le rouge en sont d'une violence inique. Il voudrait un drapeau rose ou lilas. Il a des rêves de bannières célestes. "Encore, dit-il avec mélancolie, si les trois couleurs partaient de la hampe, comme trois flammes d'oriflamme, ce serait supportable. Mais leur disposition verticale coupe les plis flottants avec une absurdité cruelle !" Il souffre. Mais il est patient et courageux. Je vous répète que c'est un saint Georges.

- Sur le portrait que vous m'en faites, dit madame Bergeret, j'éprouve pour lui une vive sympathie.

Elle dit et regarda M. Bergeret avec sévérité.

- Mais les autres officiers, demanda M. Bergeret, ne les étonne-t-il pas?

- Nullement, répondit M. Roux. Au mess et dans les réunions, il ne dit

rien. Il a l'air d'un officier comme un autre.

- Et les soldats, quelle idée se font-ils de lui?

- Au quartier, les hommes ne voient jamais leurs officiers.

- Vous dînez avec nous, monsieur Roux, dit madame Bergeret. Ce sera un vrai plaisir que vous nous ferez.

Cette parole suggéra d'abord à M. Bergeret l'idée d'une tourte. Chaque fois que madame Bergeret faisait à l'improviste une invitation à dîner, elle commandait une tourte chez le pâtissier Magloire, et de préférence une tourte maigre, comme plus délicate. M. Bergeret se représenta donc, sans convoitise et par un pur effet de son intelligence, une tourte aux œufs ou au poisson, fumant dans un plat à filets bleus, sur la nappe damassée. Vision prophétique et vulgaire. Puis il songea qu'il fallait que madame Bergeret estimât singulièrement M. Roux pour le prier à dîner, car Amélie faisait rarement à un étranger les honneurs de sa table modique. Elle craignait avec raison la dépense et le tracas; les jours où elle donnait à dîner étaient signalés par des bruits d'assiettes brisées, par les cris d'épouvante et les larmes indignées de la jeune servante Euphémie, par une âcre fumée qui remplissait tout l'appartement et par une odeur de cuisine qui, pénétrant dans le cabinet de travail, incommodait M. Bergeret parmi les ombres d'Énée, de Turnus et de la timide Lavinie. Pourtant, le maître de conférences fut content de savoir que M. Roux, son élève, mangerait ce soir à sa table. Car il aimait le commerce des hommes et se plaisait aux longues causeries.

Madame Bergeret reprit:

- Vous savez, monsieur Roux, ce sera à la fortune du pot.

Et elle sortit pour donner des ordres à la jeune Euphémie.

- Mon cher ami, dit M. Bergeret à son élève, proclamez-vous toujours l'excellence du vers libre? Pour ma part, je sais que les formes poétiques varient selon les temps comme selon les lieux. Je n'ignore pas que le vers français a subi, dans le cours des âges, d'incessantes modifications et je puis, caché derrière mes cahiers de métrique, sourire discrètement du préjugé religieux des poètes, qui ne veulent point qu'on touche à l'instrument consacré par leur génie. Je remarque qu'ils ne donnent point la raison des règles qu'ils suivent, et j'incline à croire que cette raison ne saurait être cherchée dans le vers lui-même, mais plutôt dans le chant qui l'accompagnait primitivement. Enfin, je suis propre à concevoir les nouveautés pour cela même que je me laisse conduire par l'esprit scientifique qui, de nature, est moins conservateur que l'esprit artiste. Pourtant, je conçois mal le vers libre, dont la définition m'échappe.

L'incertitude de ses limites me trouble et...

Un homme jeune encore, gracieux, aux fins traits de bronze, entra alors dans le cabinet du maître de conférences. C'était le commandeur Aspertini, de Naples, philologue, agronome, député au Parlement italien, qui, depuis dix ans, entretenait avec M. Bergeret une docte correspondance, à la manière des grands humanistes de la Renaissance et du XVIIe siècle, et qui ne manquait pas d'aller voir son correspondant ultramontain à chaque voyage qu'il faisait en France. Carlo Aspertini était grandement estimé par tout le monde savant pour avoir lu, dans un des rouleaux carbonisés de Pompéi, tout un traité d'Épicure. Maintenant il s'adonnait à l'agriculture, à la politique et aux affaires; mais il aimait chèrement la numismatique, et ses mains élégantes avaient besoin de toucher des médailles. Ce qui l'attirait à ***, c'était, en même temps que le plaisir d'y trouver M. Bergeret, la volupté de revoir l'incomparable collection de monnaies antiques, léguée à la bibliothèque de la ville par Boucher de La Salle. Il y venait aussi collationner les lettres de Muratori qui s'y trouvent. Ces deux hommes, que la science faisait concitoyens, se chargèrent de félicitations mutuelles. Puis, comme le Napolitain s'avisa qu'un militaire se tenait près d'eux, dans le studio, M. Bergeret l'avertit que ce soldat gaulois était un jeune philologue, plein de zèle pour l'étude de la langue latine.

- Cette année, ajouta M. Bergeret, il apprend, dans une cour de caserne, à mettre un pied devant l'autre. Et vous voyez en lui ce que notre brillant divisionnaire, le général Cartier de Chalmot, nomme l'outil tactique élémentaire, vulgairement un soldat. Monsieur Roux, mon élève, est soldat. Il en sent l'honneur, ayant l'âme bien née. À vrai dire, c'est un honneur qu'il partage à cette heure avec tous les jeunes hommes de la fière Europe, et dont jouissent comme lui vos Napolitains, depuis qu'ils font partie d'une grande nation.

- Sans manquer au loyalisme qui m'attache à la maison de Savoie, répondit le commandeur, je reconnais que le service militaire et l'impôt importunent assez le peuple de Naples pour lui faire regretter parfois le bon temps du roi Bomba et la douceur de vivre sans gloire sous un gouvernement léger. Il n'aime ni payer, ni servir. Un législateur doit mieux comprendre les nécessités de la vie nationale. Mais vous savez que, pour ma part, j'ai toujours combattu la politique des mégalomanes et que je déplore ces grands armements qui arrêtent tout progrès intellectuel, moral et matériel dans l'Europe continentale. C'est une grande folie, et ruineuse, qui finira dans le ridicule.

- Je n'en prévois pas la fin, répondit M. Bergeret. Personne ne la désire,

hors quelques sages sans force et sans voix. Les chefs d'État ne peuvent souhaiter le désarmement, qui rendrait leur fonction difficile et mal sûre, et leur ferait perdre un admirable instrument de règne. Car les nations armées se laissent conduire avec docilité. La discipline militaire les forme à l'obéissance et l'on ne craint chez elles ni insurrections, ni troubles, ni tumultes d'aucune sorte. Quand le service est obligatoire pour tous, quand tous les citoyens sont soldats ou le furent, toutes les forces sociales se trouvent disposées de manière à protéger le pouvoir, ou même son absence, comme on l'a vu en France.

M. Bergeret en était à ce point de ses considérations politiques lorsque éclata, du côté de la cuisine prochaine, un bruit de graisses répandues sur un brasier; le maître de conférences en induisit que la jeune Euphémie avait, selon la coutume des jours de gala, renversé sa casserole dans le fourneau, après l'y avoir imprudemment dressée sur une pyramide de charbons. Il reconnut qu'un tel fait se produisait avec la rigueur inexorable des lois qui gouvernent le monde. Une exécrable odeur de graillon pénétra dans le cabinet de travail et M. Bergeret poursuivit en ces mots le cours de ses idées:

- Si l'Europe n'était pas en caserne, on y verrait, comme autrefois, des insurrections éclater, soit en France, soit en Allemagne ou en Italie. Mais les forces obscures qui, par moments, soulèvent les pavés des capitales, trouvent aujourd'hui un emploi régulier dans les corvées de quartier, le pansage des chevaux et le sentiment patriotique.

" Le grade de caporal donne une issue convenablement ménagée à l'énergie des jeunes héros qui, libres, eussent fait des barricades pour se dégourdir les bras, et je viens précisément d'apprendre qu'un sergent du nom de Lebrec prononce des harangues sublimes. En blouse, ce héros aspirerait à la liberté. Portant l'uniforme, il aspire à la tyrannie et fait régner l'ordre. La paix intérieure est facile à maintenir dans les nations armées, et vous remarquerez que si, dans le cours de ces vingt-cinq dernières années, Paris, une fois, s'est quelque peu agité, c'est que le mouvement avait été communiqué par un ministre de la guerre. Un général avait pu faire ce qu'un tribun n'aurait pas fait. Et quand ce général fut détaché de l'armée, il le fut en même temps de la nation et perdit sa force. Que l'État soit monarchie, empire ou république, ses chefs ont donc intérêt à maintenir le service obligatoire pour tous, afin de conduire une armée au lieu de gouverner une nation.

" Le désarmement, qu'ils ne souhaitent pas, n'est pas désiré non plus par les peuples. Les peuples supportent très volontiers le service militaire, qui, sans être délicieux, correspond à l'instinct violent et ingénu

de la plupart des hommes, s'impose à eux comme l'expression la plus simple, la plus rude et la plus forte du devoir, les domine par la grandeur et l'éclat de l'appareil, par l'abondance du métal qui y est employé, les exalte, enfin, par les seules images de puissance, de grandeur et de gloire qu'ils soient capables de se représenter. Ils s'y ruent en chantant; sinon, ils y sont mis de force. Aussi ne vois-je pas la fin de cet état honorable qui appauvrit et abêtit l'Europe.

- Il y a deux portes pour en sortir, répondit le commandeur Aspertini: la guerre et la banqueroute.

- La guerre ! répliqua M. Bergeret. Il est visible que les grands armements la retardent en la rendant trop effrayante et d'un succès incertain pour l'un et l'autre adversaire. Quant à la banqueroute, je la prédisais, l'autre jour, sur un banc du Mail, à monsieur l'abbé Lantaigne, supérieur de notre grand séminaire. Mais il ne faut pas m'en croire. Vous avez trop étudié l'histoire du Bas-Empire, cher monsieur Aspertini, pour ne pas savoir qu'il y a, dans les finances des peuples, des ressources mystérieuses, dont la connaissance échappe aux économistes. Une nation ruinée peut vivre cinq cents ans d'exactions et de rapines, et comment supputer ce que la misère d'un grand peuple fournit de canons, de fusils, de mauvais pain, de mauvais souliers, de paille et d'avoine à ses défenseurs?

- Ce langage est spécieux, répliqua le commandeur Aspertini. Pourtant, je crois discerner l'aurore de la paix universelle.

Et l'aimable Napolitain, d'une voix chantante, dit ses espérances et ses rêves, dans les roulements sourds du couperet, qui, de l'autre côté du mur, sur la table de cuisine, faisait, aux mains de la jeune Euphémie, un hachis pour M. Roux.

- Vous vous rappelez, monsieur Bergeret, disait le commandeur Aspertini, l'endroit du Don Quichotte où, Sancho s'étant plaint d'essuyer sans trêve les plus cruelles disgrâces, l'ingénieux chevalier lui répond que cette longue misère est signe d'un bonheur prochain. "Car, dit-il, la fortune étant changeante, nos maux ont déjà trop duré pour ne pas bientôt faire place à la félicité". La seule loi du changement...

Le reste de ces heureux propos se perdit dans l'explosion d'une bouillotte d'eau, suivie de cris inhumains, poussés par Euphémie, fuyant épouvantée ses fourneaux.

Alors M. Bergeret, attristé par l'inélégance de sa vie étroite, rêva de quelque villa où, sur une blanche terrasse, au bord d'un lac bleu, il mènerait de paisibles entretiens avec le commandeur Aspertini et M. Roux, dans le parfum des myrtes, à l'heure où la lune amoureuse vient

se tremper dans un ciel pur comme le regard des dieux bons, et doux comme l'haleine des déesses.

Mais sortant bientôt de ce songe, il reprit sa part dans l'entretien commencé.

- La guerre, dit-il, a des conséquences infinies. J'apprends, par une lettre de mon excellent ami William Harrison, que la science française est méprisée en Angleterre depuis 1871 et qu'on affecte d'ignorer dans les universités d'Oxford, de Cambridge et de Dublin le manuel d'archéologie de Maurice Raynouard, qui pourtant est de nature à rendre aux étudiants plus de services que tout autre ouvrage similaire. Mais on ne veut pas se mettre à l'école des vaincus. Et, pour en croire un professeur sur les caractères de l'art éginétique ou sur les origines de la poterie grecque, il faut que ce professeur appartienne à la nation qui excelle à fondre des canons. Parce que le maréchal de Mac-Mahon fut battu en 1870 à Sedan et que le général Chanzy perdit, l'année suivante, son armée dans le Maine, mon confrère Maurice Raynouard est repoussé d'Oxford en 1897. Telles sont les suites lentes, détournées et sûres de l'infériorité militaire. Et il n'est que trop vrai que d'une trogne à épée dépend le sort des Muses.

- Cher monsieur, dit le commandeur Aspertini, je vous répondrai avec la liberté permise à un ami. Reconnaissons d'abord que la pensée française entre comme autrefois dans la circulation du monde. Le manuel d'archéologie de votre très savant compatriote Maurice Raynouard n'a pas pris place sur les pupitres des universités anglaises, mais vos pièces de théâtre sont représentées sur toutes les scènes du globe, les romans d'Alphonse Daudet et ceux d'Émile Zola sont traduits dans toutes les langues; les toiles de vos peintres ornent les galeries des deux mondes; les travaux de vos savants jettent encore un éclat universel. Et, si votre âme ne fait plus frissonner l'âme des nations, si votre voix ne fait plus battre le cœur de toute l'humanité, c'est que vous ne voulez plus être les apôtres de la justice et de la fraternité, c'est que vous ne prononcez plus les saintes paroles qui consolent et qui fortifient; c'est que la France n'est plus l'amie du genre humain, la concitoyenne des peuples; c'est qu'elle n'ouvre plus les mains pour répandre ces semences de liberté qu'elle jetait jadis par le monde avec une telle abondance et d'un geste si souverain, que longtemps toute belle idée humaine parut une idée française; c'est qu'elle n'est plus la France des philosophes et de la Révolution et qu'il n'y a plus, dans les greniers voisins du Panthéon et du Luxembourg, de jeunes maîtres écrivant, la nuit, sur une table de bois blanc, ces pages qui font tressaillir les peuples et pâlir les tyrans. Ne vous plaignez donc pas d'avoir perdu la

gloire que redoute votre prudence.

" Surtout, ne dites pas que vos disgrâces viennent de vos défaites. Dites qu'elles viennent de vos fautes. Une nation ne souffre pas plus d'une bataille perdue qu'un homme robuste ne souffre d'une égratignure reçue dans un duel à l'épée. C'est une atteinte qui ne doit causer qu'un trouble passager dans l'économie et un affaiblissement réparable. Il suffit, pour y remédier, d'un peu d'esprit, d'adresse et de sens politique. La première habileté, la plus nécessaire, et certes la plus facile, est de tirer de la défaite tout l'honneur militaire qu'elle peut donner. À bien prendre les choses, la gloire des vaincus égale celle des vainqueurs, et elle est plus touchante. Il convient, pour rendre un désastre admirable, de célébrer le général et l'armée qui l'ont essuyé, et de publier ces beaux épisodes qui assurent la supériorité morale de l'infortune. Il s'en découvre dans les retraites même les plus précipitées. Les vaincus doivent donc tout d'abord orner, parer, dorer leur défaite, et la marquer des signes frappants de la grandeur et de la beauté. On voit dans Tite-Live que les Romains n'y manquèrent pas et qu'ils ont suspendu des palmes et des guirlandes aux glaives rompus de la Trebbia, du Trasimène et de Cannes. Il n'est pas jusqu'à l'inaction désastreuse de Fabius qu'ils n'aient glorifiée, à ce point qu'après vingt-deux siècles on admire la sagesse du Cunctator, qui n'était qu'une vieille bête. C'est le premier art des vaincus.

- Cet art n'est pas perdu, dit M. Bergeret. L'Italie sut le pratiquer, de nos jours, après Novare, après Lissa, après Adoua.

- Cher monsieur, reprit le commandeur Aspertini, quand une armée italienne capitule, nous estimons justement que cette capitulation est glorieuse. Un gouvernement qui présente la défaite dans des conditions esthétiques rallie à l'intérieur l'opinion des patriotes et se rend intéressant aux yeux de l'étranger. Ce sont là des résultats assez considérables. En 1870, il ne tenait qu'à vous, Français, de les obtenir. Si, à la nouvelle du désastre de Sedan, le Sénat et la Chambre des députés avec tous les corps de l'État avaient, en grande pompe, unanimement félicité l'empereur Napoléon III et le maréchal de Mac-Mahon de n'avoir point, en donnant la bataille, désespéré du salut de la patrie, ne croyez-vous pas que le peuple français aurait tiré du malheur de ses armes une gloire éclatante et fortement exprimé sa volonté de vaincre? Et sachez bien, cher monsieur Bergeret, que je n'ai pas l'impertinence de donner à votre pays des leçons de patriotisme. Je me ferais trop de tort. Je vous présente seulement quelques-unes des notes marginales qu'on trouvera, après ma mort, crayonnées dans mon exemplaire de Tite-Live.

- Ce n'est pas la première fois, dit M. Bergeret, que le commentaire des Décades vaut mieux que le texte. Mais poursuivez.

Le commandeur Aspertini sourit et reprit le fil de son discours:

- La patrie fait sagement de jeter à pleines mains des lis sur les blessures de la guerre. Puis discrètement, en silence, d'un regard rapide, elle étudie la plaie. Si le coup a été rude, si les forces du pays sont sérieusement entamées, elle ouvre tout de suite des négociations. Pour traiter avec le vainqueur, le temps le plus proche est le plus avantageux. L'adversaire, dans le premier étonnement du triomphe, accueille avec joie des propositions qui tendent à changer ses débuts favorables en un bonheur définitif. Il n'a pas encore eu le temps de s'enorgueillir d'un succès constant ni de s'irriter d'un trop long obstacle. Il ne peut exiger des réparations énormes pour un dommage encore médiocre. Ses prétentions naissantes n'ont pas grandi. Peut-être ne vous accordera-t-il pas alors la paix à bon marché. Mais vous êtes sûr de la payer plus cher si vous tardez à la demander. La sagesse est de traiter avant d'avoir montré toute sa faiblesse. On obtient alors des conditions moins dures, que l'intervention des puissances neutres adoucit encore. Quant à chercher le salut dans le désespoir et à ne faire la paix qu'après la victoire, ce sont sans doute de belles maximes, mais d'une application difficile dans un temps où, d'une part, les nécessités industrielles et commerciales de la vie moderne et, d'autre part, l'énormité des armées qu'il faut équiper et nourrir, ne permettent point de prolonger indéfiniment les hostilités et, par conséquent, ne laissent point au moins fort le temps de rétablir ses affaires. La France, en 1870, s'est inspirée des plus nobles sentiments. Mais, raisonnablement, elle devait négocier après les premiers revers, honorables pour elle. Elle avait un gouvernement qui pouvait et devait assumer cette tâche et qui l'aurait accomplie dans les conditions les moins mauvaises qu'on pût désormais espérer. Le bon sens était de tirer de lui ce dernier service avant de s'en défaire. On agit au rebours. Ce gouvernement, qu'elle supportait depuis vingt ans, la France eut l'idée peu réfléchie de le renverser au moment où il lui devenait utile, et d'y substituer un autre gouvernement qui, ne se faisant point solidaire du premier, devait recommencer la guerre, sans apporter de nouvelles forces. Un troisième gouvernement tenta de s'établir.

" S'il avait réussi, on recommençait une troisième fois la guerre, pour la raison que les deux premiers essais, trop mauvais, ne comptaient pas. Il fallait, dites-vous, satisfaire l'honneur. Mais, avec votre sang, vous avez satisfait deux honneurs: l'honneur de l'Empire et celui de la République; vous étiez prêts à satisfaire encore un troisième honneur,

celui de la Commune. Pourtant il apparaît qu'un peuple, fût-il le plus fier du monde, n'a qu'un honneur à satisfaire. Cet excès de générosité vous mit dans un état de faiblesse extrême, dont vous sortez heureusement...

- Enfin, dit M. Bergeret, si l'Italie avait été battue à Wissembourg et à Reichshoffen, ces défaites lui auraient valu la Belgique. Mais nous sommes un peuple de héros et nous croyons toujours que nous sommes trahis. Voilà notre histoire. Notez que nous sommes en démocratie; c'est l'état le moins propre aux négociations. On ne peut nier que nous n'ayons fait une longue et courageuse défense. De plus on dit que nous sommes aimables, et je le crois. Au reste les gestes de l'humanité ne furent jamais que des bouffonneries lugubres, et les historiens qui découvrent quelque ordre dans la suite des événements sont de grands rhéteurs. Bossuet...

Au moment où M. Bergeret prononçait ce nom, la porte du cabinet de travail s'ouvrit avec un tel fracas que le mannequin d'osier en fut soulevé et alla choir aux pieds étonnés du militaire. Une fille parut, roussotte, louchon, sans front, et dont la robuste laideur, trempée de jeunesse et de force, reluisait. Ses joues rondes et ses bras nus avaient l'éclat du vermillon triomphal. Elle se campa devant M. Bergeret et, brandissant la pelle au charbon, cria:

- Je m'en vas !

C'était la jeune Euphémie qui, après une querelle avec madame Bergeret, refusait le service. Elle répéta:

- Je m'en vas chez nous !

M. Bergeret lui dit:

- Allez, ma fille, en silence !

Elle répéta plusieurs fois:

- Je m'en vas ! Madame me ferait tourner en bourrique.

Et elle ajouta plus tranquillement, abaissant sa pelle:

- Et puis il se passe ici des choses que j'aime mieux ne pas voir.

M. Bergeret, sans tenter d'éclaircir ces paroles mystérieuses, fit observer à la servante qu'il ne la retenait pas, et qu'elle pouvait partir.

- Alors, dit-elle, donnez-moi mon argent.

- Retirez-vous, lui répondit M. Bergeret. Ne voyez-vous pas que j'ai autre chose à faire que de compter avec vous? Allez m'attendre en quelque autre place.

Mais Euphémie, levant de nouveau la sombre et lourde pelle, hurla:

- Donnez-moi mon argent ! Mes gages ! Je veux mes gages !

II

À six heures du soir, M. l'abbé Guitrel, descendu de wagon, à Paris, appela un fiacre dans la cour de la gare et, sous la pluie, par l'ombre épaisse semée de lumières, se fit conduire au numéro 5 de la rue des Boulangers. C'est là, sur la voie montueuse, étroite et raboteuse, au-dessus des tonneliers et des marchands de bouchons, que, dans une odeur de futailles, demeurait son vieil ami, l'abbé Le Génil, aumônier des dames des Sept-Plaies qui prêchait des carêmes très suivis dans une des plus aristocratiques paroisses de Paris. C'est là que M. l'abbé Guitrel avait coutume de descendre, quand il venait à Paris travailler aux progrès de sa lente fortune. Tout le jour, la semelle de ses souliers à boucles battait par petits coups discrets le pavé de la ville, les degrés des escaliers et le plancher des maisons les plus diverses. Le soir, il soupait avec M. Le Génil. Les deux vieux camarades de séminaire se contaient des histoires plaisantes, s'informaient du prix des messes et des sermons et faisaient leur partie de cartes. À dix heures, Nanette, la servante, roulait dans la salle à manger un lit de fer pour M. Guitrel, qui ne manquait pas, à son départ, de lui donner une pièce de vingt sous toute neuve.

Cette fois, comme les autres, M. Le Génil, qui était grand et robuste, abattit sa large main sur l'épaule de Guitrel fléchissant et, de sa voix d'orgue, lui gronda le bonjour. Et, tout de suite, il l'interpella selon son usage antique et jovial:

- M'apportes-tu seulement douze douzaines de messes à un écu chacune, ou garderas-tu toujours pour toi seul l'or que te versent à flots tes dévotes de province, vieux pingre?

Il parlait de la sorte, gaiement, parce qu'il était pauvre et qu'il savait que Guitrel était aussi pauvre que lui.

Guitrel, qui entendait la plaisanterie mais ne la pratiquait pas, faute de joie intérieure, répondit qu'il avait dû venir à Paris pour y faire diverses commissions dont il était chargé, notamment pour des achats de livres. Il demanda à son ami de le garder un jour ou deux, trois au plus.

- Dis donc la vérité une fois dans ta vie, répliqua M. Le Génil; tu viens chercher une mitre, vieille fouine ! Demain matin tu paraîtras, la bouche en cœur, devant le nonce. Guitrel, tu seras évêque !

Et l'aumônier des dames des Sept-Plaies, le prédicateur de Sainte-Louise, avec un respect ironique où se mêlait peut-être une instinctive

déférence, s'inclina devant le futur évêque. Puis il reprit cette rudesse de visage où reluisait l'âme d'un autre Olivier Maillard.

- Entre donc ! Veux-tu te rafraîchir?

M. Guitrel était secret. Sa bouche plissée laissa voir la contrariété d'être deviné. Il venait, en effet, assurer à sa candidature de puissants appuis. Et il n'avait nulle envie d'expliquer ses démarches sinueuses à cet ami naturellement franc, qui en était venu à faire de sa franchise non seulement une vertu, mais une politique.

Il balbutia:

- Ne crois pas... écarte cette idée que...

M. Le Génil haussa les épaules:

- Vieux cachottier !

Et, conduisant son ami dans sa chambre à coucher, il s'assit sous la flamme de pétrole et reprit sa tâche commencée, qui était de raccommoder sa culotte. M. Le Génil, prédicateur estimé dans les diocèses de Paris et de Versailles, faisait du ravaudage pour épargner de la peine à sa vieille servante et par un goût de manier l'aiguille, qu'il avait contracté dans les dures années de sa jeunesse ecclésiastique. Et ce colosse aux poumons d'airain, qui du haut d'une chaire foudroyait les incrédules, sur une chaise de paille, de ses grosses mains rouges tirait l'aiguille. Au milieu de son travail il leva la tête et tournant sur Guitrel le regard farouche de ses bons gros yeux:

- Nous ferons ce soir une partie de cartes, vieux tricheur !

Mais Guitrel, timide et têtu, balbutia qu'il était obligé de sortir après le dîner. Guitrel avait des projets. Il fit presser les apprêts du repas, mangea très vite, au mécontentement de son hôte, grand mangeur et grand parleur. Il se leva de table sans attendre le dessert, alla dans l'autre chambre du logis, s'y renferma, tira de sa valise un habillement laïque et le revêtit.

Il reparut aux yeux de son ami dans une redingote longue, noire, austère, qui avait la bouffonnerie d'un déguisement. La tête surmontée d'un chapeau claque en drap roussi, d'une hauteur extraordinaire, il avala son café, marmotta les grâces et se coula dehors.

L'abbé Le Génil lui cria sur la rampe de l'escalier:

- Ne sonne pas en rentrant, tu réveillerais Nanette. Tu trouveras la clef sous le paillasson. Guitrel, encore un mot: je sais où tu vas. Tu vas prendre une leçon de déclamation, vieux Quintilien !

M. l'abbé Guitrel suivit les quais en aval, dans les ténèbres humides,

passa le pont des Saints-Pères, traversa la place du Carrousel parmi les passants indifférents, qui donnaient à peine un regard à son chapeau démesuré, et s'arrêta sous le péristyle toscan de la Comédie-Française. Il eut soin de lire l'affiche pour s'assurer que le spectacle n'était pas changé et que les comédiens donnaient Andromaque et le Malade imaginaire. Puis il demanda au second guichet un billet de parterre.

Ayant pris place sur l'étroite banquette déjà presque pleine, en arrière des fauteuils encore vides, il déploya un vieux journal, non pour le lire, mais de façon à se faire un maintien, en écoutant les propos échangés à ses côtés. Il avait l'ouïe fine, et c'est par l'oreille qu'il regardait, comme M. Worms-Clavelin écoutait par la bouche. Ses voisins étaient des employés de commerce et des ouvriers d'art qui devaient leur entrée de faveur à l'amitié d'un machiniste ou d'une habilleuse, petit monde simple, avide de spectacles, content de soi, occupé de paris mutuels et de bicyclettes, jeunesse tranquille, quelque peu caporalisée, démocratique et républicaine sans même y penser, conservatrice jusque dans ses plaisanteries sur le président de la République. M. l'abbé Guitrel, en saisissant au vol les mots qui, lancés çà et là, lui révélaient cet état d'esprit, songeait aux illusions de l'abbé Lantaigne, qui, du fond de sa solitude, méditait de ramener ce peuple à la monarchie théocratique. Et il ricanait derrière son journal.

"Ces Parisiens, se dit-il, sont les gens les plus accommodants du monde. On les juge mal dans nos provinces. Plût à Dieu que les républicains et les libres penseurs de l'évêché de Tourcoing fussent taillés sur ce modèle ! Mais l'esprit des Français du Nord est amer comme le houblon de leurs plaines. Et je me trouverai dans mon diocèse entre des socialistes violents et d'ardents catholiques."

Il savait les tribulations qui l'attendaient sur le siège du bienheureux Loup, et, loin de les redouter, il les appelait sur sa tête avec de si grands soupirs que son voisin regarda s'il n'était pas incommodé. Et M. l'abbé Guitrel roulait dans sa tête des pensers d'évêque, dans le murmure des conversations frivoles, le bruit des portes et le mouvement des ouvreuses.

Mais quand, les trois coups frappés, la toile se leva lentement, il fut tout entier au spectacle. C'est la diction et le geste des acteurs qui l'occupaient. Il étudiait leurs intonations, leur démarche, le jeu de leur physionomie avec l'application intéressée d'un vieux sermonnaire curieux de surprendre le secret des mouvements nobles et des accents pathétiques. Lorsque se développaient les longues tirades, il redoublait d'attention, regrettant seulement de ne point entendre du Corneille, plus

abondant en harangues, plus fécond en effets oratoires et qui marque mieux les divers points d'un discours.

Au moment où l'acteur qui représentait Oreste récita l'exorde vraiment classique: "Avant que tous les Grecs"..., le professeur d'éloquence sacrée s'apprêta à noter dans son esprit toutes les attitudes et toutes les inflexions de voix. M. l'abbé Le Génil connaissait bien son vieil ami; il savait que le subtil professeur d'éloquence sacrée allait prendre au théâtre des leçons de déclamation.

M. Guitrel donna moins d'attention aux comédiennes. Il avait le mépris de la femme. Ce n'est point à dire qu'il eût toujours été chaste de pensée. Il avait connu, dans le sacerdoce, les troubles de la chair. Comment il avait éludé, tourné ou transgressé le sixième commandement, Dieu le sait ! Et quel genre de créatures le purent aussi savoir, c'est ce qu'il ne faut point rechercher. Si iniquitates observaveris, Domine, Domine quis sustinebit? Mais il était prêtre et avait le dégoût du ventre d'Ève. Il exécrait le parfum des longues chevelures. À l'employé de commerce, son voisin de banquette, qui lui vanta les beaux bras célèbres de la tragédienne, il répondit par l'expression d'un dédain qui n'était point hypocrite.

Pourtant sa curiosité se soutint jusqu'à la fin de la tragédie et il se promit de transporter les fureurs d'Oreste, telles qu'elles lui étaient détaillées par un habile interprète, dans quelque sermon sur les tourments de l'impie ou sur la fin misérable du pécheur. Et il s'appliqua, pendant l'entracte, à corriger mentalement, d'après ce qu'il venait d'entendre, un certain accent provincial qui gâtait sa diction. "La voix d'un évêque de Tourcoing, pensait-il, ne doit pas sentir en aigreur le petit vin de nos coteaux du Centre."

La pièce de Molière, qui terminait le spectacle, le divertit extrêmement. Inhabile lui-même à découvrir les ridicules, il était content qu'on les lui montrât. Il était particulièrement heureux de saisir les humiliations gaies de la chair et il riait de bon cœur aux endroits scatologiques.

Au milieu du dernier acte, il tira de sa poche un petit pain qu'il avala par menus morceaux, une main sur la bouche, attentif à n'être pas surpris, dans son léger souper, par le coup de minuit, car il devait dire sa messe, le lendemain matin, dans la chapelle des dames des Sept-Plaies.

Après le spectacle, il regagna de son pas menu son gîte le long des quais déserts. Le fleuve traînait dans le silence la plainte sourde de ses eaux. M. Guitrel cheminait dans une brume roussâtre qui grandissait les formes des choses et donnait à son chapeau, dans la nuit, une hauteur

surnaturelle. Comme il se glissait au ras des murs gluants de l'ancien Hôtel-Dieu, une fille en cheveux, laide et qui n'était pas jeune, énorme, la poitrine mal contenue dans une camisole blanche, vint en boitant à sa rencontre, l'aborda et, le saisissant par le pan de sa redingote, lui fit des propositions. Puis, tout à coup, avant même qu'il songeât à se dégager, elle s'enfuit en criant:

- Un curé ! la guigne, alors !

Et, en courant vers des planches qui fermaient une maison en réparation, elle gémit:

- Quel malheur qui va encore m'arriver? Misère de...

M. Guitrel savait la superstition de certaines femmes ignorantes, qui tiennent pour sinistre la rencontre d'un prêtre et touchent du bois pour conjurer le mauvais sort; mais il était surpris que cette créature eût reconnu son état sous un habit civil.

"C'est le châtiment des défroqués, pensa-t-il. Le prêtre, qui subsiste en eux, se laisse voir. Tu es sacerdos in æternum, Guitrel."

III

Chassé par le vent du nord sur le sol dur et blanc, avec les feuilles mortes, M. Bergeret traversa le Mail entre les ormes dépouillés, et gravit la côte Duroc. Il frappait du pied la chaussée aux pavés inégaux. Laissant à sa droite la forge du maréchal et la façade de la laiterie sur laquelle deux vaches étaient peintes en rouge, à sa gauche les longs murs bas des maraîchers, il allait vers le ciel humble et fumeux, qui d'une barrière violette fermait l'horizon. Ayant, dans la matinée, préparé sa dixième et dernière leçon sur le huitième livre de l'Énéide, il repassait machinalement dans sa tête les particularités de métrique et de grammaire qui avaient occupé son attention et, réglant la cadence de sa pensée sur celle de son pas, il se répétait à lui-même, à intervalles égaux, ces paroles mesurées: Patrio vocat agmina sistro... Mais parfois son esprit curieux et divers s'échappait en aperçus critiques d'une grande liberté. La rhétorique militaire de ce huitième livre l'assommait et il trouvait ridicule qu'Énée reçût de Vénus un bouclier dont les reliefs représentaient les scènes de l'histoire romaine jusqu'à la bataille d'Actium, et la fuite de Cléopâtre. Patrio vocat agmina sistro. Parvenu au chemin des Bergères qui domine la côte Duroc, il songea, devant le cabaret couleur lie de vin, déserté, clos, moisi, du père Maillard, que ces Romains, à l'étude desquels il consacrait sa vie, étaient terribles d'emphase et de médiocrité. Par le progrès de l'âge et du goût, il

n'estimait plus guère que Catulle et Pétrone. Mais il lui fallait bien tondre le pré où il était attaché. Patrio vocat agmina sistro. Virgile et Properce veulent-ils nous faire croire, se dit-il, que le sistre, dont le son grêle accompagnait les danses frénétiques et pieuses des prêtres, était aussi la musique des marins et des soldats égyptiens? Cela ne se conçoit pas.

En descendant le chemin des Bergères, sur le versant opposé à la côte Duroc, il sentit tout à coup la douceur de l'air. Là, le chemin s'abaisse entre des parois de calcaire où s'attachent laborieusement les racines des petits chênes. À l'abri du vent, sous le soleil de décembre, qui dans le ciel penchait, pauvre et sans rayons, M. Bergeret murmura plus doucement: Patrio vocat agmina sistro. Sans doute Cléopâtre a fui d'Actium vers l'Égypte, mais elle a fui à travers la flotte d'Octave et d'Agrippa qui tentait de lui fermer le passage.

Et, gagné par l'aménité de l'air et du jour, M. Bergeret s'assit au bord du chemin, sur une des pierres qui, tirées jadis de la montagne, se couvraient lentement d'une mousse noire. Il voyait à travers les membrures fines des arbres le ciel lilas taché de fumées et goûtait une paisible tristesse à mener ainsi ses songeries dans la solitude.

Antoine et Cléopâtre, pensait-il, n'avaient qu'un intérêt, en attaquant les liburnes d'Agrippa qui les bloquaient, celui de s'ouvrir un passage. C'est précisément à quoi réussit Cléopâtre, qui débloqua ses soixante vaisseaux. Et M. Bergeret, en son chemin creux, se donnait la gloire innocente de décider du sort du monde, dans les eaux illustres d'Acarnanie. Mais en regardant à trois pas devant lui, il vit un vieillard assis, à l'autre bord du sentier, sur un tas de feuilles mortes. C'était une figure sauvage qui se distinguait à peine des choses environnantes. Son visage, sa barbe et ses haillons avaient les teintes de la pierre et des feuilles. Il raclait lentement un morceau de bois avec une vieille lame amincie par des années de meule.

- Bonjour, monsieur, dit le vieil homme. Le soleil est mignon. Et ce qu'il y a de bon, je vais vous dire, c'est qu'il ne pleuvra pas.

M. Bergeret reconnut Pied-d'Alouette, le chemineau que le juge d'instruction, M. Roquincourt, avait impliqué, bien à tort, dans l'affaire de la maison de la reine Marguerite, et qu'il avait gardé six mois en prison dans l'espoir vague de découvrir des charges inattendues contre ce vagabond, ou dans la pensée que l'arrestation paraîtrait mieux justifiée par cela seul qu'elle serait maintenue plus longtemps, ou seulement par rancune contre un innocent qui avait trompé la justice. M. Bergeret, qui éprouvait de la sympathie pour les misérables, répondit par de bonnes

paroles aux bonnes paroles de Pied-d'Alouette.

- Bonjour, mon ami, lui dit-il, je vois que vous connaissez les bons endroits. Cette côte est tiède et bien abritée.

Pied-d'Alouette, après un moment de silence, répondit:

- Je connais des endroits meilleurs. Mais ils sont éloignés. Il ne faut pas avoir peur de marcher. Le pied est bon. Le soulier n'est pas bon. Mais je ne peux pas mettre des bons souliers, parce que j'y suis pas accoutumé. Quand on m'en donne des bons, je les ouvre.

Et, soulevant son pied de dessus les feuilles sèches, il montra l'orteil passant entortillé de linges à travers les fentes du cuir.

Il se tut et recommença de polir le morceau de bois dur.

M. Bergeret retourna bientôt à ses pensées.

Pallentem morte futura. Les liburnes d'Agrippa ne purent arrêter au passage l'Antoniade aux voiles de pourpre. Cette fois du moins la colombe échappait au vautour.

Mais Pied-d'Alouette parla et dit:

- Ils m'ont pris mon couteau.

- Qui cela?

Le chemineau, levant le bras, tourna la main du côté de la ville et ne fit point d'autre réponse. Cependant il suivait le cours de sa lente pensée, car un peu de temps après il dit:

- Ils ne me l'ont pas rendu.

Et il demeura grave, muet, impuissant à exprimer les idées qui roulaient dans son âme obscure. Son couteau était avec sa pipe le seul bien qu'il eût au monde. C'est avec son couteau qu'il coupait le pain dur et la couenne de lard qu'on lui donnait à la porte des fermes, la nourriture à laquelle ses gencives sans dents ne pouvaient pas mordre; c'est avec son couteau qu'il hachait les bouts de cigares pour en bourrer sa pipe; c'est avec son couteau qu'il grattait les fruits pourris et qu'il parvenait à extraire des tas d'ordures des choses bonnes à manger. C'est avec son couteau qu'il se taillait des bâtons de voyage et qu'il coupait des branches pour se faire un lit de feuilles, la nuit dans les bois. C'est avec son couteau qu'il sculptait dans l'écorce des chênes des bateaux pour les petits garçons et, dans le bois blanc, des poupées pour les petites filles. C'est avec son couteau qu'il exerçait tous les arts de la vie, les plus nécessaires comme les plus subtils, et qu'affamé sans cesse et parfois ingénieux il pourvoyait à ses besoins et construisait avec des roseaux de délicates fontaines que les messieurs de la ville trouvaient

jolies.

Car cet homme, qui ne voulait pas travailler, exerçait toutes sortes de métiers. À sa sortie de prison, il n'avait pu se faire rendre son couteau, gardé au greffe. Et il avait repris sa route, désarmé, démuni, plus faible qu'un enfant, misérable par le monde. Il en avait pleuré. De petites larmes brûlaient, sans couler, ses yeux sanglants. Puis le courage lui était revenu, et, sortant de la ville, il avait trouvé une vieille lame au coin d'une borne. Maintenant, il y mettait ingénieusement un bon manche de hêtre, taillé par lui dans le bois des Bergères.

L'idée de son couteau lui fit venir l'idée de sa pipe. Il dit:

- Ils ne m'ont pas pris ma pipe.

Et il tira d'un sac de laine qu'il portait contre sa poitrine une sorte de dé noir et gluant, un fourneau de pipe sans apparence de tuyau.

- Mon pauvre ami, lui dit M. Bergeret, vous n'avez pas l'air d'un grand criminel. Comment vous faites-vous mettre en prison si souvent?

Pied-d'Alouette n'avait pas l'habitude du dialogue. Il ne savait pas du tout soutenir une conversation. Et, bien qu'il eût une manière d'intelligence assez profonde, il ne comprenait pas tout de suite le sens des paroles qu'on lui adressait. C'est l'exercice qui lui faisait défaut. Il ne répondit pas d'abord à M. Bergeret qui se mit à tracer du bout de sa canne des lignes dans la poussière blanche du chemin. Mais Pied-d'Alouette dit enfin:

- Je ne fais pas les choses mauvaises. Alors je suis puni pour d'autres choses.

Et la conversation s'enchaîna sans trop de ruptures.

- Vous voulez dire qu'on vous met en prison pour des actions innocentes?

- Je sais ceux qui font les choses mauvaises. Mais je me ferais tort en parlant.

- Vous fréquentez les vagabonds et les malfaiteurs?

- Vous voulez me faire parler. Connaissez-vous monsieur le juge Roquincourt?

- Je le connais un peu. Il est sévère, n'est-ce pas?

- Monsieur le juge Roquincourt, il parle bien. J'ai entendu personne qui parle si bien et si vite. On n'a pas le temps de comprendre. On peut pas répondre. Il y a personne qui parle seulement la moitié aussi bien.

- Il vous a tenu au secret pendant de longs mois et vous ne lui gardez pas rancune. Quel exemple obscur de clémence et de magnanimité !

Pied-d'Alouette se remit à polir son manche de couteau. À mesure que l'ouvrage avançait, il se rassérénait et retrouvait la paix de l'esprit. Tout à coup il demanda:

- Connaissez-vous le nommé Corbon?

- Qui cela, Corbon?

C'était trop difficile à expliquer. Pied-d'Alouette fit un geste vague, embrassant un quart de l'horizon. Cependant il avait l'esprit occupé de celui qu'il venait de nommer, car il répéta:

- Corbon.

- Pied-d'Alouette, demanda M. Bergeret, on dit que vous êtes un vagabond d'une espèce singulière, et que, manquant de tout, vous ne volez jamais rien. Pourtant vous vivez avec des malfaiteurs. Vous connaissez des assassins.

Pied-d'Alouette répondit:

- Il y en a qui ont une idée et d'autres qui ont une autre idée. Moi, si j'avais l'idée de mal faire, je creuserais un trou sous un arbre de la côte Duroc, je mettrais mon couteau au fond du trou et je pilerais la terre dessus avec mes pieds. Ceux qui ont l'idée de mal faire, c'est le couteau qui les conduit. Et c'est la fierté aussi qui les conduit. Moi, tout jeune, j'ai perdu la fierté, parce que les hommes me tournaient en raillerie, et les filles, et les enfants, dans les pays.

- Et n'avez-vous jamais eu de pensées violentes et mauvaises?

- Autrefois, à l'encontre des femmes que je voyais allant seules dans les chemins, pour l'idée que j'en avais. Mais c'est fini.

- Et cela ne vous revient plus?

- Des fois.

- Pied-d'Alouette, vous aimez la liberté, vous êtes libre. Vous vivez sans travailler. Vous êtes heureux.

- Il y en a qui sont heureux. Mais pas moi.

- Où sont-ils, les heureux?

- Dans les fermes.

M. Bergeret se leva, mit une pièce de dix sous dans la main de Pied-d'Alouette, et dit:

- Vous pensez, Pied-d'Alouette, que le bonheur est sous un toit, au coin d'une cheminée et dans un lit de plume. Je vous croyais plus de sagesse.

IV

À l'occasion du premier janvier, M. Bergeret revêtit, dès le matin, son habit noir, qui avait perdu son lustre et sur lequel le petit jour gris de l'hiver versait comme de la cendre. Les palmes d'or, suspendues à la boutonnière par un ruban violet, jetant un éclat dérisoire, faisaient paraître que M. Bergeret n'était pas chevalier de la Légion d'honneur. Il se sentait, dans cet habit, extraordinairement pauvre et mince. Sa cravate blanche lui apparaissait comme une chose tout à fait misérable. Il est vrai qu'elle n'était pas fraîche. Et quand, après avoir longtemps froissé en vain le plastron de sa chemise, il reconnut l'impossibilité de maintenir les boutons de nacre dans les boutonnières agrandies par un long usage, il s'affligea. Le regret lui vint au cœur de n'être point un homme du monde. Et, s'étant assis sur une chaise, il songea:

"Y a-t-il vraiment un monde et des hommes du monde? Il me semble bien que ce qu'on appelle le monde est comme le nuage d'or et d'argent suspendu dans l'azur du ciel. Quand on le traverse, on ne voit plus qu'un brouillard. En réalité, les groupements sociaux sont très confus. Les hommes s'assemblent en raison de leurs préjugés et de leurs goûts. Mais les goûts combattent souvent les préjugés, et le hasard brouille tout. Sans doute, une longue richesse et les loisirs qui l'accompagnent déterminent un certain genre de vie et des habitudes particulières. C'est là, en somme, la communauté des gens du monde. Cette communauté se réduit à des habitudes de politesse, d'hygiène et de sport. Il y a des mœurs mondaines. Elles sont tout extérieures, et par cela même très sensibles. Il y a des façons, des dehors mondains. Il n'y a pas une humanité mondaine. Ce qui nous caractérise véritablement, ce sont nos passions, nos idées, nos sentiments. Nous avons un for intérieur dans lequel le monde n'entre pas."

Cependant, la mauvaise ordonnance de sa cravate et de sa chemise lui donnait de l'inquiétude. Il alla se regarder dans la glace du salon. Son image dans cette glace lui apparut lointaine et toute offusquée par une immense corbeille de bruyères où couraient des rubans de satin rouge. Posée sur le piano entre deux sacs de marrons glacés, cette corbeille était d'osier, en forme de char, avec des roues dorées. Au timon doré, la carte de M. Roux demeurait épinglée. Et cette corbeille était un présent de M. Roux à madame Bergeret.

Le maître de conférences n'écarta pas les touffes enrubannées des bruyères. Il lui suffit d'apercevoir dans la glace, derrière les fleurs, son œil gauche, qu'il considéra un peu de temps avec bienveillance. M. Bergeret, qui ne croyait pas que personne l'aimât en ce monde ni dans les autres, s'accordait à lui-même de la pitié et quelque sympathie. Il était doux envers lui-même comme envers les malheureux. Il se

dispensa d'une plus longue considération de sa chemise et de sa cravate et se dit:

"Tu expliques le bouclier d'Énée et ta cravate est fripée. Ce sont deux ridicules. Tu n'es pas un homme du monde. Sache, du moins, vivre de la vie intérieure. Et cultive en toi-même un riche domaine."

En ce premier jour de l'année, il avait bien sujet de plaindre son destin, devant porter ses hommages à des hommes vulgaires et injurieux, comme étaient le recteur et le doyen. Le recteur, M. Leterrier, ne pouvait le souffrir. C'était une antipathie de nature, qui croissait avec la régularité d'une expansion végétale et donnait ses fruits chaque année. M. Leterrier, professeur de philosophie, auteur d'un manuel dans lequel tous les systèmes étaient jugés, possédait les certitudes de la doctrine officielle. Il ne subsistait dans son esprit aucun doute sur les questions concernant le beau, le vrai et le bien, dont il avait défini les caractères dans un chapitre de son ouvrage(pages 216 à 262). Or, il tenait M. Bergeret pour un homme dangereux et pervers. M. Bergeret reconnaissait la sincérité parfaite de l'antipathie qu'il inspirait à M. Leterrier, et il n'en murmurait pas. Parfois même il en souriait avec indulgence. Mais il éprouvait, au contraire, un malaise cruel quand il se rencontrait avec le doyen, M. Torquet, qui n'avait de pensées d'aucune sorte et qui, bourré de lettres, gardait l'âme d'un illettré. Ce gros homme, sans front ni crâne, occupé tout le jour dans sa maison et dans son jardin à compter les morceaux de sucre et les poires, et qui posait des sonnettes en recevant la visite de ses collègues de la Faculté, déployait à nuire une activité et une sorte d'intelligence dont M. Bergeret demeurait confondu. C'est à quoi songeait le maître de conférences en passant son pardessus pour aller souhaiter la bonne année à M. Torquet.

Pourtant il éprouva quelque joie à se sentir dehors. Il retrouvait dans la rue le plus cher des biens, la liberté philosophique. Au coin des Tintelleries, en face des Deux-Satyres, il s'arrêta pour regarder avec amitié le petit acacia qui, du jardin des Lafolie, levait par-dessus le mur sa tête dépouillée.

"Les arbres, pensa-t-il, prennent, l'hiver, une beauté intime qu'ils n'ont pas dans la gloire du feuillage et des fleurs. Ils découvrent la délicatesse de leur structure. L'abondance de leur fin corail noir est charmante; ce ne sont point des squelettes, c'est une multitude de jolis petits membres où la vie sommeille. Si j'étais paysagiste..."

Comme il faisait ces réflexions, un gros homme l'appela par son nom et le prit par le bras, sans s'arrêter. C'était M. Compagnon, le plus

populaire des professeurs, le maître aimé qui faisait son cours de mathématiques dans le grand amphithéâtre:

- Eh ! eh ! je vous la souhaite bonne, mon cher Bergeret. Je parie que vous allez chez votre doyen. Nous ferons un bout de chemin ensemble.

- J'y consens, répondit M. Bergeret. De la sorte, je m'acheminerai agréablement vers un terme pénible. Car je vous avoue que je ne me fais point un plaisir de voir monsieur Torquet.

En entendant cette confidence, qu'il n'avait point provoquée, M. Compagnon retira, soit par hasard, soit d'instinct, la main qu'il avait passée sous le bras de son collègue.

- Je sais ! je sais ! vous avez eu des difficultés avec le doyen. Ce n'est pourtant pas un homme de relations désagréables.

- En vous parlant comme j'ai fait, reprit M. Bergeret, je ne songeais même pas à l'inimitié que le doyen des lettres consent, dit-on, à me garder. Mais le seul abord d'une personne dépourvue de toute espèce d'imagination me glace jusqu'aux moelles. Ce qui vraiment attriste, ce n'est pas l'idée de l'injustice et de la haine. Ce n'est pas non plus le spectacle des douleurs humaines. Au contraire, les maux de nos semblables nous font rire pour peu qu'on nous les présente gaiement. Mais ces âmes mornes, qui ne reflètent rien, ces êtres en qui l'univers vient s'anéantir, voilà l'aspect qui désole et qui désespère. Le commerce de monsieur Torquet est une des plus cruelles disgrâces de ma vie.

- C'est égal ! dit M. Compagnon. Notre Faculté est une des plus brillantes de France pour le mérite des professeurs et l'aménagement des locaux. Les laboratoires seuls laissent encore à désirer. Mais il faut espérer que, grâce aux efforts combinés de notre dévoué recteur et d'un sénateur aussi influent que monsieur Laprat-Teulet, cette regrettable lacune sera enfin comblée.

- Il serait désirable aussi, dit M. Bergeret, qu'on ne fît plus les cours de latin dans une cave obscure et malsaine.

En traversant la place Saint-Exupère, M. Compagnon désigna du bras la maison Deniseau.

- On ne parle plus, dit-il, de cette voyante qui avait commerce avec sainte Radegonde et plusieurs saints du paradis. Êtes-vous allé la voir, Bergeret? Moi, j'ai été conduit chez elle, au moment de sa grande vogue, par Lacarelle, le chef de cabinet du préfet. Elle était assise, les yeux fermés, dans un fauteuil, et une douzaine de fidèles lui posaient des questions. On lui demandait si la santé du pape était satisfaisante, quels seraient les effets de l'entente franco-russe, si l'impôt sur le revenu

serait voté, et si l'on trouverait bientôt un remède à la phtisie. Elle répondait à tout dans un style poétique, avec une certaine facilité. Moi, quand ce fut à mon tour de l'interroger, je lui fis cette simple question:

- Quel est le logarithme de 9? Eh bien, Bergeret, croyez-vous qu'elle a répondu 0,954?

- Non, je ne le crois pas, dit M. Bergeret.

- Elle n'a rien répondu, reprit M. Compagnon, rien du tout. Elle est restée muette. J'ai dit: "Comment sainte Radegonde ne sait-elle pas le logarithme de 9? C'est incroyable !" Il y avait là des colonels en retraite, des prêtres, des dames âgées et des médecins russes. Ils semblaient consternés, et le nez de Lacarelle lui pendait jusqu'au nombril. Je me suis enfui sous la réprobation générale.

Tandis que M. Compagnon et M. Bergeret traversaient la place en devisant de la sorte, ils rencontrèrent M. Roux qui allait semant par la ville ses cartes de visite à foison. Car il était fort répandu.

- Voilà mon meilleur élève, dit M. Bergeret.

- Il a l'air d'un gars solide, dit M. Compagnon, qui estimait la force. Pourquoi diable fait-il du latin?

Sur quoi, M. Bergeret, piqué, demanda au professeur de mathématiques s'il croyait que l'étude des langues classiques dût être exclusivement réservée aux hommes infirmes, débiles, malingres et difformes.

Mais déjà M. Roux, saluant les professeurs, découvrait dans un sourire ses dents de jeune loup. Il était content. Son génie heureux, qui avait découvert le secret du métier militaire, venait de remporter un nouvel avantage. M. Roux avait obtenu, ce matin même, un congé de quinze jours pour se guérir d'une lésion indéfinie et peu sensible du genou.

- Heureux homme ! s'écria M. Bergeret. Pour tromper, il n'a pas même besoin de mentir.

Puis, se tournant vers M. Compagnon:

- Monsieur Roux, mon élève, ajouta-t-il, est l'espoir de la métrique latine. Mais, par un étrange contraste, ce jeune humaniste, qui mesure si rigoureusement les vers d'Horace et de Catulle, compose lui-même en français des vers qu'il ne scande pas avec exactitude, et dont je ne puis, je l'avoue, saisir le rythme indéterminé. En un mot, monsieur Roux fait des vers libres.

- Vraiment? dit M. Compagnon avec politesse.

M. Bergeret, qui était curieux de s'instruire et ami des nouveautés,

pria M. Roux de réciter son poème le plus récent, la Métamorphose de la Nymphe, qu'on ne connaissait pas encore.

- Voyons cela, dit M. Compagnon. Je me mets à votre gauche, monsieur Roux, pour vous donner ma bonne oreille.

Et M. Roux commença de dire d'une voix lente, prolongée et chantante la Métamorphose de la Nymphe. Il dit, en des vers coupés çà et là par le roulement des camions:


La nymphe blanche
Qui coule à pleines hanches,
Le long du rivage arrondi
Et de l'île où les saules grisâtres
Mettent à ses flancs la ceinture d'Ève,
En feuillages ovales,
Et qui fuit pâle.

Puis il fit paraître, en des tableaux changeants:


De vertes berges,
Avec l'auberge
Et les fritures de goujons.

La nymphe s'échappe, inquiète, troublée.

Elle approche de la ville; et la métamorphose s'accomplit.

La pierre du quai dur lui rabote les hanches,
Sa poitrine est hérissée d'un poil rude,
Et noire de charbons, que délaye la sueur,
La nymphe est devenue un débardeur.
Et là-bas est le dock
Pour le coke.


Et le poète chanta le fleuve traversant la cité.

Et le fleuve, d'ores en avant municipal et historique,
Et dignement d'archives, d'annales, de fastes,
De gloire.
Prenant du sérieux et même du morose
De pierre grise,
Se traîne sous la lourde ombre basilicale
Que hantent encore des Eudes, des Adalberts,
Dans les orfrois passés,
Évêques qui ne bénissent pas les noyés anonymes,

Anonymes,
Non plus des corps, mais des outres,
Qui vont outre,
Le long des îles en forme de bateaux plats
Avec, pour mâtures, des tuyaux de cheminées.
Et les noyés vont outre.
Mais arrête-toi aux parapets doctes
Où, dans les boîtes, gît mainte anecdote,
Et le grimoire à tranches rouges sur lequel le platane
Fait pleuvoir ses feuilles,
Il se peut que, là, tu découvres une bonne écriture:
Car tu n'ignores pas la vertu des runes
Ni le pouvoir des signes tracés sur les lames.

- C'est très bien, dit M. Compagnon, qui ne détestait pas la littérature, mais qui, faute d'habitude, n'aurait pas facilement distingué un vers de Racine d'un vers de Mallarmé.

Et M. Bergeret songea:

"Si pourtant c'était un chef-d'œuvre?"

Et, de peur d'offenser la beauté inconnue, il serra en silence la main du poète.

V

En sortant de chez le doyen, M. Bergeret rencontra madame de Gromance qui revenait de la messe. Il en eut du plaisir, estimant que la vue d'une jolie femme est une bonne fortune pour un honnête homme. Madame de Gromance lui paraissait la plus désirable des femmes. Il lui savait gré de s'habiller avec cet art savant et discret, qu'elle possédait seule dans la ville, et de montrer dans son allure une taille souple et des reins agiles, images d'une réalité non permise à l'humaniste obscur et pauvre, mais dont il pouvait du moins illustrer à propos un vers d'Horace, d'Ovide ou de Martial. Il lui était reconnaissant d'être aimable et de laisser traîner après elle un parfum d'amour. Au-dedans de lui-même, il la remerciait comme d'une grâce de cette facilité de cœur, à laquelle pourtant il n'espérait point d'avoir part. Étranger à la société aristocratique, il n'avait jamais pénétré chez cette dame, et c'est par grand hasard qu'aux fêtes de Jeanne d'Arc, après la cavalcade, il lui avait été présenté dans la tribune de M. de Terremondre. Au reste, comme il était un sage et qu'il avait le sentiment de l'harmonie, il ne souhaitait point de l'approcher. Il lui suffisait de saisir par hasard cette jolie figure

au passage et de se rappeler en la voyant les récits qu'on faisait d'elle dans la boutique de Paillot. Il lui devait quelque joie et il lui en gardait une espèce de gratitude.

Ce matin du premier jour de l'an, dès qu'il la vit, sous le porche de Saint-Exupère, relevant d'une main sa jupe de manière à marquer la molle flexion du genou, et tenant de l'autre son grand missel relié en maroquin rouge, il lui fit une petite oraison mentale pour la remercier d'être le fin plaisir et la fable charmante de toute la ville. Et il mit cette idée dans son sourire, en la voyant.

Madame de Gromance ne concevait pas tout à fait comme M. Bergeret la gloire d'une femme. Elle y mêlait beaucoup d'intérêts sociaux et gardait des ménagements, étant du monde. Comme elle n'ignorait pas ce qu'on pensait d'elle dans la région, elle faisait froide mine aux gens à qui elle n'avait pas envie de plaire. M. Bergeret était de ceux-là. Elle trouva son sourire impertinent, et elle y répondit par un regard hautain qui le fit rougir. Poursuivant son chemin, il se dit d'un cœur contrit:

"Elle a été rosse. Mais j'avais été mufle. Je le sens à présent. Je connais trop tard l'impertinence de mon sourire qui lui disait: "Vous êtes un plaisir public". Cette délicieuse créature n'est pas un philosophe affranchi des préjugés vulgaires. Elle ne pouvait me comprendre; elle ne pouvait savoir que je tiens sa beauté pour une des plus grandes vertus du monde et l'usage qu'elle en fait pour une magistrature très auguste. J'ai manqué de tact. Et j'en ai honte. J'ai, comme tous les honnêtes gens, transgressé quelques-unes des lois humaines; et je n'en ai point de repentir. Mais certaines actions de ma vie, qui se sont trouvées contraires à ces délicatesses imperceptibles et supérieures, qu'on nomme les convenances, m'ont laissé des regrets cuisants et une sorte de remords. En ce moment, j'ai envie de me cacher, par vergogne. Je fuirai désormais l'approche agréable de cette dame à la taille flexible, crispum... docta movere latus. J'ai bien mal commencé l'année !"

- Je vous la souhaite bonne, dit une voix dans une barbe, sous un chapeau de paille.

C'était M. Mazure, l'archiviste départemental. Depuis que le ministre lui avait refusé les palmes académiques pour insuffisance de titres et que toutes les sociétés de la ville négligeaient de rendre des visites à madame Mazure, pour la secrète raison qu'elle avait été la cuisinière et la concubine des deux archivistes antérieurement préposés à la garde des archives départementales, M. Mazure avait pris en horreur le gouvernement, le monde en dégoût, et il était tombé dans une misanthropie noire.

En ce jour de visites amicales ou respectueuses, pour mieux montrer son mépris du genre humain, il avait revêtu un tricot sordide, dont le lainage bleuâtre paraissait sous son paletot aux boutonnières déchirées, il avait coiffé un chapeau de paille défoncé que la bonne Marguerite, sa femme, avait mis sur le cerisier du jardin, dans la saison des cerises. Aussi regarda-t-il avec pitié la cravate blanche de M. Bergeret.

- Vous venez, lui dit-il, de tirer votre chapeau à une fameuse coquine.

M. Bergeret n'entendit pas sans souffrance un langage si disgracieux et si peu philosophique. Mais il pardonnait beaucoup à la misanthropie, et c'est avec douceur qu'il s'efforça de reprendre M. Mazure sur l'indélicatesse de son propos.

- Mon cher monsieur Mazure, j'attendais de votre science profonde un jugement plus équitable sur une dame qui ne fait de mal à personne, bien au contraire.

M. Mazure répliqua sèchement qu'il n'aimait pas les farceuses. Ce n'était pas de sa part l'expression d'un sentiment sincère. M. Mazure n'avait pas proprement une doctrine morale. Mais il s'entêtait dans sa mauvaise humeur.

- Allons ! dit M. Bergeret en soupirant, je reconnais le tort de madame de Gromance. Elle est née cent cinquante ans trop tard. Dans la société du XVIIIe siècle elle n'aurait pas encouru le blâme d'un homme d'esprit.

M. Mazure, flatté, se radoucit. Il n'était pas un puritain farouche. Mais il respectait le mariage civil auquel les législateurs de la Révolution avaient communiqué une dignité nouvelle. Il ne niait pas pour cela les droits du cœur et des sens. Il admettait les femmes légères en même temps que les matrones.

- À propos, ajouta-t-il, comment va madame Bergeret?

Le vent du nord soufflait sur la place Saint-Exupère et M. Bergeret voyait le nez de M. Mazure rougir sous le bord rabattu du chapeau de paille. Lui-même avait froid aux pieds, aux genoux, et il pensait à madame de Gromance pour se remettre un peu de chaleur et de joie dans les veines.

La boutique de Paillot n'était pas ouverte. Les deux savants se voyaient sans feu ni lieu et ils se regardaient l'un l'autre avec une tristesse sympathique.

Et M. Bergeret se disait en lui-même, d'un cœur amical:

"Quand j'aurai quitté ce compagnon dont la pensée est courte et grossière, je retomberai dans la solitude de cette ville hostile; ce sera horrible."

Ses pieds restaient attachés aux pavés pointus de la place, tandis que le vent lui brûlait les oreilles.

- Je vous reconduis jusqu'à votre porte, lui dit l'archiviste.

Et ils allèrent tous deux, côte à côte, saluant çà et là des citadins en habits du dimanche qui portaient des sacs de bonbons et des polichinelles.

- Cette comtesse de Gromance, dit l'archiviste, est une Chapon. On ne connaît qu'un Chapon: son père, le plus franc fesse-mathieu de la province. Mais j'ai déniché le dossier des Gromance, qui appartiennent à la petite noblesse de la région. Il y a une demoiselle Cécile de Gromance qui se fit faire en 1815 un enfant par un Cosaque. Ce sera un joli sujet d'article pour une feuille locale. J'en prépare toute une série.

M. Mazure disait vrai. Ennemi farouche de ses compatriotes, chaque jour, du lever au coucher du soleil, seul en son grenier poudreux, sous le toit de la préfecture, il compulsait furieusement les six cent trente-sept mille layettes qui y étaient entassées, à la seule fin d'y découvrir des anecdotes scandaleuses sur les principales familles du département. Et là, dans l'amas des parchemins gothiques et des papiers timbrés par deux siècles de fiscaux aux armes de six rois, de deux empereurs et de trois républiques, il riait dans la poussière, en soulevant les témoignages, à demi dévorés par les vers et par les souris, des crimes anciens et des fautes expiées.

Et voici que, le long des tortueuses Tintelleries, il entretenait de ces trouvailles cruelles M. Bergeret, indulgent aux fautes des aïeux et curieux seulement de mœurs et d'usages. Mazure avait trouvé, disait-il, dans les archives, un Terremondre qui, terroriste et président du club des Sans-Culottes dans sa ville en 1793, avait changé ses prénoms de Nicolas-Eustache en ceux de Marat-Peuplier. Et Mazure s'était hâté de fournir à son collègue de la Société d'archéologie, M. Jean de Terremondre, monarchiste rallié et clérical, des notes sur cet aïeul oublié, Marat-Peuplier Terremondre, auteur d'un hymne à sainte Guillotine. Il avait aussi découvert un arrière-grand-oncle du vicaire général de l'archevêché, un sieur de Goulet, ou plus exactement, comme il signait lui-même, un Goulet-Trocard, qui, fournisseur aux armées, avait été condamné aux travaux forcés, en 1812, pour avoir livré, au lieu de bœuf, la viande de chevaux morveux. Et les pièces de ce procès avaient été publiées dans la feuille avancée du département. M. Mazure annonçait des révélations plus terribles encore sur la famille Laprat, pleine d'incestes; la famille Courtrai, flétrie dans un de ses membres, pour haute trahison, en 1814; la famille Dellion, enrichie par

l'agiotage sur les blés; la famille Quatrebarbe, qui sort de deux chauffeurs, un homme et une femme, pendus à un arbre de la côte Duroc, sous le Consulat, par les habitants eux-mêmes. Et l'on rencontrait encore, aux environs de 1860, des vieillards qui se rappelaient avoir vu, dans leur enfance, sous la branche d'un chêne, une forme humaine autour de laquelle flottait une longue chevelure noire, dont s'effrayaient les chevaux.

- Elle resta pendue trois ans, s'écria l'archiviste, et c'est la propre grand-mère d'Hyacinthe Quatrebarbe, l'architecte diocésain !

- C'est fort curieux, mais il faut garder cela pour nous, dit M. Bergeret.

Mazure ne l'écoutait pas. Il voulait tout publier, tout faire paraître, malgré le préfet, M. Worms-Clavelin, qui disait sagement: "On doit éviter les sujets de scandale et les motifs de division", et qui menaçait l'archiviste de le révoquer s'il continuait la divulgation des vieux secrets de famille.

- Ah ! s'écria Mazure en ricanant dans sa barbe emmêlée, on saura qu'en 1815 une demoiselle de Gromance a fait un petit Cosaque.

Depuis un moment déjà, M. Bergeret, arrivé à sa porte, tenait le bouton de la sonnette:

- Que cela est peu de chose ! dit-il. Cette pauvre demoiselle a fait ce qu'elle a pu. Elle est morte, le petit Cosaque est mort. Laissons leur mémoire en paix, ou, si nous la réveillons un moment, que ce soit avec indulgence. Quelle ardeur vous emporte, mon cher monsieur Mazure?

- L'ardeur de la justice.

M. Bergeret tira le cordon de la sonnette:

- Adieu, monsieur Mazure, ne soyez pas juste et soyez indulgent. C'est la bonne année que je vous souhaite.

M. Bergeret regarda, par la vitre sale de la loge, s'il n'y avait pas quelque lettre ou quelque papier dans sa case: la curiosité subsistait dans son esprit des lettres envoyées de loin et des revues littéraires. Mais il ne trouva que des cartes de visite qui lui représentaient des personnes aussi minces et pâles que les cartes elles-mêmes, et une note de mademoiselle Rose, modiste aux Tintelleries. En jetant les yeux sur cette note, il songea que madame Bergeret devenait dépensière, et que la maison se faisait lourde. Il en sentait le poids sur ses épaules et il lui semblait, dans le vestibule, porter sur son dos le plancher de son appartement avec le piano du salon et la terrible armoire à robes où s'engouffrait tout son peu d'argent et qui était toujours vide. Ainsi opprimé par des pensées domestiques, il saisit la rampe de fer, qui

déroulait en courbes lentes son grillage fleuri, et commença de gravir, la tête basse et le souffle court, les marches de pierre, aujourd'hui noircies, usées, fendues, rapiécées, garnies de briques effritées et de carrelages ignobles, et qu'aux jours anciens de leur claire nouveauté enjambaient à l'envi les gentilshommes et les jolies filles pressés d'aller faire leur cour au traitant Pauquet, enrichi des dépouilles de toute la province. Car M. Bergeret logeait dans l'hôtel Pauquet de Sainte-Croix, déchu de sa gloire, dépouillé de ses richesses, déshonoré par un étage de plâtre qui avait pris la place de son élégant attique et de son toit majestueux, offusqué par les hautes bâtisses élevées de tous côtés sur ses jardins aux mille statues, sur ses pièces d'eau, sur son parc et jusque dans sa cour d'honneur où Pauquet avait fait élever un monument allégorique à son roi qui lui faisait rendre gorge tous les cinq ou six ans, et le laissait à nouveau se gorger d'or.

Cette cour, bordée d'un superbe portique toscan, avait disparu lors de la rectification, en 1857, de l'alignement des Tintelleries. Et l'hôtel Pauquet de Sainte-Croix n'était plus qu'une disgracieuse maison de rapport, fort mal tenue par le vieux couple des portiers Gaubert, qui méprisaient M. Bergeret pour sa douceur et n'admiraient point sa libéralité réelle, parce que c'était celle d'un homme peu riche, tandis qu'ils considéraient avec respect ce que donnait M. Raynaud qui donnait peu, mais aurait pu donner beaucoup, et dont la pièce de cent sous avait cela de beau qu'elle venait d'un trésor.

M. Bergeret, parvenu au premier étage, où logeait ce M. Raynaud, propriétaire de terrains situés dans le quartier de la nouvelle gare, regarda, selon sa coutume, le bas-relief qui surmontait la porte. On y voyait le vieux Silène sur son âne parmi des nymphes. C'est tout ce qui restait de la décoration intérieure de l'hôtel qui avait été construit vers la fin du règne de Louis XV, à l'époque où le style français voulut être antique et, trop heureux pour y parvenir, acquit cette pureté, cette fermeté, cette noblesse élégante qu'on remarque particulièrement dans les plans de Gabriel. Et précisément l'hôtel Pauquet de Sainte-Croix avait été dessiné par un élève de cet architecte excellent. Mais on l'avait déshonoré avec méthode. Si, par économie, et pour épargner un peu de peine et d'argent, on n'avait pas arraché le petit bas-relief de Silène et des nymphes, du moins l'avait-on peint à l'huile, comme tout l'escalier, avec un décor imitant le granit rouge. Une tradition locale voulait que ce Silène fût le portrait du traitant Pauquet, qui passait pour l'homme le plus laid de son temps et le plus aimé des femmes; mais M. Bergeret, sans être grand connaisseur en art, retrouvait dans cette figure, à la fois grotesque et sublime, du vieillard divin, un type consacré par les deux

antiquités et par la Renaissance. Il se gardait de tomber dans l'erreur commune; pourtant ce Silène entouré de nymphes ramenait par un facile détour sa pensée sur ce Pauquet qui avait joui de tous les biens de ce monde dans les mêmes murs où lui-même menait une vie ingrate et difficile.

"Ce financier, songeait-il sur le palier, prenait de l'argent au roi qui lui en prenait. Ainsi s'établissait l'équilibre. Il ne conviendrait pas de vanter excessivement les finances de la monarchie puisque, finalement, le déficit causa la fin du régime. Mais ce point est à noter qu'alors le roi était l'unique propriétaire des biens meubles et immeubles du royaume. Toute maison appartenait au roi, en foi de quoi le sujet qui en avait la jouissance faisait mettre les armes royales sur la plaque du foyer. Ce n'est pas dans l'exercice du droit de réquisition, mais comme propriétaire, que Louis XIV envoyait à la monnaie la vaisselle plate de ses sujets pour payer les frais de la guerre. Il faisait fondre même les trésors des églises et j'ai lu récemment qu'il avait fait enlever les ex-voto de Notre-Dame de Liesse, en Picardie, parmi lesquels se trouvait le sein que la reine de Pologne y avait déposé en reconnaissance de sa guérison miraculeuse. Tout alors appartenait au roi, c'est-à-dire à l'État. Et ni les socialistes qui réclament aujourd'hui la nationalisation des propriétés privées, ni les propriétaires qui entendent conserver leur bien ne prennent garde que cette nationalisation serait en quelque sorte un retour à l'ancien régime. On goûte un plaisir philosophique à considérer que la Révolution a été faite en définitive pour les acquéreurs de biens nationaux et que la Déclaration des droits de l'homme est devenue la charte des propriétaires.

" Ce Pauquet, qui faisait venir ici les plus jolies filles de l'Opéra, n'était pas chevalier de Saint-Louis. Il serait aujourd'hui commandeur de la Légion d'honneur et les ministres des finances viendraient prendre ses ordres. Il avait les jouissances de l'argent; il en aurait maintenant les honneurs. Car l'argent est devenu honorable. C'est notre unique noblesse. Et nous n'avons détruit les autres que pour mettre à la place cette noblesse, la plus oppressive, la plus insolente et la plus puissante de toutes."

M. Bergeret fut distrait en cet endroit de ses réflexions par une compagnie d'hommes, de femmes et d'enfants qui sortaient de chez M. Raynaud. Il discerna que c'était la troupe des parents pauvres, venus pour souhaiter la bonne année au vieillard, et il crut voir qu'ils avaient le nez long sous leurs chapeaux neufs. Il continua de monter l'escalier, car il demeurait au troisième étage, qu'il nommait volontiers la troisième chambre, pour parler comme au XVIIe siècle. Et, pour illustrer ce terme

vieilli, volontiers il citait les vers de La Fontaine:


Que sert à vos pareils de lire incessamment?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.

Peut-être faisait-il abus de ces vers, et de cette façon de dire, qui exaspérait madame Bergeret, fière d'occuper un appartement au centre de la ville, dans une maison bien habitée.

"Gagnons, se dit-il, la troisième chambre."

Il tira sa montre et vit qu'il était onze heures. Il avait dit qu'il ne rentrerait qu'à midi, comptant passer une heure dans la boutique de Paillot. Mais il en avait trouvé les volets clos. Les jours de fête et les dimanches lui étaient pénibles, pour cette seule raison que la librairie était fermée ces jours-là. Il n'avait pu faire sa visite coutumière à Paillot, et il lui en restait un malaise.

Parvenu au troisième étage, il coula sans bruit sa clef dans la serrure et entra de son pas timide dans la salle à manger. C'était une pièce assez sombre sur laquelle M. Bergeret n'avait pas d'opinion arrêtée, mais que madame Bergeret jugeait de bon goût à cause de la suspension de cuivre qui surmontait la table, des chaises et du buffet de chêne sculpté qui composaient l'ameublement, de l'étagère d'acajou, chargée de petites tasses, et surtout à cause des assiettes de faïence peinte qui garnissaient le mur. En pénétrant dans cette pièce par l'antichambre noire, on avait à main gauche la porte du cabinet de travail, à main droite la porte du salon. M. Bergeret avait coutume, en rentrant chez lui, de passer à gauche dans son cabinet où il trouvait ses pantoufles, ses livres, la solitude. Cette fois, il se dirigea à droite, sans motif, sans raison, sans aucun sentiment. Il tourna le bouton de la serrure, poussa la porte, fit un pas et se trouva dans le salon.

Il vit alors sur le canapé des formes humaines enlacées dans une attitude violente qui tenait de l'amour et de la lutte et qui, dans le fait, était celle de la volupté. Madame Bergeret avait la tête renversée et cachée, mais l'expression de ses sentiments paraissait sur ses bas rouges amplement découverts. La physionomie de M. Roux présentait cet air tendu, grave, fixe, maniaque qui ne trompe pas, bien qu'on ait peu l'occasion de l'observer, et qui s'accordait avec le désordre de ses vêtements. Au reste, tout se transforma en moins d'une seconde. Et M. Bergeret n'eut plus sous les yeux que deux personnes tout à fait différentes de celles qu'il avait surprises; deux personnes gênées dans

leur maintien, d'aspect bizarre, un peu comique. Il aurait cru s'être trompé, si la première image ne s'était gravée dans ses yeux avec une force égale à sa rapidité.

VI

À la vue de cette flagrante action, le premier mouvement de M. Bergeret fut celui d'un homme simple et violent et d'un animal féroce. Issu d'une longue suite d'aïeux inconnus, parmi lesquels se trouvaient nécessairement des âmes rudes et barbares, héritier de ces générations innombrables d'hommes, d'anthropoïdes et de bêtes sauvages dont nous sortons tous, le maître de conférences à la Faculté des lettres avait acquis, avec les germes de la vie, les instincts destructeurs de l'antique humanité. Sous le choc, ces instincts s'éveillèrent. Il eut soif de carnage et voulut tuer M. Roux et madame Bergeret. Mais il le voulut sans force et sans durée. Il en était de sa férocité comme des quatre dents de loup qu'il avait dans la bouche et comme des ongles de carnassier qui armaient ses doigts; la vigueur première en était bien diminuée. Enfin M. Bergeret pensa tuer M. Roux et madame Bergeret, mais il le pensa peu. Il fut sauvage et cruel, mais il le fut très médiocrement et durant un espace de temps si bref, que nul acte ne put suivre le sentiment et que l'expression même de ce sentiment échappa par sa rapidité aux deux témoins intéressés à la surprendre. En moins d'une seconde, M. Bergeret cessa d'être purement instinctif, primitif et destructeur, sans cesser toutefois d'être jaloux et irrité. Au contraire, son indignation s'accrut. Dans ce nouvel état, sa pensée n'était plus simple; elle devenait sociale; il y roulait confusément des débris de vieilles théologies, des fragments du Décalogue, des lambeaux d'éthique, des maximes grecques, écossaises, allemandes, françaises, des morceaux épars de législation morale qui, battant son cerveau comme des pierres à fusil, le mettaient en feu. Il se sentit patriarche, père de famille à la façon romaine, seigneur et justicier. Il eut l'idée vertueuse de punir les coupables. Après avoir voulu tuer madame Bergeret et M. Roux par instinct sanguinaire, il voulait les tuer par considération pour la justice. Il prononça contre eux des peines ignominieuses et terribles. Il épuisa sur eux les sévérités des coutumes gothiques. Ce passage à travers les âges des sociétés constituées fut plus long que le premier. Il dura deux secondes entières, pendant lesquelles les deux complices introduisirent dans leur attitude des changements assez discrets pour n'être point remarqués et si essentiels que le caractère de leurs relations en était complètement transformé.

Enfin, les idées religieuses et morales s'étant toutes abîmées les unes sur les autres dans son esprit, M. Bergeret n'éprouvait plus qu'une impression de malaise et il sentait le dégoût recouvrir comme une vaste nappe d'eau sale les flammes de sa colère. Trois secondes pleines s'étaient écoulées et il n'avait point agi, et il était plongé dans un abîme d'irrésolution. Par un instinct obscur et confus, mais qui tenait à son caractère, il avait, dès l'abord, détourné ses regards du canapé, et il les fixait sur le guéridon placé près de la porte, et qui était recouvert d'un tapis de coton olive sur lequel des chevaliers du Moyen Âge étaient imprimés en couleur. Et ce tissu imitait la vieille tapisserie. M. Bergeret, durant ces trois secondes interminables, avait nettement distingué un petit page qui tenait le casque d'un des chevaliers du tapis. Tout à coup, sur le guéridon, parmi les livres reliés en toile rouge et dorés que madame Bergeret y déposait comme de nobles ornements, il reconnut, à la couverture jaune, le Bulletin de la Faculté, qu'il y avait laissé lui-même la veille au soir. La vue de cette brochure lui suggéra l'action la plus conforme à son génie. Il étendit la main, saisit le bulletin et sortit de ce salon où il avait eu la funeste idée d'entrer.

Seul dans la salle à manger, il se trouva malheureux et accablé. Il se tenait aux chaises pour ne pas tomber et il aurait senti de la douceur à pleurer. Mais sa disgrâce avait une amertume et comme un caustique qui lui séchait les larmes dans les yeux. Cette petite salle à manger qu'il avait traversée quelques secondes auparavant, il lui semblait que, s'il l'avait déjà vue, c'était dans une autre vie. Il lui semblait que c'était dans une existence antérieure et lointaine qu'il avait vécu familièrement avec le petit buffet de chêne sculpté, les étagères d'acajou chargées de petites tasses peintes, les assiettes de faïence pendues au mur, qu'il s'était assis à cette table ronde entre sa femme et ses filles. Ce n'était pas son bonheur qui était détruit(il n'avait jamais été heureux), c'était sa pauvre vie domestique, son existence intime, déjà si froide et pénible, maintenant déshonorée et renversée, dont il ne subsistait plus rien.

Quand la jeune Euphémie vint mettre le couvert, il tressaillit comme devant une des ombres de ce petit monde évanoui dans lequel il avait vécu jadis.

Il alla s'enfermer dans son cabinet, s'assit devant sa table, ouvrit au hasard le Bulletin de la Faculté, se posa soigneusement la tête dans les mains, et lut par habitude.

Il lut:

"Notes sur la pureté de la langue. Les langues sont semblables à d'antiques forêts où les mots ont poussé comme ils ont voulu ou comme

ils ont pu. Il y en a de bizarres et même de monstrueux. Ils forment, réunis dans le discours, de magnifiques harmonies, et il serait barbare de les tailler comme les tilleuls des promenades publiques. Il faut respecter ce que le grand descriptif nomme la cime indéterminée..."

"Et mes filles ! pensa M. Bergeret. Elle aurait dû penser à elles. Elle aurait dû penser à nos filles..."

Puis il lut sans comprendre:

"Certes, tel mot est un monstre. Nous disons le lendemain, c'est-à-dire le le en demain, et il est clair qu'il faudrait dire l'en demain; nous disons le lierre pour l'ierre, qui serait seul régulier. Le langage sort d'un fond populaire. Il est plein d'ignorances, d'erreurs, de fantaisies, et ses plus grandes beautés sont ingénues. Il a été fait par des ignorants qui ne connaissaient que la nature. Il nous vient de loin, et ceux qui nous l'ont transmis n'étaient pas des grammairiens de la force de Noël et Chapsal."

Et il songeait:

"À son âge, dans sa condition modeste, difficile !... car je comprends qu'une femme belle, oisive, sollicitée... Mais elle !"

Et comme il était liseur, il lisait malgré lui:

"Usons-en comme d'un précieux héritage. Et n'y regardons pas de trop près. Pour parler et même pour écrire, il serait dangereux de s'inquiéter à l'excès des étymologies..."

- Et lui, mon élève préféré, que j'ai admis dans ma maison... ne devait-il pas?...

"L'étymologie nous apprend que Dieu est ce qui brille, et que l'âme est un souffle, mais l'humanité a mis dans ces vieux mots des sens qu'ils ne contenaient pas d'abord..."

- Adultère !

Ce mot lui vint aux lèvres si net qu'il crut le sentir dans sa bouche comme une plaquette de métal, comme une mince médaille. Adultère !...

Il se représenta soudain tout ce que ce mot contenait d'usuel, de domestique, de ridicule, de gauchement tragique ou de platement comique, de saugrenu, de biscornu; et, dans sa tristesse, il ricana.

Ayant beaucoup pratiqué Rabelais, La Fontaine et Molière, il se donna proprement le nom qu'il savait, à n'en point douter, lui être convenable. Mais il cessa de rire si tant est qu'il avait ri.

"Sans doute, se dit-il, cette aventure est petite et commune. Mais, étant moi-même petit dans la communauté humaine, j'y suis

proportionné; il me paraît qu'elle est considérable pour moi, et je ne dois pas avoir honte de la douleur qu'elle me cause."

Et, par l'effet de cette pensée, il entra dans sa douleur et s'en enveloppa. Pris, comme un malade, d'une grande pitié de soi, il chassait les images pénibles et les idées importunes qui se reformaient sans cesse dans sa tête brûlante. Ce qu'il avait vu lui donnait un grand déplaisir physique, dont il s'appliqua tout de suite à rechercher la cause, parce qu'il avait l'esprit naturellement philosophique.

"Les objets, se dit-il, qui se rapportent aux plus violents désirs dont se puissent émouvoir la chair et le sang ne sauraient être considérés avec indifférence, et dès qu'ils n'inspirent pas la volupté, ils soulèvent le dégoût. Ce n'est pas que madame Bergeret fût capable par elle-même de me faire passer par ces alternatives; mais enfin elle est une des formes les moins aimables, à la vérité, et, pour moi, les moins mystérieuses, mais toutefois les plus caractéristiques et les mieux déterminées, de cette Vénus, volupté des hommes et des dieux. Et son image, associée à celle de monsieur Roux, mon élève, dans un mouvement commun, et dans un sentiment mutuel, la ramenait précisément au type élémentaire dont je dis qu'il ne peut inspirer que l'attrait ou la répulsion. Ainsi voyons-nous que tout symbole érotique favorise ou contrarie le désir, et pour cela attire ou détourne le regard avec une égale force, selon la disposition physiologique des spectateurs et, parfois, selon les états successifs d'un même témoin.

" Cette observation nous amène à reconnaître la véritable raison qui fait que partout et de tout temps les actes érotiques furent accomplis secrètement, afin de ne pas causer dans le public des émotions violentes et contraires. On en vint même à cacher tout ce qui pouvait rappeler ces actes. Ainsi naquit la Pudeur, qui règne sur tous les hommes et particulièrement chez les peuples lascifs."

Et M. Bergeret songea:

"Une occasion m'a permis de découvrir l'origine de cette vertu qui n'est la plus variable de toutes que parce qu'elle est la plus universelle, la Pudeur, que les Grecs nommaient la Honte. Des préjugés fort ridicules se sont ajoutés à cette habitude qui prend son origine dans une disposition d'esprit propre à l'homme et commune à tous les hommes, et en ont obscurci le caractère. Mais je suis maintenant en état de constituer la véritable théorie de la Pudeur. Newton trouva sous un arbre, à meilleur compte, les lois de la gravitation."

Ainsi songeait M. Bergeret dans son fauteuil. Mais les mouvements de son âme étaient si mal réglés que, tout aussitôt, il roula des yeux

sanglants, grinça des dents et serra les poings jusqu'à s'enfoncer les ongles dans les paumes. C'était l'image de M. Roux, son élève, qui était venue se planter sous son regard avec une exactitude impitoyable, dans cet état qui ne doit pas être vu, pour les raisons que le maître de conférences venait de déduire excellemment. M. Bergeret n'était pas privé de cette faculté qu'on nomme la mémoire visuelle. Sans avoir l'œil riche de souvenirs, comme le peintre qui emmagasine d'immenses et innombrables tableaux dans un pli de son cerveau, il se représentait sans trop d'effort et assez fidèlement les spectacles anciens qui avaient intéressé son regard; il gardait soigneusement dans l'album de sa mémoire l'esquisse d'un bel arbre, d'une femme gracieuse, qui s'étaient une fois peints sous ses prunelles. Mais jamais image mentale ne lui était apparue nette, précise, colorée, à la fois minutieuse et forte, pleine, compacte, solide, puissante, comme lui apparaissait audacieusement à cette heure M. Roux, son élève, uni à madame Bergeret. Cette représentation, entièrement conforme à la réalité, était odieuse; elle était inique, en ce qu'elle prolongeait indéfiniment une action d'elle-même fugitive. L'illusion parfaite qu'elle produisait revêtait les caractères d'une obstination cynique et d'une intolérable permanence. Et M. Bergeret, cette fois encore, eut envie de tuer M. Roux, son élève. Il en fit le geste, il en eut une idée forte comme un acte, dont il resta accablé.

Puis il réfléchit et, lentement, mollement, il s'égara dans un dédale d'incertitudes et de contradictions. Ses idées se diluaient, mêlaient, fondaient leurs teintes, comme des gouttes d'aquarelle dans un verre d'eau. Et bientôt il perdit jusqu'à l'intelligence de l'événement.

Il promena ses malheureux regards autour de lui, examina les fleurs du papier de tenture et remarqua qu'il y avait des bouquets mal raccordés, en sorte que des moitiés d'œillets rouges ne se rejoignaient pas. Il regarda ses livres rangés sur les tablettes de sapin. Il regarda la petite pelote de soie et de crochet que madame Bergeret avait faite elle-même et lui avait donnée, quelques années auparavant, pour sa fête. Alors il s'attendrit à la pensée de l'intimité rompue. Il n'avait jamais beaucoup aimé cette femme, qu'il avait épousée sur des conseils d'amis, dans l'incapacité où il était de s'occuper de ses propres affaires. Il ne l'aimait plus. Mais elle était une grande part de sa vie. Il songea à ses filles, en ce moment auprès de leur tante à Arcachon, à Pauline, l'aînée, qui lui ressemblait et qui était sa préférée. Et il pleura.

Tout à coup, il vit à travers ses larmes le mannequin d'osier sur lequel madame Bergeret taillait ses robes et qu'elle avait coutume de placer dans le cabinet de M. Bergeret, devant la bibliothèque, sans entendre les

murmures du professeur qui se plaignait d'embrasser et de promener cette femme d'osier chaque fois qu'il lui fallait prendre des livres sur les rayons. De tout temps, M. Bergeret s'était senti agacé par cette machine qui lui rappelait à la fois les cages à poulet des paysans et une certaine idole de jonc tressé, à forme humaine, qu'il voyait, quand il était petit, sur une des estampes de son histoire ancienne, et dans laquelle les Phéniciens brûlaient, disait-on, des enfants. Mais elle lui rappelait surtout madame Bergeret, et, bien que cette chose fût sans tête, il s'attendait sans cesse à l'entendre glapir, gémir et gronder. Cette fois la chose sans tête lui parut madame Bergeret elle-même, madame Bergeret odieuse et grotesque. Il se jeta sur elle, l'étreignit, fit craquer sous ses doigts, comme les cartilages des côtes, l'osier du corsage, la renversa, la foula aux pieds, l'emporta gémissante et mutilée, et la jeta par la fenêtre dans la cour du tonnelier Lenfant, où elle s'abîma parmi des seaux et des baquets. Il avait conscience d'avoir accompli une action symbolique à la vérité, mais absurde néanmoins et ridicule. Il en éprouvait en somme quelque soulagement. Et quand la jeune Euphémie vint lui dire que le déjeuner refroidissait, il haussa les épaules, traversa résolument la salle à manger encore déserte, prit son chapeau dans l'antichambre et descendit l'escalier.

Sous la porte cochère, il s'aperçut qu'il ne savait où aller ni que faire, et qu'il n'avait pris aucune résolution. Quand il fut dehors, il remarqua qu'il pleuvait et qu'il n'avait pas de parapluie. Il en éprouva une contrariété fort petite, qui lui fut pourtant une distraction. Comme il hésitait à se jeter sous l'averse, il aperçut sur le plâtre du mur, au-dessous de la sonnette, un dessin au charbon, tracé à portée du bras d'un enfant. C'était un bonhomme: deux points et deux raies dans un rond faisaient le visage, un ovale formait le corps; les bras et les jambes étaient marqués par de simples lignes qui, jetées en rayons de roue, donnaient quelque gaieté à ce barbouillage, exécuté dans le style classique des polissonneries murales. Il était tracé depuis quelque temps déjà, car il portait des marques de frottement et avait été à demi effacé par endroits. Mais M. Bergeret le remarqua pour la première fois, parce que sans doute ses facultés d'observation venaient d'être mises en éveil.

"Un grafitto !" s'écria mentalement le professeur.

Et il prit garde que la tête de ce bonhomme était surmontée de deux cornes et qu'on avait écrit à côté, pour le faire reconnaître: Bergeret.

"On le savait ! se dit-il à cette vue. Les polissons qui vont à l'école le publient sur les murs et je suis la fable de la ville. Cette femme me trompe peut-être depuis longtemps et avec toutes sortes de personnes.

Ce grafitto seul m'instruit mieux que n'eût pu faire une longue et minutieuse enquête."

Et sous la pluie, les pieds dans la boue, il examina le grafitto; il observa que les lettres de l'inscription étaient mal formées et que les lignes du dessin suivaient la pente de l'écriture.

Et il s'en alla, sous l'averse, songeant aux grafitti tracés jadis par des mains ignorantes sur les murs de Pompéi et maintenant déchiffrés, recueillis et illustrés par des philologues. Il songea au grafitto du Palatin, à ces traits hâtifs et maladroits dont un soldat oisif égratigna le mur du corps de garde.

"Voilà dix-huit siècles que ce soldat romain a fait la caricature de son camarade Alexandros, adorant un dieu à tête d'âne, mis en croix. Aucun monument de l'antiquité ne fut plus curieusement étudié que ce grafitto du Palatin. Il est reproduit dans un grand nombre de recueils. Maintenant j'ai, tout comme Alexandros, mon grafitto. Qu'un cataclysme, abîmant demain cette vilaine et triste ville, la réserve à la science du XXXe siècle, et qu'en ce lointain avenir mon grafitto soit découvert, qu'en diront les savants? En comprendront-ils la symbolique grossière? Pourront-ils seulement épeler mon nom écrit avec les lettres d'un alphabet perdu?"

M. Bergeret gagna, sous une pluie fine, dans l'air fade, la place Saint-Exupère. Il vit, entre deux contreforts de l'église, l'échoppe qui portait une botte rouge pour enseigne. Alors, s'avisant que ses chaussures, fatiguées par un long usage, s'imprégnaient d'eau, et songeant qu'il se devait de prendre seul désormais le soin de ses habits, dont il s'était remis jusqu'à ce jour à madame Bergeret, il alla droit chez le savetier. Il le trouva qui piquait des clous dans une semelle.

- Bonjour, Piédagnel !

- Bien le bonjour, monsieur Bergeret ! Qu'est-ce qu'il faut pour votre service, monsieur Bergeret?

Et le bonhomme, levant sur son client sa tête anguleuse, découvrit d'un sourire sa bouche édentée. Sa face maigre, où se creusait le trou noir des yeux et que terminait un menton saillant, avait le style dur et pauvre, le ton jaune, l'air malheureux, des figures de pierre sculptées au portail de cette vieille église contre laquelle il était né, avait vécu et devait mourir.

- Soyez tranquille, monsieur Bergeret, j'ai votre pointure, et je sais que vous aimez à vous sentir à l'aise dans vos chaussures. Vous avez bien raison, monsieur Bergeret, de ne pas chercher à faire petit pied.

- Mais j'ai le cou-de-pied assez haut et la plante du pied cambrée,

objecta M. Bergeret. Prenez-y garde !

M. Bergeret n'était pas vain de son pied. Mais il avait lu un jour que M. de Lamartine montrait avec orgueil son pied nu, hautement coudé et portant sur le sol en arche de pont. Et M. Bergeret s'autorisait de cet exemple pour goûter quelque plaisir à n'avoir pas le pied plat. Il s'assit sur une chaise de paille garnie d'un vieux carré d'Aubusson et regarda l'échoppe et le savetier. Sur le mur, blanchi à la chaux et traversé de lézardes profondes, un brin de buis était passé dans les bras d'une croix de bois noir. Et le petit Christ de cuivre, cloué à cette croix, penchait la tête sur le savetier cloué à son tabouret, derrière le comptoir où s'entassaient les cuirs taillés et les formes de bois qui, toutes, portaient des rondelles de cuir à l'endroit où le pied que ces formes représentaient portait lui-même une excroissance douloureuse. Un petit poêle en fonte était chauffé à blanc, et l'on sentait une forte odeur de cuir et de cuisine.

- Je vois avec plaisir, dit M. Bergeret, que vous avez autant d'ouvrage que vous pouvez en désirer.

Mais le savetier fit entendre des plaintes obscures, confuses et vraies. Ce n'était plus comme autrefois. Maintenant on ne pouvait soutenir la concurrence de la grande confection. Le client achetait des chaussures toutes faites, dans des magasins à l'instar de Paris.

- Mes clients meurent, ajouta-t-il. J'ai perdu monsieur le curé Rieu. Il reste les ressemelages; mais c'est ingrat.

Et M. Bergeret fut pris de tristesse à la vue de ce savetier gothique, gémissant sous son petit crucifix. Il lui demanda avec un peu d'hésitation:

- Votre fils doit bien avoir vingt ans? Qu'est-il devenu?

- Firmin? vous savez peut-être, répondit le bonhomme, qu'il est parti du séminaire, parce qu'il n'avait pas la vocation. Ces messieurs ont eu la bonté de s'intéresser à lui, après l'avoir fait sortir de leur maison. Monsieur l'abbé Lantaigne lui a trouvé une place de précepteur en Poitou, chez un marquis. Mais Firmin a refusé par rancune. Il est à Paris, répétiteur dans une institution de la rue Saint-Jacques, mais il ne gagne pas beaucoup.

Et le savetier ajouta tristement:

- Ce qu'il me faudrait...

Il n'acheva pas et reprit:

- Je suis veuf depuis douze ans. Ce qu'il me faudrait, c'est une femme, parce qu'il faut une femme pour tenir un ménage.

Il se tut, enfonça trois clous dans le cuir de la semelle et dit:

- Seulement il me faudrait une femme sérieuse.

Il s'était remis à sa besogne. Tout à coup, levant vers le ciel brumeux sa face morne et souffrante, il murmura:

- Et puis, c'est si triste d'être seul !

M. Bergeret eut un mouvement de joie. Il venait d'apercevoir Paillot sur le seuil de sa boutique, il se leva:

- Bonjour, Piédagnel ! Tenez le cou-de-pied assez haut surtout !

Mais le savetier, le retenant d'un regard suppliant, lui demanda s'il ne connaîtrait point, par hasard, une femme, pas toute jeune, travailleuse, une veuve, qui voudrait épouser un veuf ayant un petit commerce.

M. Bergeret regardait avec stupeur cet homme qui voulait se marier. Et Piédagnel suivait son idée:

- Il y a bien, dit-il, la porteuse de pain des Tintelleries. Mais elle aime la boisson. Il y a aussi la servante du défunt curé de Sainte-Agnès. Mais elle est fière, parce qu'elle a des économies.

- Piédagnel, dit M. Bergeret, ressemelez les souliers de nos concitoyens, demeurez solitaire, reclus, content, dans votre échoppe et ne vous remariez pas, ce ne serait guère sage.

Il tira sur lui la porte vitrée, traversa la place Saint-Exupère et entra chez Paillot.

Le libraire était seul dans sa boutique. C'était un esprit aride et sans lettres. Il parlait peu et ne songeait jamais qu'à son commerce ou à sa maison de campagne de la côte Duroc. Mais M. Bergeret avait pour le libraire et la librairie un goût qui ne s'expliquait pas. Chez Paillot, il se sentait à l'aise et c'est là que les idées lui venaient en abondance.

M. Paillot était riche et ne se plaignait jamais. Toutefois il fit entendre à M. Bergeret qu'on ne gagnait plus avec les livres de classes ce qu'on gagnait autrefois. L'usage des sur-remises diminuait les bénéfices. Et les fournitures des écoles devenaient un casse-tête à cause des changements qui survenaient sans cesse dans les programmes.

- Autrefois, dit-il, on était plus conservateur.

- Je ne crois pas, répondit M. Bergeret. L'édifice de notre enseignement classique est perpétuellement en réparation. C'est un vieux monument qui porte dans sa structure les caractères de toutes les époques. Il montre un fronton de style Empire sur un portique jésuite; il a des galeries rocaille, des colonnades comme celle du Louvre, des escaliers de la Renaissance, des salles gothiques, une crypte romane; et si l'on en découvrait les fondements, on trouverait l'opus spicatum et le ciment

romain. Sur chacune de ces parties on pourrait mettre une inscription commémorative de leur origine: "Université Impériale de 1808, - Rollin, - les Oratoriens, - Port-Royal, - les Jésuites, - les Humanistes de la Renaissance, - les Scolastiques, - les Rhéteurs latins d'Autun et de Bordeaux". Chaque génération a fait quelque changement ou quelque agrandissement à ce palais de sapience.

M. Paillot regardait stupidement M. Bergeret en frottant sa barbe rousse sur son énorme menton. Puis il s'alla cacher, effaré, derrière son comptoir. Et M. Bergeret dut presser sa conclusion:

- C'est grâce à ces appropriations successives que la maison est encore debout. Elle périrait bientôt si l'on n'y changeait plus rien. Il convient d'en réparer les parties qui menacent ruine et d'ajouter quelques salles d'une architecture nouvelle. Mais j'entends des craquements sinistres.

Comme l'honnête Paillot se gardait de répondre à ce discours obscur qui l'effrayait, M. Bergeret s'enfonça, muet, dans le coin des bouquins.

Ce jour-là, comme les autres jours, il prit le XXXVIIIe tome de l'Histoire générale des voyages. Ce jour-là, comme les autres jours, le livre s'ouvrit de lui-même à la page 212. Sur cette page, il vit les images mêlées de madame Bergeret et de M. Roux... Et il relut ce texte connu, sans prendre garde à ce qu'il lisait et en faisant les réflexions que lui suggéraient les conjonctures présentes:

"ver un passage au Nord. "C'est à cet échec, dit-il(Il est clair que cet événement n'est ni singulier, ni rare, et qu'il ne doit pas étonner une âme philosophique), que nous devons d'avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich(Il est domestique et renverse ma maison. Je n'ai plus de maison) et enrichir notre voyage d'une découverte(Je n'ai plus de maison, plus de maison) qui, bien que la dernière(Je suis libre moralement. Cela est considérable), semble sous beaucoup de rapports être la plus importante que les Européens aient encore faite dans toute l'étendue de l'océan Pacifique..."

Et M. Bergeret ferma le livre. Il avait entrevu la délivrance, la liberté, une vie nouvelle. Ce n'était qu'une lueur dans les ténèbres, mais vive et fixe devant lui. Comment sortirait-il du tunnel? Il n'en savait rien. Du moins il voyait au bout la petite lumière blanche. Et, s'il gardait encore l'impression visuelle de madame Bergeret unie à M. Roux, ce n'était plus à ses yeux qu'une image incongrue, dont il n'éprouvait ni colère, ni dégoût, le frontispice belge de quelque livre polisson, une vignette. Il tira sa montre et vit qu'il était deux heures. Il lui avait fallu quatre-vingt-dix minutes pour parvenir à cet état de sagesse.

VII

Quand M. Bergeret, après avoir pris sur le guéridon le Bulletin de la Faculté, fut sorti du salon sans rien dire, M. Roux et madame Bergeret poussèrent ensemble un long soupir.

- Il n'a rien vu, chuchota M. Roux, enclin à ne point aggraver l'aventure.

Mais madame Bergeret, qui tenait, au contraire, à laisser à son complice toute sa part de responsabilité éventuelle, secoua la tête avec une expression de doute cruel. Elle était inquiète et surtout contrariée. Elle ressentait une sorte de honte aussi de s'être laissé surprendre sottement par un être facile à tromper, et qu'elle méprisait pour sa crédulité. Enfin elle était dans ce trouble où jette toute situation nouvelle.

M. Roux lui redonna l'assurance qu'il se donnait à lui-même:

- Il ne nous a pas vus. J'en suis sûr. Il n'a regardé que le guéridon.

Et comme madame Bergeret demeurait pleine de doute, il affirma qu'on ne pouvait voir de la porte les gens assis sur le canapé. Madame Bergeret voulut s'en rendre compte. Elle alla se mettre contre la porte, tandis que M. Roux, répandu sur le canapé, figurait à lui seul le groupe des amants surpris.

L'expérience n'ayant pas paru concluante, ce fut ensuite le tour de M. Roux d'aller à la porte et celui de madame Bergeret de restituer la scène d'amour.

Ils procédèrent plusieurs fois de la même façon, gravement, assez froids l'un pour l'autre et même un peu maussades. Et M. Roux ne put faire cesser les incertitudes de madame Bergeret.

Alors, il s'écria, impatienté:

- Eh bien ! s'il nous a vus, c'est un fameux...

Et il employa un mot que madame Bergeret connaissait mal, mais que, sur la mine, elle estima grossier, malséant et bassement injurieux. Elle sut mauvais gré à M. Roux de l'avoir prononcé.

M. Roux, jugeant, au surplus, qu'il ne pouvait que nuire à madame Bergeret en prolongeant son séjour auprès d'elle, et désireux, par l'effet de sa délicatesse naturelle, de ne point se rencontrer avec le maître bienveillant qu'il avait offensé, murmura à l'oreille d'Amélie quelques paroles propres à la rassurer et, tout aussitôt, sur la pointe des pieds, gagna la porte. Madame Bergeret, demeurée seule, alla méditer dans sa chambre.

Il ne lui paraissait pas que ce qu'elle venait de faire fût grave en soi-même. D'abord, si elle ne s'était pas encore trouvée dans une semblable situation avec M. Roux, elle s'y était trouvée avec d'autres, en très petit nombre, il est vrai. Et puis tel acte qui, dans l'opinion, était monstrueux, apparaît à l'usage dans toute sa médiocrité plastique et son innocence naturelle. Devant la réalité le préjugé tombe. Madame Bergeret n'était pas une femme emportée hors de sa destinée domestique et bourgeoise par des forces invincibles cachées dans le secret de son être. Avec quelque tempérament, elle était raisonnable et soucieuse de sa réputation. Elle ne cherchait pas les occasions. À trente-huit ans, elle n'avait encore trompé M. Bergeret que trois fois. Mais c'était assez pour qu'elle ne fût pas tentée de s'exagérer sa faute. Elle y était d'autant moins disposée que cette troisième rencontre répétait essentiellement les deux premières qui ne lui avaient donné, celles-là, ni assez de peine, ni assez de plaisir pour occuper fortement son souvenir. Les fantômes du remords ne se dressaient point devant ses gros yeux glauques de matrone. Elle se tenait pour une dame honnête en somme, agacée seulement et honteuse de s'être laissé surprendre par un mari qu'elle méprisait profondément. Et cette disgrâce, survenant ainsi sur le tard, à l'âge des calmes pensées, lui était particulièrement sensible. Les deux premières fois, l'aventure avait commencé de même. D'ordinaire, madame Bergeret était très flattée de l'impression qu'elle produisait sur un homme de bonne compagnie. Elle s'intéressait aux signes qu'on lui en donnait et ne les trouvait jamais excessifs, car elle se croyait désirable. Deux fois, avant M. Roux, elle avait laissé les choses aller jusqu'au point où, pour une femme, il n'y a plus désormais à les arrêter ni facilité physique ni avantage moral. La première fois, elle avait eu affaire à un homme déjà âgé, remarquablement adroit, point égoïste et qui pensait à lui être agréable. Mais le trouble qui suit une première faute lui gâta son plaisir. La seconde fois elle était plus intéressée à l'aventure. Malheureusement on manquait d'expérience. Enfin, M. Roux lui avait causé trop de désagrément pour qu'elle se rappelât seulement ce qui s'était passé avant qu'ils fussent surpris. Si elle tâchait de se remémorer leur commune attitude sur le canapé, c'était pour deviner ce qu'en avait pu surprendre Bergeret et savoir jusqu'où elle pouvait encore lui mentir et le tromper.

Elle était humiliée, irritée, elle avait honte en songeant à ses grandes filles; elle se sentait ridicule. Mais elle n'avait pas peur. Elle était sûre de réduire par ruse et par audace cet homme étranger au monde, doux, timide, auquel elle se jugeait très supérieure.

L'idée qu'elle était de tout point au-dessus de M. Bergeret ne la quittait

jamais. Cette idée inspirait ses actes, ses paroles, son silence. Elle avait un orgueil dynastique. Elle était une Pouilly, la fille de Pouilly, inspecteur de l'Université, la nièce du Pouilly du Dictionnaire, l'arrière-petite-fille d'un Pouilly qui en 1811 composa la Mythologie des Demoiselles et l'Abeille des Dames. Son père l'avait fortifiée dans ce sentiment domestique et fier.

Près d'une Pouilly, qu'était-ce qu'un Bergeret? Elle n'avait donc pas d'inquiétude sur l'issue de la dispute prévue et elle attendait son mari avec une insolence mélangée de ruse. Mais quand, à l'heure du déjeuner, elle l'entendit qui descendait l'escalier, elle devint plus anxieuse. Absent, ce mari l'inquiétait. Il devenait mystérieux, presque redoutable. Elle se fatigua la tête à prévoir ce qu'il lui dirait et à préparer diverses réponses perfides ou violentes, selon l'occurrence. Elle se tendit, se raidit, pour repousser l'assaut. Elle imagina des mouvements pathétiques, des menaces de suicide, une scène de réconciliation. Elle s'énerva quand vint le soir. Elle pleura, mordit son mouchoir. Maintenant elle désirait, elle appelait les explications, les invectives, les violences. Elle attendait M. Bergeret avec une impatience ardente. À neuf heures, elle reconnut enfin son pas sur le palier. Mais il ne vint pas dans la chambre. La petite bonne entra à sa place et dit, insolente et sournoise:

- Monsieur m'a dit comme ça de lui mettre le lit de fer dans son cabinet.

Madame Bergeret, accablée, ne répondit rien.

Elle dormit assez profondément cette nuit-là. Mais son audace était brisée.

VIII

M. l'abbé Guitrel avait prié à déjeuner le curé de Saint-Exupère, M. l'archiprêtre Laprune. Ils étaient assis tous deux devant la petite table ronde sur laquelle Joséphine posait une omelette au rhum entourée de flammes.

La servante de M. Guitrel avait atteint, depuis plusieurs années déjà, l'âge canonique; elle portait des moustaches; et, certes, elle n'était point telle qu'on la figurait par la ville dans des contes libertins, imités des vieux exemplaires gaulois. Son visage démentait les joviales calomnies qui couraient du café du Commerce jusqu'à la boutique de M. Paillot et de la pharmacie radicale de M. Mandar au salon janséniste de M. Lerond, substitut démissionnaire. Et, s'il était vrai que le professeur d'éloquence sacrée admettait sa servante à sa table quand il n'avait prié aucun

convive, s'il partageait avec elle les petits gâteaux qu'il avait choisis avec étude, zèle et soins, dans la boutique de madame Magloire, c'était l'effet d'une amitié pure et tout innocente pour cette vieille fille inculte et rude, mais avisée et de bon conseil, dévouée à son maître, ambitieuse pour lui et prête à trahir l'univers par fidélité.

Assurément, le supérieur du grand séminaire, M. l'abbé Lantaigne, donnait trop de crédit à ces fables érotiques de Guitrel et de sa servante, que tout le monde répétait et auxquelles personne ne croyait, pas même M. Mandar, pharmacien rue Culture, le plus avancé des conseillers municipaux, qui avait lui-même trop ajouté de son propre fonds à ces joyeux devis pour ne pas suspecter au-dedans de lui l'authenticité de tout le recueil. Car c'était un recueil très ample de contes qu'on avait composé sur ces deux respectables personnes. Et s'il avait mieux connu le Décaméron et l'Heptaméron, et les Cent Nouvelles nouvelles, M. Lantaigne aurait découvert maintes fois l'origine de telle aventure plaisante ou de tel propos singulier qu'on prêtait généreusement dans le chef-lieu à M. Guitrel et à Joséphine, sa servante. M. Mazure, l'archiviste municipal, s'il trouvait dans un vieux bouquin quelque paillardise ecclésiastique, ne manquait pas, pour sa part, de l'attribuer à M. Guitrel. M. Lantaigne seul croyait à ce que tout le monde disait sans y croire.

- Patience, monsieur l'abbé ! dit la servante; je vas aveindre une cuiller pour arroser.

Ce disant, elle prit dans le tiroir du buffet une cuiller d'étain à longue queue, qu'elle tendit à M. Guitrel. Et tandis que le prêtre versait la flamme sur le sucre grésillant, qui répandait une odeur de caramel, la servante, accotée au buffet, regardait, les bras croisés, l'horloge à musique qui étalait sur le mur, dans un cadran doré, son paysage suisse, avec une locomotive sortant d'un tunnel, un ballon dans le ciel et son cadran d'émail fixé sur un petit clocher d'église. La vigilante fille cependant observait son maître dont le bras trop court se fatiguait à manier la cuiller échauffée. Et elle l'excitait:

- Hardi ! monsieur l'abbé ! ne laissez pas éteindre.

- Ce mets, dit M. l'archiprêtre, exhale véritablement un parfum agréable. La dernière fois que j'en fis préparer un semblable chez moi, le plat se fendit par l'effet de la chaleur, et le rhum s'échappa sur la nappe. J'en fus contrarié, et ce qui me peina le plus, ce fut de voir la consternation peinte sur le visage de monsieur Tabarit, qui dînait avec moi.

- Voilà ce que c'est ! dit la servante. Monsieur l'archiprêtre est servi dans la porcelaine fine. Il n'y a rien de trop beau pour monsieur

l'archiprêtre. Mais tant plus la porcelaine est fine, tant plus elle craint le feu. Ce plat-ci est en terre de pipe, qui n'est pas trop craintive ni du chaud ni du froid. Quand mon maître sera évêque, on lui servira ses omelettes soufflées dans un plat d'argent.

Soudain la flamme s'éteignit dans la cuiller d'étain, et M. Guitrel cessa d'arroser l'omelette. Tournant vers sa servante un regard sévère:

- Joséphine, dit-il, je vous ordonne de ne plus tenir à l'avenir un semblable langage.

- Pourtant, dit le curé de Saint-Exupère, ce langage n'a rien qui puisse être blâmé par d'autres que par vous, mon cher monsieur Guitrel. Vous avez reçu les dons précieux de l'intelligence. Votre science est profonde, et il serait désirable que vous fussiez élevé à l'épiscopat. Qui sait si cette simple fille n'a pas annoncé la vérité? N'a-t-on pas déjà prononcé votre nom parmi ceux des prêtres les plus dignes d'être placés au siège de Tourcoing?

M. Guitrel tendait l'oreille et regardait de côté avec un œil de face sur son visage de profil.

Il était inquiet. Ses affaires allaient mal. Il n'avait obtenu, à la nonciature, que des paroles vagues. La prudence romaine commençait à l'effrayer. Il lui avait paru que M. Lantaigne était agréable dans les bureaux des cultes. Enfin il avait rapporté de Paris des impressions pénibles. Et s'il donnait à déjeuner au curé de Saint-Exupère, c'est qu'il lui savait des attaches dans le parti de M. Lantaigne et qu'il espérait tirer des lèvres du bon curé le secret de l'adversaire.

- Et pourquoi, reprit l'archiprêtre, ne seriez-vous pas évêque un jour, comme monsieur Lantaigne?

Ce nom fut suivi d'un silence dans lequel l'horloge à musique fit entendre un petit air grêle et vieux. Il était midi.

L'abbé Guitrel présenta d'une main un peu tremblante le plat de faïence à M. l'archiprêtre.

- Une douceur, dit celui-ci, une douceur qui n'est point sans force. Votre servante est un vrai cordon bleu.

- Vous parliez de monsieur Lantaigne? demanda l'abbé Guitrel.

- Précisément, répondit l'archiprêtre. Je ne prétends pas que monsieur Lantaigne soit à l'heure qu'il est évêque désigné de Tourcoing. Non ! le dire serait devancer la marche des événements. Mais j'ai appris ce matin même, d'une personne qui approche monsieur le vicaire général, que l'accord est bien près de se faire entre la nonciature et le ministère sur le nom de monsieur Lantaigne. La nouvelle, sans doute, demande à être

confirmée. Monsieur de Goulet a pu prendre ses espérances pour des réalités. Il souhaite ardemment, vous le savez, le succès de monsieur Lantaigne. Mais ce succès n'est pas invraisemblable. Naguère encore, une certaine intransigeance, qu'on croit pouvoir attribuer aux opinions de monsieur Lantaigne, aurait peut-être donné de l'ombrage aux pouvoirs publics, animés d'une fâcheuse défiance à l'égard du clergé. Mais les temps sont changés. De gros nuages se sont dissipés. Et certaines influences, jusqu'ici tenues en dehors de l'action politique, commencent à s'exercer jusque dans les sphères gouvernementales. On assure que l'appui prêté par le général Cartier de Chalmot à la candidature de monsieur Lantaigne a été prépondérant. Tels sont les bruits, les rumeurs encore incertaines que j'ai pu recueillir.

Joséphine, la servante, était sortie de la salle. Mais il semblait que son ombre attentive y rentrât de minute en minute par la porte Entrebâillée.

M. Guitrel ne parlait pas et ne mangeait pas.

- Il y a dans cette omelette, dit M. l'archiprêtre, un mélange d'aromates dont le palais est flatté sans parvenir à distinguer ce qui le flatte. Vous m'autorisez à demander la recette à votre servante?

Une heure après, M. Guitrel, ayant congédié son hôte, s'achemina, le dos rond, vers le séminaire. Il descendit, songeur, la rue oblique et tortueuse des Chantres, et croisa sa douillette sur sa poitrine pour recevoir le vent glacial qui soufflait au pignon de la cathédrale. C'était le coin le plus noir et le plus froid de la ville. Il hâta le pas jusqu'à la rue du Marché et là il s'arrêta devant la boutique du boucher Lafolie.

Elle était grillée comme une cage de lions. Au fond, contre la planche à débiter la viande, le boucher, sous des quartiers de mouton pendus à des crocs, sommeillait. Il avait commencé de travailler au petit jour et la fatigue amollissait ses membres vigoureux. Les bras nus et croisés, son fusil encore pendant à son côté, les jambes écartées sous le tablier blanc, taché de sang, il balançait lentement la tête. Sa face rouge étincelait et les veines de son cou se gonflaient sous le col rabattu de sa chemise rose. Il respirait la force tranquille. M. Bergeret disait de lui qu'il donnait quelque idée des héros homériques parce que son genre de vie ressemblait au leur et qu'il répandait comme eux le sang des victimes.

Le boucher Lafolie sommeillait. Près de lui sommeillait son fils, grand et fort comme lui, et les joues ardentes. Le garçon de boucherie dormait la tête dans ses mains sur le marbre de l'étal, ses cheveux répandus parmi les viandes découpées. Dans une cage de verre, à l'entrée de la boutique, se tenait droite, les yeux lourds, gagnée aussi par le sommeil, madame Lafolie, grasse, la poitrine énorme, la chair tout imbibée du

sang des animaux. Cette famille avait un air de force brutale et souveraine, un aspect de royauté barbare.

M. l'abbé Guitrel les observa quelque temps, promenant son œil agile de l'un à l'autre et le ramenant avec intérêt sur le maître, le colosse dont les joues pourpres étaient barrées d'une longue moustache rousse et qui, les yeux clos, laissait voir aux tempes de petits plis de ruse. Puis, s'étant rassasié de cette figure de brute violente et madrée, il affermit son riflard sous son bras, croisa de nouveau sa douillette sur sa poitrine et reprit sa course. Il songeait tout ragaillardi:

"Huit mille trois cent vingt-cinq francs de l'année dernière. Dix-neuf cent six de cette année. Monsieur l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, doit dix mille deux cent trente et un francs au boucher Lafolie, qui n'est pas un créancier commode. Monsieur l'abbé Lantaigne ne sera pas évêque."

Il connaissait dès longtemps ces dettes du séminaire et les embarras de M. Lantaigne. Sa servante Joséphine venait de lui apprendre que le boucher Lafolie montrait les dents et parlait d'envoyer du papier timbré au séminaire et à l'archevêché. Et, trottant à pas menus, il murmurait:

- Monsieur Lantaigne ne sera pas évêque. Il est honnête; mais il administre mal. Or un évêché est une administration. Bossuet le dit en propres termes dans l'oraison funèbre du prince de Condé.

Et il se représentait sans déplaisir le visage terrible du boucher Lafolie.

IX

Et M. Bergeret relut les pensées de Marc-Aurèle. Il éprouvait de la sympathie pour le mari de Faustine. Pourtant il trouva dans ce petit livre un sentiment si faux de la nature, une si mauvaise physique, un tel mépris des Charites, qu'il n'en put goûter à l'aise toute la magnanimité. Il lut ensuite les contes du sieur d'Ouville et ceux d'Eutrapel, le Cymbalum de Despériers, les Matinées de Cholière et les Serées de Guillaume Bouchet. Il fut plus content de cette lecture. Il reconnut qu'elle était appropriée à son état et par conséquent édifiante, propre à répandre une paix sereine, une douceur céleste dans son âme. Et il rendit grâce à ces conteurs qui, de l'antique Milet, où fut dit le conte du Cuvier, jusqu'à la Bourgogne salée, à la douce Touraine, à la grasse Normandie, ont enseigné à l'homme le rire gracieux et disposé les cœurs irrités à l'indulgente gaieté.

"Ces conteurs, pensa-t-il, qui font froncer les sourcils des moralistes austères, sont eux-mêmes des moralistes excellents, qu'il faut louer et

aimer pour avoir insinué gentiment les solutions les plus simples, les plus naturelles, les plus humaines, à des difficultés domestiques que l'orgueil et la haine, allumés au cœur fier de l'homme, veulent trancher par le meurtre et le carnage. Ô conteurs milésiens, ô subtil Pétrone ! ô mon Noël du Fail, s'écria-t-il, ô précurseurs de Jean de La Fontaine ! quel apôtre fut plus sage et meilleur que vous, qu'on appelle couramment des polissons? Ô bienfaiteurs ! vous nous avez enseigné la vraie science de la vie, un bienveillant mépris des hommes !"

Et M. Bergeret se fortifia dans cette pensée que notre orgueil est la première cause de nos misères, que nous sommes des singes habillés et que nous avons gravement appliqué des idées d'honneur et de vertu à des endroits où elles sont ridicules, que le pape Boniface VIII était sage d'estimer, en son particulier, qu'on fait une grande affaire d'une très petite, que madame Bergeret et M. Roux étaient aussi indignes de louange ou de blâme qu'un couple de chimpanzés. Il avait l'esprit trop ferme pour se dissimuler cependant l'étroite parenté qui le rattachait à ces deux primates. Mais il se tenait pour un chimpanzé méditatif. Et il en tirait vanité. Car toujours la sagesse fait défaut par quelque endroit.

Celle de M. Bergeret manqua sur un point encore. Il ne conforma pas exactement sa conduite à ses maximes. Il ne fut pas violent sans doute. Mais il n'eut point d'indulgence. Il ne se montra nullement le disciple de ces conteurs milésiens, latins, florentins, gaulois dont il approuvait la philosophie souriante et proportionnée à la ridicule humanité. Il ne fit pas de reproches à madame Bergeret. Il ne lui dit pas un mot, il ne lui donna pas un regard. À table, assis devant elle, il avait le génie de ne pas la voir. Et s'il se rencontrait un moment par hasard avec elle dans une des pièces de l'appartement, il donnait à cette pauvre femme l'impression qu'elle était invisible.

Il l'ignora, il la tint pour étrangère et non avenue. Il la supprima de sa conscience externe et de sa conscience interne. Il l'anéantit. Dans la maison, parmi les soins innombrables de la vie commune, il ne la vit point, ne l'entendit point, ne perçut rien d'elle. Madame Bergeret était une créature injurieuse et grossière. Mais elle était une créature domestique et morale; elle était une créature humaine et vivante. Elle souffrit de ne pouvoir se répandre en propos vulgaires, en gestes menaçants, en cris aigus. Elle souffrit de ne plus se sentir la maîtresse du logis, l'âme de la cuisine, la mère de famille, la matrone. Elle souffrit d'être comme si elle n'était pas et de ne plus compter pour une personne, pas même pour une chose. Elle en venait, pendant les repas, à désirer être une chaise ou une assiette, pour être du moins reconnue. Si M. Bergeret avait tout à coup levé sur elle le couteau à découper, elle

en aurait crié de joie, bien qu'elle eût naturellement peur des coups. Mais ne pas compter, ne pas peser, ne pas paraître, était en horreur à sa nature opaque et lourde. Le supplice monotone et continu que lui infligeait M. Bergeret était si cruel qu'elle avalait son mouchoir pour étouffer ses sanglots. Et M. Bergeret, retiré dans son cabinet, l'entendait qui se mouchait bruyamment dans la salle à manger, tandis que lui-même classait les fiches de son Virgilius nauticus, tranquille, sans amour et sans haine. Ce Virgilius lui avait été commandé par une très antique maison de librairie qui suivait les vieux usages.

Madame Bergeret était violemment tentée chaque soir de poursuivre M. Bergeret dans son cabinet devenu aussi sa chambre à coucher et l'impénétrable asile d'une pensée impénétrable, de demander pardon à cet homme ou de l'accabler des plus basses invectives, de lui piquer le visage avec la pointe du couteau à cuisine ou de s'en taillader à elle-même la poitrine, indifféremment, car elle ne voulait qu'attirer son attention, exister pour lui. Et de cela, qui lui était refusé, elle avait besoin comme de l'eau, du pain, de l'air et du sel.

Elle méprisait encore M. Bergeret: ce sentiment était en elle héréditaire et filial. Il lui venait de son père et coulait dans son sang. Elle aurait cessé d'être une Pouilly, la nièce du Pouilly du Dictionnaire, si elle avait reconnu une sorte d'égalité entre elle et son mari. Elle le méprisait parce qu'elle était une Pouilly et qu'il était un Bergeret, et non parce qu'elle l'avait trompé. Elle avait le bon sens de ne pas s'exagérer cette supériorité, et c'est tout au plus si elle le mésestimait de n'avoir pas tué M. Roux. Son mépris était stable et fixe. Il n'était susceptible ni d'augmentation ni de diminution. Mais elle ne le haïssait pas. Naguère encore, elle n'éprouvait pas de répugnance, dans le commerce ordinaire de la vie, à le tourmenter, à l'irriter, à lui reprocher la négligence de ses habits ou la maladresse de sa conduite, et à lui conter ensuite d'interminables histoires sur le voisinage, à lui faire des récits où la platitude s'alliait à l'absurdité et dans lesquels la malice même et la malveillance étaient médiocres. Des gaz de vanité gonflaient cette âme ventrue, qui ne distillait ni venins terribles ni poisons rares.

Madame Bergeret était précisément faite pour vivre en bonne intelligence avec un compagnon qu'elle trahissait et qu'elle opprimait dans la sereine exubérance de ses forces et dans le fonctionnement naturel de ses organes. Elle était sociable par richesse de chair et par défaut de vie intérieure. M. Bergeret, soudain retranché de sa vie, lui manqua comme un mari absent manque à une bonne femme. De plus, cet homme fluet, qu'elle avait toujours jugé insignifiant et négligeable, mais non point incommode, maintenant lui faisait peur. M. Bergeret, en

la tenant pour un néant absolu, lui donnait à elle-même l'impression qu'elle cessait d'exister. Elle sentait le vide se faire en elle. Elle s'abîmait dans la tristesse et dans l'effroi de cet état nouveau, inconnu, sans nom, qui participait de la solitude et de la mort. Le soir, son angoisse devenait cruelle, car elle était sensible à la nature, et pénétrable aux influences de l'espace et de l'heure. Seule dans son lit, elle regardait avec horreur le mannequin d'osier sur lequel, depuis de longues années, elle drapait ses robes, qui, dans les jours d'orgueil et d'insouciance, se dressait, fier, sans tête et tout corps, dans le cabinet de travail de M. Bergeret, et qui maintenant, bancal, estropié, appuyait sa fatigue contre l'armoire à glace, dans l'ombre du rideau de reps lie-de-vin. Le tonnelier Lenfant l'avait trouvé dans sa cour, parmi les baquets d'eau où nageaient les bouchons. Il l'avait rapporté à madame Bergeret qui n'avait pas osé le rétablir dans le cabinet de travail et qui l'avait accueilli, blessé, penchant, frappé d'une vengeance emblématique, dans la chambre conjugale où il lui représentait des idées sinistres d'envoûtement.

Elle souffrait. Un matin, à son réveil, tandis qu'un pâle soleil glissait ses rayons tristes, entre les fentes du rideau, sur l'osier mutilé du mannequin, elle s'attendrit sur elle-même, se trouva innocente et s'avisa que M. Bergeret était cruel. Elle se révolta. Elle n'admettait pas qu'Amélie Pouilly souffrît par le fait d'un Bergeret. Elle consulta mentalement l'âme de son père et elle se fortifia dans cette idée que M. Bergeret était un trop petit homme pour la rendre malheureuse. Cet orgueil la soulagea. Elle mit, ce jour-là, du cœur à s'habiller. Elle s'encouragea à croire qu'elle n'était pas diminuée et que rien n'était perdu.

C'était le jour de madame Leterrier, la femme respectée du recteur. Madame Bergeret alla voir madame Leterrier et dans le salon bleu, en présence de madame Compagnon, femme du professeur de mathématiques, elle poussa, après les premières politesses, un soupir, non point celui d'une victime, mais un soupir guerrier.

Et tandis que les deux dames universitaires écoutaient encore ce soupir, madame Bergeret ajouta:

- On a bien des causes de tristesse dans la vie, surtout quand on n'est point d'une nature à tout accepter... Vous êtes heureuse, vous, madame Leterrier ! Et vous aussi, madame Compagnon !...

Et madame Bergeret, discrète, contenue, pudique, n'en dit pas davantage, malgré les regards intéressés qui s'attachaient sur elle. Mais c'en était assez pour qu'on comprît qu'elle était maltraitée, humiliée dans sa maison. On parlait tout bas dans la ville des assiduités de M.

Roux auprès d'elle. Madame Leterrier, à compter de ce jour, imposa silence à la calomnie; elle affirma que M. Roux était un jeune homme comme il faut. Et parlant de madame Bergeret, elle disait, la lèvre humide et l'œil noyé:

- Cette pauvre dame est bien malheureuse et bien sympathique.

En six semaines, l'opinion des salons du chef-lieu fut faite et se déclara pour madame Bergeret. On publia que M. Bergeret, qui ne faisait point de visites, était un méchant homme. On le soupçonna de désordres obscurs et de vices cachés. Et M. Mazure, son ami, son compagnon du coin des bouquins, son confrère de l'académie Paillot, crut bien l'avoir vu entrer, un soir, dans le café de la rue des Hebdomadiers, lieu mal famé.

Tandis que M. Bergeret était ainsi condamné par le jugement du monde, le sentiment populaire lui faisait une autre réputation. L'image grossière et symbolique, naguère dessinée sur la façade de sa propre maison, ne laissait plus voir que des lignes indistinctes. Mais des simulacres de même caractère se multipliaient par la ville, et M. Bergeret ne pouvait se rendre à la Faculté, sur le Mail ou chez Paillot, sans rencontrer sur quelque muraille, parmi des inscriptions obscènes, érotiques et triviales, son portrait, crayonné ou charbonné ou tracé à la pointe d'un canif, et accompagné d'une légende explicative.

M. Bergeret examinait ces grafitti, sans trouble ni colère, inquiet seulement de leur nombre qui allait croissant. Il y en avait un sur le mur blanc de la vacherie Goubeau aux Tintelleries; un autre sur la façade jaune de l'agence Deniseau, place Saint-Exupère; un autre au grand théâtre sous le tableau des places du deuxième bureau; un autre à l'angle de la rue de la Pomme et de la place du Vieux-Marché; un autre sur les communs de l'hôtel Nivert, contigu à l'hôtel de Gromance; un autre à la Faculté, contre la loge de l'appariteur; un autre sur le mur des jardins de la préfecture. Et tous les matins M. Bergeret en découvrait de nouveaux. Il remarquait que ces grafitti n'étaient pas tous de la même main. Dans les uns, la figure humaine était représentée d'une façon tout à fait rudimentaire; d'autres offraient un ensemble plus satisfaisant, sans toutefois qu'aucun visât à la recherche d'une ressemblance individuelle ni à l'art difficile du portrait. Et tous suppléaient à l'insuffisance du dessin par la légende explicative. Et sur toutes ces représentations populaires M. Bergeret portait des cornes. Il observa que tantôt les cornes sortaient du crâne nu, tantôt d'un chapeau de haute forme.

"Deux écoles ! pensa-t-il."

Mais il souffrait dans sa délicatesse.

X

M. Worms-Clavelin avait retenu à déjeuner son vieux camarade, Georges Frémont, inspecteur des beaux-arts, en tournée dans le département. Quand ils s'étaient connus à Montmartre, dans des ateliers de peintres, Worms-Clavelin était très jeune et Frémont encore jeune. Ils n'avaient pas une idée commune et ne s'entendaient sur rien; Frémont aimait la contradiction, Worms-Clavelin la supportait; Frémont était abondant et violent en paroles, Worms-Clavelin cédait à la violence et parlait peu. Ils devinrent camarades, puis la vie les sépara. Mais, chaque fois qu'ils se retrouvaient, ils redevenaient familiers et se querellaient avec plaisir. Georges Frémont vieillissant, alourdi, décoré, pourvu, gardait encore quelque reste de sa première ardeur. Ce matin-là, assis à table, entre madame Worms-Clavelin en peignoir et M. Worms-Clavelin en veston de chambre, il contait à son hôtesse qu'il avait découvert dans les greniers du musée, où elle dormait dans la poussière et les décombres, une petite figure en bois de pur style français, une sainte Catherine habillée en bourgeoise du XVe siècle, mignonne, d'une finesse d'expression merveilleuse et l'air si raisonnable et si honnête qu'il avait eu envie de pleurer en l'époussetant. Le préfet demanda si c'était une statue ou un tableau. Georges Frémont, qui le méprisait affectueusement, lui répondit avec douceur:

- Worms, n'essaie pas de comprendre ce que je dis à ta femme ! Tu es absolument incapable de concevoir le beau sous quelque forme que ce soit. Les lignes harmonieuses et les nobles pensées seront toujours inintelligibles pour toi.

M. Worms-Clavelin haussa les épaules:

- Tais-toi donc, communard !

Georges Frémont était, en effet, un ancien communard. Parisien, fils d'un fabricant de meubles du faubourg Saint-Antoine, élève des Beaux-Arts, ayant vingt ans lors de l'invasion allemande, il s'était enrôlé dans un corps de francs-tireurs que la défense n'employa point. Frémont ne pardonna pas à Trochu ce dédain. Lors de la capitulation, il fut des plus exaltés et cria avec les autres que Paris était trahi. Comme il n'était pas sot, il entendait par là que Paris avait été mal défendu, ce qui n'était pas douteux. Il était pour la guerre à outrance. Quand la Commune fut proclamée, il se mit de la Commune. Sur la proposition d'un ancien ouvrier de son père, le citoyen Charlier, délégué aux Beaux-Arts, il fut nommé sous-directeur adjoint au musée du Louvre. Ses fonctions n'étaient pas rétribuées. Il les remplit botté, avec des cartouches à la

ceinture et, sur la tête, un chapeau tyrolien à plumes de coq. Les toiles avaient été roulées dès les premiers jours de l'investissement, mises dans des caisses et transportées en des magasins où il ne put jamais les découvrir. Il ne lui restait qu'à fumer des pipes dans les galeries transformées en corps de garde et à converser avec les citoyens gardes nationaux auxquels il dénonçait Badinguet comme coupable d'avoir stupidement détruit les Rubens par des nettoyages qui avaient emporté les glacis. Il portait cette accusation sur la foi d'un journal et sur la parole de M. Vitet. Les fédérés l'écoutaient assis sur des banquettes, leur flingot entre les jambes, et ils buvaient des litres dans le palais, car il faisait chaud; mais lorsque les Versaillais eurent pénétré dans Paris par la porte démontée du Point-du-Jour, tandis que la fusillade se rapprochait des Tuileries, Georges Frémont vit avec inquiétude les gardes nationaux fédérés rouler des tonneaux de pétrole dans la galerie d'Apollon. Il les dissuada à grand-peine de badigeonner les boiseries pour les faire flamber, leur donna à boire et les congédia. Après leur départ, assisté des gardiens bonapartistes, il fit dégringoler les tonnes incendiaires au pied des escaliers et les poussa jusqu'à la berge de la Seine. Le colonel des fédérés en fut avisé et, soupçonnant Frémont de trahir la cause du peuple, il donna ordre de le fusiller. Mais les Versaillais approchaient, et, dans la fumée des Tuileries incendiées, Frémont s'enfuit fraternellement avec son peloton d'exécution. Dénoncé le surlendemain aux Versaillais, il fut recherché par la justice militaire comme ayant participé à une insurrection contre le gouvernement régulier. Et il sautait aux yeux que le gouvernement de Versailles était régulier, puisque, ayant succédé à l'Empire le 4 septembre 1870, il avait pris et conservé les formes régulières du précédent gouvernement, tandis que la Commune, qui n'avait jamais pu obtenir les communications télégraphiques sans lesquelles un gouvernement ne se régularise pas, se trouvait, défaite et massacrée, dans un état d'extrême irrégularité. De plus, la Commune était issue d'une révolution accomplie devant l'ennemi, et le gouvernement de Versailles ne pouvait lui pardonner cette origine qui rappelait la sienne. C'est pourquoi un capitaine de l'armée victorieuse, occupé à fusiller les insurgés du quartier du Louvre, fit rechercher pour le fusiller Georges Frémont qui, caché pendant quinze jours avec le citoyen Charlier, membre de la Commune, sous un toit du quartier de la Bastille, sortit ensuite de Paris, en blouse, un fouet à la main, derrière une voiture de maraîcher. Et tandis qu'un conseil de guerre, siégeant à Versailles, le condamnait à mort, il gagnait sa vie à Londres, en rédigeant pour un riche amateur de la Cité le catalogue de l'œuvre complet de Rowlandson. Intelligent, laborieux, très honnête, il se fit

connaître et estimer de l'Angleterre artiste. Il aimait l'art avec passion, et la politique ne le tentait guère. Il restait communard par loyalisme et pour ne pas se donner la honte d'abandonner ses amis vaincus. Mais il s'habillait avec élégance et fréquentait l'aristocratie. Il travaillait rudement et savait tirer parti de son travail. Son Dictionnaire des monogrammes consacra sa réputation et lui rapporta un peu d'argent. Quand le dernier haillon des discordes civiles fut écarté, sur la proposition du bon Gambetta, quand l'amnistie fut votée, un gentleman débarqua à Boulogne, fier et souriant, sympathique, un peu fatigué par le travail, jeune, avec quelques cheveux gris, en tenue correcte de voyage et faisant porter une valise pleine de dessins et de manuscrits. Georges Frémont s'installa modestement à Montmartre et se fit très vite des amitiés d'artistes. Mais les travaux dont il avait largement vécu en Angleterre ne lui rapportaient en France que des satisfactions d'amour-propre. Gambetta lui fit donner une place d'inspecteur des musées. Frémont s'acquitta de ses fonctions avec beaucoup de conscience et d'habileté. Il avait un goût sincère et fin des arts. La sensibilité nerveuse qui, adolescent, l'avait ému devant les blessures de la patrie et qui, vieillissant, le troublait encore en face des misères sociales, l'intéressait aux expressions élégantes de l'âme humaine, aux formes exquises, à la belle ligne, à la tournure héroïque des figures. Avec cela, patriote même dans l'art, ne plaisantant pas sur l'école de Bourgogne, fidèle à la politique de sentiment, et comptant sur la France pour porter la justice et la liberté dans l'univers.

- Vieux communard ! répéta M. le préfet Worms-Clavelin.

- Tais-toi, Worms ! Tu as l'âme basse et l'esprit obtus. Tu ne signifies rien par toi-même. Mais tu es représentatif, comme on dit aujourd'hui. Juste ciel ! tant de victimes furent égorgées durant un siècle de guerres civiles pour que monsieur Worms-Clavelin devînt préfet de la République ! Worms, tu es au-dessous des préfets de l'Empire.

- L'Empire, reprit M. Worms-Clavelin, je le flétris, l'Empire ! D'abord il nous a conduits aux abîmes, et puis je suis fonctionnaire. Mais, enfin, on fait le vin, on cultive le blé, comme sous l'Empire; on travaille à la Bourse, comme sous l'Empire; on boit, on mange, on fait l'amour, comme sous l'Empire. Au fond, la vie est la même. Comment l'administration et le gouvernement seraient-ils différents? Il y a des nuances, tu m'entends bien. Nous avons plus de liberté, nous en avons même trop. Nous avons plus de sécurité. Nous jouissons d'un régime conforme aux aspirations populaires. Nous sommes maîtres de nos destinées, dans la mesure du possible. Toutes les forces sociales se font équilibre, à peu près. Montre-moi un peu ce qu'on pourrait bien changer.

La couleur des timbres-poste, peut-être... Et encore !... comme disait le vieux Montessuy. Non, mon ami, à moins de changer les Français, il n'y a rien à changer en France. Sans doute, je suis progressiste. Il faut dire qu'on marche, ne fût-ce que pour se dispenser de marcher. "Marchons; marchons !"... Ce que la Marseillaise a dû servir à ne pas aller à la frontière !...

Georges Frémont regarda le préfet avec un mépris affectueux, cordial, attentif et profond:

- Tout est parfait, hein, Worms?

- Ne me fais pas parler comme un imbécile. Rien n'est parfait; mais tout se tient, s'étaye, s'entrecroise. C'est comme le mur du père Mulot, que tu vois d'ici, derrière l'orangerie. Il est gondolé, lézardé, il penche. Depuis trente ans, cet imbécile de Quatrebarbe, l'architecte diocésain, s'arrête devant la maison Mulot et, le nez en l'air, les mains derrière le dos, les jambes écartées, il dit: "Je ne sais pas comment ça tient !" Les petits polissons qui sortent de l'école crient derrière lui, en imitant sa voix enrouée: "Je ne sais pas comment ça tient !" Il se retourne, ne voit personne, regarde les pavés, comme si l'écho de sa voix était sorti de terre, puis il s'en va en répétant: "Je ne sais vraiment pas comment ça tient !" Ça tient parce qu'on n'y touche pas, parce que le père Mulot ne fait venir ni maçons ni architectes et surtout qu'il se garde bien de demander conseil à monsieur Quatrebarbe. Ça tient parce que ça a tenu jusqu'ici. Ça tient, vieil utopiste, parce qu'on ne réforme pas l'impôt et qu'on ne révise pas la Constitution.

- C'est-à-dire que ça tient par la fraude et l'iniquité, répliqua Georges Frémont. Nous sommes tombés dans une citerne de honte. Nos ministres des finances sont aux ordres des banquiers cosmopolites. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est que la France, la France antique libératrice des peuples, n'a souci désormais que de venger, en Europe, les droits des porteurs de titres. Nous avons laissé massacrer, sans même oser frémir, trois cent mille chrétiens d'Orient dont nous étions constitués, par nos traditions, les protecteurs augustes et vénérés. Nous avons trahi nos intérêts avec ceux de l'humanité. Tu vois, dans les eaux de Crète, la République nager parmi les Puissances comme une pintade dans une compagnie de goélands. C'était donc là que devait nous conduire la nation amie !

Le préfet protesta:

- Frémont, ne dis pas de mal de l'alliance russe. C'est la meilleure de toutes les réclames électorales.

- L'alliance russe, reprit Frémont en agitant sa fourchette, j'en ai salué

la naissance avec une joyeuse espérance. Hélas ! devait-elle nous jeter, à son premier essai, dans le parti du sultan assassin, et nous conduire en Crète pour lancer des obus à la mélinite sur des chrétiens coupables d'une longue misère? Mais ce n'est pas à la Russie, c'est à la haute banque, engagée sur les fonds ottomans, que nous avions souci de complaire. Et vous avez vu la glorieuse victoire de la Canée saluée par la finance juive avec un généreux enthousiasme.

- La voilà, s'écria le préfet, la voilà bien la politique de sentiment ! Tu devrais pourtant savoir où elle mène. Et je ne vois fichtre pas ce qui peut t'exciter en faveur des Grecs. Ils ne sont pas intéressants.

- Tu as raison, Worms, reprit l'inspecteur des Beaux-Arts. Tu as parfaitement raison. Les Grecs ne sont pas intéressants. Ils sont pauvres. Ils n'ont que leur mer bleue, leurs collines violettes et les débris de leurs marbres. Le miel de l'Hymette n'est pas coté à la Bourse. Les Turcs, au contraire, sont dignes de l'intérêt de l'Europe financière. Ils ont du désordre et des ressources. Ils payent mal et ils payent beaucoup. On peut faire des affaires avec eux. La Bourse monte. Tout est bien. Voilà les inspirations de notre politique extérieure !

Vivement, M. Worms-Clavelin l'interrompit, et le regardant avec un air de reproche:

- Ah çà ! Georges, ne sois pas de mauvaise foi: tu sais bien que nous n'en avons pas, de politique extérieure, et que nous ne pouvons pas en avoir.

XI

- Il paraît que c'est pour demain, dit M. de Terremondre en entrant dans la boutique de Paillot.

Chacun comprit qu'il s'agissait de l'exécution de Lecœur, garçon boucher, condamné à mort le 27 novembre pour avoir assassiné la veuve Houssieu. Ce jeune criminel intéressait la ville entière. M. le juge Roquincourt, qui était mondain et galant, avait gracieusement conduit dans la prison mesdames Dellion et de Gromance et leur avait fait voir le condamné par le guichet grillé de la cellule où il jouait aux cartes avec un guichetier. De son côté, le directeur de la prison, M. Ossian Colot, officier d'Académie, faisait volontiers à messieurs les journalistes, ainsi qu'aux personnes éminentes de la ville, les honneurs de son condamné à mort. M. Ossian Colot avait traité avec compétence diverses questions pénitentiaires. Il était fier de son établissement, aménagé sur les plus nouveaux modèles, et il ne dédaignait pas la popularité. Les visiteurs

jetaient sur Lecœur un regard curieux, en songeant à la nature des relations qui s'étaient établies entre ce garçon de vingt ans et la veuve nonagénaire qui devait être sa victime. Et l'on restait stupide devant cette monstrueuse brute. Cependant l'aumônier de la prison, M. l'abbé Tabarit, contait, avec des larmes, que ce pauvre enfant exprimait les sentiments les plus édifiants de contrition et de piété. Et Lecœur, du matin au soir, depuis quatre-vingt-dix jours, jouait aux cartes avec ses gardiens et accusait les points dans leur propre argot, car ils étaient du même monde. Sa nuque d'hercule avait fondu et sur ses épaules abaissées voilà qu'il lui poussait un cou mince et démesurément long. On s'accordait à reconnaître qu'il avait épuisé l'exécration, la pitié et la curiosité de ses concitoyens, et qu'il fallait en finir.

- Demain, à six heures; je le tiens de Surcoux lui-même, ajouta M. de Terremondre. Les bois de justice sont en gare.

- Ce n'est pas malheureux, dit le docteur Fornerol. Depuis trois nuits que la foule attend sur le carrefour des Évées, il s'est produit plusieurs accidents. Le fils Julien est tombé d'un arbre sur la tête et s'est fendu le crâne. Je crains bien de ne pouvoir le sauver.

" Quant au condamné, poursuivit le docteur, il n'est au pouvoir de personne, pas même du président de la République, de lui laisser la vie. Ce jeune garçon, qui était vigoureux et sain lors de son arrestation, est aujourd'hui au dernier période de la phtisie.

- Vous l'avez vu dans sa cellule? demanda Paillot.

- Je l'ai vu plusieurs fois, répondit le docteur Fornerol, et même je lui ai donné mes soins sur la demande d'Ossian Colot qui est extrêmement préoccupé de l'état sanitaire et moral de ses pensionnaires.

- C'est un philanthrope, reprit M. de Terremondre. Et il faut reconnaître que, dans son genre, la prison de notre ville est quelque chose d'admirable, avec ses cellules blanches, si propres, rayonnant toutes d'un observatoire central, et si ingénieusement disposées qu'on y est toujours en vue sans jamais rien voir. Il n'y a pas à dire, c'est bien compris, c'est moderne, c'est au niveau du progrès. L'année dernière, comme je faisais une promenade dans le Maroc, je vis à Tanger, dans une cour ombragée d'un mûrier, une méchante bâtisse de boue et de plâtre devant laquelle un grand nègre en guenilles sommeillait. Étant soldat, il avait pour arme un bâton. Par les fenêtres étroites de la bâtisse passaient des bras basanés, qui tendaient des paniers d'osier. C'étaient les prisonniers qui, de leur prison, offraient aux passants, contre une pièce de cuivre, le produit de leur travail indolent. Leur voix gutturale modulait des prières et des plaintes que coupaient brusquement des

imprécations et des cris de fureur. Car, enfermés pêle-mêle dans la vaste salle, ils se disputaient les ouvertures, voulant tous y passer leurs corbeilles. La querelle trop vive tira de son assoupissement le soldat noir qui, à coups de bâton, fit rentrer dans le mur les paniers avec les mains suppliantes. Mais bientôt d'autres mains reparurent, brunes et tatouées de bleu comme les premières. J'eus la curiosité de regarder par les fentes d'une vieille porte de bois l'intérieur de la prison. Je vis dans l'ombre une foule déguenillée éparse sur la terre humide, des corps de bronze couchés parmi des loques rouges, des faces graves portant sous le turban des barbes vénérables, des moricauds agiles tressant en riant des corbeilles. On découvrait çà et là sur les jambes enflées des linges souillés, cachant mal les plaies et les ulcères; et l'on voyait, l'on entendait bruire la vermine. Parfois passaient des rires. Une poule noire piquait du bec le sol fangeux. Le soldat me laissait observer les prisonniers tout à loisir, épiant mon départ pour tendre la main. Alors je songeai au directeur de notre belle prison départementale. Et je me dis: "Si monsieur Ossian Colot venait à Tanger, il la reconnaîtrait et il la flétrirait, la promiscuité, l'odieuse promiscuité.

- Au tableau que vous faites, répliqua M. Bergeret, je reconnais la barbarie. Elle est moins cruelle que la civilisation. Les prisonniers musulmans ne souffrent que de l'indifférence et parfois de la férocité de leurs gardiens. Du moins n'ont-ils rien à redouter des philanthropes. Leur vie est supportable puisqu'on ne leur inflige pas le régime cellulaire. Toute prison est douce, comparée à la cellule inventée par nos savants criminalistes.

" Il y a, poursuivit M. Bergeret, une férocité particulière aux peuples civilisés, qui passe en cruauté l'imagination des barbares. Un criminaliste est bien plus méchant qu'un sauvage. Un philanthrope invente des supplices inconnus à la Perse et à la Chine. Le bourreau persan fait mourir de faim les prisonniers. Il fallait un philanthrope pour imaginer de les faire mourir de solitude. C'est là précisément en quoi consiste le supplice de la prison cellulaire. Il est incomparable pour la durée et l'atrocité. Le patient, par bonheur, en devient fou, et la démence lui ôte le sentiment de ses tortures. On croit justifier cette abomination en alléguant qu'il fallait soustraire le condamné aux mauvaises influences de ses pareils et le mettre hors d'état d'accomplir des actes immoraux ou criminels. Ceux qui raisonnent ainsi sont trop bêtes pour qu'on affirme qu'ils sont hypocrites.

- Vous avez raison, dit M. Mazure. Mais ne soyons pas injustes envers notre temps. La Révolution, qui a su accomplir la réforme judiciaire, a beaucoup amélioré le sort des prisonniers. Les cachots de l'ancien

régime étaient, pour la plupart, infects et noirs.

- Il est vrai, répliqua M. Bergeret, que, de tout temps, les hommes ont été méchants et cruels, et qu'ils ont toujours pris plaisir à tourmenter les malheureux. Du moins, avant qu'il y eût des philanthropes, ne torturait-on les hommes que par un simple sentiment de haine et de vengeance, et non dans l'intérêt de leurs mœurs.

- Vous oubliez, répliqua M. Mazure, que le Moyen Âge a connu la philanthropie de l'espèce la plus abominable, la philanthropie spirituelle. Car c'est bien ce nom que mérite l'esprit de la sainte Inquisition. Ce tribunal livrait les hérétiques au bûcher par charité pure. Et, s'il sacrifiait le corps, c'était, disait-il, pour sauver l'âme.

- Il ne disait pas cela, reprit M. Bergeret et il ne le pensait pas. Victor Hugo a cru, en effet, que Torquemada faisait brûler les gens pour leur bien, afin d'assurer, au prix d'une brève souffrance, leur béatitude éternelle. Il a construit sur cette idée un drame tout scintillant d'antithèses. Mais cette idée n'est pas soutenable. Et je ne conçois pas qu'un savant, nourri comme vous de tant de vieux parchemins, se soit laissé séduire par les mensonges du poète. La vérité, c'est que le tribunal de l'Inquisition, en livrant l'hérétique au bras séculier, retranchait de l'Église un membre malade, de peur que le corps entier n'en fût contaminé. Quant au membre ainsi retranché, il devenait ce qu'il plaisait à Dieu. Tel est l'esprit de l'Inquisition. Il est épouvantable, mais il n'est pas romantique. Où le Saint-Office montrait ce que vous appelez justement de la philanthropie spirituelle, c'est dans le traitement qu'il infligeait aux "réconciliés". Il les condamnait charitablement à la prison perpétuelle, et il les emmurait pour le bien de leur âme. Mais je ne songeais, tout à l'heure, qu'aux prisons civiles, telles qu'elles furent au Moyen Âge et dans les temps modernes jusqu'au règne de Louis XIV.

- Il est vrai, dit M. de Terremondre, que le régime cellulaire n'a pas produit tous les effets heureux qu'on en attendait pour la moralisation des condamnés.

- Ce régime, dit le docteur Fornerol, détermine fréquemment des affections mentales d'une certaine gravité. Il est juste d'ajouter que les délinquants sont prédisposés aux troubles de cette nature. On reconnaît aujourd'hui que le délinquant est un dégénéré. Ainsi, grâce à l'obligeance de monsieur Ossian Colot, il m'a été loisible d'examiner notre assassin, le sujet Lecœur. Je lui ai trouvé des tares physiologiques... La denture, par exemple, est anormale. J'en conclus à une responsabilité mitigée.

- Pourtant, dit M. Bergeret, une sœur de Mithridate avait une double

rangée de dents à chaque mâchoire. Et son frère la tenait pour magnanime. Il l'aimait si chèrement que, poursuivi par Lucullus, il ordonna, dans sa fuite, de la faire étrangler par un muet pour qu'elle ne tombât pas vivante aux mains des Romains. Elle ne démentit pas alors la bonne opinion que Mithridate avait d'elle. Elle reçut le lacet avec une sérénité joyeuse et dit: "Je rends grâce au roi, mon frère, d'avoir, au milieu des soins qui l'assiègent, gardé le souci de mon honneur". Vous voyez par cet exemple qu'on peut être héroïque avec une denture anormale.

- Le sujet Lecœur, reprit le médecin, présente d'autres particularités qui, pour l'homme de science, ne laissent pas d'être significatives. Comme beaucoup de criminels de naissance, il ne jouit que d'une sensibilité obtuse. J'ai pu l'examiner. Il est tatoué sur tout le corps. Et l'on est surpris de la fantaisie lubrique qui détermina le choix des scènes et des attributs dessinés sur sa peau.

- Vraiment? dit M. de Terremondre.

- Il serait à souhaiter, reprit le docteur Fornerol, que la peau de ce sujet fût convenablement préparée et conservée dans notre muséum. Mais ce que je voulais vous signaler, ce n'est pas la nature des tatouages, c'est leur nombre et leur distribution sur le corps. Certaines phases de l'opération ont dû causer au patient une douleur qu'un sujet doué d'une sensibilité normale aurait difficilement supportée.

- Là, je vous arrête ! dit M. de Terremondre. On voit bien que vous ne connaissez pas mon ami Jilly. Il est pourtant assez connu. Jilly a fait, tout jeune, en 1885 ou 86, le tour du monde avec son ami lord Turnbridge, à bord du yacht Old Friend. Jilly donne sa parole d'honneur que dans toute la traversée, qui fut tantôt bonne, tantôt mauvaise, ni lord Turnbridge ni lui n'ont mis une minute le pied sur le pont, et qu'ils sont restés assidûment dans le carré, buvant du vin de Champagne avec un vieux gabier de la marine royale qui avait reçu des leçons de tatouage d'un chef tasmanien. Ce vieux gabier, pendant le voyage, tatoua les deux amis depuis le cou jusqu'au talon. Et Jilly revint en France couvert, pour sa part, d'une chasse au renard qui ne comporte pas moins de trois cent vingt-quatre figures, hommes, femmes, chevaux et chiens. Il la montre volontiers quand il soupe au cabaret en bonne compagnie. Or je ne sais pas si mon ami Jilly est d'une sensibilité anormale. Mais je vous assure que c'est un gentil garçon et un galant homme, et qu'il est incapable...

- Mais, demanda M. Bergeret, puisque vous croyez, docteur, qu'il y a des criminels de naissance et qu'il vous apparaît que la responsabilité du garçon boucher Lecœur est, selon votre expression, mitigée par une

disposition congénitale au crime, trouvez-vous juste qu'on le guillotine?

Le docteur haussa les épaules.

- Que voulez-vous qu'on en fasse?

- Assurément, reprit M. Bergeret, le sort de cet individu me touche peu. Mais je suis opposé à la peine de mort.

- Donnez-nous vos raisons, Bergeret, dit l'archiviste Mazure qui, vivant dans l'admiration de 93 et de la Terreur, trouvait à la guillotine une sorte de vertu mystérieuse et de beauté morale. Moi, je suis pour la suppression de la peine de mort en droit commun et pour son rétablissement en matière politique.

Sur ce propos civique, M. Georges Frémont, inspecteur des beaux-arts, entra dans la boutique de Paillot, où M. de Terremondre lui avait donné rendez-vous. Ils devaient visiter ensemble la maison de la reine Marguerite. M. Bergeret regarda avec un peu d'effroi M. Frémont, et il se sentit fort petit à côté d'un personnage aussi considérable. Il ne craignait jamais les idées; mais il était timide devant les hommes.

M. de Terremondre n'avait pas la clef de la maison. Il envoya Léon la chercher et fit asseoir M. Georges Frémont dans le coin des bouquins.

- Monsieur Bergeret, lui dit-il, nous vantait les prisons de l'ancien régime.

- Nullement, répondit M. Bergeret un peu troublé, nullement. C'étaient des cloaques. Des misérables y vivaient enchaînés. Mais ils n'étaient pas seuls; ils avaient des compagnons. Et des bourgeois, des seigneurs, des dames, venaient les visiter. C'était une des sept œuvres de la miséricorde. Personne n'est tenté de l'accomplir aujourd'hui. D'ailleurs, les règlements ne le permettraient pas.

- C'est vrai, dit M. de Terremondre, qu'autrefois l'usage était de visiter les prisonniers. J'ai dans mes cartons une estampe d'Abraham Bosse où l'on voit un gentilhomme, coiffé d'un feutre à plumes, accompagnant une dame, qui porte une guimpe de point de Venise et un corps de brocart à pointe, dans un cachot où grouillent des gueux à peine vêtus de haillons sordides. Cette estampe fait partie d'une suite de sept planches que je possède en anciennes épreuves. Et il faut se méfier: car on a tiré depuis avec les vieux cuivres.

- La visite aux prisonniers, dit Georges Frémont, est un sujet familier à l'art chrétien en Italie, en Flandre et en France. Il a été traité notamment avec un accent vigoureux de vérité par les della Robbia sur la frise de terres cuites colorées qui entoure de son riche bandeau l'hôpital de

Pistoia... Vous connaissez Pistoia, monsieur Bergeret?...

Le maître de conférences dut confesser qu'il n'était pas allé en Italie.

M. de Terremondre, qui se tenait près de la porte, toucha le bras de M. Frémont.

- Monsieur Frémont, regardez sur la place, à droite de l'église. Vous verrez passer la plus jolie femme de notre ville.

- C'est madame de Gromance, dit M. Bergeret. Elle est charmante.

- Elle fait beaucoup parler d'elle, dit M. Mazure. C'est une demoiselle Chapon. Son père était avoué et le plus franc fesse-mathieu du département. Et elle a vraiment le type aristocratique.

- Ce qu'on appelle le type aristocratique, dit Georges Frémont, est un pur concept de l'esprit. Il n'a pas plus de réalité ethnique que le type classique de la Bacchante ou de la Muse. Je me suis demandé plus d'une fois comment ce type de la femme aristocratique s'était formé, comment il s'était fixé dans la conscience populaire. Il procède, ce me semble, d'éléments réels très divers. Parmi ces éléments, j'indiquerai les actrices de drame et de comédie, les comédiennes de l'ancien Gymnase et du Théâtre-Français, celles aussi du boulevard du Crime et de la Porte-Saint-Martin, qui présentèrent dans le cours du siècle à notre peuple, amateur de spectacles, des exemplaires innombrables de princesses et de grandes dames. Il faut noter encore les modèles d'après lesquels les peintres modernes firent des reines, des duchesses, dans leurs tableaux d'histoire ou de genre. On ne doit pas non plus négliger l'influence plus récente, moins étendue, mais très active, des mannequins des grands couturiers, belles filles, longues, portant bien la toilette. Or ces comédiennes, ces modèles, ces demoiselles de magasin sont toutes plébéiennes. J'en conclus que le type aristocratique est formé uniquement de la grâce des roturières. Il n'est pas surprenant dès lors, que ce type se retrouve chez madame de Gromance, née Chapon. Elle a de la grâce et, chose rare dans vos villes à pavés pointus et à trottoirs fangeux, elle marche bien. Mais je la soupçonne de manquer un peu de croupe. C'est un grave défaut !

M. Bergeret, levant le nez de dessus le XXXVIIIe tome de l'Histoire générale des voyages, regarda avec admiration ce Parisien à barbe rousse et comme enflammée, qui jugeait froidement, avec sévérité, la beauté délicieuse et la forme désirable de madame de Gromance.

- Maintenant que je sais vos goûts, dit M. de Terremondre, je vous présenterai à ma tante Courtrai. Elle est taillée en force et ne peut s'asseoir que dans un certain fauteuil de famille qui, depuis trois cents

ans, reçoit avec complaisance entre ses bras démesurément ouverts toutes les vieilles dames de Courtrai-Maillan. Quant au visage, il répond à ce que je dis, et j'espère qu'il vous agréera. Ma tante Courtrai l'a rouge comme une pomme d'amour, avec des moustaches blondes, assez belles, qu'elle laisse tomber négligemment. Ah ! le type de ma tante Courtrai n'est pas celui de vos actrices, de vos modèles et de vos mannequins.

- Je me sens d'avance, dit M. Frémont, beaucoup de goût pour madame votre tante.

- Autrefois, la noblesse provinciale, dit M. Mazure, menait la vie de nos gros fermiers d'aujourd'hui. Elle en devait avoir l'aspect.

- Il est certain, dit le docteur Fornerol, que la race s'étiole.

- Croyez-vous? demanda M. Frémont. Au XVe siècle, au XVIe il fallait qu'en Italie et en France la fleur de chevalerie fût assez grêle. Les armures princières de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, habilement forgées, ciselées et damasquinées avec un art exquis, sont si étroites d'épaules et si fines de taille, qu'un homme d'aujourd'hui ne s'y trouverait pas à l'aise. Elles furent faites presque toutes pour des hommes petits et minces. En effet, les portraits français du XVe siècle et les miniatures de Jehan Foucquet nous présentent un monde assez rabougri.

Léon rentra avec la clef. Il était très animé.

- C'est pour demain, dit-il à son patron. Deibler et ses aides sont arrivés par le train de trois heures trente. Ils se sont présentés à l'hôtel de Paris. Mais on n'a pas voulu les recevoir. Ils sont descendus à l'auberge du Cheval bleu, au bas de la côte Duroc, une auberge d'assassins.

- En effet, dit Frémont, j'ai appris ce matin à la préfecture qu'on coupait une tête dans votre ville. Tout le monde en parle.

- On a si peu de distractions, en province ! dit M. de Terremondre.

- Mais celle-là, dit M. Bergeret, est dégoûtante. On tue légalement dans l'ombre. Pourquoi le faire encore puisqu'on en a honte? Le président Grévy, qui était fort intelligent, avait aboli virtuellement la peine de mort, en ne l'appliquant jamais. Que ses successeurs n'ont-ils imité son exemple ! La sécurité des individus dans les sociétés modernes ne repose pas sur la terreur des supplices. La peine de mort est abolie dans plusieurs nations de l'Europe, sans qu'il s'y commette plus de crimes que dans les pays où subsiste cette ignoble pratique. Là même où cette coutume dure encore, elle languit et s'affaiblit. Elle n'a

plus ni force ni vertu. C'est une laideur inutile. Elle survit à son principe. Les idées de justice et de droit, qui jadis faisaient tomber les têtes avec majesté, sont bien ébranlées maintenant par la morale issue des sciences naturelles. Et, puisque visiblement la peine de mort se meurt, la sagesse est de la laisser mourir.

- Vous avez raison, dit M. Frémont. La peine de mort est devenue une pratique intolérable, depuis qu'on n'y attache plus l'idée d'expiation, qui est toute théologique.

- Le président aurait bien fait grâce, dit Léon avec importance; mais le crime était trop horrible.

- Le droit de grâce, dit M. Bergeret, était un des attributs du droit divin. Le roi ne l'exerçait que parce qu'il était au-dessus de la justice humaine comme représentant de Dieu sur la terre. Ce droit, en passant du roi au président de la République, a perdu son caractère essentiel et sa légitimité. Il constitue désormais une magistrature en l'air, une fonction judiciaire en dehors de la justice et non plus au-dessus; il institue une juridiction arbitraire, inconnue au législateur. L'usage en est bon, puisqu'il sauve des malheureux. Mais prenez garde qu'il est devenu absurde. La miséricorde du roi était la miséricorde de Dieu même. Conçoit-on monsieur Félix Faure investi des attributs de la divinité? Monsieur Thiers, qui ne se croyait pas l'oint du Seigneur et qui, de fait, n'avait pas été sacré à Reims, se déchargea du droit de grâce sur une commission qui avait mandat d'être miséricordieuse pour lui.

- Elle le fut médiocrement, dit M. Frémont.

Un petit soldat entra dans la boutique et demanda le Parfait secrétaire.

- Des restes de barbarie traînent encore, dit M. Bergeret, dans la civilisation moderne. Notre code de justice militaire, par exemple, nous rendra odieux à un prochain avenir. Ce code a été fait pour ces troupes de brigands armés qui désolaient l'Europe au XVIIIe siècle. Il fut conservé par la République de 92 et systématisé dans la première moitié de ce siècle. Après avoir substitué la nation à l'armée, on a oublié de le changer. On ne saurait penser à tout. Ces lois atroces, faites pour des pandours, on les applique aujourd'hui à de jeunes paysans effarés, à des enfants des villes qu'il serait facile de conduire avec douceur. Et cela semble naturel !

- Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre. Notre code militaire, préparé, je crois, sous la Restauration, date seulement du second Empire. Aux environs de 1875, il a été remanié et mis d'accord avec l'organisation nouvelle de l'armée. Vous ne pouvez donc pas dire qu'il est fait pour les armées de l'Ancien Régime.

- Je le puis dire parfaitement, répondit M. Bergeret, puisque ce code n'est qu'une compilation des ordonnances concernant les armées de Louis XIV et de Louis XV. On sait ce qu'étaient ces armées, ramas de racoleurs et de racolés, chiourme de terre, divisée en lots qu'achetaient de jeunes nobles, parfois des enfants. On maintenait l'obéissance de ces troupes par de perpétuelles menaces de mort. Tout est changé; les militaires de la monarchie et des deux Empires ont fait place à une énorme et placide garde nationale. Il n'y a plus à craindre ni mutineries ni violences. Pourtant la mort à tout propos menace ces doux troupeaux de paysans et d'artisans, mal habillés en soldats. Le contraste de ces mœurs bénignes et de ces lois féroces est presque risible. Et, si l'on y réfléchissait, on trouverait qu'il est aussi grotesque qu'odieux de punir de mort les attentats dont on aurait facilement raison par le léger appareil des peines de simple police.

- Mais, dit M. de Terremondre, les soldats d'aujourd'hui ont des armes comme les soldats d'autrefois. Et il faut bien que des officiers, en petit nombre et désarmés, s'assurent l'obéissance et le respect d'une multitude d'hommes portant des fusils et des cartouches. Tout est là.

- C'est un vieux préjugé, dit M. Bergeret, que de croire à la nécessité des peines et d'estimer que les plus fortes sont les plus efficaces. La peine de mort pour voie de fait envers un supérieur vient du temps où les officiers n'étaient pas du même sang que les soldats. Ces pénalités furent conservées dans les armées de la République. Brindamour, devenu général en 1792, mit les mœurs de l'Ancien Régime au service de la Révolution et fusilla les volontaires avec magnanimité. Du moins, Brindamour, devenu général de la République, faisait-il la guerre et se battait-il rudement. C'était affaire de vaincre. Il ne s'agissait pas de la vie d'un homme, mais du salut de la patrie.

- C'était surtout le vol, dit M. Mazure, que les généraux de l'an II punissaient avec une inexorable sévérité. Dans l'armée du Nord, un chasseur, ayant changé son vieux chapeau contre un neuf, fut passé par les armes. Deux tambours, dont l'aîné avait dix-huit ans, furent fusillés devant le front des troupes pour avoir volé quelques menus bijoux à une vieille paysanne. C'était l'âge héroïque.

- Ce n'est pas seulement les maraudeurs, reprit M. Bergeret, qu'on fusillait chaque jour dans les armées de la République. C'est aussi les mutins. Et ces soldats, tant glorifiés depuis, étaient menés comme des forçats, à cela près qu'on leur donnait rarement à manger. Il est vrai qu'ils étaient parfois d'humeur difficile. Témoin les trois cents canonniers de la 33e demi-brigade qui, l'an IV, à Mantoue, réclamèrent leur solde en

braquant leurs pièces sur leurs généraux.

" Voilà des gaillards avec lesquels il ne fallait pas plaisanter ! Ils eussent été capables d'embrocher, à défaut d'ennemis, une douzaine de leurs supérieurs. Tel est le tempérament des héros. Mais Dumanet n'est pas encore un héros. La paix n'en forme point. Le sergent Bridoux n'a rien à craindre dans le quartier paisible. Toutefois il n'est pas fâché de se dire qu'un homme ne peut lever la main sur lui sans être aussitôt fusillé en musique. Cela est démesuré, dans l'état de nos mœurs, et en temps de paix. Et nul n'y songe. Il est vrai que les peines capitales prononcées par les conseils de guerre ne sont exécutées qu'en Algérie, et qu'on évite, autant que possible, de donner en France même ces fêtes martiales et musicales. On reconnaît qu'elles y feraient mauvais effet. C'est la condamnation tacite du code militaire.

- Prenez garde, dit M. de Terremondre, de porter atteinte à la discipline.

- Si vous avez vu les nouvelles recrues, répondit M. Bergeret, entrer à la file dans la cour du quartier, vous ne croirez pas qu'il faille sans cesse menacer de mort ces âmes moutonnières pour les maintenir dans l'obéissance. Elles songent tristement à tirer leurs trois ans, comme elles disent, et le sergent Bridoux serait touché jusqu'aux larmes de leur pitoyable docilité, s'il n'avait pas besoin de les terrifier pour jouir de sa propre puissance. Ce n'est pas que le sergent Bridoux soit né plus méchant qu'un autre homme. Mais, esclave et despote, il est deux fois perverti, et je ne sais si Marc-Aurèle, sous-officier, n'aurait pas tyrannisé les bleus. Quoi qu'il en soit, cette tyrannie est suffisante pour entretenir la soumission tempérée de ruse qui est la vertu la plus nécessaire au soldat en temps de paix.

" Et il y a longtemps que nos codes militaires, avec leur appareil de mort, ne se devraient plus voir que dans les musées des horreurs, près des clefs de la Bastille et des tenailles de l'Inquisition.

- Il ne faut toucher aux choses de l'armée qu'avec une extrême prudence, dit M. de Terremondre. L'armée, c'est la sécurité et c'est l'espérance. C'est aussi l'école du devoir. Où trouver ailleurs que chez elle l'abnégation et le dévouement?

- Il est vrai, dit M. Bergeret, que les hommes tiennent pour le premier devoir social d'apprendre à tuer régulièrement leurs semblables et que, chez les peuples civilisés, la gloire du carnage passe toutes les autres. Après tout, que l'homme soit incurablement méchant et malfaisant, le mal n'est pas grand dans l'univers. Car la terre n'est qu'une goutte de boue dans l'espace, et le soleil une bulle de gaz bientôt consumée.

- Je vois, répliqua M. Frémont, que vous n'êtes pas positiviste. Car vous traitez légèrement le grand fétiche.

- Qu'est-ce que le grand fétiche? demanda M. de Terremondre.

- Vous savez, lui répondit M. Frémont, que les positivistes estiment que l'homme est un animal adorateur. Auguste Comte fut très attentif à pourvoir aux besoins de cet animal adorant; et, après y avoir longuement réfléchi, il lui donna un fétiche. Mais il choisit la terre et non pas Dieu. Ce n'est pas qu'il fût athée. Il tenait, au contraire, l'existence d'un principe créateur pour assez probable. Seulement il estimait que Dieu était trop difficile à connaître. Et ses disciples, qui sont des hommes très religieux, célèbrent le culte des morts, des hommes utiles, de la femme et du grand fétiche, qui est la terre. Cela tient à ce que ces religieux font des plans pour le bonheur des hommes et s'occupent d'aménager la planète en vue de notre félicité.

- Ils auront beaucoup à faire, dit M. Bergeret, et l'on voit bien qu'ils sont optimistes. Ils le sont extrêmement, et cette disposition de leur esprit m'étonne. Il est difficile de concevoir que des hommes réfléchis et sensés, comme ils sont, nourrissent l'espoir de rendre un jour supportable le séjour de cette petite boule qui, tournant gauchement autour d'un soleil jaune et déjà à demi obscurci, nous porte comme une vermine à sa surface moisie. Le grand fétiche ne me semble pas du tout adorable.

Le docteur Fornerol se pencha sur l'oreille de M. de Terremondre:

- Il faut que Bergeret ait des ennuis particuliers pour se plaindre ainsi de l'univers. Il n'est pas naturel de trouver tout mal.

- Évidemment, dit M. de Terremondre.

XII

Les ormes du Mail revêtaient à peine leurs membres sombres d'une verdure fine comme une poussière et pâle. Mais sur le penchant du coteau, couronné de vieux murs, les arbres fleuris des vergers offraient leur tête ronde et blanche ou leur rose quenouille au jour clair et palpitant, qui riait entre deux bourrasques. Et la rivière au loin, riche des pluies printanières, coulait, blanche et nue, frôlant de ses hanches pleines les lignes des grêles peupliers qui bordaient son lit, voluptueuse, invincible, féconde, éternelle, vraie déesse, comme au temps où les bateliers de la Gaule romaine lui offraient des pièces de cuivre et dressaient en son honneur, devant le temple de Vénus et d'Auguste, une stèle votive où l'on voyait rudement sculptée une barque avec ses

avirons. Partout, dans la vallée bien ouverte, la jeunesse timide et charmante de l'année frissonnait sur la terre antique. Et M. Bergeret cheminait seul, d'un pas inégal et lent, sous les ormes du Mail. Il allait, l'âme vague, diverse, éparse, vieille comme la terre, jeune comme les fleurs des pommiers, vide de pensée et pleine d'images confuses, désolée et désirante, douce, innocente, lascive, triste, traînant sa fatigue et poursuivant des illusions et des espérances, dont il ignorait le nom, la forme, le visage.

En s'approchant du banc de bois sur lequel il avait coutume de s'asseoir dans la belle saison, à l'heure où les oiseaux se taisent dans les arbres, et dont il avait plus d'une fois partagé le repos avec M. l'abbé Lantaigne, sous le bel orme qui entendait leurs graves entretiens, il vit qu'une main inhabile avait fraîchement tracé à la craie quelques mots sur le dossier vert. Il fut saisi d'inquiétude, craignant de lire son nom, familier désormais aux polissons de la ville. Mais il se rassura bientôt. C'était une inscription érotique et commémorative par laquelle Narcisse énonçait dans une forme concise et simple, mais grossière et malséante, les plaisirs goûtés par lui-même sur ce banc, sans doute à la faveur de la nuit indulgente, dans les bras d'Ernestine.

M. Bergeret, qui déjà s'apprêtait à gagner la place accoutumée où il avait répandu tant de pensées nobles et riantes, et tant de fois fait venir à son appel les grâces décentes, estima qu'il ne convenait pas à un honnête homme de siéger en public tout contre ce monument obscène, consacré à la Vénus des jardins. Il se détourna du banc commémoré et alla songeant:

"Ô vain désir de la gloire ! Nous voulons vivre dans la mémoire des hommes. À moins d'être très bien élevés et gens du monde, nous voulons qu'on sache nos amours et nos joies, comme nos peines et nos haines. Narcisse ne croit avoir triomphé d'Ernestine que si l'univers l'apprend. Ainsi Phidias traça un nom aimé sur l'orteil du Jupiter olympien. Ô besoin de l'âme de se répandre, de se verser au-dehors ! Aujourd'hui, sur ce banc, Narcisse a..."

" Et toutefois, pensa encore M. Bergeret, la dissimulation est la première vertu de l'homme civilisé et la pierre angulaire de la société. Il nous est aussi nécessaire de cacher notre pensée que de porter des vêtements. Un homme qui dit tout ce qu'il pense et comme il le pense est aussi inconcevable dans une ville qu'un homme allant tout nu. Si, par exemple, j'exprimais chez Paillot, où, pourtant, la conversation est assez libre, les imaginations qui me viennent en ce moment à l'esprit, les idées qui me passent par la tête comme entrent dans une cheminée une nuée

de sorcières à cheval sur leur balai, si je décrivais la façon dont je me représente soudain madame de Gromance, les attitudes incongrues que je lui prête, la vision qu'elle me donne, plus absurde, plus bizarre, plus chimérique, plus étrange, plus monstrueuse, plus pervertie et détournée des belles convenances, plus malicieuse mille fois et déshonnête que cette fameuse figure, introduite sur le portail nord de Saint-Exupère, dans la scène du Jugement dernier, par un ouvrier prodigieux qui, penché sur un soupirail de l'enfer, avait vu la Luxure en personne; si je montrais exactement les singularités de ma rêverie, on me croirait en proie à une manie odieuse; et pourtant je sais bien que je suis un galant homme, enclin de nature aux pensées honnêtes, instruit par la vie et la méditation à garder la mesure, modeste, voué tout entier aux voluptés paisibles de l'intelligence, ennemi de tout excès et détestant le vice comme une difformité."

Tandis qu'il allait, menant ces pensées singulières, M. Bergeret reconnut sur le Mail M. l'abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, et M. l'abbé Tabarit, aumônier de la prison, qui conversaient ensemble. M. Tabarit agitait son long corps, surmonté d'une petite tête pointue, et soutenait d'un bras anguleux le poids de ses paroles, que M. Lantaigne, la tête haute, la poitrine bombée, son bréviaire sous le bras, écoutait en regardant au loin, grave, les lèvres serrées entre des joues lourdes que le sourire n'avait jamais soulevées.

M. Lantaigne répondit au salut de M. Bergeret par un geste et une parole d'accueil:

- Monsieur Bergeret, demeurez; monsieur Tabarit n'a pas peur des mécréants.

Mais l'aumônier de la prison, plein de sa pensée, continua son discours.

- Qui ne serait touché comme moi de ce que j'ai vu? Cet enfant nous a tous édifiés par la sincérité de son repentir, par l'expression simple et vraie des sentiments les plus chrétiens. Son maintien, son regard, ses paroles, toute sa personne révélait la douceur, la modestie, une entière soumission à la volonté de Dieu. Il n'a cessé de donner le spectacle le plus consolant et l'exemple le plus salutaire. Ses bonnes dispositions, le réveil de la foi, trop longtemps endormie dans son cœur, son élan suprême vers le Dieu qui pardonne, tels furent les fruits bénis de mes exhortations.

Le vieillard s'attendrissait, avec la sincérité facile des âmes pures, légères et vaines. Une vraie douleur brouillait ses gros yeux à fleur de tête et son pauvre nez rouge, trop court. Après avoir soupiré durant un

moment, il reprit, s'adressant cette fois à M. Bergeret:

- Ah ! monsieur, dans l'exercice de mon pénible ministère, il y a bien des épines. Mais aussi, que de fruits ! J'ai maintes fois, dans ma vie déjà longue, arraché des malheureux au démon qui s'apprêtait à les saisir. Mais aucun des infortunés que j'accompagnai à la mort ne fut aussi édifiant, dans ses derniers instants, que le jeune Lecœur.

- Quoi ! s'écria M. Bergeret, c'est de l'assassin de la veuve Houssieu que vous parlez ainsi? Ne sait-on point?...

Il allait dire, ce qu'attestaient unanimement les témoins de l'exécution, que le misérable avait été porté, déjà mort d'épouvante, sous le couperet. Il s'arrêta pour ne pas contrister le vieillard, qui poursuivit de la sorte:

- Sans doute, il ne faisait pas de longs discours et ne prodiguait pas les manifestations bruyantes. Mais que n'avez-vous entendu les soupirs, les monosyllabes par lesquels il exprimait son repentir ! Dans le trajet douloureux de la prison au lieu de l'expiation, quand je lui rappelai la mémoire de sa mère et le souvenir de sa première communion, il versa des larmes.

- Assurément, dit M. Bergeret, la veuve Houssieu n'est pas aussi bien morte.

M. Tabarit, ayant entendu ce propos, roula ses gros yeux de l'orient à l'occident. Il avait l'habitude de chercher, non point en lui, mais au-dehors, la solution des problèmes métaphysiques. Et sa vieille servante, quand il réfléchissait à table, lui disait, trompée sur son air: "Vous cherchez le bouchon de la bouteille, monsieur l'abbé? Vous l'avez dans la main."

Or les regards errants de M. Tabarit rencontrèrent un gros homme barbu, en costume de cycliste, qui passait sur le Mail. C'était Eusèbe Boulet, rédacteur en chef du Phare, journal radical. Aussitôt, quittant avec un prompt adieu le supérieur du séminaire et le maître de conférences, M. Tabarit joignit à grandes enjambées le journaliste, le salua, rouge d'émotion, tira de sa poche des papiers chiffonnés et les lui remit, non sans un tremblement des mains. C'étaient des notes rectificatives et des lettres complémentaires sur les derniers instants du jeune Lecœur. Ce bon prêtre, au terme de sa vie cachée et de son apostolat obscur, était devenu avide de réclame, insatiable d'interviews et d'articles.

En voyant le pauvre vieillard à tête d'oiseau tendre ses griffonnages au journaliste radical, M. Lantaigne sourit presque.

- Voyez, dit-il à M. Bergeret, le mauvais air du siècle a gâté cet homme même qui s'achemine à la tombe par une longue voie de mérites et de vertus; ce vieillard, humble et modeste sur tout le reste, est vain de publicité. Il veut être imprimé à toute force jusque dans la feuille anticléricale.

Et M. Lantaigne, inquiet déjà d'avoir livré un des siens à l'ennemi, reprit vivement:

- Le tort n'est pas grand. C'est un ridicule, rien de plus.

Puis il se tut et rentra dans sa tristesse.

M. Lantaigne, qui avait le génie de la domination, entraîna M. Bergeret vers le banc accoutumé. Indifférent aux phénomènes vulgaires, par lesquels le monde extérieur apparaît au commun des hommes, il dédaigna de voir, tracée à la craie sur le dossier en grandes lettres cursives, l'inscription érotique de Narcisse et d'Ernestine et, s'asseyant avec une quiétude toute spirituelle, il couvrit de son large dos un tiers de ce monument épigraphique. M. Bergeret prit place à côté de M. Lantaigne, non sans avoir déployé d'abord son journal sur le dossier de manière à masquer la partie de texte qu'il tenait pour la plus expressive: à son sens, c'était le verbe, mot qui, disent les grammairiens, indique l'existence d'un attribut dans un sujet. Mais il avait, sans y prendre garde, substitué une inscription à une autre. Le journal, en effet, portait en manchette l'annonce d'un de ces incidents communs dans notre vie parlementaire, depuis le mémorable triomphe des institutions démocratiques. Les Saisons alternées et les Heures enlacées avaient ramené en ce printemps, avec une exactitude astronomique, la période des scandales. Plusieurs députés avaient été poursuivis dans ce mois. Et la feuille déployée par M. Bergeret portait en lettres grasses cette mention: "Un sénateur à Mazas. Arrestation de M. Laprat-Teulet". Bien que le fait en lui-même n'eût rien d'étrange et révélât seulement le jeu régulier des institutions, M. Bergeret jugea qu'il y aurait peut-être quelque affectation d'insolence à l'afficher ainsi sur un banc du Mail, à l'ombre de ces ormes sous lesquels l'honorable M. Laprat-Teulet avait joui tant de fois des honneurs que les démocraties savent accorder aux meilleurs citoyens. C'est là, sur ce Mail, que dans une tribune de velours grenat, sous des trophées de drapeaux, M. Laprat-Teulet, siégeant à la droite de M. le président de la République, avait, aux grandes fêtes régionales ou nationales, aux inaugurations diverses et solennelles, prononcé ces paroles si propres à exalter les bienfaits du régime, en recommandant toutefois la patience aux masses laborieuses et dévouées. Laprat-Teulet, républicain de la première heure, était depuis

vingt-cinq ans le chef puissant et vénéré de l'opportunisme dans le département. Blanchi par l'âge et les travaux parlementaires, il se dressait dans sa ville natale comme un chêne orné de bandelettes tricolores. Il avait enrichi ses amis et ruiné ses ennemis. Il était publiquement honoré. Il était auguste et doux. Il parlait aux petits enfants de sa pauvreté, chaque année, dans les distributions de prix. Et il pouvait se dire pauvre sans se faire de tort, car personne ne le croyait, et l'on ne pouvait douter qu'il ne fût très riche. On connaissait les sources de sa fortune, les mille canaux par lesquels son intelligence et son travail avaient drainé l'argent. On savait ce que lui avaient rapporté toutes les entreprises fondées sur son crédit politique, toutes les concessions assurées par son influence parlementaire. Car c'était un grand député d'affaires, un excellent orateur financier. Ses amis savaient aussi bien et mieux que ses ennemis ce qu'il avait touché au Panama et ailleurs. Sage, jaloux de ne pas fatiguer la fortune, modéré, ce grand aïeul de la démocratie laborieuse et intelligente avait depuis dix ans, au premier souffle de l'orage, renoncé aux grandes affaires; il avait quitté même le Palais-Bourbon et s'était retiré au Luxembourg, dans ce grand conseil des communes de France où l'on appréciait sa sagesse et son dévouement à la République. Il y était puissant et caché. Il ne parlait qu'au sein des commissions. Mais là il déployait encore ses brillantes facultés justement appréciées depuis longtemps par les princes de la finance cosmopolite. Il demeurait le défenseur courageux de ce système fiscal, inauguré par la Révolution et fondé, comme on sait, sur la justice et la liberté. Il soutenait le capital avec cette émotion si touchante chez les vieux lutteurs. Les ralliés eux-mêmes vénéraient en Laprat-Teulet une âme apaisée et vraiment conservatrice, un génie tutélaire de la propriété individuelle.

"Il a des sentiments honnêtes, disait M. de Terremondre. Et c'est dommage qu'il porte aujourd'hui le poids d'un passé difficile". Mais Laprat-Teulet avait des ennemis acharnés à sa perte. "J'ai mérité ces haines, disait-il noblement, en défendant les intérêts qui m'étaient confiés."

Ses ennemis le poursuivaient jusque dans l'ombre vénérable du Sénat, où ses malheurs le rendaient encore plus auguste, car il avait connu les temps difficiles et s'était trouvé jadis à deux doigts de sa perte, par la faute d'un garde des sceaux qui n'était pas du syndicat, et qui l'avait livré imprudemment à la justice étonnée. Ni l'honorable M. Laprat-Teulet, ni son juge d'instruction, ni son avocat, ni M. le procureur de la République, ni M. le garde des sceaux lui-même n'avait prévu, n'avait compris la cause de ces déclenchements subits et partiels de la machine

gouvernementale, ces catastrophes burlesques comme un écroulement d'estrade foraine et terribles comme un effet de ce que l'orateur appelait la justice immanente, qui par moments culbutaient de leur siège les plus vénérés législateurs des deux Chambres. Et M. Laprat-Teulet en concevait un étonnement mélancolique. Il ne dédaigna pas de s'expliquer devant la justice. Le nombre et la grandeur de ses alliances le sauvèrent. Un non-lieu intervint, que Laprat-Teulet accepta d'abord modestement et qu'il porta ensuite dans le monde officiel comme un certificat régulier de son innocence. "Le bon Dieu, disait madame Laprat-Teulet, qui était dévote, a fait une grande grâce à mon mari: il lui a accordé le non-lieu qu'il désirait tant". On sait que, par reconnaissance, madame Laprat-Teulet fit suspendre en ex-voto, dans la chapelle de Saint-Antoine, une plaque de marbre portant cette inscription: "Pour une grâce inespérée, une épouse chrétienne."

Ce non-lieu rassurait les amis politiques de Laprat-Teulet, la foule des anciens ministres et des gros fonctionnaires, qui avaient traversé avec lui l'âge héroïque et les années fructueuses, connu les sept vaches maigres et les sept vaches grasses. Ce non-lieu était une sauvegarde. On le croyait du moins. On put le croire durant plusieurs années. Tout à coup, par un malheureux hasard, par un de ces sinistres survenus d'une manière sourde et perfide comme les voies d'eau qui se déclarent soudain dans les bateaux fatigués, sans raison politique ni morale, en pleine honorabilité, le vieux serviteur de la démocratie, le fils de ses œuvres, que M. le préfet Worms-Clavelin, la veille encore, aux comices, donnait en exemple à tout le département, l'homme d'ordre et de progrès, le défenseur du capital et de la société laïque, l'ami intime des anciens ministres et des anciens présidents, le sénateur Laprat-Teulet, le non-lieu, fut envoyé en prison avec une fournée de parlementaires. Et le journal de la région annonçait en grosses lettres: "Un sénateur à Mazas. Arrestation de M. Laprat-Teulet". M. Bergeret, qui avait de la délicatesse, retourna le journal sur le dossier du banc.

- Eh bien, lui demanda M. Lantaigne d'une voix bourrue, trouvez-vous beau ce que nous voyons et pensez-vous que cela puisse durer?

- Que voulez-vous dire? demanda M. Bergeret. Parlez-vous, monsieur, des scandales parlementaires? Mais, d'abord, qu'est-ce qu'un scandale? Un scandale est l'effet que produit d'ordinaire la révélation d'une action cachée. Car les hommes ne se cachent guère que pour agir contrairement aux mœurs et à l'opinion. Aussi voit-on que les scandales publics sont de tous les temps et de tous les pays, mais qu'ils se produisent avec d'autant plus d'abondance que le gouvernement est moins capable de dissimulation. Et il est clair que les secrets d'État ne

sont pas bien gardés en démocratie. Le grand nombre des complices et les haines puissantes des partis en provoquent, au contraire, la révélation, tantôt sourde, tantôt éclatante. Il faut considérer encore que le système parlementaire multiplie les prévaricateurs en mettant une multitude de gens en état de prévariquer. Louis XIV fut volé grandement et magnifiquement par un Fouquet. De nos jours, pendant que le président triste, qu'ils avaient choisi pour donner bon air à la maison, montrait aux départements attendris son visage muet de Minerve barbue, il s'effeuillait d'innombrables carnets de chèques sur le Palais-Bourbon. Le mal n'était pas grand en lui-même. Une multitude de besogneux ont part au gouvernement. Exiger qu'ils soient tous intègres, c'est peut-être trop demander à la nature humaine. Et ce que ces pauvres voleurs ont pris est bien peu de chose auprès de ce que notre honnête administration gaspille à toute heure de la journée. Un seul point est à noter. Il est capital. Les traitants de jadis, ce Pauquet de Sainte-Croix, entre autres, qui, sous Louis XV, entassa les richesses de la province dans l'hôtel même où je loge aujourd'hui, "à la troisième chambre", ces effrontés pillards dépouillaient leur patrie et leur prince sans du moins être d'intelligence avec les ennemis du royaume. Au contraire, nos chéquards du Parlement livrent la France à une puissance étrangère, la Finance. Car, il est vrai que la Finance est aujourd'hui une puissance et qu'on peut dire d'elle ce qu'on disait autrefois de l'Église, qu'elle est parmi les nations une illustre étrangère. Nos mandataires, qu'elle achète, sont donc larrons et traîtres. Ils le sont à la vérité petitement et misérablement. Chacun en particulier fait pitié. Leur pullulement seul m'effraie.

" En attendant l'honorable monsieur Laprat-Teulet est à Mazas ! Il y a été mené le matin du jour où il devait présider dans notre ville le banquet de la défense sociale. Cette arrestation, effectuée au lendemain même du vote autorisant les poursuites, a surpris monsieur le préfet Worms-Clavelin, qui a désigné, pour la présidence du banquet, monsieur Dellion, dont on estime universellement la probité, garantie par une richesse héréditaire et quarante ans de prospérité industrielle. Monsieur le préfet, tout en déplorant que les plus hautes personnalités de la République soient sans cesse en butte à la suspicion, se réjouit du bon esprit de ses administrés, qui demeurent attachés au régime, qu'on semble vouloir déconsidérer à plaisir. Il constate, en effet, que les incidents parlementaires tels que celui qui vient de se produire, après tant d'autres, laissent absolument indifférentes les laborieuses populations du département. Monsieur le préfet Worms-Clavelin voit juste. Il n'exagère pas la tranquillité de ces âmes, que rien n'étonne plus.

La foule introuvable qui, sans s'émouvoir, a lu dans les feuilles que le sénateur Laprat-Teulet était mis au secret, aurait appris, avec la même quiétude, qu'il était envoyé en ambassade dans quelque cour européenne. Et l'on prévoit que, si la justice le rend à la Haute Assemblée, monsieur Laprat-Teulet siégera, l'année prochaine, dans la commission du budget. Nul doute qu'il ne retrouve ses électeurs à l'expiration de son mandat.

L'abbé Lantaigne interrompit M. Bergeret:

- Ici, monsieur, vous touchez le point faible et faites résonner le creux. Le public s'accoutume à l'immoralité et ne fait plus la différence du bien et du mal. C'est le danger. Nous voyons sans cesse des hontes tomber dans le silence. Il y avait une opinion publique sous la monarchie et sous l'Empire. Il n'y en a plus aujourd'hui. Ce peuple, autrefois ardent et généreux, est devenu tout à coup incapable de haine et d'amour, d'admiration et de mépris.

- Je suis frappé comme vous de cette transformation, dit M. Bergeret. Et j'en cherche les causes sans pouvoir les trouver. Il est souvent parlé, dans les contes chinois, d'un génie fort laid, d'allure pesante, mais dont l'esprit est subtil et qui aime à se divertir. Il s'introduit la nuit dans les maisons habitées, il ouvre comme une boîte le crâne d'un dormeur, en retire le cerveau, met un autre cerveau à la place, et referme doucement le crâne. Son grand plaisir est d'aller ainsi de maison en maison, changeant les cervelles. Et quand, à l'aube, ce génie jovial a regagné son temple, le mandarin s'éveille avec des idées de courtisane et la jeune fille avec les rêves d'un vieux buveur d'opium. Il faut qu'un génie de ce caractère ait troqué de la sorte les cerveaux français contre ceux de quelque peuple inglorieux et patient, traînant sans désirs une morne existence, indifférent au juste et à l'injuste. Car enfin, nous ne nous ressemblons plus du tout.

M. Bergeret s'interrompit et haussa les épaules. Puis il reprit avec une douce tristesse:

- C'est l'effet de l'âge, et la marque d'une certaine sagesse. L'enfance a des étonnements; la jeunesse, des colères. Le progrès des années nous a enfin apporté cette paisible indifférence que je devais mieux juger. Notre état moral nous assure la paix au-dedans et la paix au-dehors.

- Le croyez-vous? demanda M. l'abbé Lantaigne. Et ne pressentez-vous pas des catastrophes prochaines?

- La vie est, par elle-même, une catastrophe, répondit M. Bergeret. C'est une catastrophe incessante, puisqu'elle ne peut se manifester que

dans un milieu instable et que la condition essentielle de son existence est l'instabilité des forces qui la produisent. La vie d'une nation, comme celle d'un individu, est une ruine perpétuelle, une suite d'écroulements, une interminable expansion de misères et de crimes. Notre pays, qui est le plus beau du monde, ne subsiste, comme les autres, que par le renouvellement de ses misères et de ses fautes. Vivre, c'est détruire. Agir, c'est nuire. Mais précisément à cette heure, monsieur l'abbé, le plus beau pays du monde agit médiocrement et ne vit point d'une vie violente. C'est ce qui me rassure. Je ne découvre point de signes dans le ciel. Je ne prévois pas de maux prochains, singuliers et spéciaux à notre douce contrée. Vous qui annoncez la catastrophe, monsieur l'abbé, dites-moi, je vous prie, si vous la voyez venir du dedans ou du dehors.

- Le péril est partout, répondit M. Lantaigne. Et vous riez.

- Je n'ai pas envie de rire, répondit M. Bergeret. Il en est peu de sujets pour moi dans ce monde sublunaire, sur ce globe terraqué dont les habitants sont presque tous odieux ou ridicules. Mais je ne crois pas que nous soyons menacés dans notre paix et dans notre indépendance par quelque puissant voisin. Nous ne gênons personne. Nous n'inquiétons pas l'univers. Nous sommes contenus et raisonnables. Les chefs de notre gouvernement ne forment point, qu'on sache, des desseins immodérés dont le succès, bon ou mauvais, assure notre puissance ou consomme notre perte. Nous n'aspirons point à l'hégémonie du monde. Nous sommes devenus supportables à l'Europe. C'est une heureuse nouveauté.

" Regardez, je vous prie, à la vitrine de madame Fusellier, la papetière, les portraits de nos hommes d'État. Et dites s'il en est un seul qui semble fait pour déchaîner la guerre et ravager le monde. Leur génie est médiocre comme leur puissance. Ils ne sont pas en état de commettre des fautes terribles. Ils ne sont pas de grands hommes, Dieu merci ! et nous pouvons dormir tranquilles. Au reste, je crois discerner que l'Europe, tout armée qu'elle est, n'est pas belliqueuse. Il y a dans la guerre une générosité qui déplaît aujourd'hui. On fait battre les Turcs et les Grecs. On joue sur eux comme sur des coqs ou des chevaux. Et l'on ne se battra pas soi-même. Auguste Comte, en 1840, annonçait la fin de la guerre. La prophétie n'était pas, sans doute, d'une vérité précise et littérale. Mais peut-être la vue de ce grand homme perçait-elle un profond avenir. L'état de guerre est l'état ordinaire d'une Europe féodale et monarchique. La féodalité est morte et les antiques despotismes sont combattus par des forces nouvelles. La paix et la guerre dépendent aujourd'hui moins des souverains absolus que de la haute banque internationale, plus puissante que les Puissances. L'Europe financière est

d'humeur pacifique. Il est certain du moins qu'elle n'aime point la guerre pour elle-même et par sentiment chevaleresque. Au reste, sa force inféconde ne durera pas longtemps et elle s'abîmera un jour dans la révolution ouvrière. L'Europe socialiste sera probablement amie de la paix. Car il y aura une Europe socialiste, monsieur l'abbé, si toutefois l'on peut appeler socialisme l'inconnu qui vient.

- Monsieur, dit l'abbé Lantaigne, il n'y a qu'une Europe possible, l'Europe chrétienne. Il y aura toujours des guerres. La paix n'est point de ce monde. Puissions-nous retrouver le courage et la foi de nos aïeux ! Soldat de l'Église militante, je sais que le combat ne finira qu'à la consommation des siècles. Et je demande à Dieu, comme l'Ajax de votre vieil Homère, de combattre à la clarté du jour. Ce qui m'effraie, ce n'est ni le nombre ni l'audace de nos ennemis, c'est la faiblesse et l'indécision qui règnent dans notre propre camp. L'Église est une armée; je m'afflige quand je découvre des creux et des vides sur son front de bataille. Je m'indigne de voir des infidèles se glisser dans ses rangs et les adorateurs du Veau d'or s'offrir à la garde du sanctuaire. Je gémis en observant la lutte engagée autour de moi dans la confusion des ténèbres, favorable aux lâches et aux traîtres. La volonté de Dieu soit faite ! Je suis assuré du triomphe final, de la défaite du crime et de l'erreur au jour dernier, qui sera le jour de gloire et de justice.

Il se leva, son regard était ferme. Mais ses joues appesanties tombaient. Il avait l'âme triste. Et ce n'était point sans raisons. Sous lui le séminaire allait à sa ruine. La caisse était en déficit. Poursuivi par le boucher Lafolie, auquel il devait dix mille deux cent trente et un francs, son orgueil redoutait les remontrances de monseigneur le cardinal-archevêque. La mitre sur laquelle il tendait la main s'évanouissait. Il se voyait déjà relégué dans quelque pauvre cure de campagne. Se retournant vers M. Bergeret, il lui dit:

- Les plus terribles calamités sont près de fondre sur la France.

XIII

Maintenant, M. Bergeret allait à l'estaminet. Il passait une heure, chaque soir, au café de la Comédie. On l'en blâmait généralement dans le monde. Il y goûtait une lumière et une chaleur qui n'étaient point matrimoniales; il y lisait les journaux et il y voyait des visages humains, portés par des gens qui ne lui voulaient pas de mal. Il y trouvait parfois M. Goubin, son disciple préféré depuis la trahison de M. Roux. M. Bergeret avait des préférences, parce que son âme esthétique se plaisait

à choisir. Il préférait M. Goubin. Mais il ne l'aimait guère. Et de fait, M. Goubin n'était pas aimable; mince, grêle, pauvre de chair, de poil, de voix et de pensée, ses yeux tendres cachés sous son lorgnon, les lèvres serrées, il avait toutes les petitesses, un pied et une âme de demoiselle. Ainsi fait, il était exact et minutieux. À son être tout menu s'ajustaient des oreilles en cornet vastes et puissantes, richesse unique de cet organisme indigent. M. Goubin avait le don naturel et l'art d'écouter.

M. Bergeret conversait avec M. Goubin, devant deux chopes, au bruit des dominos brassés sur le marbre des tables voisines. À onze heures, le maître se levait. L'élève l'imitait. Et ils allaient, par la place déserte du Théâtre et par les rues obscures, jusques aux tristes Tintelleries.

Ils cheminaient ainsi par une nuit de mai. L'air, qu'avaient lavé de lourdes pluies d'orage, était frais, léger, et plein d'une odeur de terre et de feuilles. Le ciel sans lune et sans nuages tenait suspendues dans sa profondeur sombre des gouttelettes de lumière, presque toutes blanches comme le diamant, auxquelles se mêlaient pourtant çà et là des gouttelettes de lumière rouge ou bleue. M. Bergeret, levant les yeux au ciel, contempla les étoiles. Il reconnaissait assez bien les constellations. Le chapeau en arrière, la face horizontale, il désigna, du bout de sa canne, aux regards embrouillés de M. Goubin, les Gémeaux, et murmura ces vers:


Oh ! soit que l'astre pur des deux frères d'Hélène
Calme sous ton vaisseau la vague ionienne,
Soit qu'aux bords de Pœstum...

Puis brusquement:

- Savez-vous, monsieur Goubin, que nous recevons d'Amérique des nouvelles de Vénus, et que ces nouvelles ne sont pas bonnes?

M. Goubin s'apprêtait docilement à chercher Vénus dans le ciel. Mais le maître l'avertit qu'elle était couchée.

- Cette belle étoile, dit-il, est un enfer de glace et de feu. Je le tiens de monsieur Camille Flammarion lui-même, qui m'instruit, chaque mois, en d'excellents articles, de toutes les nouveautés du ciel. Vénus présente constamment au soleil la même face, comme la lune à la terre. L'astronome du mont Hamilton l'affirme. À l'en croire, l'un des hémisphères de Vénus est un désert brûlant; l'autre, une solitude de glaces et de ténèbres. Et cette belle lumière de nos soirs et de nos matins est pleine de silence et de mort.

- Vraiment ! dit M. Goubin.

- C'est ce qu'on croit cette année, répondit M. Bergeret. Pour ma part, je ne suis pas très éloigné de penser que la vie, telle du moins qu'elle se manifeste sur la terre, je veux dire cet état d'activité que présente la substance organisée dans les plantes et dans les animaux, est l'effet d'un trouble dans l'économie de la planète, un produit morbide, une lèpre, quelque chose enfin de dégoûtant, qui ne se retrouve pas dans un astre sain et bien constitué. Cette idée me sourit et me console. Car, enfin, il est triste de penser que tous ces soleils allumés sur nos têtes réchauffent des planètes aussi misérables que la nôtre et que l'univers multiplie à l'infini la souffrance et la laideur.

" Nous ne saurions parler des planètes dépendantes de Sirius ou d'Aldébaran, d'Altaïr ou de Véga, de ces poussières obscures qui peuvent accompagner les gouttes de feu répandues dans le ciel, puisque leur existence même ne nous est pas connue et que nous ne la soupçonnons qu'en vertu des analogies existant entre notre soleil et les autres étoiles de l'univers. Mais si nous nous faisons quelque idée des astres de notre système, cette idée n'est point que la vie y règne dans les formes qu'elle affecte sur la terre. On ne peut supposer qu'il se trouve des êtres organisés comme nous dans le chaos des géants Saturne et Jupiter. Uranus et Neptune sont sans lumière ni chaleur. L'espèce de corruption que nous appelons la vie organique ne saurait donc s'y produire. Il n'est pas plus croyable qu'elle se manifeste dans cette cendre d'astres répandue dans l'éther entre les orbites de Mars et de Jupiter, et qui n'est que la matière éparse d'une planète. La petite boule Mercure semble trop ardente pour produire cette moisissure qu'est la vie animale et la vie végétale. La lune est un monde mort. Nous venons d'apprendre que la température de Vénus ne convient point à ce que nous appelons des organismes. Donc, nous ne pourrions rien imaginer de comparable à l'homme dans tout le système solaire, s'il ne s'y trouvait point la planète Mars qui, malheureusement pour elle, présente quelque ressemblance avec la terre. Elle a de l'air, mais en petite quantité, de l'eau; elle a peut-être de quoi faire, hélas ! des animaux comme nous.

- N'est-il pas vrai qu'on la croit habitée? demanda M. Goubin.

- On fut parfois tenté de le supposer, répondit M. Bergeret. La figure de ce monde nous est mal connue. Elle semble variable et sans cesse agitée. On y voit des canaux dont l'origine et la nature sont ignorées. Et nous ne sommes point sûrs que ce monde voisin soit attristé et déshonoré par des êtres semblables à des hommes.

M. Bergeret était à sa porte. Il s'arrêta et dit:

- Je veux croire encore que la vie organique est un mal particulier à

cette vilaine petite planète-ci. Il serait désolant de penser qu'on mange et qu'on est mangé dans l'infini des cieux.

XIV

Le fiacre qui portait madame Worms-Clavelin dans Paris franchit la porte Maillot entre les grilles couronnées civiquement de fers de piques, près desquelles sommeillaient au soleil les gabelous poudreux et les bouquetières hâlées. Laissant à sa droite l'avenue de la Révolte, dont les cabarets bas, barbouillés de rouge, moisis, et les maigres tonnelles regardent la chapelle Saint-Ferdinand, agenouillée seule et petite au bord du morne fossé militaire plein d'herbe pelée et malade, il s'engagea dans la rue de Chartres, triste sous son éternelle poussière de pierres qu'on taille, et parvint aux belles voies ombreuses qui s'ouvrent dans le parc royal découpé maintenant en minces propriétés bourgeoises. Sur la chaussée paisible où le fiacre roulait pesamment entre deux rangs de platanes, par moments, dans le silence et la solitude, des bicyclistes, vêtus de clair, l'échine courbée, la tête fendant l'air, glissaient aux allures des bêtes rapides. En sa fuite aisée, leur vol allongé de grands oiseaux atteignait presque à la grâce par l'aisance des mouvements, presque à la beauté par l'ampleur des courbes décrites. Entre les troncs des arbres en bordure, madame Worms-Clavelin découvrait, derrière les grilles, les pelouses, les petits bassins, les perrons et les marquises de goût mince. Et elle rêvait vaguement d'habiter dans ses vieux jours une maison comme celles dont elle apercevait le plâtre clair et l'ardoise dans le feuillage, car elle était sage et modérée en ses désirs, et elle sentait naître au fond de son cœur le goût des poules et des lapins. Çà et là, dans les larges avenues, de grands bâtiments s'élevaient, chapelles, maisons d'éducation, maisons de retraite, maisons de santé, l'église anglicane et ses pignons d'un gothique froid; les demeures pieuses, d'une gravité placide, une croix sur la porte et une cloche toute noire contre le mur, avec sa chaîne qui pendait. Puis le fiacre s'enfonça dans la région basse et déserte des pépiniéristes où les vitrages des serres brillent au bout des étroites allées de sable, où tout à coup se dressent les kiosques absurdes des constructeurs rustiques et les troncs d'arbres morts, imités en grès par un ingénieur ornemaniste pour jardins. On sent dans ce Bas-Neuilly la fraîcheur de la rivière prochaine, les vapeurs d'un sol humide encore des eaux qui y dormaient à une époque toute récente, disent les géologues, les exhalaisons des marécages sur lesquels le vent courbait les roseaux, il y a mille ou quinze cents ans à peine.

Madame Worms-Clavelin regarda par la portière: elle était près d'arriver. Devant elle, la pointe fine des peupliers qui longent le fleuve se levait au bout de l'avenue. La vie recommençait diverse et pressée. Les hauts murs, les toits à crête découpée se suivaient sans interruption. Le fiacre s'arrêta devant une grande maison moderne, construite avec une parcimonie visible et même avec lésine, au mépris de la grâce et de l'art, et pourtant décente et d'assez bon air, percée de fenêtres étroites, parmi lesquelles celles d'une chapelle se reconnaissaient au réseau de plomb qui reliait les pièces du vitrail. Sur cette façade plate et sans ornements, les traditions de l'art national et chrétien étaient rappelées très discrètement à la charpente du toit par les lucarnes en triangle surmontées d'un trèfle. Au fronton de la porte d'entrée, une ampoule était sculptée, figurant la fiole où fut renfermé le sang du Sauveur emporté dans un gant par Joseph d'Arimathie. C'était l'écusson des Dames du Précieux-Sang dont la congrégation, fondée en 1829 par madame Marie Latreille, fut reconnue en 1868 par l'État, grâce à la volonté favorable de l'impératrice Eugénie. Les dames du Précieux-Sang se vouaient à l'éducation des jeunes filles.

Madame Worms-Clavelin sauta de voiture, sonna à la porte qui s'entrouvrit avec prudence et circonspection et pénétra dans le parloir, tandis que la sœur tourière avertissait par le tour que mademoiselle de Clavelin était appelée auprès de madame sa mère. Le parloir n'était meublé que de chaises de crin. Sur le mur blanc, dans une niche, une sainte Vierge, peinte de couleurs tendres, l'air mièvre, ouvrait les mains, debout, les pieds cachés. La pièce, grande, froide, blanche, avait un caractère de calme, d'ordre, de rectitude. On y sentait une force secrète, une puissance sociale qui ne se montrait pas.

Madame Worms-Clavelin respira avec une grave satisfaction l'air de ce parloir, un air humide, mêlé d'une odeur de cuisine fade. Ayant traîné son enfance par les petites écoles bruyantes de Montmartre, sous des barbouillages d'encre et de confitures, dans un échange perpétuel de vilains mots et de vilains gestes, elle tenait en haute estime l'austérité de l'éducation aristocratique et religieuse. Elle avait fait baptiser sa fille pour qu'elle pût être admise dans un couvent distingué. Elle avait pensé: "Jeanne sera mieux élevée, et elle aura chance de faire un meilleur mariage". Jeanne avait reçu le baptême à onze ans, dans un grand secret, parce qu'on était alors sous un ministère radical. Depuis, la République et l'Église s'étaient rapprochées l'une de l'autre. Mais, pour ne point mécontenter les purs du département, madame Worms-Clavelin cachait que sa fille fût élevée chez des religieuses. Le secret pourtant en avait été surpris, et parfois la feuille cléricale du département publiait un

filet que le conseiller de préfecture, M. Lacarelle, mettait, entouré d'un trait de crayon bleu, sous les yeux de M. le préfet, qui lisait:

Est-il vrai que le juif persécuteur, placé par les francs-maçons à la tête de l'administration départementale pour combattre Dieu parmi nos populations fidèles, fait élever sa fille dans un couvent?

M. Worms-Clavelin haussait les épaules et jetait le journal au panier. Le surlendemain, le rédacteur catholique insérait un nouveau filet, comme on pouvait s'y attendre après avoir lu le premier.

J'ai demandé au préfet juif, Worms-Clavelin, s'il était vrai qu'il fît élever sa fille dans un couvent. Ce franc-maçon ne m'ayant pas répondu, pour cause, je ferai moi-même la réponse à ma question. Ce juif honteux, après avoir fait baptiser sa fille, l'a mise dans une maison d'éducation catholique.

Mademoiselle Worms-Clavelin est à Neuilly-sur-Seine, élevée par les dames du Précieux-Sang.

C'est plaisir de voir comme ces gaillards-là sont sincères !

L'éducation laïque, athée, homicide, c'est bon pour le peuple qui les nourrit !

Que les populations sachent de quel côté sont les tartufes !

M. Lacarelle, conseiller de préfecture, encadrait le filet au crayon bleu et mettait la feuille déployée sur le bureau du préfet, qui la jetait dans sa corbeille. M. Worms-Clavelin avertissait les feuilles officieuses de ne point engager de polémique. Et cette petite affaire tombait dans l'oubli, dans l'insondable oubli, dans la nuit sans mémoire où s'enfoncent tour à tour, après un moment d'éclat, les hontes et les gloires, les beautés et les scandales du régime. Madame Worms-Clavelin, considérant la force et la richesse de l'Église, avait tenu la main énergiquement à ce que Jeanne fût laissée à ces religieuses qui donnaient à la jeune fille des principes et des manières.

Elle s'assit, très modeste, cachant ses pieds sous sa robe, comme la Vierge blanche, rose et bleue de la niche, et tenant du bout de ses doigts, par le fil, la boîte de chocolat qu'elle apportait à Jeanne.

Une grande fillette entra en coup de vent dans le parloir, longue dans sa robe noire, ceinte du cordon rouge des "moyennes".

- Bonjour, maman !

Madame Worms-Clavelin l'examina avec une tendresse maternelle et aussi l'instinct de maquignonnage qu'elle avait, l'attira à elle, lui regarda les dents, la fit tenir droite, observa la taille, les épaules, le dos, et parut satisfaite.

- Mon Dieu ! que tu es grande ! Tu as des bras d'une longueur !...

- Maman, ne m'intimide pas. Je ne sais déjà pas où les mettre.

Elle s'assit et joignit sur ses genoux ses mains rouges. Elle répondit avec ennui et gentillesse aux questions que sa mère lui fit sur sa santé, aux instructions hygiéniques, aux recommandations relatives à l'huile de foie de morue. Puis elle demanda:

- Et papa?

Madame Worms-Clavelin fut presque surprise qu'on lui demandât des nouvelles de son mari, non qu'elle eût elle-même de l'indifférence pour lui, mais parce qu'elle n'imaginait point qu'on pût rien dire de nouveau sur cet homme stable, immuable, permanent, qui n'était jamais malade et qui ne faisait, ni ne disait jamais rien de singulier.

- Ton père? Qu'est-ce que tu veux qui lui arrive? Nous sommes de première classe. Et nous n'avons pas envie de changer.

Elle songea tout de même qu'il faudrait bientôt penser à s'assurer une retraite convenable, soit une trésorerie générale, soit plutôt le Conseil d'État. Et ses beaux yeux se voilaient de rêverie. Sa fille lui demanda à quoi elle pensait.

- Je pense qu'un jour, nous pourrions revenir à Paris. J'aime Paris, moi. Mais nous y serions si peu de chose !

- Pourtant papa a des capacités. Sœur Sainte-Marie-des-Anges l'a dit en classe. Elle a dit: "Mademoiselle de Clavelin, votre père a déployé de grandes capacités administratives."

Madame Worms-Clavelin secoua la tête.

- C'est qu'il faut beaucoup d'argent pour avoir un état de maison à Paris.

- Tu aimes Paris, toi, maman. Moi j'aime la campagne.

- Tu ne la connais pas, ma chérie.

- Mais, maman, on n'aime pas que ce qu'on connaît.

- Il y a tout de même quelque chose de vrai dans ce que tu dis là.

- Tu ne sais pas, maman?... J'ai eu le diplôme d'honneur pour ma composition d'histoire. Madame de Saint-Joseph a dit que j'étais la seule qui avais traité le sujet à fond.

Madame Worms-Clavelin demanda mollement:

- Quel sujet?

- La Pragmatique Sanction.

Madame Worms-Clavelin demanda, cette fois avec l'accent d'une

surprise véritable:

- Qu'est-ce que c'est que ça?

- C'est une faute de Charles VII. C'est même sa faute la plus grave.

Madame Worms-Clavelin trouvait cette réponse obscure. Elle s'en contentait néanmoins, ne prenant aucun intérêt à l'histoire du Moyen Âge. Mais Jeanne, pleine de son sujet, poursuivit gravement:

- Oui, maman. C'est la faute capitale de ce règne, une violation flagrante des droits du Saint-Siège, une spoliation criminelle du patrimoine de Saint-Pierre. Cette faute fut heureusement réparée par François Ier... À propos, tu ne sais pas, maman? la gouvernante d'Alice, nous avons découvert que c'était une ancienne cocotte...

Avec une pressante énergie madame Worms-Clavelin invita sa fille à ne plus faire, avec ses compagnes, des recherches de cette nature:

- Tu es parfaitement ridicule, Jeanne; tu dis des mots sans te rendre compte...

Jeanne garda un silence mystérieux; puis soudain:

- Maman, j'ai à te dire que mes pantalons sont dans un état que c'est une horreur. Tu sais, le linge, ça n'a jamais été ta préoccupation dominante. Je ne t'en fais pas un reproche; on est pour le linge, ou pour les robes, ou pour les bijoux. Toi, maman, tu es pour les bijoux. Moi, je suis pour le linge... Et puis nous avons fait une neuvaine. J'ai bien prié pour toi et pour papa, va ! Et puis j'ai gagné quatre mille neuf cent trente-sept jours d'indulgences.

XV

- J'ai plutôt des sentiments religieux, dit M. de Terremondre; mais je trouve malheureuses les paroles prononcées à Notre-Dame par le Père Ollivier. C'est d'ailleurs l'avis général.

- Vous le blâmez sans doute, répondit M. Lantaigne, d'avoir expliqué cette catastrophe comme une leçon donnée par Dieu à l'orgueil et à l'incrédulité. Vous lui reprochez d'avoir montré la nation préférée soudainement punie de ses abandons et de ses révoltes. Fallait-il donc qu'il renonçât à donner un sens à ces scènes terribles?

- Il y avait, reprit M. de Terremondre, des convenances à observer. La présence du chef de l'État lui imposait notamment une certaine réserve.

- Il est vrai, dit M. Lantaigne, que ce religieux osa dire à la face du président et des ministres de la République, devant les puissants et les riches, auteurs ou complices de nos hontes, que la France avait manqué

à sa vocation séculaire en se détournant des chrétiens d'Orient, massacrés par milliers, et en favorisant lâchement le Croissant contre la Croix. Il osa dire que la nation longtemps fidèle avait chassé le vrai Dieu de ses écoles et de ses assemblées. Voilà ce dont vous lui faites un crime, vous, monsieur de Terremondre, un des chefs du parti catholique dans notre département.

M. de Terremondre protesta de son dévouement aux intérêts religieux. Mais il gardait son sentiment. D'abord, il n'était pas pour les Grecs. Il était pour les Turcs, ou, du moins, il était pour la tranquillité. Et il connaissait beaucoup de catholiques à qui les chrétiens d'Orient étaient tout à fait indifférents. Fallait-il les blesser dans leurs convictions légitimes? On n'est pas tenu d'être philhellène. Le pape ne l'est pas.

- Monsieur l'abbé, ajouta-t-il, je vous écoute avec une extrême déférence. Mais je persiste à croire qu'il fallait tenir un langage plus conciliant dans un jour de deuil et d'espérance qui semblait sceller la réconciliation des classes...

- Et tandis que la Bourse remontait, attestant la sagesse de la France et de l'Europe dans les affaires d'Orient, ajouta M. Bergeret avec un mauvais rire.

- Effectivement, reprit M. de Terremondre. Nous devons ménager un gouvernement qui combat les socialistes et sous lequel les idées religieuses et conservatrices ont fait un progrès indéniable. Notre préfet, monsieur Worms-Clavelin, bien qu'israélite et franc-maçon, montre pour les intérêts du clergé une vive sollicitude. Madame Worms-Clavelin a fait baptiser sa fille et l'a mise dans un couvent de Paris où elle reçoit une excellente éducation. Je le sais, car mademoiselle Jeanne Clavelin est dans la même classe que mes nièces d'Ansey. Madame Worms-Clavelin patronne quelques-unes de nos œuvres; et, malgré son origine et sa situation, elle déguise à peine aujourd'hui ses sympathies aristocratiques et religieuses.

- Je vous crois sans peine, dit M. Bergeret, et vous pouvez affirmer généralement que le catholicisme, à cette heure, en France, n'a nulle part de soutien plus fort que dans la richesse juive.

- Vous ne vous trompez guère, reprit M. de Terremondre. Les israélites donnent beaucoup aux œuvres catholiques... Mais ce qu'il y a de choquant dans le discours du Père Ollivier, c'est qu'il prête pour ainsi dire à Dieu l'idée et l'inspiration de la catastrophe. Il semblerait, à l'entendre, que le bon Dieu a mis le feu lui-même au Bazar. Ma tante d'Ansey, qui assistait à la cérémonie, en est revenue indignée. Vous n'admettez pas de tels écarts, monsieur l'abbé, j'en suis sûr.

M. Lantaigne n'engageait pas imprudemment, d'ordinaire, une discussion théologique avec des gens du siècle, peu propres à la soutenir. Bien qu'il aimât ardemment la controverse, ses mœurs sacerdotales l'en détournaient dans les occasions frivoles, comme était celle-ci. Il garda le silence et ce fut M. Bergeret qui répondit à M. de Terremondre:

- Vous eussiez préféré, monsieur, que ce moine excusât le Dieu bon d'un malheur arrivé, par hasard, sur un point mal surveillé de sa création, et prêtât au Seigneur, après la catastrophe, l'attitude attristée, modeste et décente de monsieur le préfet de police.

- Vous vous moquez de moi, dit M. de Terremondre. Mais fallait-il parler de victimes expiatoires et d'ange exterminateur? Ce sont des idées d'un autre âge.

- Ce sont des idées chrétiennes, dit M. Bergeret. Monsieur Lantaigne ne le niera pas.

Comme le prêtre gardait le silence, M. Bergeret reprit:

- Il y a dans un livre dont monsieur Lantaigne approuve la doctrine, dans l'illustre Essai sur l'indifférence, une théorie de l'expiation que je vous conseille de lire. J'en ai retenu une phrase que je puis vous rapporter assez exactement: "Une loi fatale, dit Lamennais, une loi inexorable nous presse; nous ne pouvons échapper à son empire: cette loi, c'est l'expiation, axe inflexible du monde moral, sur lequel roulent toutes les destinées de l'humanité."

- Parfaitement, dit M. de Terremondre. Mais se peut-il que Dieu ait voulu frapper des femmes honnêtes et charitables, comme ma cousine Courtrai, comme mes nièces Laneux et Felissay, qui ont été horriblement brûlées dans cet incendie? Dieu n'est ni cruel ni injuste.

M. Lantaigne assura son bréviaire sous le bras gauche et fit mine de s'en aller. Puis, se ravisant, il se tourna vers M. de Terremondre et, la main droite levée, dit gravement:

- Dieu ne fut ni cruel ni injuste envers ces femmes dont il fit, en sa miséricorde, des hosties et les images de la Victime sans tache. Mais puisque les chrétiens eux-mêmes ont perdu jusqu'au sentiment du sacrifice et jusqu'à l'usage de la douleur, puisqu'ils sont tombés dans l'ignorance des plus saints mystères de la religion, ne devant point désespérer de leur salut, il faut donc attendre des avertissements plus terribles, des avis plus pressants et de plus grands signes. Adieu, monsieur de Terremondre. Je vous laisse avec monsieur Bergeret qui, n'ayant point de religion, ne tombe pas du moins dans les misères et les

hontes de la religion facile, et qui, avec les faibles secours de l'intelligence que le cœur n'aide point, se fera un jeu de vous confondre.

Il dit et s'éloigna d'une ferme et roide allure:

- Qu'est-ce qu'il a? demanda M. de Terremondre en le suivant des yeux. Je crois qu'il m'en veut. C'est un homme digne de respect. Mais il a le caractère difficile. Son esprit s'aigrit dans des querelles perpétuelles. Il est brouillé avec son archevêque, avec les professeurs du séminaire, avec la moitié du clergé diocésain. Il est fort douteux qu'il devienne évêque. Et je commence à croire qu'il vaut mieux, pour l'Église et pour lui, le laisser à la place où il est. Ce serait un évêque dangereux par son intolérance. Quelle étrange idée d'approuver le discours du Père Ollivier !

- J'approuve aussi ce discours, dit M. Bergeret.

- Vous, c'est différent, dit M. de Terremondre. Vous vous amusez. Vous n'êtes pas religieux.

- Je ne suis pas religieux, dit M. Bergeret; mais je suis théologien.

- Moi, dit M. de Terremondre, je suis religieux, et je ne suis pas théologien. Et je suis indigné d'entendre dire en chaire que Dieu a fait périr dans les flammes de malheureuses femmes pour punir les crimes de notre pays, qui ne marche pas à la tête de l'Europe. Le père Ollivier croit-il qu'il nous soit si facile, dans les circonstances actuelles, de marcher à la tête de l'Europe?

- Il aurait tort de le croire, dit M. Bergeret. Mais vous, vous qui êtes, comme on vient de vous le dire, un des chefs du parti catholique dans le département, vous devez savoir que votre Dieu montrait jadis, aux âges bibliques, un goût assez vif pour les sacrifices humains et que l'odeur du sang lui était agréable. Il se réjouissait des massacres et jubilait dans les exterminations. Tel était son caractère, monsieur de Terremondre. Il était sanguinaire comme M. de Gromance qui, tout le long de l'an, tire, selon la saison, les chevreuils, les perdrix, les lapins, les cailles, les canards sauvages, les faisans, les coqs de bruyère et les coucous. Il immolait les innocents et les coupables, les guerriers et les vierges, plume et poil. Il paraît bien qu'il goûta avec plaisir à la fille de Jephté.

- Détrompez-vous, dit M. de Terremondre. Elle lui fut consacrée. Mais ce ne fut pas un sacrifice sanglant.

- On vous le persuade, dit M. Bergeret, par égard pour votre sensibilité. Mais réellement elle fut égorgée. Jéhovah se montrait surtout friand de chair fraîche. Le petit Joas, nourri dans le temple, n'ignorait pas la manière dont ce dieu aimait les enfants. Quand la bonne Josabet lui

essaya le bandeau des rois, il en conçut une extrême inquiétude et fit cette question intéressée:

Est-ce qu'en holocauste aujourd'hui présenté,
Je dois, comme autrefois la fille de Jephté,
Du Seigneur par ma mort apaiser la colère?

" En ce temps-là, Jéhovah ressemblait à son rival Chamos: c'était un être féroce, injuste et cruel. Il disait: "Par les morts couchés sur votre route, vous saurez que je suis le Seigneur". Ne vous y trompez pas, monsieur de Terremondre, en passant des juifs aux chrétiens, il est demeuré rude, et le goût du sang lui est resté. Je ne vous dis point qu'en ce siècle, au déclin de l'âge, il ne se soit pas quelque peu adouci et qu'il n'ait pas glissé lui-même sur cette pente de facilité et d'indifférence que nous descendons tous. Du moins a-t-il cessé de se répandre en menaces et en invectives. Pour l'heure, il n'annonce ses vengeances que par la bouche de mademoiselle Deniseau, que personne n'écoute. Mais ses principes sont les mêmes qu'autrefois. Son système moral n'est pas essentiellement changé.

- Vous êtes un grand ennemi de notre religion, dit M. de Terremondre.

- Nullement, dit M. Bergeret. J'y découvre, il est vrai, ce que j'appellerai des difficultés intellectuelles et morales. J'y découvre même des cruautés. Mais ces cruautés sont anciennes, polies par les âges, roulées comme des galets, tout émoussées. Elles sont devenues presque innocentes. J'aurais plus de peur d'une religion nouvelle, façonnée trop exactement. Cette religion, fût-elle fondée sur la morale la plus indulgente et la plus belle, fonctionnerait d'abord avec une rigueur incommode et une exactitude pénible. J'aime mieux une intolérance rouillée qu'une charité aiguisée de frais. À tout prendre, c'est l'abbé Lantaigne qui a tort, c'est moi qui ai tort, et c'est vous qui avez raison, monsieur de Terremondre. Sur cette antique religion judéo-chrétienne, tant de siècles de passions humaines, de haines et d'amours terrestres, tant de civilisations barbares ou raffinées, austères ou voluptueuses, impitoyables ou tolérantes, humbles ou superbes, agricoles, pastorales, guerrières, marchandes, industrielles, oligarchiques, aristocratiques, démocratiques, ont passé, que tout est maintenant aplani. Les religions n'ont guère d'effet sur les mœurs et elles sont ce que les mœurs les font...

XVI

Madame Bergeret avait en horreur le silence et la solitude. Depuis que

M. Bergeret ne lui adressait plus la parole et vivait séparé d'elle, son appartement l'effrayait comme un sépulcre; elle n'y rentrait qu'en pâlissant. Ses filles y eussent mis du moins le mouvement et le bruit nécessaires à sa santé; mais, à l'automne, lors d'une épidémie typhique, elle les avait envoyées chez mademoiselle Zoé Bergeret, leur tante, à Arcachon, où elles avaient passé l'hiver et d'où leur père ne songeait point à les rappeler, dans les conjonctures présentes. Madame Bergeret était une femme d'intérieur. Elle avait l'âme domestique. L'adultère n'avait été pour elle qu'une expansion de sa vie conjugale, un rayonnement de son foyer. Elle s'y était livrée par matronal orgueil autant que sur les sollicitations de sa chair épanouie et féconde. Elle avait toujours entendu que son petit commerce physique avec le jeune M. Roux demeurât une pratique secrète et bourgeoise, un adultère modéré, supposant, impliquant, confirmant cet état de mariage que le monde honore, que l'Église sanctifie, qui assure à la femme sa sécurité privée et sa dignité sociale. Madame Bergeret était une épouse chrétienne. Elle savait que le mariage est un sacrement dont les effets augustes et durables ne peuvent être détruits par une faute comme celle qu'elle avait commise, grave, il est vrai, mais pardonnable et rémissible. Sans se juger elle-même avec une grande clarté morale, elle sentait que sa faute était simple, sans malice profonde, sans la passion qui seule donne aux fautes la grandeur du crime et perd la coupable. Elle sentait qu'elle n'était point une grande criminelle, mais plutôt qu'elle n'avait pas eu de chance. Les conséquences inattendues de cette insignifiante affaire, elle les voyait se dérouler avec une morne lenteur, qui l'épouvantait. Elle souffrait cruellement d'être seule et déchue dans sa maison, d'avoir perdu sa souveraineté domestique, d'être dépouillée, pour ainsi dire, de son âme ménagère et cuisinière. La souffrance ne lui était pas bonne et ne la purifiait pas. La souffrance inspirait à son pauvre génie tantôt la révolte et tantôt l'abaissement. Chaque jour, vers trois heures de l'après-midi, elle sortait, roide, pompeusement parée, l'œil clair, les joues irritées, terrible, et gagnait à grandes enjambées les maisons amies. Elle allait en visite chez madame Torquet, la femme du doyen; chez madame Leterrier, la femme du recteur; chez madame Ossian Colot, la femme du directeur de la prison; chez madame Surcoux, la femme du greffier; chez toutes les dames de la moyenne bourgeoisie. Car elle n'était admise ni dans la noblesse ni chez les gros capitalistes. Et dans chaque salon elle se répandait en plaintes sur M. Bergeret et chargeait son mari de tous les torts bizarres que lui suggérait son imagination faible mais concentrée. Elle l'accusait notamment de la séparer de ses filles, de la laisser sans argent, et, déserteur du foyer, de

courir les cafés et peut-être les tripots. Partout elle gagnait des sympathies, inspirait le plus tendre intérêt. La pitié qu'elle faisait naître grandissait, s'étendait, montait. Madame Dellion, la femme du maître de forges, qui ne pouvait consentir à la recevoir, puisqu'elles n'étaient pas de la même société, lui faisait savoir du moins qu'elle la plaignait de tout son cœur et qu'elle réprouvait la conduite odieuse de M. Bergeret. Ainsi madame Bergeret soutenait et contentait chaque jour, par la ville, son âme jalouse de considération sociale et de bonne renommée. Mais quand, le soir, elle remontait l'escalier de sa maison, son cœur se serrait. Elle soulevait péniblement ses jambes amollies. Elle oubliait son orgueil, ses vengeances, les injures, les calomnies frivoles qu'elle avait semées par la ville. Il lui venait un sincère désir de rentrer en grâce auprès de M. Bergeret, afin de n'être plus seule. Cette idée, à laquelle ne se mêlait nulle perfidie, coulait naturellement de cette âme facile. Vains désirs ! Inutile pensée ! M. Bergeret continuait d'ignorer madame Bergeret.

Ce soir-là, madame Bergeret dit dans la cuisine:

- Euphémie, allez demander à monsieur comment il veut qu'on fasse les œufs.

C'était une pensée nouvelle en son esprit de soumettre le menu au maître de la maison. Naguère, au jour de son innocence altière, elle lui imposait les plats qu'il n'aimait pas et qui rebutaient l'estomac délicat de l'homme d'étude. La jeune Euphémie avait un esprit de peu d'étendue, mais juste et rigoureux. Elle objecta fermement à madame Bergeret, comme elle l'avait déjà fait maintes fois, en de semblables occasions, qu'il était bien inutile que madame fît rien demander à monsieur qui ne répondrait rien, puisqu'il était "buté". Mais madame, renversant la tête et abaissant les paupières en signe d'obstination, renouvela l'ordre qu'elle venait de donner.

- Euphémie, faites ce que je vous dis. Allez demander à monsieur comment il veut qu'on lui fasse ses œufs. Et n'oubliez pas de l'avertir qu'ils sont pondus du jour, qu'ils viennent de chez Trécul.

Cependant M. Bergeret, dans son cabinet, travaillait à ce Virgilius nauticus qu'un éditeur lui avait demandé pour en enrichir une édition savante de l'Énéide, préparée depuis plus de trente ans par trois générations de philologues et dont les premières feuilles étaient déjà tirées. Et le maître de conférences composait, fiche par fiche, ce lexique spécial. Il en concevait pour lui-même une sorte d'admiration, et il s'en félicitait en ces termes:

- Ainsi, moi, ce terrien qui n'a jamais navigué que sur le bateau à vapeur qui, l'été, chaque dimanche, remontant la rivière, porte les

citadins aux coteaux de Tuillières où l'on boit du vin mousseux; moi, ce bon Français qui n'a jamais vu la mer qu'à Villers, moi Lucien Bergeret, je suis l'interprète de Virgile nautique, j'explique les termes de marine employés par un poète exact, savant, précis malgré sa rhétorique, et mathématicien, mécanicien, géomètre, un Italien très avisé, que des matelots, couchés au soleil sur les plages de Naples et de Misène, avaient instruit dans les choses de la mer, qui avait peut-être bien sa birème et qui enfin, de Naples à Athènes, fendit la mer bleue sous les astres clairs des deux frères d'Hélène. J'y parviens, grâce à l'excellence de mes méthodes philologiques. Et monsieur Goubin, mon élève, y réussirait aussi bien que moi.

M. Bergeret se plaisait à l'accomplissement de cet ouvrage dont son esprit était occupé sans trouble et sans agitation. Il éprouvait une véritable satisfaction à tracer sur la feuille de carton mince des caractères menus et réguliers, images et témoignages de la rectitude intellectuelle que veut la philologie. À cette joie de l'esprit, ses sens consentaient et participaient, tant il est vrai que les voluptés qui s'offrent aux hommes sont plus diverses qu'on ne se le figure communément. Et M. Bergeret goûtait les tranquilles délices d'écrire ceci:

Servius croit que Virgile a mis Attoli malos pour Attoli vela, et la raison qu'il donne de cette interprétation, c'est que, cum navigarent, non est dubium quod olli erexerant arbores. Ascencius s'est rangé à l'opinion de Servius, oubliant ou ignorant qu'à la mer, dans de certaines occasions, on démâtait les navires. Quand l'état de la mer était tel que la mâture...

M. Bergeret en était à cet endroit de son travail quand la jeune Euphémie, ouvrant la porte du cabinet avec ce fracas qui accompagnait ses moindres gestes, vint porter au maître les paroles obligeantes de madame:

- Madame vous demande comment vous voulez manger vos œufs.

M. Bergeret, pour réponse, pria doucement la jeune Euphémie de se retirer, et continua d'écrire:

... pouvait être exposée à quelque rupture, on abaissait les mâts en les enlevant du puits où leur pied était inséré...

La jeune Euphémie resta plantée contre la porte et M. Bergeret termina sa fiche.

Et on les couchait en arrière sur une traverse ou un chevalet.

- Monsieur, madame m'a dit aussi de vous dire que les œufs viennent de chez Trécul.

- Una omnes fecere pedem.

Puis il posa sa plume et se sentit rempli d'une tristesse soudaine. Il venait de découvrir tout à coup l'inanité de son ouvrage. Il avait le malheur d'être assez intelligent pour connaître sa médiocrité qui, par moments, se montrait à lui, sur sa table, entre l'encrier et le classeur, comme une petite personne maigre et sans grâce. Il se reconnaissait et ne s'aimait pas. Il aurait voulu contempler sa propre pensée sous l'aspect d'une nymphe aux belles hanches. Elle lui apparaissait en sa forme véritable, qui était grêle et sans vénusté. Il en souffrait, car il avait de la délicatesse et le goût des idées.

"Monsieur Bergeret, se disait-il, vous êtes un professeur de quelque distinction, un provincial intelligent, un universitaire fleuri, un médiocre humaniste, attardé aux curiosités infécondes de la philologie, étranger à la vraie science du langage, qui n'est pénétrée que par des esprits larges, droits et puissants. Monsieur Bergeret, vous n'êtes pas un savant, vous n'êtes capable ni de reconnaître ni de classer les faits du langage. Michel Bréal ne prononcera jamais votre nom méprisé. Vous périrez sans gloire et les louanges des hommes ne caresseront jamais vos oreilles."

- Monsieur... monsieur, fit la jeune Euphémie d'une voix pressante, répondez-moi. Je n'ai pas le temps d'attendre. J'ai mon ouvrage à faire. Madame vous demande comment que vous voulez manger vos œufs. Je les ai pris chez Trécul. Ils sont pondus du jour.

M. Bergeret, sans tourner la tête, répondit avec une douceur impitoyable à la servante:

- Je vous prie de vous retirer et de ne plus entrer désormais dans mon cabinet, à moins d'y être appelée.

Et le maître de conférences à la Faculté des lettres retomba dans sa rêverie:

"Heureux Torquet, notre doyen ! Heureux Leterrier, notre recteur ! Nulle défiance d'eux-mêmes, nul doute indiscret ne trouble leur génie harmonieux. Ils sont semblables au vieillard Mesange, qui fut aimé des déesses immortelles, car il vécut durant trois âges d'hommes et parvint au Collège de France et à l'Institut sans avoir rien appris depuis les saintes années de son enfance innocente, et sachant toujours le grec comme à quinze ans. Il mourut au déclin de ce siècle, agitant encore dans sa petite tête les idées mythologiques mises en vers, autour de son berceau, par les poètes du premier Empire. Mais moi, d'esprit débile comme cet helléniste qui portait le nom et la cervelle d'un oiseau, aussi peu capable que le doyen Torquet et que le recteur Leterrier de méthode et d'invention, moi, triste et vain joueur de mots, d'où vient que je sens

cruellement mon insuffisance et l'inanité risible de mes entreprises? Ne serait-ce point un signe de noblesse intellectuelle et une marque de ma supériorité dans le domaine des idées générales? Ce Virgilius nauticus, sur lequel je me juge et me condamne, est-ce vraiment mon œuvre et le produit de mon esprit? Non ! c'est une tâche imposée à ma pauvreté par un libraire cupide, associé à des professeurs artificieux, qui, sous prétexte de délivrer la science française de la tutelle allemande, restaurent la manière frivole d'autrefois et m'imposent des amusements philologiques à la mode de 1820. Que la faute en soit sur eux et non sur moi ! L'appât du gain et non le zèle de la science m'a fait entreprendre ce Virgilius nauticus auquel je travaille depuis trois ans et qui me sera payé cinq cents francs, savoir: deux cent cinquante francs à la livraison du manuscrit, et deux cent cinquante francs le jour de la mise en vente du tome contenant cet ouvrage. J'ai voulu étancher ma soif abominable de l'or. J'ai failli, non par l'intelligence, mais par le caractère. C'est bien différent !"

Ainsi M. Bergeret menait le chœur de ses pensées flottantes. La jeune Euphémie, qui n'avait pas quitté la place, appela le maître pour la troisième fois:

- Monsieur... monsieur...

Mais, à ce coup, sa voix, étranglée par les sanglots, s'arrêta dans sa gorge.

M. Bergeret, tournant enfin sur elle les yeux, vit des larmes couler sur deux joues rondes, rouges et luisantes.

La jeune Euphémie essaya de parler: il ne sortit de sa gorge que des sons rauques comme l'appel que les pâtres de son village tirent de leur cornet à bouquin, le soir. Réunissant sur son visage ses deux bras nus jusqu'au coude, dont la chair blanche et pleine était sillonnée de longues égratignures roses, elle passa sur ses yeux le revers de ses mains brunes. Les sanglots secouaient sa poitrine étroite et son ventre trop gros, à cause du carreau qu'elle avait eu dans sa septième année et dont elle restait déformée. Puis elle rabattit ses deux bras contre son corps, cacha ses mains sous son tablier, étouffa ses soupirs, et, dès que la parole put traverser sa gorge, cria bien âprement:

- Je ne peux plus vivre dans cette maison. Je ne peux plus. Aussi, ce n'est pas une vie. J'aime mieux m'en aller que de voir ce que je vois.

Il y avait autant de colère que de douleur dans sa voix, et elle regardait M. Bergeret avec des yeux irrités.

Et vraiment la conduite de son maître l'indignait. Ce n'est pas qu'elle

eût nourri dans son cœur une longue tendresse pour madame Bergeret qui, naguère encore, dans les jours superbes et prospères, l'accablait d'injures et d'humiliations et la privait de viande. Ce n'est pas qu'elle ignorât la faute de sa maîtresse et qu'elle crût, comme madame Dellion et les dames de la bourgeoisie, que madame Bergeret était innocente. Avec la concierge, la porteuse de pain et la bonne de M. Raynaud, elle connaissait par le menu les amours secrètes de madame Bergeret et de M. Roux. Elle les avait découvertes avant M. Bergeret. Ce n'est pas non plus qu'elle les approuvât. Elle les blâmait sévèrement, au contraire. Qu'une fille, maîtresse de sa personne, eût un amant, elle n'y trouvait pas grand-chose à redire, sachant la manière dont cela se fait. Il s'en était fallu de peu qu'elle en vînt là, certaine nuit, après la fête, au bord d'un fossé où elle était serrée de près par un gars qui voulait rire. Elle savait qu'un accident est vite arrivé. Mais une pareille conduite la révoltait chez une femme mariée, d'âge respectable et mère de famille. Elle avait confié un matin à la boulangère que madame la dégoûtait. Pour elle, elle n'était pas portée là-dessus, et s'il n'y avait qu'elle au monde pour faire des enfants, le monde, disait-elle, pouvait bien finir. Puisque la bourgeoise était dans d'autres idées, elle n'avait qu'à prendre son mari. Euphémie jugeait que sa maîtresse avait fait un gros vilain péché, mais elle ne concevait pas qu'une faute, même grave, ne fût jamais remise et demeurât sans pardon. Dans son enfance, avant de se louer à des bourgeois, elle avait travaillé avec ses parents à la vigne et aux champs. Elle voyait le soleil brûler la grappe en fleur, la grêle hacher en quelques minutes tout le blé du champ, et elle voyait l'année suivante le père, la mère, les frères aînés façonner la vigne, ensemencer le sillon. Et, à cette vie, patiente et naturelle, elle avait appris qu'en ce monde brûlant et glacé, bon et mauvais, il n'y a rien d'irréparable et que, comme on pardonne à la terre, il faut pardonner à l'homme et à la femme.

Ainsi faisaient les gens de chez elle, qui valaient bien, peut-être, les gens du chef-lieu. Quand la femme à Robertet, la grande Léocadie, paya une paire de bretelles à son valet pour l'amener à faire ce qu'elle voulait qu'il lui fît, elle ne fut si fine que Robertet ne s'avisa du manège. Il surprit les galants au bon moment et corrigea sa femme à coups de chambrière si rudement qu'elle perdit à jamais l'envie de recommencer. Et depuis lors Léocadie est une des meilleures femmes de la contrée: son mari n'a pas ça à lui reprocher. C'est aussi qu'il faut marcher droit avec M. Robertet qui a de la conduite et sait mener les bêtes et les gens.

Beaucoup battue par son père vénérable, simple et brutale elle-même, Euphémie comprenait la violence et elle aurait approuvé que M. Bergeret

cassât sur le dos de madame Bergeret coupable les deux balais de la maison, dont l'un avait perdu la moitié de ses crins et l'autre, plus ancien, n'en avait pas plus que le creux de la main. Il servait à laver avec un torchon le carreau de la cuisine. Mais que le maître gardât une longue et muette rancune, c'est ce que la jeune paysanne jugeait odieux, contre nature et vraiment diabolique. Et ce qui faisait sentir plus vivement à Euphémie les torts de M. Bergeret, c'est que sa conduite rendait le service difficile et compliqué. Il fallait servir d'une part M. Bergeret qui ne voulait plus prendre ses repas avec madame Bergeret et, d'une autre part, madame Bergeret dont l'existence, obstinément niée par M. Bergeret, ne se soutenait pas toutefois sans nourriture. "C'est comme à l'auberge", soupirait la jeune Euphémie. Madame Bergeret, à qui M. Bergeret ne donnait plus d'argent, disait: "Vous réglerez avec monsieur". Euphémie portait en tremblant, le soir, son livre à monsieur qui, ne pouvant suffire aux dépenses accrues, la renvoyait d'un geste impérieux. Et elle demeurait accablée par des difficultés supérieures à son génie. À vivre dans cet air mauvais, elle perdait sa gaieté: on ne l'entendait plus mêler, dans sa cuisine, ses rires et ses cris au choc des casseroles, au crépitement des fritures répandues sur le fourneau, aux roulements lourds du couteau hachant sur la table épaisse les viandes avec un bout de ses doigts. Elle n'avait plus ni joies, ni douleurs bruyantes. Elle disait: "Je deviens idiote dans cette maison". Madame Bergeret lui faisait pitié. Cette dame était bonne pour elle maintenant. Elles passaient les soirées assises côte à côte sous la lampe et se faisant des confidences. C'est l'âme pleine de ces sentiments que la jeune Euphémie dit à M. Bergeret:

- Je m'en vas; vous êtes trop méchant aussi. Je veux m'en aller.

Et, de nouveau, elle répandit d'abondantes larmes.

Ce reproche ne fâcha pas M. Bergeret. Il feignit de ne point l'entendre, ayant trop d'esprit pour ne pas excuser les libertés d'une fille ignorante. Et il sourit au-dedans de lui-même, car il gardait dans le fond obscur de son âme, sous l'appareil des sages pensées et des belles maximes, l'instinct primitif, qui subsiste chez les hommes modernes de l'esprit le plus civil et le plus doux, et qui les porte à se réjouir quand ils voient qu'on les prend pour des êtres féroces, comme si la capacité de nuire et de détruire était la première force des vivants, leur vertu essentielle et leur bonté supérieure; ce qui, à la réflexion, se trouve véritable, puisque, la vie ne se soutenant et ne s'accroissant que dans le meurtre, les meilleurs sont ceux qui font le plus de carnages, et puisque ceux qui, par instigation de race et de nourriture, donnent les plus grands coups, sont nommés généreux, et plaisent aux femmes, naturellement intéressées à

choisir les plus forts et incapables de séparer dans leur esprit la force fécondante de la force destructive, qui sont, en effet, indissolublement unies dans la nature. Aussi, par l'effet de son intelligence méditative, quand la jeune Euphémie, de sa voix rustique comme une fable d'Ésope, lui dit qu'il était méchant, M. Bergeret crut entendre un murmure flatteur qui, prolongeant le simple discours de la servante, disait: "Apprends, Lucien Bergeret, que tu es méchant, au sens vulgaire du mot, c'est-à-dire capable de nuire et de détruire, en pleine possession de la vie, en état de défense, en voie de conquêtes. Sache que tu es, à ta manière, un géant, un monstre, un ogre, un homme terrible."

Mais, comme il était enclin à douter et à ne point accepter sans examen les opinions des hommes, il s'examina lui-même pour savoir s'il était vraiment ce que disait Euphémie. Sur les premières vues qu'il jeta au-dedans de lui-même, il constata que généralement il n'était pas méchant, qu'il était pitoyable, au contraire, sensible aux maux d'autrui, en sympathie avec les malheureux, qu'il aimait ses semblables, qu'il eût voulu satisfaire à tous leurs besoins, combler leurs désirs permis ou coupables, car il n'enfermait pas la charité du genre humain dans les limites d'un système moral et il avait souci de toutes les misères. Il tenait pour innocent tout ce qui ne fait de mal à personne. Aussi avait-il dans l'âme plus de douceur que n'en permettent les lois, les mœurs et les croyances diverses des peuples. Donc, s'étant regardé, il vit qu'il n'était pas méchant et il en eut quelque confusion. Il lui en coûtait de se reconnaître ces méprisables qualités de l'intelligence dont la vie n'est point fortifiée.

Avec une excellente méthode, il chercha ensuite s'il n'était pas sorti de son caractère bienveillant et de son génie pacifique en quelque circonstance et précisément à l'endroit de madame Bergeret. Et il reconnut bientôt qu'en cette occasion particulière il avait agi contrairement à ses maximes générales et à ses sentiments habituels, que sa conduite présentait sur ce point des singularités remarquables dont il nota les plus étranges.

"Principales singularités: je feins de la croire criminelle et j'agis comme si j'avais effectivement cette croyance vulgaire. Tandis que, dans sa conscience, elle se croit coupable pour avoir forniqué avec monsieur Roux, mon élève, je tiens sa fornication pour innocente, comme n'ayant fait de mal à personne. Madame Bergeret est plus morale que moi. Mais se croyant coupable, elle se pardonne. Et moi qui ne la crois pas coupable, je ne lui pardonne pas. Ma pensée à son égard est immorale et douce. Ma conduite à son égard est morale et cruelle. Ce que je condamne sans pitié, ce n'est pas son action, qui n'est que ridicule et

incongrue, à mon sens; c'est elle-même, coupable, non d'avoir fait ce qu'elle a fait, mais d'être ce qu'elle est. La jeune Euphémie a raison: Je suis méchant !"

Il s'approuva et, roulant de nouvelles pensées, se dit encore:

"Je suis méchant parce que j'agis. Je n'avais pas besoin de cette expérience pour savoir qu'il n'y a pas d'action innocente, et qu'agir, c'est nuire ou détruire. Dès que j'ai commencé d'agir, je suis devenu malfaisant."

Ce n'est pas sans raison qu'il se parlait de la sorte à lui-même, car il accomplissait une action systématique, continue et suivie, qui était de rendre à madame Bergeret la vie insupportable, en retranchant à cette dame tous les biens indispensables à son humanité grossière, à son génie domestique, à son âme sociable, et finalement d'extirper de la maison l'épouse importune et désobligeante qui lui avait donné l'inestimable avantage d'être trahi.

Il usait de cet avantage. Il accomplissait son œuvre avec une énergie merveilleuse dans un caractère faible. Car M. Bergeret était pour l'ordinaire incertain et sans volonté. Mais en cette occasion un invincible Éros, un désir le poussait. Ce sont les désirs, plus forts que les volontés, qui, après avoir créé le monde, le soutiennent. M. Bergeret était conduit dans son entreprise par l'ineffable désir, par l'Éros de ne plus voir madame Bergeret. Et ce pur, ce clair désir, que ne troublait aucune haine, avait la violence heureuse de l'amour.

Cependant la jeune Euphémie attendait que le maître répondît et lui adressât, du moins, des paroles irritées. Semblable sur ce point à madame Bergeret, sa maîtresse, le silence lui était plus cruel que l'invective et l'injure.

Enfin M. Bergeret parla. Il dit d'une voix tranquille:

- Je vous congédie. Vous sortirez de cette maison dans huit jours.

La jeune Euphémie ne répondit que par un cri bestial et touchant. Elle resta durant une minute sans mouvement. Puis elle regagna, stupide, désolée et douloureuse, sa cuisine, revit les casseroles bossuées, comme des armures aux batailles, entre ses mains vaillantes; la chaise dont le siège était dépaillé sans inconvénient, car la pauvre fille ne s'y asseyait guère; la fontaine dont l'eau, maintes fois, s'échappant la nuit, par le robinet laissé grand ouvert, inondait la maison; l'évier, au tuyau perpétuellement engorgé; la table entaillée par le hachoir; le fourneau de fonte, tout mâché par la flamme; le trou noir du charbon; les tablettes garnies de dentelle de papier; la boîte de cirage, la bouteille d'eau de

cuivre. Et, parmi ces monuments de sa dure vie, elle pleura.

L'en demain, comme on disait jadis, l'en demain, qui était jour de marché, M. Bergeret se rendit de bon matin chez Deniseau, qui tenait sur la place Saint-Exupère un bureau de placement pour ouvriers agricoles. Il trouva dans la salle basse une vingtaine de filles rustiques, tant jeunes que vieilles, les unes courtes, rougeaudes et joufflues; les autres longues, sèches, jaunes, diverses de taille et de visage, mais semblables toutes par l'anxieuse fixité du regard, car toutes voyaient dans chaque visiteur qui ouvrait la porte leur propre destin. M. Bergeret considéra un moment cet assortiment de filles à louer. Puis il passa dans le bureau décoré de calendriers, où Deniseau lui-même se tenait devant une table couverte de registres crasseux et de vieux fers à cheval qui servaient de presse-papier.

Il demanda une servante au buraliste, et sans doute il la voulait pourvue de qualités rares, car, après dix minutes d'entretien, il sortit découragé. Mais, en traversant de nouveau la salle commune, il avisa, dans un coin sombre, une créature qu'il n'avait pas vue la première fois. C'était une longue forme étroite, sans âge ni sexe, surmontée d'une tête osseuse et chauve, avec un front posé comme une sphère énorme sur un nez court tout en narines. La bouche ouverte laissait voir nues des dents de cheval et sous la lèvre pendante il n'y avait point de menton. Elle demeurait dans son coin, immobile et sans regards, sachant peut-être qu'elle ne trouverait pas à se louer de sitôt et qu'on prendrait les autres de préférence à elle, satisfaite pourtant d'elle-même et tranquille. Elle était vêtue comme les femmes du bas pays où règnent les fièvres. Et il y avait des brins de paille sur sa capeline tricotée.

M. Bergeret la contempla longtemps avec une sombre admiration. Enfin, la désignant à Deniseau:

- Celle-ci, dit-il, me convient.

- Marie? demanda le buraliste, surpris.

- Elle-même, répondit M. Bergeret.

XVII

M. Mazure, archiviste, qui avait enfin reçu les palmes académiques, regardait le gouvernement avec une indulgente douceur. Comme il lui était nécessaire de s'irriter, il tournait désormais sa colère contre les cléricaux, et dénonçait la conspiration des évêques. Ayant rencontré, un matin, M. Bergeret sur la place Saint-Exupère, il l'avertit du péril clérical.

- N'ayant pu, dit-il, renverser la République, les curés veulent s'en emparer.

- C'est l'ambition de tous les partis, répondit M. Bergeret, et l'effet naturel de nos institutions démocratiques, car la démocratie consiste précisément dans la lutte des partis, puisque le peuple est lui-même divisé de sentiments et d'intérêts.

- Mais, reprit M. Mazure, ce qui n'est pas tolérable, c'est que les cléricaux prennent le masque de la liberté pour tromper les électeurs.

À quoi M. Bergeret répliqua:

- Tous les partis qui se trouvent exclus du gouvernement réclament la liberté parce qu'elle fortifie l'opposition et affaiblit le pouvoir. Pour cette même raison, le parti qui gouverne retranche autant qu'il peut sur la liberté. Et il fait, au nom du peuple souverain, les lois les plus tyranniques. Car il n'y a point de charte qui garantisse la liberté contre les entreprises de la souveraineté nationale. Le despotisme démocratique n'a point de bornes en théorie. Dans le fait et à ne considérer que le temps présent, je reconnais qu'il est médiocre. On nous a donné "les lois scélérates". Mais on ne les applique pas.

- Monsieur Bergeret, dit l'archiviste, voulez-vous écouter un bon conseil? Vous êtes républicain; ne tirez pas sur vos amis. Si nous n'y prenons garde, nous retomberons sous le gouvernement des curés. La réaction fait des progrès effrayants. Les blancs sont toujours les blancs; les bleus sont toujours les bleus, comme disait Napoléon. Vous êtes un bleu, monsieur Bergeret. Le parti clérical ne vous pardonne pas d'avoir appelé Jeanne d'Arc une mascotte.(Moi-même j'ai grand-peine à vous en excuser, car Jeanne d'Arc et Danton sont mes deux idoles.) Vous êtes libre-penseur. Défendez avec nous la société civile ! Unissons-nous ! La concentration nous donnera seule la force de vaincre. Il y a un intérêt supérieur à combattre le cléricalisme.

- Je vois surtout à cela un intérêt de parti, répondit M. Bergeret. Et, s'il me fallait mettre d'un parti, c'est dans le vôtre forcément que je me rangerais, puisque c'est le seul que je pourrais servir sans trop d'hypocrisie. Mais, par bonheur, je n'en suis pas réduit à cette extrémité, et ne suis nullement tenté de me rogner l'esprit pour entrer dans un compartiment politique. À vrai dire, je demeure indifférent à vos disputes, parce que j'en sens l'inanité. Ce qui vous distingue des cléricaux est assez peu de chose au fond. Ils vous succéderaient au pouvoir que la condition des personnes n'en serait pas changée. Et c'est la condition des personnes qui seule importe dans l'État. Les opinions ne sont que des jeux de mots. Vous n'êtes séparés des cléricaux que par

des opinions. Vous n'avez pas une morale à opposer à leur morale, pour cette raison qu'il ne coexiste point en France d'un côté une morale religieuse et de l'autre côté une morale civile. Ceux qui voient les choses de la sorte sont trompés par les apparences. Je vais vous le faire entendre en peu de mots.

" Il y a, dans chaque temps, des habitudes de vie qui déterminent une manière de penser commune à tous les hommes. Nos idées morales ne sont pas le produit de la réflexion, mais la suite de l'usage. Comme à l'adoption de ces idées sont attachées des notes d'honneur et à leur répudiation des notes d'infamie, personne n'ose les remuer ouvertement. Elles sont admises sans examen par la communauté tout entière, indépendamment des croyances religieuses et des opinions philosophiques, et elles ne sont pas plus fortement soutenues par ceux qui s'astreignent à les mettre en pratique que par ceux qui n'y conforment pas leurs actes. L'origine de ces idées est seule en discussion. Tandis que les esprits qui se disent libres croient retrouver dans la nature les règles de leur conduite, les âmes pieuses tirent de la religion les règles de la leur, et ces règles se trouvent être les mêmes, à peu de chose près, non parce qu'elles sont universelles, à la fois divines et naturelles, comme on se plaît à le dire, mais, au contraire, parce qu'elles sont propres au temps et au lieu, tirées des mêmes habitudes, déduites des mêmes préjugés. Chaque époque a sa morale dominante, qui ne résulte ni de la religion ni de la philosophie, mais de l'habitude, seule force capable de réunir les hommes dans un même sentiment, car tout ce qui est sujet au raisonnement les divise; et l'humanité ne subsiste qu'à la condition de ne point réfléchir sur ce qui est essentiel à son existence. La morale domine les croyances, qui sont sujettes à dispute, tandis qu'elle n'est jamais examinée.

" Et précisément parce que la morale est la somme des préjugés de la communauté, il ne saurait exister deux morales rivales en un même temps et dans un même lieu. Je pourrais illustrer cette vérité d'un grand nombre d'exemples. Mais il n'en est pas de plus significatif que celui de l'empereur Julien dont j'ai naguère quelque peu pratiqué les ouvrages. Julien, qui, d'un cœur si ferme et d'une si grande âme, combattit pour ses dieux, Julien, l'adorateur du soleil, professait toutes les idées morales des chrétiens. Comme eux, il méprisait les plaisirs de la chair, vantait l'efficacité du jeûne qui met l'homme en communication avec la divinité. Comme eux, il soutenait la doctrine de l'expiation, croyait en la souffrance qui purifie, se faisait initier à des mystères qui répondaient, aussi bien que ceux des chrétiens, à un vif désir de pureté, de renoncement et d'amour divin. Enfin son néo-paganisme ressemblait

moralement comme un frère au jeune christianisme. Quoi de surprenant à cela? Les deux cultes étaient deux enfants jumeaux de Rome et de l'Orient. Ils répondaient tous deux aux mêmes habitudes humaines, aux mêmes instincts profonds du monde asiatique et latin. Leurs âmes étaient pareilles. Mais par le nom et le langage ils se distinguaient l'un de l'autre. Cette différence suffit à les rendre mortellement ennemis. Les hommes le plus souvent se querellent pour des mots. C'est pour des mots qu'ils tuent et se font tuer le plus volontiers. Les historiens se demandent avec anxiété ce qu'il serait advenu de la civilisation si, remportant une victoire méritée par sa constance et sa modération, l'empereur philosophe avait vaincu le Galiléen. Ce n'est pas un jeu facile que de refaire l'histoire. Toutefois il apparaît assez clairement que, dans ce cas, le polythéisme, qui déjà au temps de Julien était ramené à une sorte de monothéisme, aurait subi par la suite les habitudes nouvelles des âmes et pris assez exactement cette même figure morale qu'on voit au christianisme. Regardez les grands révolutionnaires et dites s'il en est un seul qui se montra quelque peu original en morale. Robespierre eut toujours sur la vertu les idées des prêtres d'Arras qui l'avaient instruit.

" Vous êtes libre-penseur, monsieur Mazure, et vous pensez que l'homme doit rechercher sur cette planète la plus grande somme de bonheur. Monsieur de Terremondre, qui est catholique, professe que nous sommes ici-bas, dans un lieu d'expiation, pour acquérir, par la souffrance, la vie éternelle; et, malgré la contradiction de vos principes, vous avez l'un et l'autre à peu près la même morale, parce que la morale est indépendante des principes.

- Vous vous moquez du monde, dit M. Mazure, et vous me donnez envie de jurer comme un marchand de fourneaux. Les idées religieuses, quand le diable y serait, entrent pour une quantité qui n'est pas négligeable dans la formation des idées morales. Je puis donc dire qu'il y a une morale chrétienne et que je la réprouve.

- Mais, cher monsieur, répondit doucement le maître de conférences, il y a autant de morales chrétiennes que le christianisme a traversé d'âges et pénétré de contrées. Les religions, comme des caméléons, se colorent des teintes du sol qu'elles parcourent. La morale, unique pour chaque génération, dont elle fait seule l'unité, change sans cesse avec les usages et les coutumes dont elle est la représentation frappante et comme le reflet agrandi sur le mur. En sorte que la morale de ces catholiques actuels qui vous offusquent, ressemble beaucoup à la vôtre et diffère au contraire excessivement de celle d'un catholique du temps de la Ligue. Je ne parle pas des chrétiens des âges apostoliques, qui, vus

de près par monsieur de Terremondre, lui sembleraient des êtres bien extraordinaires. Soyez juste et judicieux, s'il est possible: En quoi votre morale de libre-penseur diffère-t-elle essentiellement, je vous prie, de la morale de ces bonnes gens d'aujourd'hui qui vont à la messe? Ils professent la doctrine de l'expiation, fondement de leur croyance, mais ils s'indignent aussi fort que vous quand cette doctrine leur est présentée d'une manière frappante par leurs propres prêtres. Ils croient que la souffrance est bonne et qu'elle plaît à Dieu. Les voyez-vous s'asseoir sur des clous? Vous avez proclamé la liberté des cultes. Ils épousent des juives et ne font pas brûler leur beau-père. Quelles idées avez-vous qu'ils n'aient pas sur l'union des sexes, sur la famille, sur le mariage, à cela près que vous permettez le divorce sans toutefois le recommander? Ils croient qu'on se damne à désirer une femme. Les leurs sont-elles moins décolletées que les vôtres dans les dîners et les soirées? Ont-elles des robes qui font moins voir comment elles sont faites? Et leur souvient-il de ce que Tertullien a dit de l'habit des veuves? Sont-elles voilées et cachent-elles leur chevelure? Ne vous arrangez-vous point de leurs façons? Demandez-vous qu'elles aillent nues parce que vous ne croyez pas qu'Ève se couvrit d'une branche de figuier sous la malédiction d'Iaveh? Quelles idées opposez-vous à leurs idées sur la patrie, qu'ils vous exhortent à servir et à défendre, tout comme si la leur n'était pas dans le ciel? sur l'obligation du service militaire à laquelle ils se soumettent, à la réserve d'un seul point de discipline ecclésiastique, qu'en fait ils abandonnent? sur la guerre qu'ils iront faire à vos côtés, dès que vous voudrez, bien que leur Dieu leur ait dit: "Tu ne tueras point". Êtes-vous libertaire et internationaliste, pour vous séparer d'eux en ces endroits importants de la vie? Qu'apportez-vous qui vous soit propre? Il n'y a pas jusqu'au duel qui, pour son élégance, ne soit dans leurs mœurs et dans les vôtres, bien qu'il ne soit ni dans leurs principes, puisque leurs prêtres et leurs rois l'ont interdit, ni dans vos principes, car il suppose l'incroyable intervention de Dieu dans nos querelles. N'avez-vous point la même morale relativement à l'organisation du travail, à la propriété privée, au capital, à toute l'économie de la société actuelle dont vous supportez les uns et les autres avec une égale patience les injustices, quand vous n'en souffrez point? Il faudrait que vous fussiez socialiste pour qu'il en allât autrement. Et quand vous le serez, sans doute ils le seront aussi. Les inégalités qui subsistent de l'Ancien Régime, vous les tolérez chaque fois qu'elles sont en votre faveur. Et vos adversaires de façade et d'apparence acceptent de leur côté les effets de la Révolution s'il s'agit de recueillir une fortune provenant de quelque vieil acquéreur de biens nationaux. Ils sont concordataires; vous l'êtes

aussi, et la religion même vous unit.

" Leur foi détermine si peu leurs sentiments qu'ils sont aussi attachés que vous à cette vie qu'ils devraient mépriser et à leurs biens qui font obstacle à leur salut. Ayant à peu près vos mœurs, ils ont à peu près votre morale. Vous les chicanez sur des points qui n'intéressent que les politiciens et qui ne touchent point la société, justement indifférente entre eux et vous. Fidèles aux mêmes traditions, soumis aux mêmes préjugés, plongés dans les mêmes ténèbres, vous vous entre-dévorez comme des crabes dans un panier. Quand on voit vos combats de rats et de grenouilles, on n'a pas le zèle des laïcisations.

XVIII

Marie entra dans la maison comme la mort. Madame Bergeret connut à sa vue que les temps étaient révolus.

La jeune Euphémie, qui avait pour ses maîtres et pour la maison de ses maîtres une amitié profonde, ignorée d'elle-même et sûre, ne dépendant point de la raison, un attachement de chien, demeura longtemps assise sur sa chaise dépaillée, immobile et muette, la joue écarlate. Elle ne pleurait pas, mais des boutons de fièvre lui venaient aux lèvres. Elle fit à madame ses adieux avec la gravité d'une âme rustique et religieuse. Durant les cinq années de son service, elle avait subi les violences injurieuses et la dure avarice de madame, qui la nourrissait chichement; elle avait eu, de son côté, des éclats d'insolence et de révolte, et elle avait médit de madame parmi les servantes. Mais elle était chrétienne et, dans le fond de son cœur, elle honorait ses maîtres comme ses père et mère. Elle dit tout enrhumée de douleur:

- Adieu, madame. Je prierai bien le bon Dieu pour vous, qu'il vous donne le bonheur. J'aurais bien voulu dire adieu à vos demoiselles.

Madame Bergeret sentait qu'avec cette pauvre fille elle était elle-même chassée de la maison. Mais elle crut qu'il était de sa dignité de ne laisser paraître aucune émotion.

- Allez, ma fille, dit-elle, allez régler votre compte avec monsieur.

M. Bergeret lui ayant remis son gage, elle compta longuement la somme, et recommença trois fois ses calculs en remuant les lèvres comme dans ses prières. Elle vérifia les pièces avec l'inquiétude de ne pas se reconnaître parmi tant d'effigies diverses; elle mit ce petit bien, le seul qu'elle eût au monde, dans la poche de sa jupe, sous son mouchoir. Et elle enfonça sa main dans la poche.

Ces soins étant pris, elle dit:

- Monsieur, vous avez toujours été bon pour moi. Je vous souhaite bien du bonheur. Mais, pas moins vrai, vous m'avez chassée.

- Vous me croyez méchant, répondit M. Bergeret. Pourtant, si je me sépare de vous, ma bonne Euphémie, c'est à regret et parce qu'il le fallait. Si je puis vous aider en quelque chose, je le ferai bien volontiers.

Euphémie se passa le revers de la main sur les yeux, renifla et dit avec douceur, en répandant de grosses larmes:

- Personne n'est méchant ici.

Elle se retira et ferma la porte sur elle en faisant le moins de bruit possible. Et M. Bergeret la vit en imagination chez l'agent Deniseau, au fond de la salle, en coiffe blanche, son parapluie de coton bleu entre les genoux, le regard anxieux, tourné vers la porte, dans la morne troupe des filles à louer.

Cependant Marie, fille d'étable, qui n'avait jamais soigné que des bêtes, étonnée et stupide chez ces bourgeois, éprouvant la terreur qu'elle inspirait, restait tapie dans sa cuisine et contemplait les casseroles. Elle ne savait faire que la soupe au lard et n'entendait que le patois. Elle n'avait pas même de bons certificats. Il apparaissait qu'elle se livrait aux bergers et buvait de l'eau-de-vie et même de l'esprit-de-vin.

Le premier visiteur à qui elle ouvrit la porte fut le commandeur Aspertini qui, de passage dans la ville, venait donner le bonjour à son ami M. Bergeret. Elle fit sans doute une forte impression sur l'esprit du savant italien, car celui-ci, tout de suite après les compliments, parla d'elle avec cet intérêt qu'inspire la laideur, quand elle est grande et terrible.

- Votre servante, monsieur Bergeret, dit-il, me rappelle cette figure expressive que Giotto a peinte sur une voûte de l'église d'Assise, lorsque, s'inspirant d'un tercet de Dante, il a représenté Celle à qui personne n'ouvre la porte en souriant.

" À ce propos, ajouta l'Italien, avez-vous vu le portrait en mosaïque de Virgile que vos compatriotes viennent de découvrir à Sousse, en Algérie? C'est un Romain au front large et bas, à la tête carrée, à la forte mâchoire, qui ne ressemble pas au bel adolescent qu'on nous montrait naguère. Le buste qui passa longtemps pour un portrait du poète est en réalité une réplique romaine d'un original grec du quatrième siècle, représentant un jeune dieu, adoré dans les mystères d'Éleusis. Je crois avoir le premier défini le vrai caractère de cette figure, dans mon

mémoire sur l'Enfant Triptolème. Mais avez-vous connaissance du Virgile en mosaïque, monsieur Bergeret?

- Autant qu'on peut en juger par la photographie que j'ai vue, répondit M. Bergeret, cette mosaïque africaine semble la copie d'un portrait qui ne manquait pas d'accent. Ce portrait paraît bien représenter Virgile, et il n'est pas impossible que ce soit un portrait ressemblant. Vos humanistes de la Renaissance, monsieur Aspertini, se représentaient l'auteur de l'Énéide sous les traits d'un sage. Les vieilles éditions vénitiennes de Dante, que j'ai feuilletées dans notre bibliothèque, sont pleines de gravures sur bois où l'on voit Virgile portant la barbe philosophique. Depuis, on l'a vu beau comme un jeune dieu. Maintenant, voici qu'il a la mâchoire carrée et qu'il porte les cheveux en frange sur le front, à la mode romaine. L'idée produite par son œuvre sur les esprits des hommes n'a pas moins varié. Toutes les époques littéraires s'en firent des représentations qui ne se ressemblent point entre elles. Et, sans rappeler les contes du Moyen Âge sur Virgile sorcier, il est certain que le Mantouan est admiré pour des raisons qui changent avec les temps. Macrobe reconnaissait en ce poète la sibylle de l'Empire. Dante et Pétrarque prisaient sa philosophie. Chateaubriand et Victor Hugo découvraient en lui un précurseur du christianisme. Pour mon compte, n'étant qu'un joueur de mots, je ne trouve dans ses œuvres que des amusements philologiques. Vous, monsieur Aspertini, vous lui reconnaissez une vaste connaissance des antiquités romaines, et c'est peut-être le mérite le plus solide de l'Énéide. Nous accrochons nos idées à la lettre des vieux textes. Chaque génération imagine à nouveau les chefs-d'œuvre antiques et leur communique de la sorte une immortalité mouvante. Mon collègue Paul Stapfer a dit à ce sujet de bonnes choses.

- Des choses très considérables, répliqua le commandeur Aspertini. Mais il n'a pas, sur l'écoulement des opinions humaines, un sentiment si désespéré que le vôtre.

Ainsi ces deux hommes excellents agitaient entre eux ces images de gloire et de beauté qui ornent la vie.

- Qu'est devenu, je vous prie, demanda le commandeur Aspertini, ce soldat latiniste que j'ai rencontré chez vous, cet aimable monsieur Roux qui semblait estimer à son prix la gloire militaire? Car il dédaignait d'être caporal.

M. Bergeret répondit en termes concis que M. Roux avait réintégré son corps.

- Lors de mon dernier passage en cette ville, reprit le commandeur Aspertini, le deux janvier, si je ne me trompe, je surpris ce jeune savant

dans la cour de la bibliothèque, sous le tilleul, conversant avec la jeune concierge, qui avait l'oreille rouge. Vous n'ignorez pas que c'est signe qu'elle l'écoutait dans un trouble favorable. Il n'y avait rien de joli comme cette fine conque vermeille attachée au-dessus d'un cou blanc. Je feignis de ne les pas voir, par discrétion et pour ne pas faire le personnage de ce philosophe pythagoricien qui, dans Métaponte, troublait les amoureux. Cette jeune fille est fort agréable, avec ses cheveux rouges, pareils à des flammes, et sa peau délicate, marquée de légères taches de rousseur, si blanche, et qui semble éclairée du dedans. L'avez-vous remarquée, monsieur Bergeret?

M. Bergeret, qui l'avait beaucoup remarquée et qui la trouvait fort à son gré, répondit par un signe de tête. Il était trop honnête homme, respectait trop son état et gardait trop de discrétion pour avoir jamais pris aucune liberté avec la jeune portière de la bibliothèque. Mais la délicate couleur, la forme mince et souple, la vénusté gracile de cette fille avaient plus d'une fois, dans les longues séances, flotté sous ses yeux devant les feuillets jaunes de Servius ou de Domat. Elle se nommait Mathilde et passait pour aimer les jolis garçons. M. Bergeret était d'ordinaire plein d'indulgence pour les amoureux. Mais l'idée que M. Roux plaisait à Mathilde lui fut désagréable.

- C'était le soir, après la séance, poursuivit le commandeur Aspertini. J'avais copié trois lettres inédites de Muratori, qui ne figurent point au catalogue. En traversant la cour où sont rangés les débris des monuments antiques de votre ville, je vis, sous le tilleul, près du puits, non loin de la stèle des Bateliers gallo-romains, la jeune concierge aux cheveux d'or qui, les yeux baissés, écoutait, en balançant ses grosses clefs au bout de ses doigts, les propos de monsieur Roux, votre élève. Ce qu'il disait n'était pas bien différent sans doute de ce que disait à la chevrière le bouvier de l'Oaristys. Et l'effet de ce discours n'est guère douteux. Je crus comprendre qu'il lui donnait un rendez-vous. Grâce sans doute à l'habitude que j'ai acquise d'interpréter les monuments de l'art antique, j'ai pénétré tout de suite le sens de ce groupe.

Il sourit et dit encore:

- Monsieur Bergeret, je ne sens pas, dans leur finesse, toutes les nuances de votre belle langue française. Mais les mots de fille ou de jeune fille ne me contentent pas pour désigner une enfant telle que cette concierge de votre bibliothèque municipale. On ne peut employer celui de pucelle qui a vieilli et mal vieilli. Et, je le dis en passant, c'est dommage. Il serait disgracieux de l'appeler une jeune personne; je ne vois que le nom de nymphe qui lui convienne. Mais, je vous prie,

monsieur Bergeret, ne répétez pas ce que je vous ai dit sur la nymphe de la bibliothèque, de peur de lui nuire. Il ne faut point que ces secrets soient connus du maire ni des bibliothécaires. Je serais désolé si je causais, même involontairement, la moindre peine à votre nymphe.

"Il est vrai qu'elle est jolie, ma nymphe, pensa M. Bergeret."

Il était d'humeur chagrine, et ne savait plus bien en cette minute s'il ne reprochait pas plus âprement à M. Roux d'avoir plu à la concierge de la bibliothèque que d'avoir séduit madame Bergeret.

- Votre nation, dit le commandeur Aspertini, est parvenue à la plus haute culture intellectuelle et morale. Mais il lui reste, de la longue barbarie où elle a été plongée, une sorte d'indécision et de gaucherie à considérer les choses de l'amour. En Italie, l'amour est tout pour les amants et ce n'est rien pour le monde. La société ne se croit pas intéressée dans cette affaire qui n'est une affaire que pour ceux qui la font. Un sentiment juste de la passion et de la volupté nous préserve d'être hypocrites et cruels.

Le commandeur Aspertini entretint longtemps encore son ami français de divers sujets de morale, d'art et de politique, puis il se leva pour prendre congé. Il revit Marie dans l'antichambre et dit à M. Bergeret:

- Ne prenez point en mauvaise part, je vous prie, ce que je vous ai dit de votre cuisinière. Pétrarque avait aussi une servante d'une laideur rare et singulière.

XIX

Depuis qu'il avait enlevé à madame Bergeret déchue le gouvernement de la maison, M. Bergeret commandait seul et mal. Il est vrai que la servante Marie n'exécutait pas ses ordres, puisqu'elle ne les comprenait pas. Mais comme il est nécessaire d'agir, et que c'est la condition essentielle de la vie, Marie agissait, et son génie naturel lui inspirait sans cesse des déterminations fâcheuses et des actes nuisibles. Parfois ce génie s'éteignait, dans l'ivresse. Un jour, ayant bu tout l'esprit-de-vin de la lampe, elle demeura quarante heures étendue inerte sur le carreau de la cuisine. Ses réveils étaient terribles. Chacun de ses mouvements causait des catastrophes. Ce que nulle autre n'eût pu faire, elle fendit, en y posant un bougeoir, le marbre de la cheminée. Elle cuisinait les viandes à la poêle, dans un bruit déchirant, avec des odeurs empoisonnées; et rien de ce qu'elle servait n'était mangeable.

Madame Bergeret, seule dans la chambre conjugale, criait de rage et pleurait de douleur sur les ruines de sa maison. Son malheur prenait des

formes inattendues et bizarres qui étonnaient son âme régulière. Et ce malheur allait grandissant. Elle ne recevait plus la moindre somme d'argent de M. Bergeret, qui naguère encore lui remettait chaque mois ses appointements intacts, sans songer seulement à en retrancher le prix de ses cigarettes; et comme elle avait fait de grandes dépenses de toilette au temps voluptueux où elle plaisait à M. Roux et des dépenses plus grandes encore dans la période tourmentée pendant laquelle elle soutenait sa considération par des visites assidues à toute la société, elle commençait à recevoir de la modiste et de la couturière des réclamations pressantes; et la maison de confections Achard, qui ne la traitait pas comme une cliente habituelle, lui lançait du papier timbré, dont la vue, le soir, consternait la fille des Pouilly. Considérant que ces revers inouïs étaient la suite inattendue, mais certaine, de sa faute, elle concevait la gravité de l'adultère, et se rappelait, à sa confusion, tout ce que dans sa jeunesse on lui avait enseigné sur ce crime incomparable ou plutôt unique, car la honte y est attachée, qu'on ne s'attire ni par l'envie, ni par l'avarice et la cruauté.

Debout sur la carpette, avant de se mettre au lit, elle entrouvrait sa chemise de nuit et, le menton enfoncé dans le cou, elle regardait un moment les formes épanouies de sa poitrine et de son ventre dont les raccourcis figuraient à ses yeux, sous la batiste, un amas de coussins et d'oreillers d'un blanc chaud, doré par la lueur de la lampe. Et, sans décider si ces formes étaient vraiment belles, car elle n'avait point l'entente du nu et ne comprenait que la beauté couturière, sans trouver sujet à se glorifier ou à s'humilier dans sa chair, sans rechercher sur elle-même le souvenir des voluptés passées, elle commençait à ressentir de l'inquiétude et du trouble à contempler ce corps dont les mouvements secrets avaient produit de si grandes conséquences domestiques et sociales.

Elle reconnaissait qu'un acte naturellement petit eût une grandeur idéale, car elle était un être moral et religieux et assez métaphysique pour admettre la valeur absolue des points aux jeux de cartes. Elle n'avait pas de remords, parce qu'elle n'avait pas d'imagination, qu'elle se faisait de Dieu une idée raisonnable et qu'elle se jugeait déjà assez punie. Mais ne voyant point d'objection d'ailleurs à mettre l'honneur d'une femme à l'endroit où on le place communément, ne méditant pas cette entreprise monstrueuse de renverser la morale universelle pour se faire à soi-même une scandaleuse innocence, elle ne vivait point satisfaite et tranquille, et elle ne goûtait pas, au milieu des tribulations, la paix intérieure.

Ces tribulations l'inquiétaient par le mystère de leur durée indéfinie.

Elles se dévidaient comme le peloton de fil rouge enfermé dans une boîte de buis sur le comptoir de madame Magloire, la pâtissière de la place Saint-Exupère. Madame Magloire tirait le fil, qui passait par un trou du couvercle, et ficelait d'innombrables petits paquets. Madame Bergeret ne savait point quand elle verrait le bout de ses misères; sa tristesse et ses regrets lui donnaient quelque beauté intérieure.

Le matin, elle regardait la photographie agrandie de son père qu'elle avait perdu l'année de son mariage, et, devant ce portrait, elle pleurait, songeant aux jours de son enfance, au petit bonnet blanc de sa première communion, à ses promenades du dimanche, quand elle allait boire du lait à la Tuilerie avec ses cousines les deux demoiselles Pouilly du Dictionnaire, à sa mère, non point morte, mais vieille au bout de la France, dans sa petite ville natale du Nord. Le père de madame Bergeret, Victor Pouilly, proviseur, auteur d'une édition estimée de la grammaire de Lhomond, avait eu, dans ce monde, une haute idée de sa dignité sociale et de sa valeur intellectuelle. Opprimé et protégé par son frère aîné, le grand Pouilly du Dictionnaire, soumis aux autorités universitaires, il reprenait avantage sur le reste du monde, et s'enorgueillissait de son nom, de sa grammaire et de la goutte, qu'il avait forte. Son attitude exprimait la dignité d'un Pouilly. Et son portrait semblait dire à sa fille: "Mon enfant, j'ignore, je veux ignorer tout ce qui dans ta conduite peut n'être pas suffisamment régulier. Sache que tous tes maux viennent d'avoir épousé un homme inférieur à toi. Je me flattai vainement de l'élever jusqu'à nous. Ce Bergeret est un homme sans éducation. Ta faute capitale, source de tes misères présentes, est ton mariage, ma fille". Et madame Bergeret entendait ce discours. La sagesse et la bonté paternelles, dont il était empreint, soutenaient un peu son courage défaillant. Pourtant elle cédait insensiblement aux destins. Elle cessait ses visites accusatrices dans le monde, dont elle avait lassé la curiosité par la monotonie de ses plaintes. On commençait à croire, même chez le recteur, que les récits qu'on faisait d'elle et de M. Roux, dans la ville, n'étaient pas que des fables. Elle ennuyait, elle était compromise; on le lui laissait voir. Elle n'avait gardé de sympathies que chez madame Dellion, pour qui elle était la représentation allégorique de la vertu malheureuse. Mais madame Dellion, étant d'une société supérieure, la plaignait, l'estimait, l'admirait et ne la recevait pas. Madame Bergeret demeurait abattue et seule, sans mari, sans enfants, sans foyer, sans argent.

Une fois encore, elle tenta de rentrer dans ses droits domestiques. Ce fut le lendemain d'un jour plus misérable et douloureux que les autres. Après avoir essuyé les réclamations injurieuses de mademoiselle Rose la

modiste et du boucher Lafolie, après avoir surpris Marie la servante volant trois francs soixante-quinze laissés par la blanchisseuse sur le buffet de la salle à manger, madame Bergeret se coucha pleine de tristesse et d'épouvante, et ne put s'endormir. Elle devenait romantique par excès d'infortune et se représentait dans l'ombre de la nuit cette Marie lui versant un poison préparé par M. Bergeret. L'aube dissipa ses terreurs confuses. Elle s'habilla avec quelque soin et se rendit, grave et douce, dans le cabinet de travail de M. Bergeret.

Elle y était si peu attendue qu'elle trouva la porte ouverte.

- Lucien ! Lucien ! dit-elle.

Elle invoqua les têtes innocentes de leurs deux filles. Elle pria, supplia, exprima des pensées justes sur l'état lamentable de la maison, promit d'être à l'avenir bonne, fidèle, économe, gracieuse. Mais M. Bergeret ne lui fit pas de réponse.

Elle s'agenouilla, sanglota, tordit ses bras, naguère impérieux. Il ne daigna rien voir ni rien entendre.

Elle lui montrait une Pouilly à ses pieds. Mais il prit son chapeau et sortit. Alors elle se redressa, courut à sa poursuite, le poing tendu, les lèvres retroussées, et lui cria de l'antichambre:

- Je ne vous ai jamais aimé, vous entendez? jamais, pas même quand je vous ai épousé ! Vous êtes laid, vous êtes ridicule, et le reste. Et l'on sait dans toute la ville que vous n'êtes qu'un foutriquet... oui, un foutriquet...

Ce terme, qu'elle n'avait jamais entendu que dans la bouche du Pouilly du Dictionnaire, mort depuis plus de vingt ans, lui était revenu subitement et merveilleusement à l'esprit. Elle ne lui attribuait aucun sens précis. Mais il lui semblait extrêmement injurieux. Et elle jetait dans l'escalier ce cri:

- Foutriquet, foutriquet !

Ce fut le dernier effort de l'épouse. Quinze jours après cette entrevue, madame Bergeret parut, tranquille cette fois et résolue, devant M. Bergeret.

- Je ne peux plus y tenir, lui dit-elle. C'est vous qui l'aurez voulu. Je vais chez ma mère; vous m'y enverrez Juliette. Je vous laisse Pauline...

Pauline était l'aînée; elle ressemblait à son père pour qui elle avait de la sympathie.

- J'espère, ajouta madame Bergeret, que vous ferez à l'enfant, que je garde avec moi, une pension convenable. Je ne demande rien pour moi.

En entendant ces paroles, en la voyant au point où il l'avait amenée par sa prudence et sa constance, M. Bergeret fit effort pour contenir sa joie, craignant, s'il la faisait paraître, que madame Bergeret ne renonçât à un arrangement qu'il trouvait si agréable.

Il ne répondit rien, mais il inclina la tête en signe de consentement.

L'ANNEAU D'AMÉTHYSTE

I

Madame Bergeret quitta la maison conjugale, ainsi qu'elle l'avait annoncé, et se retira chez madame veuve Pouilly, sa mère.

Au dernier moment, elle avait pensé ne point partir. Pour peu qu'on l'en eût pressée, elle aurait consenti à oublier le passé et à reprendre la vie commune, ne gardant à M. Bergeret qu'un peu de mépris d'avoir été un mari trompé.

Elle était prête à pardonner. Mais l'inflexible estime dont la société l'entourait ne le lui permit pas. Madame Dellion lui fit savoir qu'on jugerait défavorablement une telle faiblesse. Les salons du chef-lieu furent unanimes. Il n'y eut chez les boutiquiers qu'une opinion: madame Bergeret devait se retirer dans sa famille. Ainsi l'on tenait fermement pour la vertu et du même coup l'on se débarrassait d'une personne indiscrète, grossière, compromettante, dont la vulgarité apparaissait même au vulgaire, et qui pesait à tous. On lui fit entendre que c'était un beau départ.

- Ma petite, je vous admire, lui disait, du fond de sa bergère, la vieille madame Dutilleul, veuve impérissable de quatre maris, femme terrible, soupçonnée de tout, hors d'avoir aimé, partant honorée.

Madame Bergeret était satisfaite d'inspirer de la sympathie à madame Dellion et de l'admiration à madame Dutilleul. Pourtant elle hésitait à partir, étant de complexion domestique et coutumière et contente de vivre dans la paresse et le mensonge. En ces conjonctures, M. Bergeret redoubla d'étude et de soins pour assurer sa délivrance. Il soutint d'une main ferme la servante Marie qui entretenait la misère, la terreur et le désespoir dans la maison, accueillait, disait-on, des voleurs et des assassins dans sa cuisine et ne se manifestait que par des catastrophes.

Quatre-vingt-seize heures avant le jour fixé pour le départ de madame Bergeret, cette fille, ivre à son habitude, répandit le pétrole enflammé de la lampe dans la chambre de sa maîtresse et mit le feu aux rideaux de

cretonne bleue du lit. Cependant madame Bergeret passait la soirée chez son amie madame Lacarelle. En rentrant dans sa chambre, elle vit les traces du sinistre dans le silence terrible de la maison. En vain elle appela la servante ivre morte et le mari de pierre. Longtemps elle contempla les débris de l'incendie et les signes lugubres tracés par la fumée sur le plafond. Cet accident banal prenait pour elle un caractère mystique et l'épouvantait. Enfin, comme sa bougie allait mourir, qu'elle était très lasse et qu'il faisait froid, elle se coucha dans le lit, sous la carcasse charbonnée du ciel où palpitaient de noirs lambeaux pareils à des ailes de chauves-souris. Le matin, à son réveil, elle pleura ses rideaux bleus, souvenir et symbole de ses jeunes années. Et elle se jeta nu-pieds, en chemise, échevelée, toute noire du désastre, criant et gémissant, par l'appartement muet. M. Bergeret ne répondit point, parce qu'elle était devant lui comme si elle n'était pas.

Le soir, avec l'aide de la servante Marie, elle tira son lit au milieu de la chambre désolée. Mais elle connut que cette chambre n'était plus désormais le lieu de son repos et qu'il fallait quitter la demeure où, quinze ans, elle avait accompli les fonctions ordinaires de la vie.

Et l'ingénieux Bergeret, ayant pris à location, pour sa fille Pauline et pour lui, un petit logis sur la place Saint-Exupère, déménageait et emménageait studieusement.

Sans cesse allant et venant, se coulant le long des murs, il trottait avec une agilité de souris surprise dans des démolitions. Il se réjouissait dans le fond de son cœur, et il cachait sa joie, car il était sage.

Avertie que le temps était proche de rendre les clefs au propriétaire et qu'il fallait partir, madame Bergeret s'occupa semblablement d'expédier ses meubles à sa mère, qui habitait une maisonnette sur les remparts d'une petite ville du Nord. Elle faisait des tas de linge et de hardes, poussait des meubles, donnait des ordres à l'emballeur, en éternuant dans la poussière soulevée, et écrivait sur des cartes l'adresse de madame veuve Pouilly.

Madame Bergeret tira de ce labeur quelque avantage moral. Le travail est bon à l'homme. Il le distrait de sa propre vie, il le détourne de la vue effrayante de lui-même; il l'empêche de regarder cet autre qui est en lui et qui lui rend la solitude horrible. Il est un souverain remède à l'éthique et à l'esthétique. Le travail a ceci d'excellent encore qu'il amuse notre vanité, trompe notre impuissance et nous communique l'espoir d'un bon événement. Nous nous flattons d'entreprendre par lui sur les destins. Ne concevant pas les rapports nécessaires qui rattachent notre propre effort à la mécanique universelle, il nous semble que cet effort est dirigé en

notre faveur contre le reste de la machine. Le travail nous donne l'illusion de la volonté, de la force et de l'indépendance. Il nous divinise à nos propres yeux. Il fait de nous, au regard de nous-mêmes, des héros, des Génies, des Démons, des Démiurges, des Dieux, le Dieu. Et dans le fait on n'a jamais conçu Dieu qu'en tant qu'ouvrier. C'est pourquoi madame Bergeret retrouva dans les emballages sa gaieté naturelle et l'heureuse énergie de ses forces animales. Elle chantait des romances en faisant ses paquets. Le sang rapide de ses veines lui composait une âme contente. Elle augurait un avenir favorable. Elle se figurait sous de riantes couleurs son séjour dans la petite ville flamande, entre sa mère et sa plus jeune fille. Elle espérait d'y rajeunir, d'y plaire, d'y briller, d'y trouver des sympathies, des hommages. Et qui sait si la richesse ne l'attendait pas sur la terre natale des Pouilly, dans un second mariage, après un divorce prononcé en sa faveur? Ne pourrait-elle pas épouser un homme agréable et sérieux, propriétaire, agriculteur ou fonctionnaire, tout autre chose que M. Bergeret?

Les soins de l'emballage lui procuraient aussi des satisfactions particulières, les avantages de quelques gains manifestes. Non contente, en effet, de prendre pour elle et les meubles qu'elle avait apportés au ménage et sa large part dans les acquêts de la communauté, elle entassait dans ses malles des objets qu'elle devait équitablement laisser à l'autre partie. C'est ainsi qu'elle mit dans ses chemises une tasse d'argent que M. Bergeret tenait de sa grand-mère maternelle. C'est encore ainsi qu'elle joignit, à ses propres bijoux, qui n'étaient pas d'un grand prix, à la vérité, la chaîne et la montre de M. Bergeret père, agrégé de l'Université qui, ayant refusé, en 1852, de prêter serment à l'Empire, était mort en 1873, oublié et pauvre.

Madame Bergeret n'interrompait ses travaux d'emballage que pour faire ses visites d'adieu, mélancoliques et triomphantes. L'opinion lui était favorable. Les jugements des hommes sont divers et il n'est pas un seul endroit au monde sur lequel se fasse le consentement unanime des esprits. Tradidit mundum disputationibus eorum. Madame Bergeret elle-même était un endroit à disputes courtoises et à secrets dissentiments. Les dames de la société bourgeoise, pour la plupart, la tenaient pour irréprochable, puisqu'elles la recevaient. Plusieurs cependant soupçonnaient que son aventure avec M. Roux n'était pas tout à fait innocente; quelques-unes le disaient. Telle l'en blâmait, telle autre l'en excusait; telle autre enfin l'en approuvait, rejetant la faute sur M. Bergeret, qui était un méchant homme.

Cela encore était un sujet de doute. Et il y avait des gens pour soutenir que M. Bergeret leur paraissait tranquille et débonnaire, et haïssable

seulement pour son esprit trop subtil, qui offensait l'esprit commun.

M. de Terremondre affirmait que M. Bergeret était fort aimable. À quoi madame Dellion répondait que s'il était vraiment bon il aurait gardé sa femme même méchante.

- C'est là, disait-elle, que serait la bonté. Il n'y a pas de mérite à s'accommoder d'une femme charmante.

Et madame Dellion disait aussi:

- Monsieur Bergeret s'efforce de retenir sa femme à la maison. Mais elle le quitte et elle a raison. C'est le châtiment de monsieur Bergeret.

Ainsi madame Dellion tenait des propos qui ne s'accordaient pas bien ensemble, parce que les pensées humaines sont conduites non par la force de la raison, mais par la violence du sentiment.

Bien que le monde soit incertain dans ses jugements, madame Bergeret aurait laissé dans la ville une bonne renommée, si, la veille même de son départ, faisant visite à madame Lacarelle, elle n'avait pas rencontré M. Lacarelle seul dans le salon. M. Gustave Lacarelle, chef du cabinet du préfet, avait d'épaisses et longues moustaches blondes qui, déterminant sa physionomie, déterminèrent ensuite son caractère. Dès sa jeunesse, à l'École de droit, les étudiants lui trouvaient une ressemblance avec ces Gaulois qu'on voit sculptés ou peints par les derniers romantiques. Quelques observateurs plus subtils, attentifs à ce que ces longs poils étaient situés sous peu de nez et surmontés d'un regard placide, appelaient Lacarelle le "Phoque". Mais ce nom ne prévalut pas contre celui de "Gaulois". Lacarelle fut le Gaulois pour ses camarades, qui en conçurent l'idée qu'il devait beaucoup boire, se battre en toute rencontre et culbuter les filles, pour se conformer, en réalité comme en apparence, au personnage qu'on croit être celui du Français à travers les âges. Ils le forçaient, dans les repas de corps, à boire plus qu'il n'aurait voulu, et ils n'entraient pas avec lui dans une brasserie sans le pousser immédiatement sur une servante chargée de plateaux. Lorsqu'il retourna dans son pays natal pour s'y marier et quand, par une fortune unique en ce temps, il fut attaché à l'administration centrale du département dont il était originaire, Gustave Lacarelle fut encore nommé "Gaulois" par l'élite des magistrats, des avocats et des fonctionnaires, qui fréquentaient chez lui. Mais la foule ignorante ne lui décerna point ce surnom honorable avant l'année 1895, au cours de laquelle fut inaugurée, sur le terre-plein du pont National, la statue d'Éporédorix.

Vingt-deux ans auparavant, sous la présidence de M. Thiers, il avait été décidé qu'un monument serait élevé par souscription nationale, avec le concours de l'État, au chef gaulois Éporédorix qui, en l'an 52 avant

Jésus-Christ, souleva contre César les peuples riverains du fleuve et mit en péril la petite garnison romaine en coupant le pont de bois jeté par elle pour assurer ses communications avec l'armée. Les archéologues du chef-lieu croyaient que ce fait d'armes avait été accompli dans leur ville, et ils fondaient leur créance sur un passage des Commentaires dont s'autorisait chaque société savante de la région pour établir que le pont de bois rompu par Éporédorix était situé précisément dans la ville où elle siégeait. La géographie de César est pleine d'incertitudes; le patriotisme local est fier et jaloux. Le chef-lieu du département, trois sous-préfectures et quatre chefs-lieux de canton se disputaient la gloire d'avoir massacré des Romains par l'épée d'Éporédorix.

Les autorités compétentes tranchèrent la question en faveur du siège de l'administration départementale. C'était une ville ouverte qui, en 1870, après une heure de bombardement, avait dû, non sans tristesse ni colère, laisser entrer l'ennemi dans ses murs, déjà ruinés au temps du roi Louis XI et cachés sous le lierre. Elle avait subi les rigueurs de l'occupation militaire; elle avait été vexée, rançonnée. Le projet d'un monument élevé à la gloire du chef gaulois y fut accueilli avec enthousiasme. La ville, se sentant humiliée, fut reconnaissante à cet antique compatriote de lui donner un sujet d'orgueil. Renommé après quinze cents ans d'oubli, Éporédorix réunit tous les citoyens dans un sentiment de filial amour. Son nom n'inspira de défiance dans aucun des partis politiques qui divisaient alors la France. Opportunistes, radicaux, constitutionnels, royalistes, orléanistes, bonapartistes, contribuèrent de leurs deniers à l'entreprise et la souscription fut à demi couverte dans l'année. Les députés du département obtinrent le concours de l'État pour parfaire la somme nécessaire. La statue d'Éporédorix fut commandée à Mathieu Michel, le plus jeune élève de David d'Angers, celui que le maître appelait l'enfant de sa vieillesse. Entré alors dans sa cinquantième année, Mathieu Michel se mit aussitôt à l'œuvre et attaqua la glaise d'une main généreuse, mais un peu gourde, car le sculpteur républicain n'avait guère modelé pendant l'Empire. En moins de deux ans, il termina sa figure dont le modèle en plâtre fut exposé au salon de 1873, au milieu de tant d'autres chefs gaulois, réunis sous le vaste vitrage, parmi les palmiers et les bégonias. En raison des formalités exigées par les bureaux, le marbre ne fut exécuté qu'au bout de cinq autres années. Après quoi surgirent de telles difficultés administratives, de tels conflits furent soulevés entre la ville et l'État, qu'on crut que la statue d'Éporédorix ne serait jamais érigée sur le terre-plein du pont National.

Elle le fut pourtant en juin 1895. La statue, envoyée de Paris, fut reçue par le préfet qui en fit la remise solennelle au maire de la ville. Le sculpteur Mathieu Michel vint avec son œuvre. Il avait alors plus de soixante-dix ans. La ville entière vit sa tête de vieux lion à la longue crinière blanche. L'inauguration du monument eut lieu le 7 juin, M. Dupont étant ministre de l'Instruction publique; M. Worms-Clavelin, préfet du département; M. Trumelle, maire de la ville. L'enthousiasme ne fut point tel sans doute qu'il aurait été au lendemain de l'invasion, dans les jours indignés. Du moins, le contentement fut-il général. On applaudit les discours des orateurs et les uniformes des officiers. Et, quand la toile verte qui cachait Éporédorix tomba, la ville entière s'écria tout d'une voix: "Monsieur Lacarelle !... C'est monsieur Lacarelle !... C'est tout le portrait de monsieur Lacarelle !..."

En fait, il s'en fallait de quelque chose. Mathieu Michel, l'élève et l'émule de David d'Angers, celui que le vieux maître appelait son Benjamin, le sculpteur républicain et patriote, l'insurgé de 48, le volontaire de 70, n'avait pas précisément représenté M. Gustave Lacarelle en ce marbre héroïque. Non ! Ce chef au regard farouche et doux, qui pressait sa framée sur son cœur et semblait méditer, sous le casque aux larges ailes, la poésie de Chateaubriand et la philosophie historique de monsieur Henri Martin, ce militaire baigné de mélancolie romantique n'était pas, comme disait la voix du peuple, le vrai portrait de M. Lacarelle. Le secrétaire du cabinet du préfet avait de gros yeux à fleur de tête, le nez court et rond du bout, les joues molles, le menton gras; l'Éporédorix de Mathieu Michel jetait sur l'horizon le regard de ses prunelles enfoncées. Son nez était droit, le contour de son visage pur et classique. Mais il portait, comme M. Lacarelle, de terribles moustaches dont les longues branches courbes se découvraient de tous les points de l'horizon.

La foule, frappée de cette ressemblance, salua unanimement M. Lacarelle du nom glorieux d'Éporédorix. Et, dès lors, le chef du cabinet du préfet fut tenu de réaliser publiquement le type populaire du Gaulois et d'y conformer en toute circonstance ses actes et ses paroles. Lacarelle y réussit assez bien, parce qu'il y était préparé dès l'École de droit et qu'on lui demandait seulement d'être jovial, cocardier et grivois à l'occasion. On trouva qu'il avait bonne grâce à embrasser les femmes et il devint grand embrasseur. Femmes, filles et fillettes, belles et laides, jeunes et vieilles, il les embrassait toutes et toujours, par gauloiserie pure et sans penser à mal, car il avait de bonnes mœurs.

C'est pourquoi, trouvant d'aventure madame Bergeret seule dans son salon, où elle attendait madame Lacarelle, il l'embrassa tout de suite.

Madame Bergeret n'ignorait pas les habitudes de M. Lacarelle. Mais sa vanité, qui était forte, troubla son jugement, qui était faible. Elle pensa être embrassée par amour et elle en éprouva des mouvements confus qui soulevèrent sa poitrine avec un grand tumulte et la firent fléchir sur les jarrets, en sorte qu'elle glissa haletante dans les bras de M. Lacarelle. M. Lacarelle en conçut de la surprise et de l'embarras. Mais il se sentit flatté dans son amour-propre. Il assit du mieux qu'il put madame Bergeret sur le divan et, penché sur elle, il lui dit d'une voix où perçait la sympathie:

- Pauvre dame !... Si charmante et si malheureuse !... Vous nous quittez donc !... Vous partez demain?...

Et il lui mit sur le front un baiser innocent. Madame Bergeret, dont les nerfs étaient tout ébranlés, éclata soudain en larmes, en sanglots. Puis, lentement, gravement, douloureusement elle rendit à M. Lacarelle son baiser. À ce moment même, madame Lacarelle entra dans le salon.

Le lendemain, toute la ville jugeait sévèrement madame Bergeret, qui y était trop restée d'un jour.

II

Le duc de Brécé recevait, ce jour-là, à Brécé, le général Cartier de Chalmot, l'abbé Guitrel et M. Lerond, substitut démissionnaire. Ils avaient visité les écuries, le chenil, la faisanderie et parlé cependant de l'Affaire.

Au déclin tranquille du jour, ils commençaient à traîner le pas sur la grande allée du parc. Devant eux, le château dressait, dans un ciel gris pommelé, sa façade lourde, chargée de frontons et surmontée de toits à l'impériale.

- Je le répète, dit M. de Brécé, l'agitation soulevée autour de cette affaire n'est et ne peut être qu'une manœuvre exécrable des ennemis de la France.

- Et de la religion, ajouta doucement M. l'abbé Guitrel, et de la religion. On ne saurait être un bon Français sans être un bon chrétien. Et nous voyons que le scandale est soulevé principalement par des libres penseurs et des francs-maçons, par des protestants.

- Et des juifs, reprit M. de Brécé, des juifs et des Allemands. Et quelle audace inouïe de mettre en question l'arrêt d'un Conseil de guerre ! Car enfin il n'est pas admissible que sept officiers français se soient trompés.

- Non, assurément, ce n'est pas admissible, dit M. l'abbé Guitrel.

- En thèse générale, dit M. Lerond, une erreur judiciaire est la chose la plus invraisemblable. Je dirai même que c'est une chose impossible, tant la loi offre de garanties aux accusés. Je le dis pour la justice civile. Je le dis aussi pour la justice militaire. Devant les Conseils de guerre, l'accusé, s'il ne rencontre pas toutes les garanties dans les formes un peu sommaires de la procédure, les retrouve dans le caractère des juges. À mon sens, c'est déjà un outrage à l'armée que le doute émis sur la légalité d'un arrêt rendu en Conseil de guerre.

- Vous avez parfaitement raison, dit M. de Brécé. D'ailleurs, peut-on admettre que sept officiers français se soient trompés? Peut-on l'admettre, général?

- Difficilement, répondit le général Cartier de Chalmot. Je l'admettrais, pour ma part, très difficilement.

- Le syndicat de trahison ! s'écria M. de Brécé. C'est inouï !

La conversation alentie, tomba. Le duc et le général virent des faisans dans une clairière et, pris du désir instinctif et profond de tuer, regrettèrent au-dedans d'eux-mêmes de n'avoir pas de fusil.

- Vous possédez les plus belles chasses de toute la région, dit le général au duc de Brécé.

Le duc de Brécé songeait.

- C'est égal, dit-il, les juifs ne porteront pas bonheur à la France.

Le duc de Brécé, fils aîné du feu duc qui avait brillé parmi les chevau-légers à l'Assemblée de Versailles, était entré dans la vie publique après la mort du comte de Chambord. Il n'avait pas connu les jours d'espérance, les heures de lutte ardente, les entreprises monarchiques amusantes comme une conspiration, passionnées comme un acte de foi; il n'avait pas vu le lit de tapisserie offert au prince par les dames des châteaux, les drapeaux, les bannières, les chevaux blancs qui devaient ramener le roi. Député héréditaire de Brécé, il entra au Palais-Bourbon avec des sentiments d'inimitié sourde à l'endroit du comte de Paris et un secret désir de ne point voir le trône restauré pour la branche cadette. À cela près, monarchiste loyal et fidèle. Il fut mêlé à des intrigues qu'il ne comprenait pas, s'embrouilla dans ses votes, fit la fête à Paris et, lors du renouvellement de la Chambre, fut battu à Brécé par le docteur Cotard.

Dès lors, il se consacra à l'agriculture, à la famille, à la religion. De ses domaines héréditaires, qui se composaient en 1789 de cent douze paroisses, comprenant cent soixante-dix hommages, quatre terres titrées, dix-huit châtellenies, il lui restait huit cents hectares de terres et de bois, autour du château historique de Brécé. Ses chasses lui

donnaient dans le département un lustre qu'il n'avait point reçu du Palais-Bourbon. Les bois de Brécé et de la Guerche, où François Ier avait chassé, étaient célèbres aussi dans l'histoire ecclésiastique de la région: c'est là que se trouvait la chapelle vénérée de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles.

- Retenez bien ce que je vous dis, répéta le duc de Brécé: les juifs ne porteront pas bonheur à la France... Mais aussi pourquoi ne se débarrasse-t-on pas d'eux? Ce serait si simple !

- Ce serait excellent, répondit le magistrat. Mais ce n'est pas aussi simple que vous croyez, monsieur le duc. Il faut, pour atteindre les juifs, faire d'abord de bonnes lois sur la naturalisation. Il est toujours difficile de faire une bonne loi, qui réponde aux intentions des législateurs. Des dispositions législatives qui, comme celles-ci, modifieront tout notre droit public, sont d'une rédaction singulièrement difficile. Et il n'est pas certain, malheureusement, qu'il se trouvera un gouvernement pour les proposer ou les soutenir, un Parlement pour les voter... Le Sénat est mauvais...

" À mesure que se développe à nos yeux l'expérience de l'histoire, nous découvrons que le XVIIIe siècle est une vaste erreur de l'esprit humain, et que la vérité sociale, comme la vérité religieuse, se trouve tout entière dans la tradition du Moyen Âge. La nécessité s'imposera bientôt en France, comme elle s'est déjà imposée en Russie, de renouveler à l'égard des juifs les procédés en usage dans le monde féodal, vrai type de société chrétienne.

- C'est évident, dit M. de Brécé; la France chrétienne doit appartenir aux Français et aux chrétiens, et non pas aux juifs et aux protestants.

- Bravo ! dit le général.

- Il y a dans ma famille, poursuivit M. de Brécé, un cadet surnommé, je ne sais pourquoi, Nez-d'Argent, qui faisait la guerre dans la province sous Charles IX. Il fit pendre à l'arbre dont vous voyez là-bas la cime dénudée, six cent trente-six huguenots. Eh bien, je suis fier, je l'avoue, de descendre de Nez-d'Argent. J'ai hérité sa haine des hérétiques. Et je déteste les juifs, comme il détestait les protestants.

- Ce sont des sentiments bien louables, monsieur le duc, dit l'abbé Guitrel, bien louables et dignes du grand nom que vous portez. Permettez-moi seulement de vous présenter une observation sur un point particulier. Les juifs n'étaient pas considérés au Moyen Âge comme des hérétiques. Et ils ne sont pas à proprement parler des hérétiques. L'hérétique est celui qui, ayant été baptisé, connaît les dogmes de la foi, les altère ou les combat. Tels sont ou tels furent les ariens, les novatiens,

les montanistes, les priscillianistes, les manichéens, les albigeois, les vaudois et les anabaptistes, les calvinistes, si bien accommodés par votre illustre aïeul Nez-d'Argent, et tant d'autres sectateurs ou défenseurs de quelque opinion contraire à la croyance de l'Église. Le nombre en est grand. Car la diversité est le propre de l'erreur. On ne s'arrête pas sur la pente funeste de l'hérésie; le schisme produit le schisme à l'infini. On ne trouve en face de l'Église véritable que de la poussière d'églises. J'ai recueilli dans Bossuet, monsieur le duc, une admirable définition de l'hérétique. "Un hérétique, dit Bossuet, est celui qui a une opinion à lui, qui suit sa propre pensée et son sentiment particulier". Or, le juif, n'ayant reçu ni le baptême ni la vérité, ne peut être dit hérétique.

" Aussi voit-on que l'Inquisition ne sévit jamais contre un juif en tant que juif, et que, si elle en abandonna quelqu'un au bras séculier, ce fut comme profanateur, blasphémateur ou corrupteur des fidèles. Le juif, monsieur le duc, serait plutôt un infidèle, puisque nous nommons ainsi ceux qui, n'étant point baptisés, ne croient point les vérités de la religion chrétienne. Encore ne devons-nous point rigoureusement considérer le juif comme un infidèle de la même sorte qu'un mahométan ou un idolâtre. Les juifs ont une place unique et singulière dans l'économie des vérités éternelles. Ils reçoivent de la théologie une désignation conforme à leur rôle dans la tradition. Au Moyen Âge on les nommait des témoins. Il faut admirer la force et l'exactitude de ce terme. Dieu les conserve en effet pour qu'ils servent de témoins et de garants des paroles et des actes sur lesquels notre religion est fondée. Il ne faut pas dire que Dieu rend exprès les juifs obstinés et aveugles, afin qu'ils servent de preuve au christianisme; mais il profite de leur obstination libre et volontaire, pour nous confirmer dans notre croyance. Il les conserve dans ce dessein parmi les nations.

- Mais pendant ce temps, dit M. de Brécé, ils nous prennent notre argent et détruisent nos énergies nationales.

- Et ils insultent l'armée, dit le général Cartier de Chalmot, ou mieux ils la font insulter par des aboyeurs à leurs gages.

- C'est criminel, dit l'abbé Guitrel avec douceur. Le salut de la France est dans l'union du clergé et de l'armée.

- Alors, monsieur l'abbé, pourquoi défendez-vous les juifs? demanda le duc de Brécé.

- Bien éloigné de les défendre, répondit M. l'abbé Guitrel, je condamne leur impardonnable erreur, qui est de ne pas croire à la divinité de Jésus-Christ. Sur ce point leur opiniâtreté demeure invincible. Ce qu'ils croient

est croyable. Mais ils ne croient pas tout ce qu'il faut croire. Par là, ils se sont attiré la réprobation qui pèse sur eux. Cette réprobation est attachée à la nation et non point aux individus, et elle ne saurait atteindre les israélites convertis au christianisme.

- Pour moi, dit M. de Brécé, les juifs convertis me sont aussi odieux et plus odieux, peut-être, que les autres juifs. C'est la race que je hais.

- Permettez-moi de n'en rien croire, monsieur le duc, dit l'abbé Guitrel, car ce serait pécher contre la doctrine et contre la charité. Et vous pensez, comme moi, j'en suis sûr, qu'il convient de savoir gré, dans une certaine mesure, aux personnes israélites, non converties, de leurs bonnes intentions et de leur libéralité en faveur de nos œuvres pieuses. On ne peut nier, par exemple, que les familles R*** et F*** n'aient donné à cet égard un exemple qui devrait être suivi dans toutes les maisons chrétiennes. Je dirai même que madame Worms-Clavelin, bien qu'elle ne soit pas encore ouvertement convertie au catholicisme, a cédé, dans plusieurs circonstances, à des inspirations vraiment angéliques. Nous devons à l'épouse du préfet la tolérance dont jouissent, dans notre département, au milieu de la persécution générale, nos écoles congréganistes.

" Quant à madame la baronne de Bonmont, juive de naissance, elle est chrétienne de fait et d'esprit et elle imite, en quelque sorte, ces saintes veuves des siècles passés, qui donnaient aux églises et aux pauvres une partie de leurs richesses.

- Ces Bonmont, dit M. Lerond, s'appellent de leur vrai nom Gutenberg, et sont d'origine allemande. Le grand-père s'est enrichi en fabriquant de l'absinthe et du vermout, des poisons; il a été condamné trois fois comme contrefacteur et comme falsificateur. Le père, industriel et financier, fit une scandaleuse fortune dans la spéculation et les accaparements. Depuis lors, sa veuve a donné un ciboire d'or à monseigneur Charlot. Ces gens-là me font songer aux deux procureurs qui, après avoir entendu un sermon du bon père Maillard, se disaient l'un à l'autre, tout bas, à la porte de l'église: "Compère, faut-il donc restituer?"

" Il est remarquable, continua M. Lerond, qu'il n'y ait point de question sémitique en Angleterre.

- C'est parce que les Anglais n'ont point le cœur placé comme nous l'avons, dit M. de Brécé, ni le sang bouillant comme le nôtre.

- Assurément, dit M. Lerond. J'apprécie cette remarque, monsieur le duc, mais c'est peut-être aussi parce que les Anglais emploient leurs capitaux dans l'industrie, tandis que nos laborieuses populations

réservent les leurs à l'épargne, c'est-à-dire à la spéculation, c'est-à-dire aux juifs. Tout le mal vient de ce que nous avons les institutions, les lois et les mœurs de la Révolution. Le salut est dans un prompt retour à l'ancien régime.

- C'est vrai ! dit le duc de Brécé, pensif.

Ils allaient ainsi conversant. Soudain, devant eux, par le chemin que le feu duc avait ouvert dans son parc aux habitants du bourg, un char à bancs passa, rapide, gai, tapageur, portant, au milieu de fermières en chapeaux à fleurs et de cultivateurs en blouse, un jovial gaillard à barbe rousse, fumant sa pipe, et qui fit mine, avec sa canne, d'ajuster des faisans, le docteur Cotard, député en exercice de l'arrondissement de Brécé, ancienne seigneurie de Brécé.

- C'est un spectacle au moins étrange, dit M. Lerond en secouant la poussière du char à bancs, de voir l'officier de santé Cotard représenter au Parlement cet arrondissement de Brécé que vos ancêtres, monsieur le duc, ont comblé, pendant huit cents ans, de gloire et de bienfaits. Je relisais hier encore, dans le livre de monsieur de Terremondre, la lettre que le duc de Brécé, votre trisaïeul, écrivait en 1787 à son intendant et dans laquelle il laisse voir la bonté de son cœur. Vous vous rappelez cette lettre, monsieur le duc?

M. de Brécé répondit qu'il croyait se la rappeler, mais que les termes mêmes ne lui étaient pas présents.

Et aussitôt M. Lerond cita de mémoire les phrases essentielles de cette lettre touchante: "J'ai appris, écrivait le bon duc, que l'on désolait les habitants de Brécé en les empêchant de prendre des fraises dans les bois. On trouvera le secret de me faire haïr, et cela me procurera un des plus vifs chagrins que je puisse avoir en ce monde."

- J'ai trouvé encore, poursuivit M. Lerond, d'intéressants détails sur la vie du bon duc de Brécé dans le précis de monsieur de Terremondre. Le duc passa ici même, sans être inquiété, les plus mauvais jours. Sa bienfaisance lui assura, pendant la Révolution, l'amour et le respect de ses anciens vassaux. En échange des titres qu'un décret de l'Assemblée nationale lui avait ôtés, il reçut celui de commandant de la garde nationale de Brécé. Monsieur de Terremondre nous apprend encore que, le 20 septembre 1792, la municipalité de Brécé se rendit dans la cour du château et y planta un arbre de la Liberté auquel cette inscription fut suspendue: "Hommage à la vertu."

- Monsieur de Terremondre, répliqua le duc de Brécé, a puisé ces renseignements dans les archives de ma famille. Je les lui ai fait ouvrir. Malheureusement je n'ai jamais eu le loisir d'en prendre connaissance

par moi-même. Le duc Louis de Brécé, dont vous parlez, surnommé le bon duc, mourut de chagrin en 1794. Il était doué d'un caractère bienveillant, auquel les révolutionnaires eux-mêmes se plurent à rendre hommage. On s'accorde à reconnaître qu'il s'honora par sa fidélité à son roi; qu'il fut bon maître, bon père et bon mari. Il ne faut tenir aucun compte des prétendues révélations produites par un monsieur Mazure, archiviste départemental, d'après lesquelles le bon duc aurait entretenu des relations intimes avec ses plus jolies vassales et volontiers exercé le droit de jambage. Au reste, c'est là un droit fort hypothétique et dont, pour ma part, je n'ai jamais découvert la trace dans les archives de Brécé, qui ont déjà été dépouillées en partie.

- Ce droit, dit M. Lerond, s'il a jamais existé dans quelque province, se réduisait à une redevance de viande ou de vin que les serfs devaient fournir à leur seigneur avant de contracter mariage. Je crois me rappeler que, dans certaines localités, cette redevance se payait en espèces sonnantes et qu'elle était de trois sous.

- À cet égard, reprit M. de Brécé, je crois le bon duc entièrement lavé des accusations portées par ce monsieur Mazure, qu'on me dit être un mauvais esprit. Malheureusement...

M. de Brécé poussa un léger soupir et reprit d'une voix un peu plus basse et voilée:

- Malheureusement le bon duc lisait beaucoup de mauvais livres. On a trouvé dans la bibliothèque du château des éditions entières de Voltaire et de Rousseau, reliées en maroquin, à ses armes. Il subit, en quelque sorte, la détestable influence que les idées philosophiques exerçaient, à la fin du XVIIIe siècle, sur toutes les classes de la nation et même, il faut bien le dire, sur la haute société. Il avait la manie d'écrire. Il a rédigé des Mémoires dont je possède le manuscrit. Madame de Brécé et monsieur de Terremondre y ont jeté les yeux. On est surpris de trouver dans ces Mémoires quelques traits de l'esprit voltairien. Monsieur de Brécé s'y montre parfois favorable aux encyclopédistes. Il était en correspondance avec Diderot. Aussi n'ai-je pas cru devoir autoriser la publication de ces Mémoires, malgré les sollicitations de plusieurs érudits de la région et de monsieur de Terremondre lui-même.

" Le bon duc tournait assez joliment les vers. Il remplissait des cahiers entiers de madrigaux, d'épigrammes et de contes. C'est bien pardonnable. Ce qui l'est moins, c'est qu'il se laissait aller, dans ses poésies fugitives, jusqu'à railler les cérémonies du culte et même les miracles opérés par l'intervention de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles. Je vous prie, messieurs, de n'en rien dire. Cela doit rester entre nous. Je

serais désolé de livrer ces anecdotes en pâture à la malignité publique et à la curiosité malsaine d'un monsieur Mazure. Ce duc de Brécé est mon trisaïeul. Je pousse très loin l'esprit de famille. Je pense que vous ne m'en blâmez pas.

- Il y a, monsieur le duc, dit l'abbé Guitrel, un enseignement précieux et de grandes consolations à tirer des faits que vous venez de produire. Nous en pouvons conclure que la France, tombée au XVIIIe siècle dans l'irréligion et gagnée à l'impiété jusque dans ses sommets, à ce point que des hommes honorables par ailleurs, comme monsieur votre trisaïeul, sacrifiaient à la fausse philosophie, que la France, dis-je, punie de ses crimes par une affreuse révolution dont les effets se font sentir encore, revient à résipiscence et voit renaître la piété dans toutes les classes de la nation et particulièrement dans les classes les plus hautes. Un exemple tel que le vôtre, monsieur le duc, ne saurait être perdu; si le XVIIIe siècle considéré dans son ensemble, peut paraître le siècle du crime, le XIXe vu de haut, pourra être nommé, si je ne m'abuse, le siècle de l'amende honorable.

- Puissiez-vous dire vrai ! soupira M. Lerond. Mais je n'ose l'espérer. Mis en contact, par ma profession d'avocat, avec la masse de la population, je la trouve le plus souvent indifférente ou même hostile en matière religieuse. Mon expérience du monde, permettez-moi de vous le dire, monsieur l'abbé, me dispose à épouser la tristesse profonde de monsieur l'abbé Lantaigne, bien loin de me faire partager votre optimisme. Et, sans sortir d'ici, ne voyez-vous pas que la terre chrétienne de Brécé est devenue le fief du docteur Cotard, athée et franc-maçon?

- Et qui sait, demanda le général, si monsieur de Brécé n'est pas en état de battre monsieur Cotard aux prochaines élections? On m'a dit que la lutte n'était pas impossible, et qu'un assez grand nombre d'électeurs se montraient disposés à voter pour le château.

- Ma résolution est ferme, répondit M. de Brécé. On ne m'en fera pas changer. Je ne me présenterai pas à la députation. Je n'ai pas ce qu'il faut pour représenter les électeurs de Brécé, et les électeurs de Brécé n'ont pas ce qu'il faut pour que je les représente.

Cette parole lui avait été inspirée lors de son échec électoral par M. Lacrisse, son secrétaire, et depuis lors il se plaisait à la prononcer chaque fois qu'il en trouvait l'occasion.

À ce moment, le duc et ses hôtes virent venir à eux trois dames qui, ayant descendu les degrés du perron, s'avançaient par la grande allée du parc.

C'étaient les trois dames de Brécé, la mère, la femme et la fille du duc actuel, toutes trois grandes, massives, les cheveux tirés et plats, le teint hâlé, le visage couvert de taches de rousseur, vêtues de lainages noirs et fortement chaussées. Elles allaient à la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles, située dans le parc à mi-chemin du bourg et du château, au bord d'une source.

Le général proposa d'accompagner ces dames.

- Nous ne pouvons mieux faire, dit M. Lerond.

- Assurément, dit l'abbé Guitrel, d'autant plus que le sanctuaire, restauré par les soins de monsieur le duc et revêtu d'une riche décoration, offre aux regards l'aspect le plus heureux.

L'abbé Guitrel prenait un intérêt particulier à la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles. Il en avait écrit l'histoire en une brochure archéologique et pieuse, conçue pour attirer les pèlerins. L'origine du sanctuaire remontait, selon lui, au règne de Clotaire II. "À cette époque, disait l'historien, saint Austrégisile, chargé d'ans et d'œuvres, épuisé par ses travaux apostoliques, bâtit de ses mains, en ce lieu désert, une cabane, pour y attendre, dans la méditation, l'heure de sa mort bienheureuse, et un oratoire afin d'y déposer une image miraculeuse de la Sainte Vierge". Cette assertion avait été vivement combattue dans le Phare, par M. Mazure. L'archiviste départemental soutenait que le culte de Marie était bien postérieur au VIe siècle et qu'à l'époque où l'on présume que vécut Austrégisile, il n'y avait point de statues de la Vierge. À quoi M. Guitrel répondit dans la Semaine religieuse que les druides eux-mêmes, avant la naissance de Jésus-Christ, vénéraient les images de la Vierge qui devait enfanter, et qu'ainsi, sur notre vieux sol, destiné à voir fleurir avec un éclat singulier le culte de la Sainte Vierge, Marie eut des autels et des images, pour ainsi dire prophétiques comme le témoignage des sibylles, et qui devancèrent sa venue au monde; que par conséquent il n'y avait pas lieu d'être surpris que saint Austrégisile possédât, au temps de Clotaire II, une image de la Sainte Vierge. M. Mazure avait traité de rêveries les arguments de M. Guitrel. Et personne n'avait lu cette polémique, hors M. Bergeret qui était curieux de toutes choses.

"Le sanctuaire élevé par le saint apôtre, poursuivait dans sa brochure M. l'abbé Guitrel, fut reconstruit avec une grande magnificence au XIIIe siècle. Lors des guerres de religion qui désolèrent la contrée au XVIe siècle, les protestants incendièrent la chapelle, sans pouvoir toutefois détruire la statue qui échappa miraculeusement aux flammes. Le sanctuaire fut relevé sur le désir du roi Louis XIV et de sa pieuse mère,

mais il fut détruit de fond en comble, sous la Terreur, par les commissaires de la Convention qui portèrent la statue miraculeuse dans la cour du château de Brécé avec le mobilier de la chapelle et en firent un feu de joie. Un pied de la Vierge fut heureusement soustrait aux flammes par une bonne paysanne qui le garda précieusement sous de vieux linges au fond d'un chaudron, où il fut retrouvé en 1815. Ce pied fut renfermé dans la nouvelle statue exécutée à Paris en 1832, grâce à la munificence du feu duc de Brécé". M. l'abbé Guitrel énumérait ensuite les miracles accomplis depuis le VIe siècle jusqu'à nos jours par l'intervention de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles. Notre-Dame-des-Belles-Feuilles était spécialement invoquée pour les affections des voies respiratoires et des poumons. Mais M. Guitrel affirmait qu'elle avait écarté, en 1871, les soldats allemands du bourg et du château de Brécé et guéri miraculeusement de leurs blessures deux mobiles de l'Ardèche dirigés sur le château de Brécé, alors converti en hôpital.

* * *

Ils atteignirent le creux d'un étroit vallon où courait un ruisseau entre des pierres moussues. Là, sur une base de grès erratiques, couronnée de chênes nains, s'élevait l'oratoire de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles, nouvellement construit, d'après les plans de M. Quatrebarbe, architecte diocésain, dans un style moderne et dévot, que les gens du monde croyaient être gothique.

- Cet oratoire, dit M. l'abbé Guitrel, incendié en 1559 par les calvinistes et dépouillé par les révolutionnaires en 1793, n'était plus qu'un amas de décombres. Comme un autre Néhémie, monsieur le duc de Brécé vient de relever le sanctuaire. Le pape y a, cette année même, attaché de nombreuses indulgences, dans le dessein, sans doute, de raviver en ce pays le culte de la Sainte Vierge. Monseigneur Charlot y est venu lui-même célébrer les saints mystères. Et, depuis lors, les pèlerins affluent. Il en vient de toutes les parties du diocèse; il en vient même des lieux circonvoisins. Nul doute que ce zèle, ce concours, n'attirent des grâces importantes sur la contrée. Moi-même, j'ai eu le bonheur d'amener aux pieds de la Vierge des Belles-Feuilles plusieurs familles honnêtes du faubourg des Tintelleries. Et, avec la permission du duc de Brécé, j'ai plusieurs fois dit la messe sur cet autel privilégié.

- C'est vrai, dit madame de Brécé. Et je m'aperçois que monsieur Guitrel porte à notre chapelle plus d'intérêt que monsieur le curé de Brécé.

- Ce bon monsieur Traviès ! dit le duc; c'est un excellent prêtre, mais un chasseur passionné. Il ne songe qu'à tirer des perdreaux. L'autre jour,

en revenant de porter l'extrême-onction à un mourant, il a ramassé trois pièces.

- Vous pouvez, messieurs, dit l'abbé Guitrel, contempler, à travers les branches dénudées, la chapelle qui, dans la belle saison, disparaît sous le feuillage épais.

- Une des raisons, dit M. de Brécé, pour lesquelles je me suis déterminé à relever la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles, c'est que j'ai appris, par suite de recherches opérées dans mes archives, que le cri de guerre de ma famille était: "Brécé Notre-Dame !"

- C'est curieux, dit le général Cartier de Chalmot.

- N'est-ce pas? dit madame de Brécé.

Au moment où les dames de Brécé, suivies de M. Lerond, traversaient le ruisseau sur le pont rustique appuyé à la base de la chapelle, une fillette de treize ou quatorze ans, déguenillée, les cheveux d'un blanc sale comme son visage, se coulait hors des taillis, de l'autre côté du ravin, montait les degrés et s'élançait dans l'oratoire.

- C'est Honorine ! dit madame de Brécé.

- J'étais depuis longtemps curieux de la voir, dit M. Lerond. Et je vous remercie, madame, de l'occasion que vous m'offrez de satisfaire ma curiosité. On a tant parlé d'elle !

- Effectivement, dit le général Cartier de Chalmot. Cette jeune fille a été l'objet de véritables enquêtes.

- Monsieur de Goulet, dit l'abbé Guitrel, fréquente assidûment le sanctuaire de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles. Il se plaît à passer de longues heures auprès de celle qu'il appelle sa mère.

- Nous aimons beaucoup monsieur de Goulet, dit madame de Brécé. Quel dommage qu'il soit d'une santé si délicate !

- Hélas oui ! dit l'abbé Guitrel. Ses forces déclinent de jour en jour.

- Il devrait se ménager, dit madame de Brécé, prendre du repos.

- Le peut-il, madame? dit l'abbé Guitrel. L'administration du diocèse ne lui laisse pas un instant de loisir.

Les trois dames de Brécé, le général, M. Guitrel, M. Lerond et M. de Brécé virent, en entrant dans la chapelle, Honorine en extase au pied de l'autel.

L'enfant agenouillée, les mains jointes et le cou tendu, ne bougeait pas. Ils respectèrent l'état mystérieux où ils la trouvaient et, ayant pris de l'eau bénite en silence, ils promenèrent lentement leur regard du tabernacle gothique aux vitraux représentant saint Henri sous les traits

du comte de Chambord, saint Jean-Baptiste et saint Guy exécutés, quant au visage, d'après les photographies du comte Jean, décédé en 1867, et du feu comte Guy, membre, en 1871, de l'Assemblée de Bordeaux.

Un voile recouvrait la statue miraculeuse de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles qui surmontait l'autel. Mais sur le mur peint de couleurs vives, du côté de l'Évangile, au-dessus du bénitier, se tenait debout, toute claire, ceinte de son écharpe bleue, Notre-Dame de Lourdes.

Le général tourna vers elle des yeux façonnés par cinquante ans de respect mécanique et contempla l'écharpe bleue comme si c'eût été le drapeau d'une nation amie. Il avait toujours été spiritualiste; il avait toujours considéré la croyance à une vie future comme la base même des règlements militaires; avec l'âge et la maladie, il devenait pieux et pratiquait. Depuis quelques jours, sans en laisser rien paraître, il était troublé, tout au moins attristé, par les récents scandales. Sa candeur s'effrayait d'un tel tumulte de paroles et de passions. De vagues craintes l'agitaient. Il pria mentalement Notre-Dame de Lourdes de protéger l'armée française.

Tous maintenant, les femmes, le duc, l'avocat, le prêtre, tenaient leur regard attaché sur les souliers percés d'Honorine immobile. Graves, épais et mornes, ils se figeaient en admiration devant ces petits reins de chat sauvage, tout roidis. Et M. Lerond, qui se piquait d'être observateur, faisait des observations.

Enfin Honorine sortit de son extase. Elle se leva, salua l'autel, se retourna et, comme surprise de voir tant de monde, s'arrêta, écartant des deux mains les cheveux qui lui couvraient les yeux.

- Eh bien ! mon enfant, avez-vous vu la Sainte Vierge, cette fois? demanda madame de Brécé.

Honorine prit, pour répondre, sa voix des catéchismes, la voix aiguë et montante des réponses apprises:

- Oui, madame. La bonne Vierge est restée un bon moment, puis elle s'est roulée comme une toile. Et puis, je n'ai plus rien vu.

- Elle vous a parlé?

- Oui, madame.

- Que vous a-t-elle dit?

- Elle m'a dit: "Il y a bien de la misère à la maison."

- Ne vous a-t-elle pas dit autre chose?

- Elle a dit: "Y aura bien de la misère à la campagne sur le rapport des

récoltes et des bestiaux."

- Ne vous a-t-elle pas dit d'être sage?

- "Il faut bien prier", qu'elle m'a dit. Et puis elle a dit comme ça: "Je vous salue. Il y a bien de la misère à la maison."

Et les paroles de l'enfant résonnaient dans un silence auguste.

- Elle était bien belle, la Sainte Vierge? demanda encore madame de Brécé.

- Oui, madame. Seulement, il lui manquait un œil et une joue, parce que je n'avais pas assez prié.

- Avait-elle une couronne sur la tête? demanda M. Lerond qui, ayant appartenu à la magistrature, était curieux et interrogeant.

Honorine hésita, prit son air sournois et répondit:

- Elle avait sa couronne à côté de la tête.

- À droite ou à gauche? demanda M. Lerond.

- À droite et à gauche, répondit Honorine.

Madame de Brécé intervint:

- Vous voulez dire, mon enfant, tantôt à droite et tantôt à gauche... N'est-ce pas là ce que vous voulez dire?

Mais Honorine ne fit point de réponse.

Elle s'enfonçait parfois dans ces silences sauvages, baissant les yeux, frottant son menton sur son épaule et se tournant les hanches. On cessa de l'interroger. Elle se glissa dehors. Et M. de Brécé donna des explications.

Honorine Porrichet, fille de cultivateurs établis depuis de longues années à Brécé et tombée dans un complet dénuement, avait mené une enfance maladive. D'une intelligence lente et tardive, on l'avait d'abord crue idiote. M. le curé lui reprochait son humeur sauvage et son habitude de se cacher dans les bois. Il ne lui était pas favorable. Mais des ecclésiastiques éclairés, qui la virent et l'interrogèrent, ne découvrirent rien de mauvais en elle. Elle fréquentait les églises et y demeurait dans des rêveries qui n'étaient pas de son âge. Sa piété s'exalta encore aux approches de sa première communion. Elle fut atteinte à cette époque d'une phtisie laryngée et condamnée par les médecins. Le docteur Cotard, entre autres, déclara qu'elle était perdue. Quand le nouvel oratoire de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles fut inauguré par monseigneur Charlot, Honorine s'y rendit assidûment. Elle y eut des extases et des visions. Elle vit la Sainte Vierge qui lui dit: "Je suis Notre-Dame-des-Belles-Feuilles". Un jour Marie s'approcha d'elle et lui toucha du doigt la

gorge en lui annonçant qu'elle était guérie.

- Honorine, ajouta M. de Brécé, rapporta elle-même ce fait extraordinaire. Elle le fit plusieurs fois avec une grande simplicité. On prétend qu'elle a varié dans ses déclarations. Mais il est certain que ses incertitudes ne portent que sur des circonstances accessoires. Il est certain aussi qu'elle cessa subitement de souffrir du mal qui la terrassait. Les médecins qui l'examinèrent et l'auscultèrent à la suite de l'apparition miraculeuse ne constatèrent rien d'anormal aux bronches ni aux poumons. Le docteur Cotard lui-même avoua qu'il ne comprenait rien à cette guérison.

- Que pensez-vous de ces faits? demanda M. Lerond à l'abbé Guitrel.

- Ils sont dignes d'attention, répondit le prêtre. Ils inspirent à tout observateur de bonne foi des réflexions de plus d'un genre. On ne saurait trop les étudier. Quant à dire davantage, je ne puis. Certes, je n'écarterai pas, comme fait monsieur Lantaigne avec un dédain téméraire, des faits si intéressants, si consolants. Je n'oserai pas non plus, comme monsieur de Goulet, les qualifier de miraculeux. Je m'abstiens.

- Il faut considérer, dit M. de Brécé, dans le cas de la jeune Honorine Porrichet, d'une part la guérison vraiment extraordinaire et, je puis le dire, en opposition avec la science médicale, et, d'une autre part, les visions dont elle se dit gratifiée. Or vous n'ignorez pas, monsieur l'abbé, que les yeux de cette jeune fille ayant été photographiés pendant une de ses visions, le cliché, obtenu par l'opérateur, dont la bonne foi ne peut être suspectée, reproduisit l'image de la Sainte Vierge imprimée dans la pupille de la voyante. Des personnes sérieuses affirment avoir vu ces photographies et avoir distingué, à l'aide d'une forte loupe, la statue de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles.

- Ce sont des faits dignes d'attention, répondit l'abbé Guitrel, dignes de l'attention la plus soutenue. Mais il faut savoir suspendre son jugement, ne point tirer des conclusions prématurées. N'imitons pas les incrédules qui se hâtent de conclure, au gré de leurs passions. L'Église, en matière de miracle, est d'une extrême défiance. Elle exige des preuves, des preuves irréfutables.

M. Lerond demanda s'il était possible de se procurer les photographies présentant l'image de la Sainte Vierge dans la pupille de la jeune Honorine Porrichet, et M. de Brécé promit d'écrire à ce sujet au photographe, qui avait son atelier, croyait-il, en ville, sur la place Saint-Exupère.

- Quoi qu'il en soit, dit madame de Brécé, cette petite Honorine est

très honnête, très sage. Et il faut bien que ce soit par une protection d'en haut. Car elle est abandonnée de ses parents, que la misère et la maladie accablent. Je me suis assurée qu'elle tenait une bonne conduite.

- Ce qui n'est pas le cas de toutes les filles de son âge, au village, ajouta madame la duchesse douairière de Brécé.

- Il n'est que trop vrai, dit M. de Brécé. La démoralisation va croissant dans les classes agricoles. Général, je vous en citerai des exemples effrayants. Mais cette petite Honorine est l'innocence même.

* * *

Tandis que ces propos étaient tenus sur le seuil de la chapelle, Honorine avait rejoint Isidore dans les fourrés de la Guerche. Isidore l'attendait là, sur un lit de feuilles mortes. Il l'attendait avec impatience, pensant qu'elle lui apporterait quelque chose à manger ou des sous, et il l'attendait aussi pour l'amour d'elle, parce qu'elle était sa bonne amie. C'est lui-même qui, ayant vu tantôt les messieurs et les dames du château aller à la chapelle, en avait tout de suite averti Honorine, pour qu'elle courût se mettre en extase. Il lui demanda:

- Quoi qu'ils t'ont donné? Fais voir ! Et, comme elle n'apportait rien, il la battit, sans lui faire grand mal. Elle le griffa et le mordit. Puis elle lui dit:

- À quoi ça sert? Il lui dit:

- Jure qu'ils t'ont rien donné !

Elle jura. Et, ayant sucé le sang qui perlait sur leurs pauvres bras, ils se réconcilièrent. Et, comme ils n'avaient rien, ils s'amusèrent sur eux-mêmes et prirent leur plaisir l'un de l'autre. Isidore, né d'une veuve, mauvaise femme adonnée à la boisson, n'avait pas de père connu. Il passait sa vie dans les bois. Personne ne s'occupait de lui. De deux ans plus jeune qu'Honorine, il avait une longue habitude des choses de l'amour. Ces choses étaient même les seules qui ne lui eussent jamais manqué sous les arbres de la Guerche, de Lénonville et de Brécé. Ce qu'il en faisait avec Honorine était par désœuvrement et faute d'une autre occupation. Honorine y mettait par moments un goût plus vif. Mais elle ne pouvait donner beaucoup de prix à des actions si communes et si faciles. Il suffisait d'un lapin, d'un oiseau, d'un gros insecte pour les en distraire.

* * *

M. de Brécé rentra au château avec ses invités. Les murs froids du vestibule étaient hérissés de massacres, de bois de cerfs, de têtes de daguets et de dix-cors qui gardaient, dans l'apprêt du naturaliste et sous

les mangeures des vers, la tristesse des abois, et dont l'œil d'émail semblait encore répandre cette sueur d'agonie pareille à des larmes. Cornes, andouillers, os blanchis, têtes coupées, hures, trophées par lesquels les victimes célébraient leurs meurtriers illustres, gentilshommes de France, Bourbons de Naples et d'Espagne. Sous l'escalier monumental s'enfonçait une voiture amphibie dont la caisse, en façon de barque, se démontait et servait, dans les chasses, au passage des rivières. Elle était vénérée pour avoir traîné des rois exilés.

M. l'abbé Guitrel posa soigneusement son riflard de coton sous le visage noir d'un ragot formidable, et passa le premier, entre deux cariatides tourmentées de Ducerceau, par la porte de gauche, qui donnait accès au salon, où les trois dames de Brécé, rentrées les premières au château, se tenaient avec madame de Courtrai, leur voisine et amie.

Vêtues de noir, dans la suite ininterrompue des deuils de famille et des deuils princiers, très simples, agrestes et monastiques, ces dames causaient entre elles de mariages et de morts, de maladies et de médicaments, sous les peintures des plafonds et des lambris où apparaissaient çà et là, dans le noir opaque des toiles, la barbe grise d'un Henri IV embrassé par une Minerve tétonnière, la face pâle d'un Louis XIII opprimé par les croupes flamandes de la Victoire et de la Clémence aux tuniques envolées, la nudité rouge brique d'un vieillard, le Temps, épargnant les fleurs de lis, et encore et partout les reins à fossettes des petits génies qui soutenaient l'écu de Brécé aux trois torches d'or.

Cependant madame la duchesse douairière de Brécé tricotait des fichus de laine noire pour les orphelines. Sans cesse elle y occupait ses mains et y contentait son cœur, depuis le temps déjà lointain où elle avait brodé une courtepointe pour le lit dans lequel le roi devait coucher à Chambord.

Sur les consoles, sur les tables, s'étalait une multitude de photographies, dans des cadres à chevalet, de couleurs et de formes variées, en peluche, en cristal, en nickel, en porcelaine, en galuchat, en bois sculpté, en cuir gaufré. Il s'en trouvait de dorés, imitant un fer à cheval, une palette avec des couleurs et les brosses, une feuille de marronnier, un papillon. Et dans ces cadres figuraient des femmes, des hommes, des enfants, parents ou alliés, des princes de la maison de Bourbon, des prélats, le comte de Chambord et le pape Pie IX. À droite de la cheminée, sur une console ancienne portée par des Turcs dorés, monseigneur Charlot souriait de toute sa large face, comme un père,

spirituel, aux jeunes militaires pressés autour de lui, officiers, brigadiers, simples soldats, portant sur la tête, le col et la poitrine, tout ce que l'armée démocratique a laissé de parures martiales à sa cavalerie. Il souriait aux adolescents en tenue de bicyclette ou de polo; il souriait aux jeunes filles. Il y avait des dames jusque sur les tables volantes, des dames de tout âge, plusieurs aux traits accentués, ayant l'air d'hommes, deux ou trois charmantes.

- "Mame" de Courtrai ! s'écria M. de Brécé en entrant derrière le général. Comment va, chère "Mame"?

Et poursuivant, dans un coin du vaste salon, la conversation commencée dans le parc avec M. Lerond, il conclut:

- Car enfin, l'armée, c'est tout ce qui nous reste. De tout ce qui faisait autrefois la force et la grandeur de la France, il ne subsiste absolument plus que l'armée. La République parlementaire a ébranlé le gouvernement, compromis la magistrature, corrompu les mœurs publiques. L'armée reste seule debout sur ces ruines. C'est pourquoi je dis qu'il est sacrilège d'y toucher.

Il s'arrêta. N'ayant pas l'habitude de serrer de près les questions, il s'en tenait d'ordinaire aux généralités. Personne ne contestait la noblesse de ses sentiments.

Madame de Courtrai, jusque-là renfermée dans des réflexions sur les tisanes, dressa la tête et leva sur M. de Brécé sa face de vieux garde-chasse.

- J'espère bien que vous avez notifié votre désabonnement à ce journal qui fait cause commune avec les ennemis de l'armée et de la patrie. Mon mari a renvoyé à l'administration le numéro qui contenait l'article... Vous savez... l'article infâme...

- Mon neveu, répondit M. de Brécé, m'écrit qu'à son cercle une pétition est affichée pour exiger le désabonnement, et qu'elle se couvre de signatures. Presque tous les membres du cercle y adhèrent, à la réserve d'acheter le journal au numéro.

- L'armée, dit M. Lerond, est au-dessus de toutes les attaques.

Le général Cartier de Chalmot rompit le silence dans lequel il s'était enfermé jusque-là:

- J'aime à vous l'entendre dire. Et si, comme moi, vous viviez avec le soldat, vous seriez agréablement surpris de constater les qualités d'endurance, de discipline, d'entrain et de bonne humeur qui font du troupier français un outil tactique de premier ordre. Je ne me lasse pas de le redire: de telles unités sont à la hauteur de toutes les tâches.

J'affirme, avec l'autorité d'un chef parvenu au terme de sa carrière, que, si l'on envisage l'esprit qui l'anime, l'armée française mérite tous les éloges. De même, je me plais à rendre hommage aux efforts persévérants dont l'organisation de cette armée a été l'objet de la part de plusieurs officiers généraux de la plus haute capacité et je déclare que ces efforts ont été couronnés d'un éclatant succès.

Il ajouta d'une voix plus basse et plus grave:

- Il ne me reste qu'à émettre cette maxime qu'il faut considérer, en fait d'hommes, la qualité préférablement au nombre et s'attacher à former des corps d'élite. En exprimant ces idées, je suis sûr de n'être démenti par aucun grand capitaine. Mon testament militaire est contenu dans cette formule: "Le nombre n'est rien. La qualité est tout". J'ajouterai que l'unité de direction est indispensable à une armée, et que ce grand corps doit obéir à une volonté unique, souveraine, immuable.

Il se tut. Le regard de ses yeux pâles était noyé de larmes. Des sentiments confus, inexpliqués, envahissaient l'âme de cet honnête et simple vieillard, le plus beau capitaine, jadis, de la garde impériale, malade maintenant, usé, perdu comme dans une forêt au milieu de ce monde militaire nouveau qu'il ne comprenait pas.

Madame de Courtrai, qui ne goûtait guère les théories, tourna vers le général son regard de vieil homme farouche:

- Général, puisque, Dieu merci ! l'armée est respectée de tous, puisqu'elle est la seule force autour de laquelle nous restons tous groupés, pourquoi ne serait-elle pas aussi le gouvernement? Pourquoi ne pas envoyer un colonel avec son régiment au Palais Bourbon et à l'Élysée?...

Elle arrêta ses paroles devant le front nuageux du général.

* * *

M. de Brécé fit signe du doigt à M. Lerond.

- Vous n'avez pas vu la bibliothèque, monsieur Lerond? Je vais vous la montrer. Vous aimez les livres anciens. Je suis sûr qu'elle vous intéressera.

À travers une galerie vaste et nue, dont le plafond était couvert d'une lourde peinture représentant Apollon et Louis XIII écrasant les ennemis du royaume, figurés par des furies et des hydres, M. de Brécé conduisit l'avocat des congrégations dans la salle où le duc Guy, maréchal de France, gouverneur de la province, avait établi la bibliothèque, vers 1605, au déclin de sa fortune et de son âge.

C'était une salle carrée qui, occupant tout le rez-de-chaussée du

pavillon ouest, était éclairée au nord, au couchant et au midi par trois fenêtres sans rideaux, offrant trois tableaux clairs, charmants et magnifiques: au midi, la pelouse, un vase de marbre sur lequel deux ramiers étaient posés, les arbres du parc affinés par l'hiver et, dans la profondeur d'une allée de pourpre, les blanches statues du bassin de Galatée; au couchant, la terre abaissée découvrant le ciel et le soleil, comme un œuf mythologique de lumière et d'or, brisé, répandu dans les nuées; au nord, sous une clarté précise et froide, les coteaux labourés, de terre violette, l'ardoise et la fumée lointaine des toits de Brécé, le clocher fin comme une aiguille de la petite église.

Une table Louis XIV, deux chaises, une sphère terrestre du XVIIe siècle, avec une rose des vents sur l'étendue inexplorée du Pacifique, meublaient cette chambre sévère. Des armoires grillées en garnissaient les murs jusqu'au plafond. Leurs tablettes de bois peint en gris régnaient jusque sur la cheminée de vert antique. Et l'on voyait, à travers les mailles de fil de cuivre doré, les dos à fleurettes des livres anciens.

- La bibliothèque, dit M. de Brécé, a été commencée par le maréchal. Le duc Jean, son petit-fils, l'a beaucoup enrichie sous Louis XIV, et c'est lui qui l'a aménagée telle que vous la voyez. On n'y a pas beaucoup touché depuis.

- Vous avez le catalogue? demanda M. Lerond.

M. de Brécé répondit que non. M. de Terremondre, grand amateur de vieux livres, l'avait vivement engagé à le faire faire. Mais il n'avait jamais eu le loisir de s'en occuper.

Il ouvrit une des armoires, et M. Lerond tira à lui successivement plusieurs volumes, des in-octavo, des in-quarto, des in-folio, reliés en veau marbre, en veau racine, en veau granit, en parchemin, en maroquin rouge ou bleu, et tous portant sur les plats l'écu aux trois torches surmonté de la couronne ducale. M. Lerond n'était pas un fin bibliophile; pourtant il s'émerveilla, ayant mis la main sur un manuscrit admirablement calligraphié de la Dîme royale, offert par Vauban au maréchal.

Ce manuscrit était orné d'un frontispice ainsi que de plusieurs vignettes et culs-de-lampe.

- Ce sont des dessins originaux? dit M. Lerond.

- Probablement, dit M. de Brécé.

- Ils sont signés, dit M. Lerond. Je crois pouvoir lire le nom de Sébastien Leclerc.

- C'est bien possible, dit M. de Brécé. M. Lerond remarqua, dans ces

riches armoires, les livres de Tillemont sur l'histoire romaine et sur l'histoire ecclésiastique, le Coutumier de la province, les Traités innombrables des vieux légistes; il dénombra les ouvrages de théologie, de controverse et d'hagiographie, les amples histoires généalogiques, les vieilles éditions des classiques grecs et des classiques latins, et ces livres plus grands que des atlas, composés pour le mariage du roi, pour l'entrée du roi à Paris, pour les fêtes de la convalescence du roi et pour les victoires du roi.

- C'est le fonds le plus ancien de là bibliothèque, dit M. de Brécé, la portion acquise par le maréchal. Voici, ajouta-t-il en ouvrant deux ou trois autres armoires, les acquisitions du duc Jean.

- Le ministre de Louis XVI, le "bon duc", comme on l'appelait? demanda M. Lerond.

- Précisément, répondit M. de Brécé.

Le fonds du duc Jean couvrait tout le côté de la cheminée et tout le côté de la vue rustique et villageoise. M. Lerond lut à haute voix les titres poussés en or, entre deux nervures, sur les dos ornés des volumes: Encyclopédie méthodique, Œuvres de Montesquieu, Œuvres de Voltaire, Œuvres de Rousseau, de l'abbé Mably, de Condillac, Histoire des établissements des Européens dans les Indes, par Raynal. Puis il feuilleta les petits poètes et les conteurs à vignettes, Grécourt, Dorat, Saint-Lambert, le Boccace illustré par Marillier, le La Fontaine des Fermiers généraux.

- Les gravures sont un peu libres, dit M. de Brécé. J'ai dû faire disparaître d'autres ouvrages de la même époque, dont les figures étaient vraiment licencieuses.

Cependant M. Lerond découvrait, à côté de ces livres légers, une suite nombreuse d'ouvrages de politique et de philosophie, des traités sur l'esclavage, des relations de la Guerre des insurgents américains. Il ouvrit les Vœux d'un solitaire et il vit que les marges étaient couvertes d'annotations de la main du duc Jean. Il lut tout haut une de ces notes;

L'auteur dit vrai: les hommes sont naturellement bons. Ce sont les faux principes de la société qui les rendent mauvais.

- Voilà, ajouta-t-il, ce que votre trisaïeul écrivait en 1790 !

- C'est curieux ! dit M. de Brécé en replaçant le livre sur le rayon.

Puis, ouvrant l'armoire du Nord:

- De ce côté sont les livres de mon grand-père, qui fut page de Charles X.

M. Lerond reconnut là, vêtus de basane sombre, de veau fauve, de

demi-chagrin noir, les Œuvres de Chateaubriand, les collections de Mémoires sur la Révolution, les Histoires d'Anquetil, de Guizot, d'Augustin Thierry, le Cours de littérature de La Harpe, la Gaule poétique de Marchangy, les Discours de M. Lainé.

À la suite de cette littérature de la Restauration et du gouvernement de Juillet, traînaient sur une tablette deux ou trois brochures débraillées, relatives à Pie IX et au pouvoir temporel, deux ou trois volumes déguenillés de romans, un panégyrique de Jeanne d'Arc, prononcé dans l'église Saint-Exupère, le 8 juin 1890, par monseigneur Charlot, et quelques ouvrages de dévotion pour dames du monde. C'était la contribution du feu duc, membre de l'Assemblée nationale en 1871, et du duc actuel de Brécé, à la bibliothèque créée par.le maréchal en 1605.

* * *

- Permettez que je ferme à clef les armoires, dit M. de Brécé. Il faut prendre garde; mes fils sont, à l'heure qu'il est, de grands garçons. La fantaisie n'aurait qu'à leur venir de fouiller dans la bibliothèque. C'est qu'on trouverait là-dedans des livres qui ne doivent pas tomber sous la main d'un jeune homme, ni sous les yeux d'une femme qui se respecte... quel que soit son âge.

Et M. de Brécé ferma les armoires avec le zèle de bien faire, la certitude heureuse d'emprisonner la luxure, le doute, l'impiété, les mauvaises pensées. Il goûtait le fier contentement de mettre sous clef le mal universel. Et ce sentiment, s'il s'y mêlait quelque vanité d'homme simple et quelque secrète jalousie d'ignorant, était encore assez pur et beau. Quand il eut fourré le trousseau de clefs dans sa poche, M. de Brécé tourna sur M. Lerond une face satisfaite.

- Au-dessus, dit-il, se trouve la chambre du roi. Les anciens inventaires embrassent sous cette dénomination tout l'étage supérieur. La chambre proprement dite renferme le lit où Louis XIII a couché. Il est encore recouvert de ses anciennes broderies de soie. Cette chambre mérite d'être vue.

M. Lerond ne tenait plus debout. Ses jambes, pliées tout le long de l'année sous un bureau, avaient mal enduré la marche sur le sol gras du parc, le piétinement dans les écuries, le pèlerinage sylvain à Notre-Dame-des-Belles-Feuilles: elles étaient molles et défaillantes et terminées par des pieds chauds et douloureux, car l'avocat des congrégations avait, malencontreusement, pour bien faire, chaussé des bottines vernies.

Il leva sur le plafond un regard de détresse et balbutia:

- Il se fait tard. Ne conviendrait-il pas de rejoindre ces dames au salon?

M. de Brécé n'était terrible que dans la visite de ses écuries. Pour le reste de la tournée, ce propriétaire entendait raison.

- Il ne fait plus bien jour, en effet, dit-il. Ce sera pour une autre fois... À droite, monsieur Lerond, à droite, s'il vous plaît.

Dans l'embrasure de la porte, l'ancien substitut s'écria:

- Quels murs, monsieur le duc, quels murs ! Ils sont d'une épaisseur !

Son mince visage, demeuré tranquille et froid devant les trophées de chasse du vestibule, devant les peintures historiques du salon, devant les tapisseries somptueuses, le plafond magnifique de la galerie, devant ces beaux livres, ces reliures de maroquin au petit fer, s'animait, s'illuminait, éclatait d'admiration. M. Lerond avait enfin découvert un sujet de surprise et d'émoi, de méditation et de plaisir moral, un mur. Son âme de juge, brisée dans sa fleur en même temps que sa fortune, lors de l'exécution des Décrets, son cœur privé trop tôt de la joie de punir, jubilait à la vue d'un mur, de la chose sourde, muette et sombre qui rappelait à sa pensée ravie les idées de prison, de cachot, de peines subies, de vindicte sociale, de code, de loi, de justice, de morale, un mur !

- En effet, dit M. de Brécé, le mur, à cet endroit, entre la galerie et le pavillon, est d'une épaisseur extraordinaire. C'était la muraille extérieure du château primitif, construit en 1403.

Et M. Lerond contemplait le mur, le mesurait des yeux, le palpait de ses petites mains jaunes et crochues, l'étudiait, le vénérait, l'aimait, le possédait.

En rentrant dans le salon:

- Mesdames, dit-il aux dames de Brécé, le duc a bien voulu me faire les honneurs de sa curieuse bibliothèque. J'ai remarqué, en passant, ce mur extraordinaire qui sépare le pavillon de la galerie. Je ne crois pas qu'il existe rien d'aussi prodigieux même à Chambord.

Mais ni les dames de Brécé, ni madame de Courtrai ne l'entendirent. Elles étaient remplies et agitées d'une idée unique.

- Jean, cria madame de Brécé à son mari, Jean, regardez cela !

Et elle lui montrait un écrin de chagrin rouge, posé sur le guéridon, près de la lampe qu'on venait d'apporter. Cet écrin était en forme de boule, surmonté d'un appendice en façon de dé à coudre, et il se prolongeait à sa partie antérieure en manière de trèfle. Une carte de visite était posée tout à côté. Au pied de la table se pressaient, comme de petits chiens blancs, avec des faveurs bleues, des papiers de soie

froissés.

- Jean, regardez donc !

L'abbé Guitrel, qui se tenait debout contre le guéridon, ouvrit d'une main respectueuse l'écrin et découvrit un ciboire d'or.

- Qui vous envoie cela? demanda M. de Brécé.

- Regardez la carte... Je suis horriblement ennuyée. Je ne sais que faire.

M. de Brécé prit la carte, mit son lorgnon et lut:

Baronne Jules de Bonmont.
Pour Notre-Dame-des-Belles-Feuilles.

Il posa la carte sur la table, mit son lorgnon dans sa poche et murmura:

- C'est très contrariant !

- Un ciboire, un beau ciboire, dit M. l'abbé Guitrel.

- Quand j'étais enfant de chœur, dit le général, j'entendais les Pères appeler cette sorte de vase une custode.

- Un ciboire ou une custode, en effet, dit l'abbé Guitrel. Tels sont les noms qu'on donne aux vases renfermant la réserve eucharistique. Mais la custode affecte la forme d'un cylindre avec un couvercle en cône.

M. de Brécé demeurait songeur, le front coupé d'un grand pli sombre. Il souffla et dit:

- Pourquoi, cette madame de Bonmont, qui est juive, donne-t-elle un ciboire à la Chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles? Quelle rage ont les israélites de se fourrer dans nos églises?

M. l'abbé Guitrel, les doigts dans ses manches, passa sa langue sur ses lèvres et dit avec douceur:

- Permettez-moi, monsieur le duc, de vous faire observer que madame la baronne Jules de Bonmont est catholique.

- Allons donc ! s'écria M. de Brécé. C'est une juive autrichienne, une demoiselle Wallstein. Son mari, le baron de Bonmont, s'appelait de son vrai nom Gutenberg.

- Permettez, monsieur le duc, dit M. l'abbé Guitrel. Je ne nie pas que la baronne de Bonmont ne soit d'origine israélite. Je me permets de vous représenter que, convertie et baptisée, elle est chrétienne; j'ajouterai qu'elle est bonne chrétienne. Elle multiplie ses dons aux œuvres catholiques, et donne l'exemple de...

M. de Brécé l'interrompit:

- Monsieur l'abbé, je connais vos idées. Je les respecte comme je

respecte votre habit. Mais, pour moi, un juif converti est un juif tout de même. Je n'en fais pas la différence.

- Moi non plus, dit madame Jean de Brécé.

- Vos impressions, madame la duchesse, sont légitimes en quelque manière, répliqua l'abbé Guitrel. Mais vous ne pouvez ignorer ce que l'Église enseigne, à savoir que la malédiction divine prononcée contre les juifs poursuit leur crime et non leur race, et que les effets de cette réprobation ne sauraient atteindre les...

- Il est lourd ! dit M. de Brécé, qui, ayant tiré le ciboire de sa gaine, le tenait soulevé dans ses mains.

- Je suis vraiment contrariée, dit madame Jean de Brécé.

- Il est très lourd, répéta M. de Brécé.

- Et, qui plus est, ajouta M. Guitrel, il est fort bien travaillé. Il présente ce caractère de distinction qui est, pour ainsi dire, le cachet de Rondonneau jeune. Seul, l'orfèvre de l'archevêché pouvait choisir aussi judicieusement son modèle dans les traditions de l'art chrétien et en reproduire la forme et les ornements avec autant de bonheur que de fidélité. Ce ciboire est un ouvrage tout à fait hors ligne, dans le style du XIIIe siècle.

- Le gobelet et le couvercle sont en or massif, dit M. de Brécé.

- D'après les règles de la liturgie, dit M. l'abbé Guitrel, la coupe du ciboire doit être en or, ou tout au moins en argent doré à l'intérieur.

M. de Brécé, qui tenait le vase renversé, dit:

- Le pied est creux.

- Heureusement ! s'écria madame Jean. M. l'abbé Guitrel coula son regard sur l'œuvre de Rondonneau jeune.

- N'en doutez point, dit-il, c'est là le style du XIIIe siècle. Et l'on ne pouvait en choisir un meilleur. Le XIIIe siècle est l'âge d'or de l'orfèvrerie religieuse. À cette époque, le ciboire affecte la forme heureuse d'une grenade, que vous reconnaissez dans cette belle pièce. Le pied solide et sans maigreur s'enrichit d'émaux et de pierres précieuses.

- Miséricorde ! des pierres précieuses ! s'écria madame Jean.

- Des anges, des prophètes sont ciselés finement dans les cadres en losange du plus heureux effet.

- C'était un fripon, ce Bonmont, dit soudainement madame de Courtrai. C'était un voleur. Et sa veuve n'a pas restitué.

- Vous voyez qu'elle commence, dit M. de Brécé en montrant du doigt l'étincelant ciboire.

- Que faire? demanda madame Jean.

- Nous ne pouvons pas lui renvoyer son cadeau, répondit M. de Brécé.

- Pourquoi? demanda madame de Brécé mère.

- Mais, maman, parce que c'est impossible.

- Alors il faut le garder? dit madame Jean.

- Hé !... oui.

- Et la remercier?

- Dame !

- C'est votre avis, général?

- Il eût été préférable, dit le général, que cette dame, qui n'est pas en relation avec vous, se fût abstenue de vous faire un présent. Mais il n'y a pas de motifs pour répondre à sa politesse par un affront. C'est évident.

L'abbé Guitrel prit le ciboire entre ses mains vénérables, le souleva et dit:

- Notre-Dame-des-Belles-Feuilles regardera d'un œil bienveillant, j'en suis sûr, ce don destiné par une âme pieuse au tabernacle de son autel.

- Mais, fichtre, dit M. de Brécé, Notre-Dame-des-Belles-Feuilles, dans cette affaire, c'est moi. Si madame de Bonmont et le petit Bonmont veulent être invités chez moi - et ils le voudront -, maintenant je suis obligé de les recevoir.

III

Fuyant la pluie soudaine qui les avait surprises devant les fossés du château, madame Jules de Bonmont et madame Hortha coururent, par le chemin de ronde, jusqu'au porche dont la voûte surbaissée portait à sa clef le paon de la famille éteinte de Paves. M. de Terremondre et le baron Wallstein ne tardèrent pas à les rejoindre. Tous quatre ils reprenaient leur souffle.

- Et l'abbé? demanda madame de Bonmont. Arthur, tu as laissé l'abbé dans la charmille?

Le baron Wallstein répondit à sa sœur que l'abbé venait.

Et bientôt l'on vit M. l'abbé Guitrel, humide et paisible, monter les degrés de pierre. Il avait, dans cette alerte, observé seul une parfaite dignité, gardé le calme convenable à son état et à sa corpulence, montré par anticipation une gravité vraiment épiscopale.

Madame de Bonmont, les roses de sa chair avivées par la course, sa riche poitrine haletante sous le corsage clair, ramenait en avant sa jupe

qui serrait ainsi ses hanches évasées, et, les cheveux envolés, l'œil clair, les lèvres humides, dans sa maturité d'Érigone viennoise, donnait l'idée délicieuse d'une grappe de raisin pleine et dorée.

Elle demanda d'une voix un peu grosse et moins suave que sa bouche:

- Vous êtes mouillé, monsieur l'abbé?

L'abbé Guitrel retira son large chapeau dont le poil poudreux était tiqueté de noir par la pluie, promena le regard de son petit œil gris sur le groupe encore un peu haletant de ceux-là, que des gouttes d'eau avaient mis en fuite, et dit, non sans une douce malice:

- Je suis mouillé, mais je ne suis pas essoufflé.

Et il ajouta:

- Une ondée tout inoffensive. Mon habit n'est pas traversé.

- Montons, dit madame de Bonmont.

Elle était chez elle, dans ce château de Montil, que Bernard de Paves, grand-maître de l'artillerie, avait fait construire en 1508, pour Nicolette de Vaucelles, sa quatrième femme.

"La maison de Paves florit neuf cents ans, dit Perrin du Verdier, au premier livre de son Trésor des généalogies. Et dans ladite maison prirent alliance toutes les familles souveraines d'Europe, notamment les rois d'Espagne, d'Angleterre, de Sicile et de Hierusalem, les ducs de Bretagne, d'Alençon, de Vendôme et autres, et semblablement les Ursins, les Colonne et les Cornars". Et Perrin du Verdier s'étend avec complaisance sur les illustrations de cette "tant inclite maison" qui donna à l'Église dix-huit cardinaux et deux papes, à la couronne de France trois connétables, six maréchaux et une maîtresse de roi.

Sur la terre de Montil avaient résidé, depuis le règne de Louis XII jusqu'à la Révolution, les chefs de la branche aînée de Paves, éteinte en 1795, dans la personne de Philippe VIII, prince de Paves, seigneur de Montil, Toché, les Ponts, Rougeain, la Victoire, Berlogue et autres lieux, premier gentilhomme du roi, mort à Londres où il avait émigré et où il s'était établi merlan dans une échoppe de White-Cross-Street. Ses terres, qu'il avait laissées incultes de son vivant, furent, à l'époque du Directoire, vendues comme biens nationaux et adjugées en plusieurs lots à des paysans qui firent souche de bourgeois. La bande noire, qui avait acquis le château contre une poignée d'assignats, entreprit de le démolir en 1813. Mais, interrompus après la destruction de la galerie des Faunes, les travaux ne furent point repris. Deux ans, les gens du pays enlevèrent, pour leur usage, les plombs des toitures. En 1815, M. de Reu, ancien officier de la marine du roi, agent secret du comte de

Provence en Hollande, complice, dit-on, de George dans l'attentat de la rue Saint-Nicaise, désireux de finir sa vie dans le pays de sa naissance, acheta pour quelques centaines d'écus, arrachés au prince ingrat, ces murailles ruinées où il nicha son indigence farouche et qui pensèrent s'écrouler sur lui et sur ses onze enfants tant bâtards que légitimes. Après sa mort, sa fille, vieille fille, y demeura, faisant sécher des prunes dans les salles de gloire et de beauté. En 1875, un matin d'hiver, mademoiselle de Reu, âgée de quatre-vingt-dix-neuf ans et trois mois, fut trouvée morte sur une paillasse éventrée et pourrie, dans la chambre semée de chiffres, de devises et d'emblèmes en l'honneur de Nicolette de Vaucelles.

À cette époque, le baron Jules de Bonmont, fils de Nathan, fils de Seligmann, fils de Simon, venu d'Autriche, où il avait négocié les emprunts du malheureux Empire, établissait en France le centre de ses opérations. Il apportait à la République le concours de son génie financier. Parmi les membres du Parlement appelés à le comprendre et à l'aimer, M. Laprat-Teulet, qui représentait alors à la Chambre l'arrondissement de Montil, fut un des premiers et des plus sûrs. Il découvrit tout de suite qu'après l'âge des principes et les heures de lutte, le temps était venu des grandes affaires. Il apporta ses chaudes sympathies et son utile dévouement au baron qui, de son côté, disait volontiers: "Ce Laprat-Teulet est un garçon intelligent."

Sur l'avis de Laprat-Teulet, le baron Jules acheta le château de Montil. C'était une ruine auguste et charmante qu'on pouvait soutenir et conserver. Le baron en confia la restauration à M. Quatrebarbe, élève de Viollet-le-Duc, architecte diocésain, qui enleva toutes les vieilles pierres et les remplaça par des neuves. Et dans ce bâtiment frais, le baron, qui étonnait les hommes politiques par son goût en art, installa promptement ses collections de tableaux, de meubles, d'armes, monstres de richesse. "Ainsi le château de Montil, selon l'expression de M. de Terremondre, fut conservé aux admirateurs de notre art national et transformé en un merveilleux musée par les soins et la magnificence d'un grand seigneur doublé d'un grand amateur."

Montil et ses tours ornées de médaillons, son escalier de dentelle, ses salles aux boiseries délicatement sculptées, le baron n'en jouit guère et n'en goûta pas longtemps l'orgueil. Après avoir traversé l'âge d'or des affaires, il tomba frappé d'un coup d'apoplexie, à la veille des ruines et des scandales. Il mourut en pleine richesse, laissant une veuve éclatante et rieuse et un enfant en bas âge qui lui ressemblait par le corps trapu, le front de taureau et déjà l'âme impitoyable. Madame de Bonmont avait gardé Montil où elle se plaisait.

Elle fit passer madame Hortha par l'escalier à vis dont la dentelle de pierre répétait, au milieu de lacs et d'entrelacs, avec une folle profusion, le paon de Bernard de Paves, lié par la patte au luth de Nicolette de Vaucelles. Elle-même ramassant ses jupes d'un geste un peu brutal, qui n'était pas sans charme, s'engagea dans la montée en spirale. M. de Terremondre, président de la Société d'archéologie et jadis homme à bonnes fortunes, montait derrière elle et la suivait du regard dans le jeu de ses formes désirables.

À quarante ans, elle avait gardé l'envie et les moyens de plaire. M. de Terremondre l'en estimait, car il était honnête homme. Mais il ne tentait rien auprès d'elle, sachant qu'elle aimait profondément M. Raoul Marcien, un homme superbe, violent et déconsidéré.

Madame de Bonmont dit en poussant une porte:

- Entrons dans la salle d'armes; elle est chauffée au calorifère.

Et il était vrai que la salle d'armes était chauffée au calorifère et que, parmi les carreaux de faïence à grotesques dessinés par M. Quatrebarbe, d'après l'ancien pavement qu'il avait arraché, les conduits de chaleur entrouvraient leur bouche de cuivre clair.

Madame de Bonmont prit soin de placer sur une de ces bouches M. l'abbé Guitrel et de lui demander affectueusement s'il avait, au moins, des chaussures imperméables et s'il ne boirait pas un verre de punch.

Cette salle immense brillait, sous sa voûte à nervures, de plus de fer que l'Armeria de Madrid. Le financier avait formé là, en deux ou trois coups d'argent, une collection d'armes telle que n'en eut pas Spitzer lui-même. Les trois siècles de l'armure de plates y figuraient sous les formes en usage dans tous les pays d'Europe. Sur la cheminée monumentale, gardée par deux Brabançons à la braconnière glorieuse, se dressait de profil une armure de condottiere enfourchant une armure de cheval, avec le chanfrein à vue, la muserolle, la barde de crinière et la barde de poitrail, la tonnelle et le garde-queue. Du haut en bas des murailles s'étalaient d'éclatantes panoplies, casques, bassinets, armets, salades, morions, cabassets, bourguignotes, chapeaux de fer, hauberts, cottes d'armes, brigantines, grèves, solerets, éperons. Autour des rondaches, des pavois et des targes rayonnaient flamberges, colichemardes, pertuisanes, fauchards, guisarmes, espadons, rapières, estocs, poignards, stylets et dagues. Au pied des murs se rangeaient tout autour de la salle des fantômes revêtus de fer noirci, de fer poli, de fer gravé, niellé, ciselé, damasquiné; les maximiliennes à cuirasse cannelée et bombée, les armures à bouillons et les armures à tonne, le polichinelle d'Henri III et l'écrevisse de Louis XIII, habits de guerre que

revêtirent princes français, espagnols, italiens, allemands, anglais, chevaliers, capitaines, sergents, arbalétriers, reîtres, soudards, routiers de toutes les routes, écorcheurs et suisses; parures d'acier qui furent au Camp du Drap d'or, aux joutes et aux tournois de France, d'Angleterre et des Allemagnes, armures de Poitiers, de Verneuil, de Granson, de Fornoue, de Cérisolles, de Pavie, de Ravenne, de Pultava, de Culloden, généreuses ou mercenaires, courtoises ou félonnes, victorieuses ou vaincues, amies ou ennemies, toutes assemblées là par le baron.

* * *

Après dîner, madame de Bonmont, en servant le café, n'offrit point de sucre à M. l'abbé Guitrel, qui avait coutume d'en prendre, et elle offrit du sucre au baron de Wallstein, qui était diabétique et suivait un régime sévère. Elle agit de la sorte non point avec malice, mais parce que son âme était distraite par des pensées qui occupaient tout son cœur. Son chagrin, qu'elle ne savait point cacher, étant sans ruse, lui venait d'une dépêche envoyée de Paris, et dont le texte présentait un double sens, l'un littéral et méprisable, clair pour tout le monde, mentionnant un retard dans quelque envoi de boutures, l'autre, spirituel et véritable, intelligible pour elle seule, pour elle douloureux, lui faisant connaître que l'ami ne viendrait pas à Montil et qu'il se débattait à Paris dans de terribles embarras.

C'était le cas ordinaire de M. Raoul Marcien d'avoir grand besoin d'argent. Depuis une quinzaine d'années, depuis sa majorité, il se maintenait dans le monde à coups de génie et d'audace. Mais cette année les difficultés de sa position, sans cesse accrues, devenaient effroyables. Madame de Bonmont en éprouvait infiniment de peine et d'inquiétude, car elle aimait Raoul. Elle l'aimait tendrement, de toute son âme et de toute sa chair.

- Et vous, monsieur de Terremondre, deux morceaux?

Elle le chérissait, son Raoul, son Rara, avec toute la douceur de son âme sereine. Elle l'aurait voulu tendre et fidèle, innocent, rêveur. Il n'était pas tel qu'elle l'aurait voulu et elle en souffrait. Et, craignant de le perdre, elle faisait brûler des cierges dans la chapelle de Saint-Antoine.

M. de Terremondre, qui était connaisseur, regarda les tableaux. C'étaient des peintures de l'école moderne, des Daubigny, des Théodore Rousseau, des Jules Dupré, des Chintreuil, des Diaz, des Corot, étangs mélancoliques, orée de bois profonds, prairies humides, rues de villages, clairières qu'inonde l'or du soleil couchant, saules trempés dans les vapeurs blanches du matin, toiles argentées ou fauves, ou vertes, ou bleues, ou grises, qui, dans leurs massifs cadres d'or, sur une tenture de

damas rouge, n'accompagnaient pas très harmonieusement, peut-être, la monumentale cheminée de la Renaissance où les amours des nymphes et les métamorphoses des dieux étaient sculptés dans l'ardoise. Et ces toiles faisaient un peu tort vraiment au merveilleux plafond ancien dont les caissons peints répétaient avec une diversité infinie le paon de Bernard de Paves, lié par la patte au luth de Nicolette de Vaucelles.

- Un beau Millet ! dit M. de Terremondre devant une gardeuse d'oies, se découpant, terrible de solennité rustique, sur un ciel d'or pâle.

- C'est un joli tableau ! répondit le baron Wallstein. J'ai le pareil à Vienne. Mais le mien représente un berger. Je ne sais pas ce que mon beau-frère a payé celui-là.

Il se promenait, sa tasse à la main, par la galerie:

- Ce Jules Dupré a coûté cinquante mille francs à mon beau-frère, ce Théodore Rousseau soixante mille, ce Corot cent cinquante mille.

- Je connais les idées du baron en peinture, dit M. de Terremondre qui suivait Wallstein le long des murs. Un jour que je descendais l'escalier de l'Hôtel des Ventes, un petit tableau sous le bras, le baron me tira par la manche, selon son habitude, et me dit: "Qu'est-ce que vous emportez là?" Je lui répondis, avec l'orgueil d'un amateur heureux: "Un Ruisdaël, monsieur de Bonmont, un Ruisdaël authentique. Il a été gravé et précisément j'ai la gravure dans mes portefeuilles. - Et combien l'avez-vous payé votre Ruisdaël? - C'était dans une salle du rez-de-chaussée. L'expert ne savait pas ce qu'il vendait... Trente francs ! - Tant pis ! tant pis !" Et voyant ma surprise, il me saisit plus vivement par la manche et me dit: "Mon cher monsieur de Terremondre, il fallait le payer dix mille. Si vous l'aviez payé dix mille, il en vaudrait trente dans vos mains. Tandis que ce petit tableau qui vous coûte trente francs, quel prix pourra-t-il bien atteindre à votre vente? Vingt-cinq louis tout au plus. Il faut être raisonnable. Une marchandise ne peut pas monter d'un saut de trente francs à trente mille francs". Ah ! conclut M. de Terremondre, il était fort, le baron !

- Il était fort, répondit Wallstein... Et puis il aimait à se moquer.

Et les deux causeurs, leur tasse à la main, levant la tête, le virent, ce baron qui avait été fort dans la vie. Il était là, dressant, au milieu des paysages coûteux, dans un cadre étincelant, sa hure de sanglier narquois, peinte par Delaunay.

Cependant madame de Bonmont et M. l'abbé Guitrel, assis l'un en face de l'autre devant le feu de la vaste cheminée, échangeaient des propos

sur le temps et songeaient. Madame de Bonmont songeait que la vie eût été douce, si Rara l'avait voulu. Elle l'aimait avec tant d'innocence et de simplicité ! Tous les moralistes anciens et modernes, tous les pères de l'Église, les docteurs et les théologiens, M. l'abbé Guitrel et monseigneur Charlot, le pape et les conciles, l'archange à la trompette éclatante et le Christ, venu dans sa gloire pour juger les vivants et les morts, n'auraient pas réussi tous ensemble à lui faire croire qu'il était mal d'aimer Rara. Elle songeait qu'elle ne le verrait pas à Montil et que, peut-être, en ce moment même, il la trompait. Elle savait qu'il fréquentait les filles presque autant que les huissiers, et elle l'avait vu aux courses avec de vieilles cocottes auxquelles il lançait des regards empoisonnés tout en leur passant une lorgnette ou en leur mettant leur manteau. Car le pauvre ami ne pouvait se débarrasser d'une foule de personnes gênantes, qui le tenaient pour des raisons auxquelles on ne comprenait rien quand il les expliquait. Elle était malheureuse. Elle soupira.

M. l'abbé Guitrel songeait à l'évêché de Tourcoing. Son rival, M. l'abbé Lantaigne, était détruit. Il s'abîmait dans la ruine du séminaire, sous le papier timbré du boucher Lafolie. Mais les compétiteurs étaient nombreux, à la succession de Monseigneur Duclou. Un premier vicaire d'une des paroisses de Paris et un curé de Lyon semblaient agréables au ministère. La nonciature gardait son silence accoutumé. M. l'abbé Guitrel soupira.

En entendant ce soupir, madame de Bonmont, qui était très bonne, se reprocha ses pensées égoïstes. Elle s'efforça de s'intéresser aux affaires de M. l'abbé Guitrel et elle lui demanda très affectueusement s'il ne serait pas bientôt évêque.

- C'est à Tourcoing, lui dit-elle, que vous vous présentez. Est-ce que vous ne vous déplairez pas dans cette petite ville?

M. l'abbé Guitrel affirma que le gouvernement des fidèles occuperait assez leur pasteur; que le diocèse de Tourcoing, d'ailleurs, était l'un des plus anciens et des plus vastes de la Gaule septentrionale.

- C'est, ajouta-t-il, le siège du bienheureux Loup, apôtre des Flandres.

- Vraiment? dit madame de Bonmont.

- Il faut se garder, reprit M. l'abbé Guitrel, de confondre saint Loup, apôtre des Flandres, avec saint Loup, évêque de Lyon, saint Leu ou Loup, évêque de Sens, et saint Loup, évêque de Troyes. Celui-ci avait épousé depuis sept ans la sœur de l'évêque d'Arles, nommée Pimentola, lorsqu'il se sépara d'elle pour se livrer, dans la solitude de Lérins, aux travaux d'une dévotion ascétique.

Et madame de Bonmont songeait: "Il a encore empoigné une forte culotte au bac. D'un côté, c'est bon pour lui, parce que, dans un temps, il gagnait trop au cercle et on ne voulait plus ponter sur sa main. Mais, d'un autre côté, c'est très désagréable. Il faudra payer."

Et madame de Bonmont était vivement contrariée à l'idée de payer les dettes de Rara. D'abord elle n'était jamais contente de payer, et puis elle n'aimait pas du tout avancer de l'argent à Rara, tant par principe que dans l'inquiétude où elle se trouvait ensuite de n'être pas aimée pour elle-même. Et elle se disait qu'il faudrait pourtant payer quand elle verrait son Rara, sombre et terrible, appliquer une serviette mouillée sur son crâne fumant, qui commençait à reluire entre les cheveux devenus rares et, quand elle entendrait le pauvre ami s'écrier, au milieu de blasphèmes et d'imprécations horribles, qu'il n'avait plus qu'à se faire sauter le caisson. C'est qu'il était homme d'honneur, Rara. Il en vivait, d'honneur; témoin, arbitre, c'était sa profession depuis qu'il avait quitté l'armée. Dans un certain monde, très chic, il n'y avait pas de duel sans lui. Et elle se disait qu'il faudrait payer encore. Si, du moins, elle l'avait bien à elle, tendre, assidu? mais agité, furieux, hagard, il semblait toujours traverser une bataille.

- Ce saint dont il s'agit, madame la baronne, dit l'abbé Guitrel, le bienheureux Loup ou Lupus, évangélisa les Flandres. Les travaux de son apostolat étaient souvent pénibles. On trouve, dans sa biographie, un trait qui vous touchera par sa grâce naïve. Un jour qu'il traversait les campagnes couvertes de glace, le bienheureux s'arrêta, pour se chauffer, dans la maison d'un sénateur. Celui-ci, qui traitait alors ses compagnons de plaisir, tint avec eux, devant l'apôtre, des propos déshonnêtes. Loup tenta de réprimer ces discours. "Mes fils, dit-il au sénateur et à ses hôtes, ne savez-vous point qu'au jour du jugement vous aurez à répondre de toute parole vaine?" Mais eux, méprisant les exhortations du saint homme, redoublèrent, en leurs propos, d'indécence et d'impiété. Pour lors, secouant la poussière de ses souliers, le bienheureux leur dit: "J'ai voulu, à cause du froid, chauffer un peu à votre feu mon corps fatigué. Mais vos coupables discours me forcent de m'éloigner tout glacé encore."

Madame de Bonmont songeait avec tristesse que Rara, depuis quelque temps, ne cessait plus de grincer des dents, de rouler des yeux furieux, en menaçant de mort les juifs. Il avait toujours été antisémite, Rara. Elle aussi d'ailleurs. Mais elle aimait mieux qu'on ne posât pas la question. Et elle estimait que Rara, puisqu'il aimait une dame catholique, mais d'origine juive, avait tort de dire qu'il voudrait crever le ventre à tous les youtres. Cela encore l'attristait. Elle aurait voulu plus de douceur et de

sympathie, de plus calmes desseins et des désirs plus gracieux. Pour elle, elle mêlait à ses pensées d'amour des rêves innocents de pâtisserie et de poésie.

- L'apostolat du bienheureux Loup, dit M. l'abbé Guitrel, porta ses fruits. Les habitants de Tourcoing, baptisés par lui, le nommèrent par acclamation leur évêque. Sa fin fut accompagnée de circonstances qui frapperont vivement votre esprit, j'en suis certain, madame la baronne. Un jour du mois de décembre de l'an 397, saint Loup, plein d'œuvres et de jours, se dirigea vers un arbre entouré de ronces, au pied duquel il avait coutume de faire ses prières; là, fixant deux bâtons dans la terre, il marqua une place de la longueur de son corps et dit à ses disciples qu'il avait invités à le suivre: "Lorsque, par la volonté de Dieu, je sortirai de l'exil de ce monde, c'est là qu'il faudra m'ensevelir."

" Saint Loup mourut le dimanche qui suivit le jour où il avait marqué lui-même le lit de son repos. Il fut fait selon sa volonté. Et Blandus vint inhumer le corps du bienheureux auquel il fut appelé à succéder sur le siège épiscopal de Tourcoing.

Madame de Bonmont était triste et pleine d'indulgence. Les fureurs antisémites de Rara, elle en devinait la raison et elle les excusait. Dans ces derniers temps, Rara, pour se refaire une bonne renommée, pour se maintenir en posture d'homme d'honneur, avait pris en main, au cercle, la cause de l'armée à laquelle il avait appartenu comme officier de cavalerie. Il avait fortement resserré les liens qui l'unissaient à la grande famille. Il avait même giflé un juif qui demandait dans un café l'Annuaire militaire.

Madame de Bonmont l'aimait et l'admirait, mais elle n'était pas heureuse.

Elle leva la tête, ouvrit tout grands ses yeux jolis comme des fleurs, et dit:

- Le siège du bienheureux Loup, apôtre de... Continuez, monsieur l'abbé. Vous m'intéressez beaucoup.

Madame de Bonmont était destinée à chercher les douceurs d'un paisible amour dans des âmes peu propres à les lui assurer. Cette sentimentale Élisabeth avait toujours donné son cœur à de terribles aventuriers. Du vivant du baron Jules, elle avait aimé tendrement le fils d'un obscur sénateur, le jeune X..., fameux pour avoir, à lui seul, détourné dans un ministère les fonds secrets d'une année entière. Elle avait ensuite accordé toute sa confiance à un homme bien séduisant, qui brillait au premier rang de la presse gouvernementale et qui disparut soudain dans une immense catastrophe financière. Ceux-là du moins,

elle les tenait, pour ainsi dire, du baron lui-même. Une femme n'est pas blâmable d'aimer dans son monde. Mais le nouveau, le dernier, le plus cher, l'unique, Raoul Marcien, elle ne l'avait pas trouvé dans l'entourage du baron. Il n'appartenait pas au monde des affaires. Elle l'avait rencontré dans la meilleure société française, en province, dans un milieu presque monarchiste et presque religieux. Lui-même, il était presque gentilhomme. Elle avait bien cru cette fois contenter son désir de tendresse et d'intimité délicate, posséder enfin l'ami chevaleresque, aux sentiments nobles et doux, qu'elle rêvait.

Et voilà qu'il était comme les autres, glacé, brûlé d'épouvantes et de fureurs, déchiré d'angoisses, agité par les étonnantes merveilles d'une vie d'escroqueries et de chantages. Mais combien plus pittoresque et plus amusant qu'aucun autre ! Témoin dans une grave et délicate affaire pendant qu'on l'exécute à son cercle; le même matin, nommé chevalier de la Légion d'honneur et appelé dans le cabinet du juge d'instruction pour répondre d'une plainte en abus de confiance ! Et toujours la poitrine bombée, la moustache flambante, défendant son honneur à la pointe de l'épée. Mais depuis quelques mois il perdait son sang-froid, parlait trop haut et s'agitait trop, se compromettait par désir de vengeance; car il était trahi, disait-il.

Élisabeth voyait avec inquiétude les colères de Rara s'allumer chaque jour plus vives. Quand elle allait chez lui le matin, elle, le trouvait en manches de chemise, plongé jusqu'au cou dans sa vieille malle d'officier, toute pleine de papier timbré, et, là-dedans, la tête cramoisie, jurant, sacrant, hurlant: "Gredins, canailles, fripouilles, misérables !" annonçant qu'on entendrait parler de lui et qu'il y aurait du nouveau. Elle attrapait un baiser au milieu des imprécations. Et il la congédiait avec la perpétuelle annonce qu'il se ferait sauterie caisson.

Non, ce n'est pas ainsi qu'Élisabeth comprenait l'amour !

- Vous disiez donc, monsieur l'abbé, que le bienheureux Loup?...

Mais l'abbé Guitrel, la tête inclinée sur l'épaule et les mains jointes sur la poitrine, dormait dans son fauteuil.

Et madame de Bonmont, douce envers elle-même comme envers autrui, s'endormit dans sa bergère, en songeant que Rara verrait peut-être la fin de ses tracas, qu'elle n'aurait peut-être que peu d'argent à lui donner pour cela, et qu'enfin elle était aimée par le plus beau des hommes.

- Chère amie, chère amie, s'écria de sa voix de cor de chasse, avec un accent à terrifier des Turcs, l'Européenne madame Hortha, chère amie, est-ce que nous ne verrons pas ce soir monsieur Ernest?

Elle parlait debout, les traits grands, avec l'air d'une vierge guerrière oubliée vingt ans dans un praticable au théâtre de Bayreuth, terrible, ceinte et revêtue de jais et d'acier, de lueurs, d'éclairs, de bruits; au fond, très bonne dame et mère de beaucoup d'enfants.

Réveillée en sursaut par ces cuivres enchantés, qui sonnaient dans la gorge de l'excellente madame Hortha, la baronne répondit que son fils, ayant obtenu un congé de convalescence, devait venir ce soir même à Montil. Les chevaux étaient allés le chercher à la gare.

M. l'abbé Guitrel, son sommeil traversé par cette fanfare nocturne, rajusta ses lunettes chancelantes et, passant sa langue sur ses lèvres afin de leur donner l'onction nécessaire, murmura avec une céleste douceur:

- Oui, Loup... Loup...

- Ainsi, dit madame de Bonmont, vous porterez la mitre, vous tiendrez la crosse; et vous aurez au doigt un gros anneau.

- Je ne sais pas encore, madame, dit M. Guitrel...

- Si ! si ! vous serez nommé !

Elle se pencha un peu vers l'abbé et demanda à voix basse:

- Monsieur l'abbé, est-ce que l'anneau des évêques doit avoir une forme particulière?

- Pas précisément, madame, répondit M. Guitrel. L'évêque porte l'anneau comme symbole de son mariage spirituel avec l'Église: il convient donc que cet anneau exprime, en quelque sorte par son aspect même, des idées de pureté et d'austérité.

- Ah !... dit madame de Bonmont. Et la pierre?...

- Au Moyen Âge, madame la baronne, le chaton était parfois d'or comme l'anneau ou bien de pierre précieuse. L'améthyste est une pierre très convenable, ce semble, à orner l'anneau pastoral. Aussi la nomme-t-on pierre d'évêque. Elle brille d'un éclat modéré. C'était une des douze pierres qui composaient le pectoral du grand-prêtre des juifs. Elle exprime, dans la symbolique chrétienne, la modestie et l'humilité. Marbode, évêque de Rennes au XIe siècle, en fait l'emblème des cœurs qui se crucifient sur la croix de Jésus-Christ.

- Vraiment? dit madame de Bonmont. Et elle résolut d'offrir à M. Guitrel, quand il serait nommé évêque, un anneau pastoral, avec une grande améthyste.

Mais les cuivres de madame Hortha éclatèrent de nouveau:

- Chère amie, chère amie, est-ce que nous ne verrons pas monsieur

Raoul Marcien? Est-ce que nous ne le verrons pas, ce cher monsieur?

Il fallait l'admirer, la dame européenne, connaissant toutes les sociétés du globe, de ne pas trop les embrouiller dans sa tête. Son cerveau contenait l'annuaire des salons de toutes les capitales, et elle ne manquait pas d'un certain sens mondain; sa bienveillance était universelle. Si elle avait nommé M. Raoul Marcien, c'était en toute innocence. Elle était l'innocence même. Elle ignorait le mal. Bonne épouse et bonne mère, ayant pour foyer un sleeping-car, un wagon-lit sur des voies ferrées, elle était une femme d'intérieur. Sous son corsage où le jais et l'acier jetaient des éclairs avec un bruit de grêle, elle portait un corset de grosse toile grise. Ses femmes de chambre ne doutaient point de sa vertu.

- Chère amie, chère amie, vous savez, monsieur Raoul Marcien, il s'est battu avec monsieur Isidore Mayer.

Et dans son langage d'international office, d'agence pour voyageurs, elle conta l'affaire, que madame de Bonmont connaissait bien. Elle dit comment M. Isidore Mayer, un israélite assez connu et très estimé dans le monde financier, entra un matin dans un café du boulevard des Capucines, s'assit devant une table et demanda l'Annuaire militaire. Ayant un fils dans l'armée, il voulait savoir les noms des officiers appartenant au régiment de son fils. Il étendait la main pour prendre l'Annuaire, apporté par un garçon, quand M. Raoul Marcien s'avança vers lui et lui dit: "Monsieur, je vous défends de toucher au livre d'or de l'armée française. - Pourquoi? demanda M. Isidore Mayer. - Parce que vous êtes un coreligionnaire du traître". M. Isidore Mayer haussa les épaules. Et M. Raoul Marcien lui donna un soufflet. Sur quoi une rencontre fut reconnue nécessaire et deux balles furent échangées sans résultat.

- Chère amie, chère amie, comprenez-vous? Moi, je ne comprends pas.

Madame de Bonmont ne répondit point, et son silence fut prolongé par le silence de M. de Terremondre et du baron Wallstein.

- Je crois, dit madame de Bonmont en tendant l'oreille à un bruit sourd de roues et de chevaux, je crois que c'est Ernest qui arrive.

Un domestique ayant apporté les journaux, M. de Terremondre déploya une des feuilles et y jeta un regard très distrait.

- Encore l'Affaire, murmura-t-il... Encore des professeurs qui protestent. Quelle rage ont-ils de s'occuper de ce qui ne les regarde pas? Il est bien juste pourtant que les militaires règlent leurs comptes entre eux, comme c'est l'habitude. Et il me semble que quand sept officiers...

- Assurément, dit l'abbé Guitrel, quand sept officiers se sont prononcés, il est téméraire, je dirai même inconvenant d'émettre un doute sur leur décision. C'est une indécence, évidemment ! une incongruité.

- Vous parlez de l'Affaire? demanda madame de Bonmont. Eh bien ! je puis vous affirmer que Dreyfus est coupable. Je le tiens d'une personne très bien informée.

Elle dit et rougit. Car cette personne était Raoul.

Ernest entra, maussade et sournois, dans le salon.

- Bonjour, maman ! bonjour, monsieur l'abbé !

Il salua les autres à peine et il alla s'enfoncer dans les coussins, sous le portrait de son père. Il lui ressemblait beaucoup. C'était le baron, mais amoindri, diminué, affadi, le sanglier devenu petit, pâle et mou. Pourtant la ressemblance était frappante, M. de Terremondre en fit la remarque:

- C'est étonnant, monsieur de Bonmont, comme vous ressemblez au portrait du baron !

Ernest leva la tête et regarda du coin de l'œil la toile de Delaunay.

- Ah ! papa ! Très fort, papa. Moi aussi très fort, mais fichu. Comment va, monsieur l'abbé? Nous sommes bons amis, n'est-ce pas? tous les deux. Je vous demanderai tout à l'heure un petit bout de conversation.

Puis, se tournant vers M. de Terremondre qui tenait un journal dans ses mains:

- Qu'est-ce qu'on dit ici? Quant à nous, vous pensez bien qu'au corps nous n'avons pas les moyens de nous payer une opinion. C'est un luxe de bourgeois que d'avoir une idée sur quelque chose, même une idée bête. Et puis les affaires qui regardent les grosses légumes, en quoi peuvent-elles intéresser les hommes, bon Dieu !

Il ricana. Il s'amusait terriblement au quartier. Très fin sans en avoir l'air, silencieux, prudent, sournois, il jouissait de la prodigieuse puissance démoralisatrice qu'il portait en lui. Corrupteur encore malgré lui quand il se plaisait à liarder et à carotter, il avait ri d'un rire énorme et muet, le jour où il s'était fait offrir une pipe en écume par un camarade pauvre et vaniteux. Sa joie était de mépriser et de haïr ses supérieurs, en voyant les uns, pleins de convoitises, lui vendre leur âme; les autres, timorés, lui refuser, de peur de se compromettre, non pas une faveur, mais la jouissance de quelque droit, qui ne fut jamais dénié à un fils de paysan.

Le jeune Ernest de Bonmont vint, sournois et câlin, s'asseoir tout à côté de M. l'abbé Guitrel.

- Monsieur l'abbé, vous voyez souvent les Brécé; vous êtes dans leur intimité, pas vrai?

- Ne croyez point, mon enfant, répondit M. l'abbé Guitrel, que je sois dans l'intimité de monsieur le duc de Brécé. Cela n'est pas... Du moins ai-je souvent l'occasion de le voir au milieu de sa famille. Je vais, à certains jours de fête, dire la messe dans la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles, située, comme vous le savez, dans les bois de Brécé. C'est pour moi, je le disais tantôt encore à madame votre mère, une source de consolations et de grâces. Après la messe, je déjeune soit au presbytère, chez monsieur le curé Traviès, soit au château, où l'on me fait, je dois le dire, le meilleur accueil. Le duc est d'une simplicité parfaite dans ses manières; les dames de Brécé sont affables et douces. Elles font beaucoup de bien dans le pays; elles en feraient plus encore si les préventions injustifiées, les haines aveugles, le mauvais vouloir des populations...

- Savez-vous, monsieur l'abbé, quel effet a produit l'ustensile que maman a envoyé à la duchesse pour la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles?

- Quel ustensile voulez-vous dire? Parlez-vous, mon enfant, du ciboire en vermeil? Je puis vous assurer que monsieur et madame de Brécé ont été touchés de cet hommage fait si simplement par madame votre mère à la Vierge miraculeuse.

- Alors, c'est une bonne idée, dites, monsieur l'abbé? Eh bien ! c'est moi qui l'ai eue. Maman, vous savez, elle n'a pas beaucoup d'idées... Oh ! je ne lui en fais pas un reproche... Mais parlons sérieusement. Vous m'aimez bien, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?

M. l'abbé Guitrel prit entre ses deux mains la main du jeune Bonmont.

- Mon enfant, ne doutez pas de ma tendresse pour vous: elle est paternelle; je dirai même qu'elle est maternelle, pour mieux exprimer ce qu'elle contient à la fois de force et de douceur. Je vous ai suivi avec attendrissement, mon cher Ernest, depuis le jour déjà lointain où vous avez fait une bonne première communion jusqu'à ce moment où vous accomplissez votre noble devoir de soldat, dans cette belle armée française qui devient de jour en jour, je me plais à le constater, plus chrétienne et plus religieuse. Et j'ai la conviction, mon bien cher enfant, qu'au milieu des distractions, des égarements même de votre âge, vous avez gardé la foi. Vos actes en témoignent. Je sais que vous avez toujours tenu à honneur de contribuer à nos bonnes œuvres. Vous êtes mon enfant de prédilection.

- Eh bien ! monsieur l'abbé, rendez service à votre enfant. Dites au duc

de Brécé de me donner le bouton.

- Le bouton?

- Le bouton de l'équipage.

- Le bouton de l'équipage ! Mais, mon enfant, c'est d'une affaire de vénerie que vous me parlez là; et je ne suis pas, comme monsieur le curé Traviès, un grand chasseur devant l'Éternel. J'ai pratiqué saint Thomas beaucoup plus que saint Hubert. Le bouton de l'équipage ! N'est-ce point une expression figurée, une métaphore, pour exprimer l'idée d'une chasse en commun? Enfin, mon enfant, vous désirez recevoir une invitation aux chasses de monsieur de Brécé.

Le jeune Bonmont sauta:

- Ne gaffons pas, monsieur l'abbé. Ce n'est pas ça... Oh ! mais ce n'est pas ça du tout. Une invitation... Je suis bien sûr de recevoir une invitation aux chasses de Brécé en échange de l'ustensile.

- Du ciboire, du ciboire, ciborium. Je pense aussi, mon cher enfant, que monsieur le duc et madame la duchesse se feront une joie de vous envoyer une invitation dès qu'ils croiront, en le faisant, être agréables à vous et à madame votre mère.

- Je vous crois. Du moment qu'ils ont gardé l'argenterie... Mais vous pouvez leur dire que je ne serais pas ravi de leur invitation. Moisir dans un carrefour d'où on ne voit rien, recevoir toute la boue de l'équipage dans la gueule et se faire attraper par un piqueur parce qu'on foule la voie, c'est une variété de distractions dont je ne suis pas avide. Les Brécé peuvent garder leur invitation.

- En ce cas, mon enfant, je ne comprends pas bien votre pensée.

- Elle est pourtant limpide, ma pensée, monsieur l'abbé. Je ne veux pas que les Brécé se fichent de moi, voilà ma pensée.

- Expliquez-vous, je vous prie !

- Eh bien ! monsieur l'abbé, imaginez qu'on vous mette dans le Carrefour du Roi, avec le médecin du village, la femme du capitaine de gendarmerie et le premier clerc de monsieur Irvoy. Non, ce n'est pas admissible. Tandis que si j'ai le bouton, je chasse avec l'équipage. Et l'on verra, quoique j'aie l'air un peu vanné, des fois, si je ne suis pas un monsieur qui pique dur. Eh bien ! le bouton, vous pouvez me le faire avoir, monsieur l'abbé. Les Brécé ne vous le refuseront pas. Vous n'avez qu'à le demander au nom de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles.

- Mon enfant, ne mettez point, je vous prie, Notre-Dame-des-Belles-Feuilles dans cette affaire, qui n'est pas de celles qui l'intéressent. La Vierge miraculeuse de Brécé est assez occupée d'accorder des grâces

aux veuves, aux orphelins et à nos chers petits soldats de Madagascar. Mais y a-t-il donc, mon bon Ernest, un si grand avantage à posséder ce bouton? Est-ce donc un si précieux talisman? À sa possession sont attachés sans doute de singuliers privilèges. Faites-les-moi connaître. Je ne méprise pas, tant s'en faut, l'art très antique et très noble de la chasse. J'appartiens au clergé d'un diocèse éminemment cynégétique. Je demande à m'instruire.

- Vous vous amusez, monsieur l'abbé; vous vous payez ma tête. Vous savez bien que le bouton, c'est le droit de porter la tenue aux couleurs de l'équipage... Je vais vous parler à cœur ouvert. Je suis franc: j'en ai les moyens. Je veux le bouton de Brécé parce que c'est chic de l'avoir, et que j'aime le chic. Je le veux par snobisme: je suis snob. Par vanité: je suis vaniteux. Je le veux parce que je serais flatté de dîner à la Saint-Hubert chez les Brécé. Le bouton de Brécé, je crois qu'il m'irait bien ! J'en ai très envie, je ne le cache pas. Je n'ai pas de fausse honte... ni de vraie non plus, d'ailleurs... Écoutez-moi, monsieur l'abbé: j'ai une chose très importante à vous dire. Il faut que vous sachiez qu'en demandant le bouton au duc de Brécé, vous ne ferez que réclamer ce qui m'est dû... parfaitement... ce qui m'est dû. J'ai des propriétés dans le pays. Je ne tue pas les cerfs, je laisse passer sur moi, je laisse attaquer sur moi; ce sont des procédés qui méritent des égards et de la reconnaissance. Monsieur de Brécé doit le bouton à ce bon petit voisin d'Ernest.

L'abbé ne répondit rien; visiblement il résistait et se refusait. Le jeune Bonmont reprit:

- Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur l'abbé, que, dans le cas où les Brécé feraient payer le bouton, ce n'est pas le prix qui m'arrêterait.

M. l'abbé Guitrel fit un geste de protestation:

- Écartez cette hypothèse, mon enfant. Elle ne cadre pas avec le caractère du duc de Brécé.

- Possible, monsieur l'abbé. Bouton gratuit, bouton payant, ça dépend des moyens et des idées. Il y a des équipages qui coûtent à leur propriétaire quatre-vingt mille francs par an; il y en a qui rapportent au leur trente mille livres de rentes. Ce que j'en dis n'est pas pour blâmer ceux qui font payer le bouton. Personnellement, je serais plutôt disposé à le faire. Je trouve que c'est juste. Et puis il y a des régions où les chasses sont tellement coûteuses que le propriétaire, même s'il est riche, n'en peut faire seul les frais. Figurez-vous, monsieur l'abbé, que vous ayez une chasse dans la banlieue de Paris. Vous voyez-vous faisant face à toutes les dépenses et payant de votre bourse des indemnités ruineuses aux paysans? Mais je crois, comme vous, qu'il n'y a pas de

bouton payant à Brécé. Le duc n'a pas une tête à se faire un revenu avec son équipage. Eh bien ! vous m'aurez le bouton gratis, monsieur l'abbé ! c'est tout bénéfice.

Avant de répondre, l'abbé Guitrel tourna sept fois sa langue dans sa bouche. Et ce signe de sagesse ne laissa point d'inquiéter le jeune Bonmont.

Enfin:

- Mon cher enfant, je l'ai dit et veux vous le redire encore: je vous aime tendrement. Je voudrais vous être utile ou seulement agréable. Je saisirais avec empressement toutes les occasions qui se présenteraient de vous rendre service. Mais vraiment je n'ai pas qualité pour solliciter en votre faveur cette distinction mondaine que vous appelez le bouton. Songez que si monsieur le duc de Brécé, après m'avoir entendu exposer votre requête, faisait quelque résistance, soulevait quelque difficulté, je demeurerais devant lui sans force et sans armes. Quels moyens un pauvre professeur d'éloquence au grand séminaire aurait-il de vaincre les résistances, de lever les difficultés, d'emporter l'adhésion, pour ainsi dire, de vive force? Je n'ai rien en moi qui parle et s'impose aux grands de ce monde. Je ne puis, je ne dois, même dans une occasion futile comme celle-ci, prendre une cause dont je ne saurais assurer le succès.

Le jeune Bonmont regarda M. l'abbé Guitrel avec une surprise mêlée d'admiration et lui dit:

- Je comprends, monsieur l'abbé. Ce n'est pas possible maintenant. Mais quand vous serez évêque, vous enlèverez le bouton comme une bague aux chevaux de bois... Sûr !

- Il est probable, répondit gravement M. Guitrel, que si un évêque lui demandait pour vous ce bouton de chasse, monsieur de Brécé ne lui opposerait point un refus.

IV

Ce soir-là, M. Bergeret, ayant accompli de grands travaux, était las. Il faisait sa promenade accoutumée par la ville, en compagnie de M. Goubin, son disciple préféré, depuis la trahison de M. Roux, et, songeant aux tâches accomplies, il se demandait, après tant d'autres, quel fruit l'homme recueille de son travail. M. Goubin, l'interrogeant, lui dit:

- Maître, pensez-vous que Paul-Louis Courier soit un bon sujet de thèse française?

M. Bergeret ne lui fit pas de réponse.

Comme il passait devant la boutique de madame Fusellier, la papetière, il s'arrêta devant la vitrine, où des modèles de dessin étaient exposés à la lumière du gaz, et il regarda avec intérêt l'Hercule Farnèse, qui montrait ses muscles au milieu de cette imagerie scolaire.

- J'ai de la sympathie pour lui, dit M. Bergeret.

- Pour qui? demanda M. Goubin, en essuyant les verres de son binocle.

- Pour Hercule, répondit M. Bergeret. C'était un brave homme. "Ma destinée, a-t-il dit lui-même, est laborieuse et tendue vers un but élevé". Il travailla beaucoup sur cette terre, avant d'être récompensé par la mort, qui est en effet la seule récompense de la vie. Il n'avait pas le temps de se livrer à la méditation; les longues pensées n'ont jamais altéré la simplicité de son âme. Mais il se sentait triste lorsque venait le soir et que son grand cœur, à défaut d'une vive intelligence, lui révélait la vanité de l'effort et la nécessité qui contraint les meilleurs à faire du mal en même temps que du bien. Il y avait en cet homme fort une douceur singulière. Et puisqu'il lui arrivait, ainsi qu'à chacun de nous, dès que nous entrons dans l'action, d'assommer, sans y prendre garde, les innocents avec les coupables, les faibles avec les violents, il en éprouvait sans doute quelque regret. Peut-être même plaignait-il les malheureux monstres qu'il avait détruits pour le bien des hommes, le pauvre taureau crétois, la pauvre hydre de Lerne, ce beau lion qui lui avait laissé, en mourant, un manteau bien chaud. Plus d'une fois, après son travail, au déclin du jour, sa massue dut lui peser.

M. Bergeret souleva son parapluie avec effort, comme une arme pesante. Et il poursuivit son discours:

- Il était robuste, il était faible. Nous l'aimons, parce qu'il nous ressemble.

- Hercule? demanda M. Goubin.

- Oui, répondit simplement M. Bergeret. Comme nous, il naquit malheureux, fils du dieu et de la femme, tenant de cette double origine la tristesse d'une âme pensante et les misères d'un corps affamé. Il fut soumis toute sa vie aux caprices d'un roi fantasque. Ne sommes-nous point aussi les enfants de Zeus et de la malheureuse Alcmène, et les esclaves d'Eurysthée? Je dépends du ministre de l'Instruction publique, qui peut m'envoyer à Alger comme Hercule fut envoyé chez les Nasamons.

- Vous ne nous quittez pas, cher maître? demanda M. Goubin, inquiet.

- Voyez comme il est triste ! poursuivit M. Bergeret. Avec quelle lassitude il s'appuie sur sa massue et laisse pendre son bras ! La tête

penchée, il songe à ses durs labeurs. L'Hercule Farnèse procède certainement de la statue de Lysippe. Apprenti forgeron avant d'être statuaire, Lysippe, robuste sculpteur du robuste héros, a fixé le type d'Hercule.

Ayant encore une fois essuyé avec son mouchoir le verre de son lorgnon, M. Goubin cherchait à discerner dans la vitrine quelques traits de la figure que décrivait le maître. Tandis qu'il y tâchait, madame Fusellier, la papetière, entendant sonner à sa pendule le coup de neuf heures, éteignit le gaz sous l'œil clignotant du disciple, qui ne sut même pas pour quelle cause il ne voyait rien, vivant dans une myopie qui le retranchait du monde imaginaire dans lequel se meuvent la plupart des hommes.

Et M. Bergeret ayant repris sa marche et son discours, il le suivit à la voix, car il était guidé par l'ouïe sur tous les sentiers de la terre où se risquait sa jeunesse prudente.

- Sa vigueur, disait le maître de conférences, causait sa faiblesse. Il était sous la dépendance de sa propre force, soumis aux exigences de son tempérament qui l'obligeait à manger des moutons entiers, à vider des amphores de vin noir et lui faisait faire des sottises pour des femmes qui ne valaient pas grand-chose. Le héros qui portait avec sa massue la paix heureuse et la justice auguste par le monde, le fils de Zeus, s'endormait parfois au coin d'une borne comme un simple poivrot ou logeait pendant des semaines et des mois chez une fille dont il était devenu l'amant de cœur. De là sa mélancolie. Avec une âme simple, obéissante, amie de la justice, avec des muscles puissants, il était à craindre qu'il ne devînt jamais qu'un excellent militaire, un gendarme transcendant. Mais ses faiblesses, ses expériences malheureuses, ses fautes lui agrandirent l'âme, la lui ouvrirent sur la diversité de la vie et trempèrent de douceur sa bonté terrible.

- Mon cher maître, demanda M. Goubin, ne croyez-vous pas qu'Hercule est le soleil, que ses douze travaux sont les signes du zodiaque et que la robe ardente de Déjanire représente les nuages enflammés du couchant?

- Il se peut, répondit M. Bergeret, mais je ne veux pas le croire. Je me fais d'Hercule l'idée que s'en faisait, au temps des guerres médiques, un barbier de Thèbes ou une marchande d'herbes d'Éleusis. Cette idée vaut bien, je pense, en force, abondance et vivacité, tous les systèmes de la mythologie comparée. C'était un brave homme. En allant chercher les chevaux de Diomède, il passa par Phérès et s'arrêta devant le palais d'Admète. Il demanda d'abord à boire et à manger, rudoya les

serviteurs, qui n'avaient jamais vu un hôte si grossier, se ceignit la tête de myrtes et but immodérément. Ivre et pas fier, il voulait à toute force que l'échanson bût avec lui. Celui-ci, très choqué de ces façons, répondit sévèrement que l'heure n'était point de rire ni de boire, lorsque la reine, la bonne Alceste, venait d'être portée au tombeau. Elle s'était vouée à Thanatos à la place d'Admète, son mari. C'était donc là, non point une mort ordinaire, mais une sorte d'enchantement. Le bon Hercule, aussitôt dégrisé, s'enquit seulement du lieu où l'on avait porté Alceste. Elle reposait sur la route de Larisse, hors du faubourg, dans un tombeau de marbre poli. Il y courut. Quand Thanatos, en péplos noir, vint goûter aux gâteaux arrosés de sang, déposés en offrande, le héros, qui se tenait embusqué derrière la chambre funèbre, se jeta sur le roi des ombres, le broya dans le cercle de ses bras et le força, tout brisé, de lui rendre Alceste, qu'il reconduisit voilée et silencieuse au palais d'Admète. Cette fois il refusa de se rafraîchir. Il était pressé. Il n'avait que le temps d'aller chercher les cavales de Diomède.

" Voilà une merveilleuse aventure. Je préfère peut-être celle des Cercopes. Connaissez-vous les deux frères Cercopes, monsieur Goubin? Ils se nommaient l'un Andolous, l'autre Atlantos. Ils avaient des visages de singe. Leur nom ferait croire qu'ils avaient aussi une queue, comme les singes des petites espèces. C'étaient des voleurs pleins d'astuce qui pillaient les vergers. Leur mère les avertissait sans cesse de se méfier du héros mélampyge. C'est ainsi, vous le savez, qu'on désignait familièrement Hercule qui n'avait pas la peau blanche. Les imprudents méprisèrent un avis si sage. Ayant surpris, un jour, le mélampyge endormi sur la mousse au bord d'un ruisseau, ils se glissèrent jusqu'à lui pour lui voler sa massue et sa peau de lion. Mais le héros, réveillé soudain, les empoigna, les attacha par les pieds à une branche d'arbre et, les portant sur son dos, poursuivit son chemin. Les Cercopes n'étaient pas à leur aise, sans doute, ni bien rassurés sur leur sort. Mais comme ils avaient le corps souple et l'âme légère et que tout leur était distraction, ils s'amusèrent de ce qu'ils voyaient. C'était précisément l'endroit par lequel le héros avait mérité le nom de mélampyge. Atlantos en fit la remarque à son frère Andolous, qui lui répondit que le héros était bien celui que leur mère leur avait nommé. Et tous deux, tandis qu'ils pendaient comme des chevreuils à l'épieu d'un chasseur, chuchotaient: "Mélampyge, mélampyge", avec un rire moqueur, semblable au cri de la huppe dans les bois. Hercule était fort irritable et ne supportait pas volontiers la moquerie; mais il ne mettait pas partout son amour-propre et ne prétendait pas avoir la peau blanche tout le long du corps comme le pauvre petit Hylas. Ce nom de mélampyge lui

paraissait au contraire honorable et très propre à un homme fort, qui allait par les routes accomplissant de grands travaux. Il était simple et s'égayait de peu. Le propos des deux Cercopes lui donna une telle envie de rire qu'il en eut les flancs coupés et que, posant son gibier à terre, il s'assit sur le bord du chemin pour lancer à l'aise les éclats de son rire héroïque. Il remplit longtemps la vallée des sons de son gosier joyeux. Le soleil, qui descendait à l'horizon, répandait sa pourpre sur les nuées et faisait briller la cime des monts. Sous les pins noirs et les mélèzes chevelus, le héros riait encore. Enfin il se leva, délia les deux petits hommes-singes, puis, les ayant admonestés, il les laissa libres, et reprit dans la nuit, par la montagne, son rude chemin. Vous voyez qu'il était bonhomme.

- Cher maître, dit M. Goubin, permettez-moi de vous faire une question. Pensez-vous que Paul-Louis Courier soit un bon sujet pour une thèse de doctorat? Parce que, dès que j'aurai passé ma licence...

V

Comme on parlait de l'Affaire chez Paillot, dans le coin des bouquins, M. Bergeret, qui avait l'esprit spéculatif, exprima des idées qui ne correspondaient point au sentiment public.

- Le huis clos, dit-il, est une pratique détestable.

Et comme M. de Terremondre lui objectait la raison d'État, il répliqua:

- Nous n'avons point d'État. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d'État, c'est la raison des bureaux. On nous dit qu'elle est auguste. En fait, elle permet à l'administration de cacher ses fautes et de les aggraver.

M. Mazure dit avec solennité:

- Je suis républicain, jacobin, terroriste... et patriote. J'admets qu'on guillotine les généraux, mais je ne permets pas qu'on discute les décisions de la justice militaire.

- Vous avez raison, dit M. de Terremondre, car si une justice est respectable, c'est bien celle-là. Et je puis vous assurer, connaissant l'armée, qu'il n'y a pas de juges aussi indulgents et aussi capables de pitié que les juges militaires.

- Je suis heureux de vous l'entendre dire, répliqua M. Bergeret. Mais l'armée étant une administration comme l'agriculture, les finances ou l'instruction publique, on ne conçoit pas qu'il existe une justice militaire quand il n'existe ni justice agricole, ni justice financière, ni justice

universitaire. Toute justice particulière est en opposition avec les principes du droit moderne. Les prévôtés militaires paraîtront à nos descendants aussi gothiques et barbares que nous paraissent à nous les justices seigneuriales et les officialités.

- Vous plaisantez, dit M. de Terremondre.

- C'est ce qu'on a dit à tous ceux qui ont prévu l'avenir, répondit M. Bergeret.

- Mais si vous touchez aux conseils de guerre, s'écria M. de Terremondre, c'est la fin de l'armée, c'est la fin du pays !

M. Bergeret fit cette réponse:

- Quand les abbés et les seigneurs furent privés du droit de pendre les vilains, on crut aussi que c'était la fin de tout. Mais on vit bientôt naître un nouvel ordre, meilleur que l'ancien. Je vous parle de soumettre le soldat, en temps de paix, au droit commun. Croyez-vous que depuis Charles VII, ou seulement depuis Napoléon, l'armée française n'ait pas subi de plus grands changements que celui-là?

- Moi, dit M. Mazure, je suis un vieux jacobin, je maintiens les conseils de guerre et je place les généraux sous l'autorité d'un comité de salut public. Il n'y a rien de tel pour les décider à remporter des victoires.

- C'est une autre question, dit M. de Terremondre. Je reviens à ce qui nous occupe, et je demande à monsieur Bergeret s'il croit, de bonne foi, que sept officiers ont pu se tromper.

- Quatorze ! s'écria M. Mazure.

- Quatorze, reprit M. de Terremondre.

- Je le crois, répondit M. Bergeret.

- Quatorze officiers français ! s'écria M. de Terremondre.

- Oh ! dit M. Bergeret, ils auraient été suisses, belges, espagnols, allemands ou néerlandais, qu'ils auraient pu se tromper tout autant.

- Ce n'est pas possible, s'écria M. de Terremondre.

Le libraire Paillot secoua la tête, pour exprimer qu'à son avis aussi, c'était impossible. Et le commis Léon regarda M. Bergeret avec une surprise indignée.

- Je ne sais si vous serez jamais éclairés, fit doucement M. Bergeret. Je ne le pense pas, quoique tout soit possible, même le triomphe de la vérité.

- Vous voulez parler de la révision, dit M. de Terremondre. Cela, jamais ! La révision vous ne l'aurez pas. Ce serait la guerre. Trois ministres et vingt députés me l'ont dit.

- Le poète Bouchor, répondit M. Bergeret, nous enseigne qu'il vaut mieux endurer les maux de la guerre que d'accomplir une action injuste. Mais vous n'êtes point dans cette alternative, messieurs, et l'on vous effraye avec des mensonges.

Au moment où M. Bergeret prononçait ces paroles, un grand tumulte éclata sur la place. C'était une bande de petits garçons qui passaient en criant: "À bas Zola ! mort aux juifs !" Ils allaient casser des carreaux chez le bottier Meyer qu'on croyait israélite, et les bourgeois de la ville les regardaient avec bienveillance.

- Ces braves petits gosses ! s'écria M. de Terremondre, quand les manifestants furent passés.

M. Bergeret, le nez dans un gros livre, prononça lentement ces mots:

"La liberté n'avait pour elle qu'une infime minorité de gens instruits. Le clergé presque tout entier, les généraux, la plèbe ignare et fanatique voulaient un maître."

- Qu'est-ce que vous dites? demanda M. Mazure, agité.

- Rien, répondit M. Bergeret. Je lis un chapitre de l'histoire d'Espagne. Le tableau des mœurs publiques lors de la restauration de Ferdinand VII.

Cependant le bottier Meyer fut à demi assommé. Il ne s'en plaignit point, de peur de l'être tout à fait, et parce que la justice du peuple, associée à celle de l'armée, lui inspirait une muette admiration.

VI

M. Bergeret n'était pas triste, parce qu'il jouissait de l'indépendance véritable, qui est toute intérieure. Il avait l'âme libre. Il goûtait aussi la douceur profonde de la solitude, après le départ de madame Bergeret, en attendant sa fille Pauline, que devait bientôt lui amener d'Arcachon mademoiselle Bergeret, sa sœur. M. Bergeret se promettait de vivre agréablement avec sa fille, qui lui ressemblait par un certain tour d'esprit et de langage, et qui flattait son amour-propre, parce qu'on lui en faisait des compliments. Il se plaisait à l'idée de revoir sa sœur Zoé, vieille fille qui, n'ayant jamais été jolie, avait gardé sa franchise naturelle, fortifiée par une secrète disposition à déplaire, et qui d'ailleurs ne manquait ni d'esprit ni de cœur.

Pour le présent, M. Bergeret était occupé des soins de son emménagement. Il accrochait aux parois de son cabinet, au-dessus de la bibliothèque, de vieilles vues de Naples et du Vésuve, qui lui venaient d'héritage. Or, de tous les travaux auxquels puisse se livrer un honnête

homme, le travail d'enfoncer des clous dans un mur est celui peut-être qui procure les plus tranquilles jouissances. Le comte de Caylus, sensible à bien des sortes de voluptés, mettait au-dessus de toutes les autres celle de déballer des caisses de poteries étrusques. Donc, M. Bergeret accrochait à son mur une vieille gouache représentant le Vésuve, dans la nuit bleue, avec une aigrette de flamme et de fumée. Ce tableau lui rappelait les heures de son enfance étonnée et charmée. Il n'était pas triste. Il n'était pas gai non plus. Il avait des soucis d'argent. Il connaissait les inélégances de la pauvreté. Χρήματ' ἀνὴρ, l'argent fait l'homme, comme dit Pindare.(Isth. II.)

Il n'était point en sympathie avec ses collègues et avec ses élèves. Il n'était point en sympathie avec les habitants de la ville. Faute de pouvoir sentir et comprendre comme eux, il était retranché de la communion humaine; et sa singularité le privait de cette douleur sociale qui agit même à travers les murs d'une maison et les portes closes. Par cela seul qu'il pensait, il était un être étrange, inquiétant, suspect à tous. Il troublait même le libraire Paillot. Et le coin des bouquins, son asile et son refuge, ne lui était plus sûr. Pourtant il n'était pas triste. Il rangeait ses livres sur les tablettes de sapin assemblées devant lui par le menuisier et il se divertissait à manier ces petits monuments de sa vie humble et méditative. Il s'emménageait avec zèle. Et, quand il était fatigué d'accrocher des tableaux et de placer des meubles, il s'enfonçait dans quelque livre, doutant encore s'il devait s'y plaire, puisque ce livre était une chose humaine, et s'y plaisant enfin. Il lut quelques pages d'un ouvrage sur "le progrès réalisé par les sociétés modernes". Et il songea:

"Soyons humbles. Ne nous croyons pas excellents, car nous ne le sommes pas. En nous regardant nous-mêmes, découvrons notre véritable figure qui est rude et violente comme celle de nos pères, et puisque nous avons sur eux l'avantage d'une plus longue tradition, connaissons du moins la suite et la continuité de notre ignorance."

Ainsi songeait M. Bergeret tandis qu'il s'emménageait. Il n'était pas triste. Il n'était pas gai non plus, pensant qu'il désirerait toujours en vain madame de Gromance, ne sachant pas qu'elle n'était précieuse pour lui que par le désir qu'elle lui inspirait. Mais cette vérité philosophique ne lui apparaissait pas clairement, à cause du trouble de ses sens. Il n'était pas beau, il n'était pas jeune, il n'était pas riche, et il n'était pas triste parce que sa sagesse approchait de la bienheureuse ataraxie, sans toutefois y atteindre. Et il n'était pas gai parce qu'il était sensuel et que son âme n'était point exempte de désirs et d'illusions.

La servante Marie, ayant accompli sa tâche en remplissant la maison

de terreur et d'horreur, était congédiée. Il avait fait choix, pour la remplacer, d'une bonne femme de la ville, qu'il nommait Angélique, et qu'on appelait madame Borniche parmi les boutiquiers et les paysans du marché.

Elle avait été abandonnée, jeune encore et laide, par Nicolas Borniche, son mari, cocher habile, mais homme débauché. Elle était devenue servante et avait obéi à des maîtres divers. Il lui restait de sa première condition une certaine fierté, qui ne craignait pas toujours d'être importune, et une ardeur de gouverner. Au reste, herboriste et guérisseuse, un peu sorcière et remplissant la maison d'une bonne odeur d'herbes. Le cœur plein d'un zèle sincère, elle était tourmentée d'un éternel besoin d'aimer et de plaire. Dès le premier jour, elle avait aimé M. Bergeret pour la distinction de son esprit et la douceur de ses manières. Mais elle attendait avec inquiétude la venue de mademoiselle Bergeret. Un pressentiment l'avertissait qu'elle ne plairait point à la sœur d'Arcachon. Elle contentait au contraire M. Bergeret, qui goûtait dans sa maison la paix conquise et l'heureuse délivrance.

Ses livres, naguère méprisés et refoulés, il les avait dressés sur de longues tablettes dans une chambre vaste et claire. C'est là qu'il travaillait en paix à son Virgilius nauticus et qu'il se livrait aux silencieuses orgies de la méditation. Un jeune platane agitait mollement, devant la fenêtre, ses feuilles découpées, et plus loin un noir contrefort de Saint-Exupère dressait son pinacle ébréché, dans lequel croissait un cerisier, don d'un oiseau.

Un matin, comme M. Bergeret, assis devant sa table, près de la fenêtre sur laquelle tremblaient les feuilles du platane, recherchait comment les vaisseaux d'Énée avaient été changés en nymphes, il entendit gratter à la porte et il vit tout aussitôt la vieille servante qui portait sur son ventre, comme une sarigue, un nourrisson dont la tête noire sortait du tablier troussé en manière de poche. Elle resta un moment immobile, avec un air d'inquiétude et d'espérance, puis elle posa le petit être sur le tapis aux pieds du maître.

- Qu'est-ce que c'est que ça? demanda M. Bergeret.

C'était un petit chien de race incertaine, qui tenait du terrier, avec une jolie tête bien coiffé, le poil ras, couleur feu très sombre, et un bout de queue de rien du tout. Il avait le corps encore mou des petits, et il allait, flairant sur le tapis.

- Angélique, dit M. Bergeret, portez cette bête à ses maîtres.

- Monsieur, elle n'en a pas, répondit Angélique.

M. Bergeret regarda en silence le petit chien qui était venu sentir ses pantoufles et qui reniflait agréablement. M. Bergeret était philologue. C'est peut-être pourquoi il fit, dans ces conjonctures, cette vaine question:

- Comment s'appelle-t-il?

- Monsieur, répondit Angélique, il n'a pas de nom.

M. Bergeret parut contrarié de cette réponse. Il regarda le chien d'un air de tristesse et de découragement.

Alors le chien posa ses deux pattes de devant sur la pantoufle de M. Bergeret et, la tenant ainsi embrassée, il en mordilla la pointe avec innocence. M. Bergeret, soudain attendri, prit sur ses genoux le petit être sans nom. Le chien le regarda. Et M. Bergeret fut ému par ce regard confiant.

- Le bel œil ! dit-il.

Il est vrai que ce chien avait de beaux yeux, des prunelles marron avec des lueurs dorées, dans une amande d'un blanc chaud. Et le regard de ces yeux exprimait des idées simples et mystérieuses, qu'on sentait communes aux animaux pensifs et aux hommes simples, qui vivent sur la terre.

Mais fatigué, peut-être, de l'effort intellectuel qu'il venait de faire pour communiquer avec l'homme, il ferma ses beaux yeux et découvrit, dans un large bâillement, sa gueule rose, sa langue en volute et l'armée de ses dents éclatantes.

M. Bergeret lui mit la main dans la gueule. Le petit chien lui lécha la main. Et la vieille Angélique, rassurée, sourit.

- Il y a pas plus affectueux que cette petite bête, dit-elle.

- Le chien, dit M. Bergeret, est un animal religieux. Sauvage, il adore la lune et les clartés flottantes sur les eaux. Ce sont ses dieux et il leur adresse, la nuit, de longs hurlements. Domestique, il se rend favorables, par ses caresses, les génies puissants qui disposent des biens de la vie, les hommes. Il les vénère, il accomplit, pour les honorer, des rites qu'il connaît de science héréditaire; il leur lèche les mains, se dresse contre leurs jambes, et s'il les voit irrités contre lui, il s'approche d'eux en rampant sur le ventre, en signe d'humilité, pour apaiser leur colère.

- Tous les chiens, dit Angélique, ne sont pas amis de l'homme. Il y en a qui mordent la main qui les nourrit.

- Ce sont des chiens impies et délirants, dit M. Bergeret, des insensés semblables à Ajax, fils de Télamon, qui blessa à la main Aphrodite d'or. Ces sacrilèges périssent de male mort ou bien ils mènent une vie errante

et misérable. Il n'en est pas de même de ces chiens. qui, associés aux querelles de leur dieu, combattent le dieu voisin, le dieu ennemi. Ceux-ci sont des héros. Tel le chien du boucher Lafolie qui perça d'un croc aigu le mollet du chemineau Pied-d'Alouette. Car il est vrai que les dieux des chiens font la guerre entre eux comme les dieux des hommes. Et Turc à la face camuse sert son dieu Lafolie contre les dieux malandrins, ainsi qu'Israël aidait Iaveh à détruire Chamos et Moloch.

Cependant le petit chien, s'étant assuré que les discours de M. Bergeret n'étaient point intéressants, plia les pattes et allongea le museau pour dormir sur les genoux qui l'avaient reçu.

- Où l'avez-vous trouvé? demanda M. Bergeret.

- C'est-à-dire, monsieur, que c'est le chef de monsieur Dellion qui me l'a donné.

- En sorte, dit M. Bergeret, que nous avons la charge de cette âme?

- Quelle âme? demanda la vieille Angélique.

- Cette âme canine. Un animal, c'est proprement une âme. Je ne dis point une âme immortelle. Pourtant, à considérer la situation que nous occupons dans l'univers, cette pauvre bête et moi, je reconnais à l'une et à l'autre précisément les mêmes droits à l'immortalité.

Après avoir longtemps hésité, la vieille Angélique dit avec un effort douloureux qui retroussait sa lèvre du haut sur les deux dents qui lui restaient:

- Si monsieur ne veut pas du chien, je le rendrai au chef de monsieur Dellion. Mais vous pouvez le garder, je vous assure. Vous ne le verrez ni ne l'entendrez.

À peine avait-elle dit, que la petite bête, au bruit d'un camion qui passait dans la rue, se dressa sur les genoux de M. Bergeret et se mit à pousser des aboiements sonores et prolongés, dont les vitres résonnèrent. M. Bergeret sourit.

- C'est un chien de garde, dit Angélique en manière d'excuse. Il n'y a pas plus fidèle.

- Lui avez-vous donné à manger? demanda M. Bergeret.

- Bien sûr, répondit Angélique.

- Qu'est-ce qu'il mange?

- Monsieur sait bien que les chiens mangent de la pâtée.

M. Bergeret, un peu piqué, repartit étourdiment qu'elle avait bien pu, dans sa précipitation, le prendre avant la fin de sa nourriture. Sur quoi on le redressa encore, car il était visible que c'était un chien de six mois.

M. Bergeret le posa sur le tapis, et le regarda avec intérêt.

- Il est joli ! dit la servante.

- Non, il n'est pas joli, dit M. Bergeret. Mais il est sympathique, et il a de beaux yeux. C'est ce qu'on disait de moi, ajouta le professeur, quand j'avais le triple de son âge et pas encore la moitié de son intelligence. Sans doute, j'ai depuis lors jeté sur l'univers une vue qu'il ne jettera jamais. Mais au regard de la vérité absolue, on peut dire que ma connaissance égale la sienne par sa petitesse. C'est, comme la sienne, un point géométrique dans l'infini.

Et s'adressant à la pauvre petite bête qui flairait la corbeille aux papiers:

- Flaire, flaire, lui dit-il, renifle, prends du monde extérieur toutes les connaissances qui peuvent parvenir à ton simple cerveau par le bout de ton nez noir comme une truffe. Et que moi, cependant, j'observe, je compare, j'étudie: nous ne saurons jamais, ni l'un ni l'autre, ce que nous faisons ici et pourquoi nous y sommes. Qu'est-ce que nous faisons au monde, hein?

Comme il avait parlé un peu fort, la petite bête le regarda avec inquiétude. Et M. Bergeret, revenant à l'idée qui l'avait d'abord occupé, dit à la servante:

- Il faut lui donner un nom.

Elle répondit en riant, les mains sur le ventre, que ce n'était pas difficile.

Sur quoi M. Bergeret fit intérieurement cette réflexion que tout est simple aux simples, mais que les esprits avisés, qui considèrent les choses sous des aspects divers et multiples, invisibles au vulgaire, éprouvent une grande difficulté à se décider même dans les moindres affaires. Et il chercha un nom qui pût convenir à cette petite chose animée qui, dans le moment, mordillait la frange du tapis.

"Tous les noms de chiens, pensa-t-il, conservés dans les traités de nos vieux veneurs, comme du Fouilloux, et dans les vers de nos poètes agrestes, comme La Fontaine, Finaud, Miraut, Briffaut, Ravaud, désignent des chiens de chasse, la noblesse du chenil, la chevalerie de la canaille. Le chien d'Ulysse s'appelait Argos. Il était chasseur aussi. Homère nous l'apprend. "En sa jeunesse, il chassait les petits lièvres d'Ithaque. Mais il était vieux et ne chassait plus". Il nous faut tout autre chose ici. Les noms que les vieilles demoiselles ont coutume de donner à leur toutou conviendraient mieux, s'ils n'étaient généralement prétentieux et niais. Azor est ridicule."

Ainsi songeait M. Bergeret et il rappelait dans son esprit beaucoup de noms de chiens sans en trouver un seul qui lui fût plaisant. Il pensa en inventer un, mais il n'avait pas d'imagination.

Enfin:

- En quel jour sommes-nous? demanda-t-il.

- Le neuf, répondit Angélique, le jeudi neuf.

- Eh bien ! dit M. Bergeret, ne pouvons-nous nommer ce chien Jeudi, comme Robinson appela son nègre Vendredi, pour une raison semblable?

- Comme il plaira à monsieur, dit Angélique; mais ce n'est guère joli.

- Alors, dit M. Bergeret, trouvez vous-même un nom à votre créature. Car enfin, c'est vous qui l'avez introduit ici, ce chien.

- Oh ! moi, dit la servante, je ne saurais pas trouver un nom. Je n'ai pas assez d'esprit. Quand je l'ai vu sur la paille, dans la cuisine, je l'ai appelé Riquet; et il est venu jouer dans mes jupes.

- Vous l'avez appelé Riquet ! s'écria M. Bergeret. Que ne le disiez-vous ! Il est Riquet, il restera Riquet. Voilà une chose assurée. Maintenant, allez-vous-en avec Riquet, et laissez-moi travailler.

- Monsieur, dit Angélique, je vous laisse le chien; je le reprendrai quand je serai revenue du marché.

- Vous pouvez fort bien l'emmener au marché, répondit M. Bergeret. - Monsieur, c'est que je vais aussi à l'église.

Il est vrai qu'elle allait à la sacristie de Saint-Exupère demander une messe basse pour le repos de l'âme de son mari. C'est ce qu'elle faisait sans faute une fois l'an; non qu'elle eût jamais été avisée du décès de Borniche, dont elle n'avait point reçu de nouvelles depuis qu'il l'avait abandonnée. Mais c'était une affaire arrangée dans l'esprit de cette bonne femme que Borniche était mort. De la sorte elle ne craignait point qu'il vînt lui prendre le peu d'argent qu'elle avait, et elle contribuait, selon ses moyens, à le tirer d'affaire dans l'autre monde, tandis qu'il la laissait tranquille dans celui-ci.

- Eh ! dit M. Bergeret, enfermez cette bête dans la cuisine ou en tel autre endroit convenable et ne m'embarrass...

Il n'acheva point, s'étant aperçu qu'Angélique était partie. Et ce n'était pas sans dessein que, faisant mine de ne point entendre, elle laissait Riquet près de son maître. Elle voulait les accoutumer l'un à l'autre et donner un ami à ce pauvre M. Bergeret qui n'en avait pas. Ayant donc tiré la porte sur elle, elle enfila le couloir et descendit les degrés. M.

Bergeret se remit à l'ouvrage et s'enfonça la tête la première dans son Virgilius nauticus. Ce travail lui était agréable. C'était le repos de sa pensée, une sorte de jeu à sa convenance, un jeu qu'on joue seul, et qui procure l'agrément de manier des cartes. Car il avait sur sa table, dans des boîtes, un joli jeu de fiches. Or, tandis qu'il mettait la flotte d'Énée bien proprement, par menus morceaux, sur de menus cartons, il sentit comme de petits poings qui lui battaient la jambe. Riquet, dont il ne s'occupait plus, Riquet, dressé tout debout, lui tapotait le genou, à deux pattes, en agitant son petit bout de queue. Quand il fut las, Riquet se laissa glisser tout le long du pantalon; puis il se dressa de nouveau et recommença ses tapotements. Et M. Bergeret, ayant détourné la tète de toute sa science de papier, vit deux yeux bruns qui le regardaient avec sympathie.

"Ce qui donne une beauté humaine aux regards de ce chien, pensa-t-il, c'est qu'ils sont tour à tour d'une vivacité riante et d'une lenteur grave, et que par eux s'exprime une petite âme muette dont les pensées ne manquent ni de durée ni de profondeur, et qui est une âme attentive. Mon père aimait les chats, et je les aimai sur son exemple. Il professait que les chats sont les meilleurs compagnons du savant, dont ils respectent le travail. Bajazet, son angora, passait quatre heures de la nuit, immobile et superbe, sur un coin de sa table. Je me rappelle les prunelles d'agate de Bajazet; mais combien ces yeux de pierre précieuse, qui cachent la pensée, combien ce regard de chat-huant était froid, et dur, et perfide ! Et que j'aime mieux le regard mouillé du chien !"

Cependant Riquet levait éperdument et agitait ses pattes. Et M. Bergeret, soucieux de retourner à ses amusements philologiques, lui dit avec bonté, mais d'un ton bref:

- Riquet, allez vous coucher !

Sur quoi Riquet fut se mettre le museau contre la porte par laquelle Angélique était sortie. Et il demeurait là, jetant par intervalles de petites plaintes très humbles. Puis il piétinait sur place, et ses ongles faisaient sur le parquet un grillotis très doux. Puis la plainte faible recommençait, puis le grillotis. Et M. Bergeret, qu'importunaient ces bruits alternés, dit impérieusement:

- Riquet, tiens-toi tranquille !

Et Riquet le regarda longuement de ses yeux bruns, un peu tristes. Il s'assit sur son derrière, regarda encore M. Bergeret, se releva, se retourna contre la porte, flaira le seuil et fit entendre de nouveau une plainte aiguë et douce.

- Tu veux sortir? lui demanda M. Bergeret.

Et le maître, posant sa plume, se leva de dessus son fauteuil, et il alla jusqu'à la porte, qu'il entrebâilla de trois à quatre doigts. Alors, après s'être assuré qu'il ne risquait point d'être heurté au passage, Riquet franchit l'issue qui lui était ouverte et s'éloigna avec une tranquillité qui prenait presque un air d'impolitesse.

M. Bergeret, qui était sensible, en fit la remarque en regagnant sa table. Il songea:

"J'étais près de reprocher à cet animal d'être sorti sans dire ni merci ni adieu, et d'exiger de lui qu'il s'excusât en prenant congé. C'est son beau regard humain qui m'a inspiré cette sottise. Je le considérais comme un de mes semblables."

Ayant fait cette réflexion, M. Bergeret s'attacha de nouveau à la métamorphose des vaisseaux d'Énée, joli conte populaire, peut-être un peu bien naïf pour être mis en un si noble langage. Mais M. Bergeret n'y voyait point d'inconvénient. Il savait que les contes de nourrice fournissent aux poètes à peu près toute la matière épique, que Virgile avait recueilli pieusement dans son poème les devinettes, les jeux de mots, les fables grossières et les imaginations puériles des aïeux, et qu'Homère, son maître et le maître de tous les chanteurs, n'avait guère fait que conter ce que contaient avant lui, depuis mille ans et plus, les bonnes femmes d'Ionie et les pêcheurs des îles. Au reste, c'était pour lors le moindre de ses soucis. Il s'inquiétait de bien autre chose. Un terme qu'il rencontrait dans le charmant récit de la métamorphose ne lui présentait point à l'esprit un sens suffisamment exact. De là son trouble.

"Bergeret, mon ami, se disait-il, c'est là qu'il faut ouvrir l'œil et montrer de la sagacité. Songe que Virgile s'exprime constamment avec une extrême précision quand il traite de la technique des arts; rappelle-toi qu'il fit du yachting à Baïes, qu'il était expert en construction navale, et qu'il faut donc qu'il se soit exprimé en cet endroit avec exactitude."

Et M. Bergeret conféra soigneusement un grand nombre de textes, pour éclaircir le sens du mot qu'il comprenait mal, et qu'il devait expliquer. Il était sur le point d'y voir clair ou du moins il apercevait déjà quelques lueurs quand il se fit à sa porte un bruit de griffes, qui, à la vérité, n'était point terrible. Ce bruit s'accompagna bientôt d'une plainte grêle et claire, et M. Bergeret, tiré hors de la philologie, supposa, sans effort, que ces sons importuns étaient produits par Riquet.

Riquet, en effet, après avoir cherché vainement Angélique dans le logis, avait été saisi du désir de revoir M. Bergeret. La solitude lui était pénible autant que la société de l'homme lui était chère. Pour faire

cesser le bruit et aussi par un secret désir de revoir Riquet, M. Bergeret se leva de son fauteuil et alla ouvrir la porte. Riquet entra dans le cabinet avec tranquillité, comme il en était sorti. Mais dès qu'il vit la porte refermée il prit un air triste et il erra dans la pièce comme une âme en peine. Tout à coup il paraissait chercher avec intérêt quelque chose sous les meubles et reniflait bruyamment. Puis il marchait sans but ou s'asseyait dans un coin, bien humblement, à la façon des pauvres qui se tiennent sous le porche des églises. Enfin il aboya au plâtre d'Hermès qui était sur la cheminée.

Et M. Bergeret lui adressa ces paroles pleines de justes reproches:

- Riquet, cette vaine agitation, ces reniflements et ces aboiements seraient plus convenables dans une écurie que dans le cabinet d'un professeur. Il y a apparence que tes ancêtres vivaient avec les chevaux dont ils partageaient la litière. Je ne te le reproche pas, et il est naturel que tu aies hérité leurs mœurs et leurs inclinations avec leur poil ras, leur corps en saucisson et leur museau effilé. Je ne parle pas de tes yeux bruns, car il y a peu d'hommes et même peu de chiens qui en ouvrent d'aussi beaux à la lumière du jour. Mais, pour le reste, tu es un lad, mon garçon, un lad des pieds à la tête, bas sur pattes et les cuisses écartées. Encore une fois, je ne t'en méprise point. Ce que j'en dis est pour que tu saches que, si tu veux vivre avec moi, tu devras quitter tes façons de lad et prendre des manières de scholar, demeurer silencieux et tranquille et respecter le travail, à l'exemple de Bajazet qui, durant quatre heures de nuit, regardait, sans faire un seul mouvement, la plume de mon père courir sur le papier. C'était une secrète et discrète personne. Que ton caractère est différent, mon ami ! Depuis que tu es entré dans cette chambre studieuse, ta voix rauque, tes reniflements incongrus, tes plaintes en sifflet de machine à vapeur, le bruit de billes et de chaînes que font tes ongles, les trépidations de toute ta petite machine troublent sans cesse ma pensée, interrompent mes réflexions. Et voici qu'en aboyant tu me fais perdre le sens d'un endroit capital de Servius sur la poupe du vaisseau d'Énée. Sache donc, Riquet, mon ami, que c'est ici la maison du silence et la demeure de la méditation. Et s'il te plaît d'y demeurer, fais-toi bibliothécaire. Tais-toi !

Ainsi parla M. Bergeret. Riquet, qui avait, écouté ce discours jusqu'au bout avec une muette attention, s'approcha du maître et posa, d'un geste de suppliant, une patte timide sur le genou qu'il semblait ainsi vénérer selon la coutume antique. Et M. Bergeret, dans une pensée bienveillante, le prit par la peau du dos et le mit derrière lui sur le coussin du fauteuil profond. Riquet fit trois tours dans ce petit espace et s'y coucha. Il demeura là tranquille, silencieux. Il était heureux. M.

Bergeret lui en savait gré. Et, tout en compulsant Servius, il passait par moments la main sur le pelage ras qui, sans être fin, était lisse et très agréable au toucher. Et Riquet, plongé dans un demi-sommeil, communiquait au maître la bonne chaleur de la vie, le feu subtil et doux des êtres animés. M. Bergeret travailla dès lors avec plus de plaisir que de coutume à son Virgilius nauticus.

Il avait établi dans son cabinet des rayons de sapin qui montaient jusqu'au plafond, portant les livres méthodiquement rangés. Il les embrassait tous d'un regard, et ce qui nous reste de la pensée latine était sous sa main. Les Grecs se pressaient à mi-hauteur. En un coin discret et d'accès facile se tenaient Rabelais, les diseurs excellents des Cent Nouvelles nouvelles, Bonaventure des Périers, Guillaume Bouchet, tous les vieux conteurs français, que M. Bergeret jugeait mieux proportionnés à l'humanité que les auteurs plus sublimes, et qu'il lisait de préférence en ses moments de loisir. Il ne possédait leurs ouvrages qu'en éditions modernes et communes, mais il avait fait couvrir, par un humble relieur de la ville, ses exemplaires avec des feuillets d'antiphonaires, et il prenait quelque plaisir à voir ces francs parleurs ainsi habillés de Requiem et de Miserere. C'était là le seul luxe et l'unique fantaisie de sa bibliothèque austère. Les autres livres étaient ou brochés ou contenus dans des reliures pauvres et fatiguées. L'usage amical et patient qu'en faisait le maître leur donnait pourtant l'aspect agréable des outils rangés dans l'atelier d'un laborieux ouvrier. Les traités d'archéologie et d'art étaient logés sur la plus haute tablette, non certes par mépris, mais comme d'un usage peu fréquent.

Or, tandis que, partageant son fauteuil avec Riquet, M. Bergeret travaillait à son Virgilius nauticus, le hasard voulut que, pour résoudre une difficulté soudaine, il eût besoin de consulter le petit Manuel d'Ottfried Müller, qui se trouvait précisément à un doigt du plafond.

Pour y atteindre, il n'était pas besoin d'une de ces hautes échelles à roulettes, surmontée d'une balustrade et d'une tablette, comme il y en avait dans la bibliothèque de la ville, et comme en eurent tous les grands bibliophiles du XVIIe siècle, du XVIIIe et du XIXe, desquels plusieurs en tombèrent et ainsi moururent honorablement, de la manière qui est rapportée dans le traité intitulé: Des bibliophiles qui moururent en tombant de leur échelle. Non, certes, il n'en fallait pas tant à M. Bergeret. Un escabeau pliant, à cinq ou six degrés, eût très bien fait son affaire. Il avait vu naguère, dans la boutique de l'ébéniste Clérambaut, sur la rue de Josde, un meuble de ce genre, qui, replié, avait fort bon air, avec un coup de chanfrein aux montants et un trèfle découpé, pour y passer la main. M. Bergeret avait eu grande envie de l'acquérir. Il y avait

renoncé, vu l'état de ses affaires qui étaient embarrassées. Personne au monde ne sut mieux que lui que plaies d'argent ne sont point mortelles; mais il n'avait pas d'escabeau. Il y suppléait par une vieille chaise cannée, dont le dossier, rompu autrefois à sa partie cintrée, n'avait plus présenté que deux cornes ou antennes qui, à l'usage, parurent plus nuisibles qu'utiles. C'est pourquoi on les avait sciées systématiquement à la hauteur du siège, en sorte que la chaise était devenue un tabouret. Ce tabouret convenait mal à l'emploi qu'en faisait M. Bergeret; cela pour deux raisons. D'abord le treillis de jonc, relâché par un long usage, se creusait au milieu, et le pied n'y était pas assuré. De plus, ce tabouret était trop bas, et quand on avait monté dessus, c'était à peine si, en levant les bras, on pouvait atteindre du bout des doigts la tablette supérieure. Et, le plus souvent, en tâchant d'en tirer un livre, on en faisait choir plusieurs sur le plancher, où, selon qu'ils étaient reliés ou brochés, ils gisaient les coins rompus ou bien ouverts soit en éventail, soit en accordéon.

Or, dans le dessein de prendre le Manuel d'Ottfried Müller, M. Bergeret quitta le fauteuil qu'il partageait avec Riquet. Riquet qui, roulé en boule, la tête contre le ventre, reposait dans une tiède langueur, entrouvrit un œil voluptueux, qu'il referma aussitôt. Et M. Bergeret alla tirer le tabouret du coin obscur où il était caché, le plaça à l'endroit qu'il fallait, se hissa dessus et parvint, en se guindant sur la pointe des pieds et en allongeant le bras le plus possible, à toucher d'un doigt, puis de deux doigts, le dos d'un livre qu'il jugea être celui dont il avait besoin. Quant au pouce, il demeurait en deçà du rayon, et n'était d'aucun usage. M. Bergeret, qui en éprouvait de grandes difficultés à tirer le livre à lui, fit cette réflexion que la main humaine est un instrument précieux précisément parce que le pouce y est opposé aux quatre autres doigts et que les hommes ne seraient point artistes s'ils avaient quatre pieds et point de mains.

"C'est à la main, se dit-il, que les hommes doivent d'être constructeurs de machines, peintres, scribes et généralement manipulateurs de toutes substances. S'ils n'avaient point un pouce opposé aux autres doigts, ils se trouveraient aussi empêchés que je suis en ce moment, et ils n'auraient pas changé la figure de la terre. C'est la forme de la main qui, sans doute, a assuré à l'homme l'empire du monde."

Mais, presque tout aussitôt, M. Bergeret songea que les singes, qui ont quatre mains, n'ont point pour cela créé les arts ni aménagé la terre à leur usage. Et il biffa de son esprit la théorie qu'il venait d'y esquisser. Cependant il travaillait au mieux de ses deux doigts. Il faut savoir que le Manuel d'Ottfried Müller se compose de trois tomes et d'un atlas. C'est

du premier tome que M. Bergeret avait besoin. Il tira d'abord le second, ensuite l'atlas, puis le troisième et enfin le premier. Il le tenait. Il n'avait plus qu'à descendre quand le réseau de jonc céda sous son pied qui passa au travers. Il perdit l'équilibre et tomba sur le plancher, non point aussi rudement qu'on pouvait craindre, car il avait ralenti sa chute en se tenant à un des montants de la bibliothèque.

Il était toutefois à terre, étonné, chaussant d'une jambe la chaise crevée, tout le corps envahi et comme lié par une douleur diffuse qui, bientôt, se fit particulièrement sentir au coude et à la hanche gauches, sur lesquels il s'était abattu. Mais, comme sa machine n'était pas gravement endommagée, il rassembla ses esprits; il songeait déjà à retirer sa jambe droite du tabouret dont elle s'était si malheureusement bottée et à se relever de préférence sur le côté droit, qui n'avait point de mal. Même, il y tâchait, quand il sentit un souffle chaud sur sa joue. Et, tournant ses prunelles que la douleur et l'horreur avaient remontées, il vit contre son visage le visage de Riquet.

Au bruit de la chute, Riquet avait sauté en bas du fauteuil et couru vers son malheureux maître. Près de lui, maintenant, il s'agitait plein de trouble, avançait, reculait. Tour à tour il s'approchait par sympathie et il fuyait de peur d'un danger mystérieux. Il concevait très bien qu'un malheur était arrivé, mais il n'avait pas l'esprit assez réfléchi pour en découvrir les causes: de là son inquiétude. Sa fidélité l'attirait près de l'ami souffrant, sa prudence l'arrêtait au bord de l'endroit funeste. Enfin, encouragé par le calme et le silence qui s'étaient rétablis, de ses deux pattes de devant qui tremblaient, il embrassa M. Bergeret au cou, et le regarda avec des yeux de crainte et d'amour. Et le maître écroulé sourit, et le chien lui lécha le bout du nez. Ce fut un grand réconfort pour M. Bergeret, qui dégagea sa jambe droite, se mit debout et regagna son fauteuil en boitant et en souriant.

Riquet y avait déjà repris sa place. Ses yeux ne luisaient plus que par la fente étroite des paupières rapprochées. Il semblait ne plus songer à l'aventure qui venait de les jeter tous deux dans un si grand émoi. Ce petit être vivait dans le moment présent, sans souci des temps révolus, non qu'il manquât de mémoire, puisqu'il lui souvenait non seulement de son passé, mais du passé profond de ses ancêtres, et que sa tête, grosse comme le poing, était un riche magasin de connaissances utiles; mais il ne se délectait point à se souvenir et la mémoire n'était pas pour lui, comme pour M. Bergeret, une muse divine.

Et M. Bergeret, passant la main sur le poil court et lisse de son compagnon, dit ces paroles affectueuses:

- Chien, au prix de ton repos, qui doit t'être cher, tu es venu à moi quand j'étais terrassé et consterné. Tu n'as pas ri, comme aurait fait à ta place tout jeune individu de mon espèce. Il est vrai que tu n'as pas le sentiment du ridicule et que, si pour toi la nature a des aspects joyeux et des aspects terribles, elle n'en a point de comiques. Mais par cela même, par ta gravité naïve, tu fais le compagnon le plus sûr que l'on puisse avoir. Je t'ai d'abord inspiré de la confiance et de l'admiration et voici que je t'inspire de la pitié.

" Chien, quand nous nous sommes rencontrés dans la vie, nous venions de deux points de la nature éloignés l'un de l'autre, bien éloignés. Nous appartenons à deux espèces différentes. Ce que j'en dis n'est point pour en prendre avantage, mais au contraire par un sentiment de fraternité universelle. Il y a deux heures à peine que nous nous connaissons. Ma main ne t'a point nourri. Quelle charité obscure a jailli pour moi de ta pauvre petite âme? Ta sympathie est un charmant mystère. Je ne la repousse point. Dors à la place que tu as choisie, ami !

Ayant ainsi parlé, M. Bergeret feuilleta le Manuel d'Ottfried Müller, que, par un instinct assez merveilleux, il avait gardé dans sa main durant et après sa chute. Il le feuilleta donc et il n'y trouva pas ce qu'il cherchait.

Cependant ses mouvements renouvelaient ses souffrances.

"Je crois, pensa-t-il, que j'ai tout le côté gauche contus et une ecchymose à la hanche. Je soupçonne que ma jambe droite est abondamment éraflée. Et je sens au coude gauche une douleur cuisante. Mais dois-je me plaindre de ce mal qui m'a fait découvrir un ami?"

Il songeait ainsi, quand la vieille Angélique, suant et soufflant, entra dans le cabinet. Elle ouvrit la porte d'abord, et frappa ensuite. Elle n'entrait jamais sans frapper. Quand elle ne l'avait point fait avant, elle le faisait après; car elle avait de l'usage et savait à quoi la politesse l'obligeait. Elle entra donc, frappa et dit:

- Monsieur, je viens reprendre le chien.

M. Bergeret entendit cette parole avec un déplaisir sensible. Il n'avait point encore examiné ses droits sur Riquet. Il s'apercevait qu'il n'en avait point, et il était triste à l'idée que madame Borniche pouvait le séparer de cette bête. Car enfin Riquet appartenait à madame Borniche. Il répondit, en affectant l'indifférence:

- Il dort; laissez-le dormir.

- Je ne le vois seulement pas, dit la vieille Angélique.

- Il est là, dit M. Bergeret, au fond de mon fauteuil.

La vieille Angélique, les mains jointes sur son gros ventre, sourit, et dit

d'un ton de douce moquerie:

- Je me demande quel plaisir peut bien avoir cette bête à dormir dans le dos de monsieur.

- Ça, répondit M. Bergeret, c'est son affaire.

Mais, comme il avait l'esprit d'examen, il rechercha aussitôt les raisons de Riquet, et, les ayant trouvées, il les donna avec sa bonne foi coutumière;

- Je lui tiens chaud et ma présence le rassure. Ce petit compagnon est domestique et frileux.

Et M. Bergeret dit encore:

- Savez-vous, Angélique?... J'irai tantôt lui acheter un collier.

VII

Le recteur, M. Leterrier, esprit absolu et philosophe spiritualiste, n'avait jamais eu beaucoup de sympathie pour l'intelligence critique de M. Bergeret. Mais une circonstance assez mémorable les avait rapprochés. M. Leterrier avait pris parti dans l'Affaire. Il avait signé une protestation contre la condamnation qu'il jugeait, en conscience, illégale et erronée. Aussitôt il devint l'objet de la colère et du mépris publics.

Dans la ville, qui comptait cent cinquante mille habitants, il n'y avait que cinq personnes qui fussent du même sentiment que lui sur l'Affaire; c'était M. Bergeret, son collègue à la Faculté, deux officiers d'artillerie et M. Eusèbe Boulet. Encore les officiers observaient-ils un silence rigoureux et M. Eusèbe Boulet, rédacteur en chef du Phare, se trouvait-il obligé, par devoir professionnel, d'exprimer chaque jour avec violence des idées contraires aux siennes propres, de jeter l'invective à M. Leterrier et de le dénoncer à l'indignation des honnêtes gens.

M. Bergeret avait écrit à son recteur une lettre de félicitations. M. Leterrier alla lui faire visite.

- Ne croyez-vous pas, dit M. Leterrier, qu'il y a dans la vérité une force qui la rend invincible, et assure, pour une heure plus ou moins prochaine, son triomphe définitif? C'est ce que pensait l'illustre monsieur Ernest Renan; c'est ce qui a été exprimé plus récemment en une parole digne d'être gravée dans le bronze.

- Et c'est ce que, moi, je ne pense pas, dit M. Bergeret. Je pense tout au contraire que la vérité est le plus souvent exposée à périr obscurément sous le mépris ou l'injure. Cette croyance, je pourrais l'illustrer de preuves abondantes. Considérez, monsieur, que la vérité a

sur le mensonge des caractères d'infériorité qui la condamnent à disparaître. D'abord elle est une, elle est une, comme dit monsieur l'abbé Lantaigne qui l'en admire. Et vraiment il n'y a pas de quoi. Car, le mensonge étant multiple, elle a contre elle le nombre. Ce n'est point son seul défaut. Elle est inerte. Elle n'est pas susceptible de modifications; elle ne se prête pas aux combinaisons qui pourraient la faire entrer aisément dans l'intelligence ou dans les passions des hommes. Le mensonge, au contraire, a des ressources merveilleuses. Il est ductile, il est plastique. Et, de plus(ne craignons point de le dire), il est naturel et moral. Il est naturel comme le produit ordinaire du mécanisme des sens, source et réservoir d'illusions; il est moral en ce qu'il s'accorde avec les habitudes des hommes qui, vivant en commun, ont fondé leur idée du bien et du mal, leurs lois divines et humaines, sur les interprétations les plus anciennes, les plus saintes, les plus absurdes, les plus augustes, les plus barbares et les plus fausses des phénomènes naturels. Le mensonge est le principe de toute vertu et de toute beauté chez les hommes. Aussi voit-on que des figures ailées et des images surnaturelles embellissent leurs jardins, leurs palais et leurs temples. Ils n'écoutent volontiers que les mensonges des poètes. Qui vous pousse à chasser le mensonge, à rechercher la vérité? Une telle entreprise ne peut être inspirée que par une curiosité de décadents, par une coupable témérité d'intellectuels. C'est un attentat à la nature morale de l'homme et à l'ordre de la société. C'est une offense aux amours comme aux vertus des peuples. Le progrès de ce mal serait funeste, s'il pouvait être hâté. Il ruinerait tout. Mais nous voyons que, dans le fait, il est très petit et très lent et que jamais la vérité n'entame beaucoup le mensonge.

- Il est évident, dit M. Leterrier, que vous ne considérez point ici les vérités scientifiques. Leur progrès est rapide, irrésistible et bienfaisant.

- Il est malheureusement hors de doute, dit M. Bergeret, que les vérités scientifiques qui entrent dans les foules s'y enfoncent comme dans un marécage, s'y noient, n'éclatent point et sont sans force pour détruire les erreurs et les préjugés.

" Les vérités de laboratoire, qui exercent sur vous et sur moi, monsieur, une puissance souveraine, n'ont point d'empire sur la masse du peuple. Je n'en citerai qu'un exemple. Le système de Copernic et de Galilée est absolument inconciliable avec la physique chrétienne. Pourtant vous voyez qu'il a pénétré, en France et partout au monde, jusque dans les écoles primaires, sans modifier de la façon la plus légère les concepts théologiques qu'il devait détruire absolument. Il est certain que les idées d'un Laplace sur le système du monde font paraître la vieille cosmogonie judéo-chrétienne aussi puérile qu'un tableau à

horloge fabriqué par quelque ouvrier suisse. Pourtant les théories de Laplace sont clairement exposées depuis près d'un siècle sans que les petits contes juifs ou chaldéens sur l'origine du monde, qui se trouvent dans les livres sacrés des chrétiens, aient rien perdu de leur crédit sur les hommes. La science n'a jamais fait de tort à la religion et l'on démontrera l'absurdité d'une pratique pieuse sans diminuer le nombre des personnes qui s'y livrent.

" Les vérités scientifiques ne sont pas sympathiques au vulgaire. Les peuples, monsieur, vivent de mythologie. Ils tirent de la fable toutes les notions dont ils ont besoin pour vivre. Il ne leur en faut pas beaucoup; et quelques simples mensonges suffisent à dorer des millions d'existences. Bref la vérité n'a point de prise sur les hommes. Et il serait fâcheux qu'elle en eût, car elle est contraire à leur génie comme à leurs intérêts.

- Monsieur Bergeret, vous êtes comme les Grecs, dit M. Leterrier. Vous faites de beaux sophismes et vos raisonnements semblent modulés sur la flûte de Pan. Pourtant je crois avec Renan, je crois avec Émile Zola, que la vérité porte en elle une force pénétrante que n'a point l'erreur ni le mensonge. Je dis "la vérité" et vous m'entendez bien, monsieur Bergeret. Car ces mots si beaux de vérité et de justice, il suffit de ne point les définir pour en entendre parfaitement le véritable sens. Ils ont par eux-mêmes une beauté qui brille et une lumière céleste. Je crois donc au triomphe de la vérité. C'est ce qui me soutient dans les épreuves que je traverse en ce moment.

- Puissiez-vous avoir raison, monsieur le recteur, dit M. Bergeret. Mais, en thèse générale, je crois que la connaissance qu'on a des faits et des hommes est rarement conforme aux hommes eux-mêmes et aux faits accomplis, que les moyens par lesquels notre esprit peut approcher de cette conformité sont incomplets et insuffisants et que si le temps en découvre de nouveaux il en détruit encore plus qu'il n'en apporte. À mon sens, madame Roland, dans sa prison, montrait dans la justice humaine une confiance un peu naïve quand elle en appelait, d'un cœur si ferme et d'un esprit si sûr, à l'impartiale postérité. La postérité n'est impartiale que si elle est indifférente. Et ce qui ne l'intéresse plus, elle l'oublie. Elle n'est point un juge, comme le croyait madame Roland. Elle est une foule, une foule aveugle, étonnée, misérable et violente comme toutes les foules. Elle aime, elle hait surtout. Elle a ses préjugés; elle vit dans le présent. Elle ignore le passé. Il n'y a pas de postérité.

- Mais, dit M. Leterrier, il y a des heures de justice et de réparation.

- Croyez-vous, demanda M. Bergeret, que cette heure sonne jamais pour Macbeth?

- Pour Macbeth?

- Pour Macbeth, fils de Finleg, roi d'Écosse. La légende et Shakespeare, deux grandes puissances de l'esprit, en ont fait un criminel. J'ai la conviction, monsieur, que c'était un excellent homme. Il protégea les gens du peuple et les gens d'église contre les violences des nobles. Il fut roi économe, bon justicier, ami des artisans. La chronique l'atteste. Il n'a point assassiné le roi Duncan. Sa femme n'était point méchante. Elle s'appelait Gruoch et avait trois vendettas contre la famille de Malcolm. Son premier mari avait été brûlé vif dans son château. J'ai là, sur ma table, dans une revue anglaise, de quoi prouver la vertu de Macbeth et l'innocence de lady Macbeth. Croyez-vous qu'en publiant ces preuves, je changerai le sentiment universel?

- Je ne le crois pas, répondit M. Leterrier.

- Je ne le crois pas non plus, soupira M. Bergeret.

À ce moment des clameurs montèrent de la place publique. C'étaient des citoyens qui, selon l'habitude qu'ils avaient prise, allaient casser des carreaux chez le bottier Meyer, par respect pour l'armée.

Ils criaient mort à Zola ! mort à Leterrier ! mort à Bergeret ! mort aux juifs ! Et comme le recteur en éprouvait quelque tristesse et quelque indignation, M. Bergeret lui représenta qu'il fallait comprendre l'enthousiasme des foules.

- Cette troupe, dit-il, va casser les carreaux d'un bottier. Elle y parviendra sans peine. Croyez-vous qu'un tel amas d'hommes réussirait aussi facilement à poser des carreaux ou des sonnettes chez le général Cartier de Chalmot? Non certes. L'enthousiasme populaire n'est pas constructif. Il est essentiellement subversif. Cette fois c'est nous qu'il veut détruire. Mais il ne faut pas tenir trop de compte de cette circonstance particulière. Et nous devons rechercher les lois auxquelles obéit sa pensée.

- Sans doute, répondit M. Leterrier, qui était la candeur même. Mais ce qui arrive me consterne. Pouvons-nous, sans gémir, voir s'insurger contre l'équité et la vérité ce peuple qui fut le professeur de droit de l'Europe et du monde et qui enseigna la justice à l'univers?

VIII

Étant venu à mourir en sa quatre-vingt-douzième année, M. le premier président Cassignol fut conduit à l'église dans le corbillard des pauvres, selon la volonté qu'il avait exprimée. Cette disposition fut jugée, en

silence. L'assistance tout entière en était secrètement offensée comme d'une marque de mépris pour la richesse, objet du respect public, et comme de l'ostensible abandon d'un privilège attaché à la classe bourgeoise. On se rappelait que M. Cassignol avait toujours tenu maison très honorablement et montré jusqu'en l'extrême vieillesse une sévère propreté dans ses habits. Bien qu'on le vît sans cesse occupé d'œuvres catholiques, nul n'aurait songé à dire, lui appliquant les paroles d'un orateur chrétien, qu'il aimait les pauvres jusqu'à se rendre semblable à eux. Ce qu'on ne croyait point venir d'un excès de charité passait pour un paradoxe de l'orgueil, et l'on regardait froidement cette humilité superbe.

On regrettait aussi que le défunt, officier de la Légion d'honneur, eût ordonné que les honneurs militaires ne lui fussent point rendus. L'état des esprits, enflammés par les journaux nationalistes, était tel qu'on se plaignait ouvertement dans la foule de ne pas voir les soldats. Le général Cartier de Chalmot, venu en civil, fut salué avec un profond respect par la députation des avocats. Des magistrats en grand nombre et des ecclésiastiques se pressaient devant la maison mortuaire. Et quand au son des cloches, précédé par la croix et par les chants liturgiques, le corbillard s'avança lentement vers la cathédrale, entre les coiffes blanches de douze religieuses, suivi par les garçons et les filles des écoles congréganistes, dont la file grise et noire s'allongeait à perte de vue, le sens apparut clairement de cette longue vie, consacrée au triomphe de l'Église catholique. La ville entière suivait en troupe. M. Bergeret marchait parmi les traînards du corbillard. M. Mazure, s'approchant, lui dit à l'oreille:

- Je n'ignorais point que ce vieux Cassignol eût été, de son vivant, zélé tortionnaire. Mais je ne savais pas qu'il fût si grand calotin. Il se disait libéral !

- Il l'était, répondit M. Bergeret. Il lui fallait bien l'être, puisqu'il aspirait à la domination. N'est-ce point par la liberté qu'on s'achemine à l'empire?... Mon cher monsieur Mazure, vous m'attendrissez.

- Pourquoi? demanda l'archiviste.

- Parce que, en sympathie avec la foule, vous déployez sans cesse la faculté touchante d'être trompé, et que vous marchez avec zèle dans la procession des dupes triomphantes.

- Oh ! si vous voulez parler de l'Affaire, répondit énergiquement M. Mazure, je vous préviens que nous ne nous entendrons pas du tout...

- Bergeret, connaissez-vous beaucoup cet ecclésiastique? demanda le docteur Fornerol.

Et il indiqua d'un tour d'œil un prêtre agile et gras qui se coulait dans la foule.

- L'abbé Guitrel ! fit M. Bergeret... Qui ne connaît Guitrel et sa servante? On leur attribue des aventures contées jadis par La Fontaine et Boccace. En fait la servante de monsieur Guitrel a l'âge canonique. Ce prêtre, qui sera bientôt évêque, a prononcé naguère une parole qu'on m'a rapportée et que je vous livre à mon tour. Il a dit: "Si le XVIIIe siècle doit être nommé le siècle du crime, le XIXe sera peut-être appelé le siècle de l'expiation". Hein ! Si l'abbé Guitrel disait vrai?

- Non, répondit l'archiviste. Le nombre des esprits émancipés augmente de jour en jour. La liberté de conscience est à jamais acquise. L'empire de la science est fondé. Mais je crains un retour offensif des cléricaux. Les circonstances favorisent la réaction. J'en suis soucieux. Je ne suis pas comme vous un dilettante. J'aime la République d'un amour inquiet et farouche.

En discourant de la sorte, ils atteignirent le parvis de la cathédrale. Au-dessus des têtes chauves, chenues ou noires, par la grande baie ouverte, s'échappaient de l'ombre chaude les sons de l'orgue et l'odeur de l'encens.

- Je n'entre pas là-dedans, dit M. Mazure.

- J'y entrerai un moment, dit M. Bergeret. J'aime les cérémonies du culte.

Quand ils entrèrent, le Dies iræ déroulait ses amples formules. M. Bergeret était derrière M. Laprat-Teulet. Il voyait du côté de l'évangile, réservé aux femmes, madame de Gromance, blanche dans ses vêtements sombres, les yeux comme des fleurs, et vides de toute pensée. Il la trouva plus désirable en cela. Le chantre fit jaillir dans la vaste nef cette strophe de la prose des morts:

Qui latronem exaudisti

Et Mariam absolvisti,

Mihi quoque spem dedisti.

- Vous entendez, Fornerol, dit M. Bergeret: "Qui latronem exaudisti... Toi qui as exaucé un larron et absous une pécheresse, à moi aussi tu as donné l'espérance". Il y a sans doute quelque grandeur à dicter ce langage à toute une assemblée. Le mérite en revient à ces visionnaires farouches et doux des Abruzzes, à ces pauvres serviteurs des pauvres, à ces fous aimables qui renonçaient aux richesses pour échapper à la haine qu'elles font naître. Mauvais économistes, ces compagnons de saint François ! Monsieur Méline les mépriserait profondément si jamais,

par aventure, il entendait parler d'eux.

- Ah ! dit le docteur, ce sont les compagnons de saint François qui ont prévu la manière dont cette assistance-ci serait composée !

- Le Dies iræ fut rimé, je crois, dans un couvent franciscain du XIIIe siècle, dit M. Bergeret. Il faudra que je consulte, à ce sujet, mon grand ami, le commandeur Aspertini.

Cependant l'office des morts s'achevait.

En suivant le char qui portait au cimetière le corps du magistrat, M. Mazure, M. le docteur Fornerol et M. Bergeret, qui marchaient de front, échangèrent des propos.

Comme ils passaient devant la maison de la reine Marguerite:

- L'acte est signé, dit l'archiviste Mazure. Terremondre, possesseur de l'antique demeure de Philippe Tricouillard, y installe ses collections, dans la secrète pensée de les vendre un jour fort cher à la ville, dont il sera ainsi le bienfaiteur. À propos, il s'est décidé, Terremondre; il se porte à Seuilly, comme républicain progressiste, mais on sait de quel côté il fera faire des progrès à la République. C'est un rallié.

- N'est-il pas soutenu par le gouvernement? demanda M. Bergeret.

- Il est appuyé par le préfet et combattu par le sous-préfet, répondit M. Mazure. Le sous-préfet de Seuilly est dirigé par le président du conseil. Et le préfet Worms-Clavelin suit les instructions du ministre de l'intérieur.

- Vous voyez cette boutique? dit le docteur Fornerol.

- La boutique de la veuve Leborgne, teinturière? dit M. Mazure.

- Précisément, dit le docteur Fornerol; son mari est mort bien singulièrement, il y a six semaines. Il est mort de peur, littéralement, par inhibition, à la seule vue d'un, chien qu'il croyait enragé, et qui ne l'était pas plus que moi.

Et le docteur Fornerol exposa les morts diverses des hommes et des femmes auprès desquels il avait été appelé pour exercer son art.

Et M. Mazure, qui était libre penseur, fut pris, à l'idée de la mort, d'un grand désir d'avoir une âme immortelle.

- Je ne crois pas, dit-il, un mot de ce qu'enseignent les diverses Églises qui se partagent aujourd'hui la domination spirituelle des peuples. Je sais trop bien comment les dogmes s'élaborent, se forment et se transforment. Mais pourquoi n'y aurait-il pas en nous un principe pensant, et pourquoi ce principe ne survivrait-il pas à cette association d'éléments organiques qu'on nomme la vie?

- Je voudrais, dit M. Bergeret, vous demander ce que c'est qu'un

principe pensant, mais je vous embarrasserais sans doute.

- Nullement, répondit M. Mazure; j'appelle ainsi la cause de la pensée, ou, si vous voulez, la pensée elle-même. Pourquoi la pensée ne serait-elle point immortelle?

- Oui, pourquoi? demanda à son tour M. Bergeret.

- Cette supposition n'est point absurde, dit M. Mazure encouragé.

- Et pourquoi, demanda M. Bergeret, un monsieur Dupont n'habiterait-il point la maison des Tintelleries qui porte le numéro 38? Cette supposition n'est point absurde. Le nom de Dupont est commun en France, et la maison que je dis est à trois corps de logis.

- Vous n'êtes pas sérieux, dit M. Mazure.

- Moi, je suis spiritualiste d'une certaine manière, dit le docteur Fornerol. Le spiritualisme est un agent thérapeutique qu'il ne faut pas négliger dans l'état actuel de la médecine. Toute ma clientèle croit à l'immortalité de l'âme et n'entend pas qu'on plaisante là-dessus. Les bonnes gens, aux Tintelleries comme ailleurs, veulent être immortels. On leur ferait de la peine en leur disant que peut-être ils ne le sont pas. Voyez-vous madame Péchin qui sort de chez le fruitier avec des tomates dans son cabas? Vous lui diriez: "Madame Péchin, vous goûterez des félicités célestes pendant des milliards de siècles, mais vous n'êtes point immortelle. Vous durerez plus que les étoiles et vous durerez encore quand les nébuleuses se seront formées en soleils et quand ces soleils se seront éteints, et dans l'inconcevable durée de ces âges vous serez baignée de délices et de gloire. Mais vous n'êtes point immortelle, madame Péchin". Si vous lui parliez de la sorte, elle ne penserait point que vous lui annoncez une bonne nouvelle et si, par impossible, vos discours étaient appuyés de telles preuves qu'elle y ajoutât foi, elle serait désolée, elle tomberait dans le désespoir, la pauvre vieille, et elle mangerait ses tomates avec ses larmes.

" Madame Péchin veut être immortelle. Tous mes malades veulent être immortels. Vous, monsieur Mazure, et vous-même, monsieur Bergeret, vous voulez être immortels. Maintenant je vous avouerai que l'instabilité est le caractère essentiel des combinaisons qui produisent la vie. La vie, voulez-vous que je vous la définisse scientifiquement? C'est de l'inconnu qui f... le camp.

- Confucius, dit M. Bergeret, était un homme bien raisonnable. Son disciple, Ki-Lou, demandant un jour comment il fallait servir les Esprits et les Génies, le maître répondit: "Quand l'homme n'est pas encore en état de servir l'humanité, comment pourrait-il servir les Esprits et les Génies?

- Permettez-moi, ajouta le disciple, de vous demander ce que c'est que la mort". Et Confucius répondit: "Lorsqu'on ne sait pas ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaître la mort?"

Le cortège, longeant la rue Nationale, passa devant le collège. Et le docteur Fornerol se rappela les jours de son enfance, et il dit:

- C'est là que j'ai fait mes études. Il y a longtemps. Je suis beaucoup plus vieux que vous. J'aurai cinquante-six ans dans huit jours.

- Vraiment, dit M. Bergeret, madame Péchin veut être immortelle?

- Elle est certaine de l'être, dit le docteur Fornerol. Si vous lui disiez le contraire, elle vous voudrait du mal et ne vous croirait pas.

- Et cela, demanda M. Bergeret, ne l'étonne pas de devoir durer toujours, dans l'écoulement universel des choses? Et elle ne se lasse pas de nourrir ces espérances démesurées? Mais peut-être n'a-t-elle pas beaucoup médité sur la nature des êtres et sur les conditions de la vie.

- Qu'importe ! dit le docteur. Je ne conçois pas votre surprise, mon cher monsieur Bergeret. Cette bonne dame a de la religion. C'est même tout ce qu'elle a au monde. Elle est catholique, étant née dans un pays catholique. Elle croit ce qui lui a été enseigné. C'est naturel !

- Docteur, vous parlez comme Zaïre, dit M. Bergeret. J'eusse été près du Gange... Au reste, la croyance à l'immortalité de l'âme est vulgaire en Europe, en Amérique et dans une partie de l'Asie. Elle se répand en Afrique avec les cotonnades.

- Tant mieux ! dit le docteur. Car elle est nécessaire à la civilisation. Sans elle, les malheureux ne se résigneraient point à leur sort.

- Pourtant, dit M. Bergeret, les coolies chinois travaillent pour un faible salaire. Ils sont patients et résignés, et ils ne sont pas spiritualistes.

- Parce que ce sont des jaunes, dit le docteur Fornerol. Les races blanches ont moins de résignation. Elles conçoivent un idéal de justice et de hautes espérances. Le général Cartier de Chalmot a raison de dire que la croyance à une vie future est nécessaire aux armées. Elle est aussi fort utile dans toutes les transactions sociales. Sans la peur de l'enfer, il y aurait moins d'honnêteté.

- Docteur, demanda M. Bergeret, croyez-vous que vous ressusciterez?

- Moi, c'est différent, répondit le docteur. Je n'ai pas besoin de croire en Dieu pour être un honnête homme. En matière de religion, comme savant, j'ignore tout; comme citoyen, je crois tout. Je suis catholique d'État. J'estime que les idées religieuses sont essentiellement moralisatrices, et qu'elles contribuent à donner au populaire des sentiments humains.

- C'est une opinion très répandue, dit M. Bergeret. Et elle m'est suspecte par sa vulgarité même. Les opinions communes passent sans examen. Le plus souvent, on ne les admettrait pas si l'on y faisait attention. Il en est d'elles comme de cet amateur de spectacles qui pendant vingt ans entra à la Comédie-Française en jetant au contrôle ce nom: "feu Scribe". Un droit d'entrée ainsi motivé ne supporterait pas l'examen. Mais on ne l'examinait pas. Comment penser que les idées religieuses sont essentiellement moralisatrices, quand on voit que l'histoire des peuples chrétiens est tissue de guerres, de massacres et de supplices? Vous ne voulez pas qu'on ait plus de piété que dans les monastères. Pourtant toutes les espèces de moines, les blanches et les noires, les pies et les capucines, se sont souillées des crimes les plus exécrables. Les suppôts de l'Inquisition et les curés de la Ligue étaient pieux, et ils étaient cruels. Je ne parle pas des papes qui ensanglantèrent le monde, parce qu'il n'est pas certain qu'ils croyaient à une autre vie. La vérité est que les hommes sont des animaux malfaisants, et qu'ils restent malfaisants même quand ils s'attendent à passer de ce monde dans un autre, ce qui est déraisonnable, si l'on y songe.

" Toutefois, ne vous imaginez pas, docteur, que je dénie à madame Péchin le droit de se croire immortelle. Je vous dirai même, en sa faveur, qu'elle ne sera point déçue, au sortir de cette vie; qu'une illusion durable a les attributs de la vérité, et que l'on n'est jamais trompé si l'on n'est jamais désabusé.

La tête du cortège était déjà entrée dans le cimetière. Les trois causeurs ralentirent le pas.

- Monsieur Bergeret, si, comme moi, dit le docteur, vous visitiez, chaque matin, un demi-quarteron de malades, vous comprendriez, comme moi, la puissance des curés. Et vous-même, ne vous surprenez-vous pas parfois sinon à croire, du moins à désirer l'immortalité?

- Docteur, répondit M. Bergeret, je pense à ce sujet comme madame Dupont-Delagneau. Madame Dupont-Delagneau était fort vieille quand mon père était fort jeune. Elle l'aimait beaucoup et causait volontiers avec lui. Il touchait par elle au XVIIIe siècle. J'ai recueilli sur sa bouche certains propos de cette dame et celui-ci entre autres:

" Comme elle était malade, à la campagne, son curé l'alla voir et lui parla de la vie future. Elle répondit, avec une petite moue dédaigneuse, qu'elle se défiait de l'autre monde. "Vous m'assurez, dit-elle, que celui qui l'a fait est le même qui a fait ce monde-ci. Je ne sais que trop comment il travaille". Eh bien ! docteur, j'ai pour le moins autant de

méfiance qu'en avait madame Dupont-Delagneau.

- Mais n'avez-vous jamais rêvé, demanda le docteur, l'immortalité par la science, l'immortalité dans les astres?

- J'en reviens, dit M. Bergeret, à la pensée de madame Dupont-Delagneau. J'aurais trop peur que le système d'Altaïr ou d'Aldébaran ne ressemblât au système solaire, et que ce ne fût pas la peine de changer. Quant à renaître sur cette boule-ci, grand merci, docteur !

- Non, vraiment, demanda le docteur, vous ne voulez pas, comme madame Péchin, être immortel d'une façon ou d'une autre?

- Toute réflexion faite, répondit M. Bergeret, je me contente d'être éternel. Et je le suis dans mon essence. Quant à la conscience dont je jouis, c'est un accident, docteur, un phénomène d'un instant, comme la bulle formée à la surface de l'eau.

- D'accord. Mais il ne faut pas le dire, répliqua le docteur.

- Pourquoi? demanda M. Bergeret.

- Parce que ces doctrines ne sont pas appropriées au grand nombre, et qu'il faut parler comme la foule, si l'on ne peut penser comme elle. C'est la communauté des croyances qui fait les peuples forts.

- Ce qui est vrai, répliqua M. Bergeret, c'est que les hommes animés d'une foi commune n'ont rien de plus pressé que d'exterminer ceux qui pensent différemment, surtout quand la différence est très petite.

- Nous allons entendre trois discours, dit M. Mazure.

M. Mazure se trompait. Cinq discours furent prononcés, dont personne n'entendit rien. Les cris de "Vive l'armée !" éclatèrent sur le passage du général Cartier de Chalmot. M. Leterrier et M. Bergeret furent poursuivis par les huées de la jeunesse nationaliste.

IX

Par un soir humide de mai, les dames de Brécé, dans le grand salon, tricotaient des brassières pour les enfants des pauvres. La vieille madame de Courtrai, debout le dos à la cheminée, troussant sa robe, se chauffait les mollets. M. de Brécé, le général Cartier de Chalmot et M. Lerond causaient en attendant de faire un whist.

M. de Brécé ouvrit un journal de la veille, qui traînait sur la table.

- Les hostilités n'ont pas encore sérieusement commencé, dit-il, entre l'Espagne et l'Amérique... Quelles sont vos prévisions sur l'issue de la guerre, général? Je serais bien désireux de connaître, à ce sujet, l'opinion

d'un militaire aussi éminent que vous.

- Ce serait certainement, dit M. Lerond, une bonne fortune pour nous, d'avoir votre appréciation, général, sur l'état des forces qui vont se mesurer dans les Antilles et dans les mers de Chine.

Le général Cartier de Chalmot se passa la main sur le front, ouvrit la bouche bien avant que de parler, et dit avec autorité:

- En déclarant la guerre à l'Espagne, les Américains ont commis une imprudence qui pourrait bien leur coûter cher. Ne possédant ni armée de terre, ni armée navale, il leur sera difficile de soutenir la lutte contre une armée exercée et des marins expérimentés. Ils ont des chauffeurs et des mécaniciens, mais des chauffeurs et des mécaniciens ne constituent pas une flotte de guerre.

- Vous croyez, général, au succès des Espagnols? demanda M. Lerond.

- En principe, répondit le général, le succès d'une campagne dépend de circonstances qu'il est impossible de prévoir; mais nous pouvons d'ores et déjà constater que les Américains ne sont pas préparés à la guerre. Et la guerre exige une longue préparation.

- Voyons ! général, s'écria madame de Courtrai, dites-nous que ces bandits d'Américains seront vaincus.

- Leur succès est problématique, répondit le général. Je dirais même qu'il serait paradoxal et qu'il infligerait un insolent démenti à tout le système en usage dans les nations essentiellement militaires. En effet, la victoire des États-Unis serait la critique en action des principes adoptés dans toute l'Europe par les autorités militaires les plus compétentes. Un tel résultat n'est ni à prévoir, ni à souhaiter.

- Quel bonheur ! s'écria madame de Courtrai en frappant de ses mains osseuses ses vieilles cuisses et en secouant sur sa tête, comme un bonnet fourré, sa rude chevelure grise. Quel bonheur ! nos amis les Espagnols seront victorieux. Vive le roi !

- Général, dit M. Lerond, je prête à vos paroles la plus grande attention. Le succès militaire de nos voisins serait accueilli bien favorablement en France; et qui sait s'il ne déterminerait pas chez nous un mouvement royaliste et religieux?

- Permettez, dit le général, je n'augure en rien de l'avenir. Le succès d'une campagne dépend, je vous le répète, de circonstances qu'il est impossible de prévoir. Je me borne à considérer la qualité des éléments en présence. Et, à ce point de vue, l'avantage appartient incontestablement à l'Espagne, bien qu'elle ne dispose pas d'un assez grand nombre d'unités navales.

- Certains symptômes, dit M. de Brécé, sembleraient indiquer que les Américains commencent à se repentir de leur témérité. On affirme qu'ils sont épouvantés. Ils s'attendent tous les jours à voir les cuirassés espagnols apparaître sur les côtes de l'Atlantique. Les habitants de Boston, de New York et de Philadelphie fuient en masse vers l'intérieur des terres. C'est une panique générale.

- Vive le roi ! cria avec une joie farouche madame de Courtrai.

- Et la jeune Honorine, demanda M. Lerond, est-elle toujours favorisée d'apparitions par Notre-Dame-des-Belles-Feuilles?

La duchesse douairière de Brécé répondit avec embarras:

- Toujours.

- Il serait bien à désirer, répliqua l'ancien substitut, qu'on dressât procès-verbal des dépositions que fait cette enfant, relativement à ce qu'elle voit et entend dans ses extases.

Aucune réponse ne fut faite à ce souhait, pour la raison qu'ayant entrepris un jour de noter au crayon les paroles attribuées par Honorine à la Sainte Vierge, madame Jean avait bientôt cessé d'écrire: l'enfant employait de vilains mots. D'ailleurs M. le curé Traviès, qui se mettait tous les soirs à l'affût du lapin dans les bois de Lénonville, y surprenait trop souvent Isidore et Honorine couchés ensemble sur un lit de feuilles mortes, pour qu'il doutât encore que ces enfants ne fissent toute l'année ce qu'autour d'eux les bêtes faisaient en une seule saison. M. Traviès était un peu braconnier. Mais il ne péchait ni par les mœurs ni par la doctrine. Il induisit de ces observations répétées qu'il n'était guère croyable que la Sainte Vierge apparût à Honorine.

Il s'en ouvrit aux dames du château qui furent, non point convaincues, mais troublées. Aussi, quand M. Lerond demanda des détails précis sur les dernières extases, elles détournèrent la conversation.

- Si vous voulez des nouvelles de Lourdes, dit la duchesse douairière, nous en avons.

- Mon neveu, dit M. de Brécé, m'écrit que les miracles se produisent abondamment dans la grotte.

- Je l'ai également entendu dire par un de mes officiers, répondit le général. C'est un jeune homme de mérite qui est revenu émerveillé de ce qu'il avait vu à Lourdes.

- Vous savez, général, dit M. de Brécé, que des médecins attachés à la piscine constatent les guérisons miraculeuses.

- On n'a pas besoin de l'opinion des savants pour croire aux miracles, dit madame Jean, avec un pur sourire. J'ai plus de confiance dans la

Sainte Vierge que dans les médecins.

Puis on parla de l'Affaire. On s'étonnait que le syndicat de trahison étalât une audace impunie. M. de Brécé exprima avec une grande force cette pensée:

- Quand deux Conseils de guerre se sont prononcés, il ne peut subsister le moindre doute.

- Vous savez, dit madame Jean, que mademoiselle Deniseau, la voyante du chef-lieu, a appris de la bouche de sainte Radegonde, que Zola se ferait naturaliser italien et ne reviendrait pas en France.

Cette prophétie fut accueillie avec faveur. Un domestique apporta le courrier.

- Nous allons peut-être avoir des nouvelles de la guerre, dit M. de Brécé en dépliant un journal.

Et dans un grand silence, il lut tout haut:

- "Le commodore Dewey a détruit la flotte espagnole dans le port de Manille. Les Américains n'ont pas perdu un seul homme."

Cette dépêche causa un grand abattement dans le salon. Seule, madame de Courtrai, gardant un maintien assuré, s'écria:

- Ce n'est pas vrai !

- La dépêche, objecta M. Lerond, est de source américaine.

- Oui, dit M. de Brécé. Il faut se défier des fausses nouvelles.

Chacun imita cette prudence. Pourtant cette vision soudaine avait attristé les âmes, d'une flotte bénie par le pape, battant le pavillon du roi catholique, portant à l'avant de ses navires les noms de la Vierge et des saints, désemparée, fracassée, coulée par les canons de ces marchands de cochons et de ces fabricants de machines à coudre, hérétiques, sans rois, sans princes, sans passé, sans patrie, sans armée.

X

M. Bergeret s'inquiétait de l'état de ses affaires et craignait de tomber en disgrâce, quand il reçut l'avis qu'il était nommé professeur titulaire.

Cette nomination lui vint un jour, dans son nouveau logis de la place Saint-Exupère, au moment où il s'y attendait le moins. Il en éprouva une joie plus grande que n'eussent semblé le permettre ses progrès en ataraxie. Il en conçut de vagues et flatteuses espérances et il était tout souriant quand, le soir, M. Goubin, son élève préféré depuis la trahison de M. Roux, vint le chercher en son logis, pour l'accompagner, selon la

coutume, au café de la Comédie.

La nuit était brillante d'étoiles. M. Bergeret, en battant du pied le pavé pointu des rues, regardait le ciel. Et, comme il était curieux d'astronomie amusante, il montra du bout de sa canne à M. Goubin une belle étoile rouge dans les Gémeaux.

- C'est Mars, dit-il. Je voudrais bien qu'il y eût d'assez bonnes lunettes pour voir les habitants de cette planète et leurs industries.

- Mais, cher maître, dit M. Goubin, ne me disiez-vous pas, il y a peu de temps, que la planète Mars n'était point peuplée, que les univers célestes étaient inhabités et que la vie, telle du moins que nous la concevons, devait être une maladie propre à notre planète, une moisissure répandue à la surface de notre monde gâté?

- Vous ai-je dit cela? demanda M. Bergeret.

- Je crois bien que vous me l'avez dit, cher maître, répliqua M. Goubin.

Il ne se trompait pas. M. Bergeret, après la trahison de M. Roux, avait dit expressément que la vie organique était une moisissure rongeant la surface de notre monde malade. Et il avait ajouté qu'il espérait, pour la gloire des cieux, que la vie se produisait normalement dans les lointains univers sous les formes géométriques de la cristallisation. "Sans quoi, avait-il ajouté, je n'aurais aucun plaisir à regarder le ciel étoilé des nuits". Mais il était maintenant d'un sentiment contraire.

- Vous me surprenez, dit-il à M. Goubin. On a quelques raisons de supposer que tous ces soleils, que vous voyez luire dans le ciel, éclairent et chauffent la vie et la pensée. La vie, même sur la terre, revêt parfois des formes agréables, et la pensée est divine. Je serais curieux de connaître cette sœur de la terre qui nage dans l'éther subtil à l'opposé du soleil. Elle est notre voisine, nous ne sommes séparés d'elle que par quatorze millions de lieues, ce qui est une bien petite distance céleste. Je voudrais savoir si, sur la planète Mars, les corps vivants sont plus beaux que sur la terre et les esprits plus vastes.

- C'est ce qu'on ne saura jamais, dit M. Goubin, en essuyant le verre de son lorgnon.

- Du moins, répliqua M. Bergeret, les astronomes ont-ils étudié la configuration que présente, dans de fortes lunettes, cette planète rouge; et leurs observations s'accordent pour y reconnaître des canaux innombrables. Or, l'ensemble des hypothèses, qui s'appuient les unes sur les autres pour former le faisceau d'un grand système cosmique, nous amène à croire que cette planète voisine est notre aînée; et dès lors nous pouvons penser que ses habitants sont, par le bénéfice de

l'âge, plus sages que nous.

" Ces canaux donnent aux vastes continents qu'ils traversent l'aspect de la Lombardie. À vrai dire, nous n'en voyons ni l'eau, ni les rives, mais seulement la végétation qui les borde, et qui apparaît à l'observateur comme une ligne faible, diffuse, et, selon la saison, plus pâle ou plus sombre. Ils se trouvent surtout à l'équateur de la planète. Nous leur donnons les noms terrestres de Gange, d'Euripe, de Phison, de Nil, d'Orcus. Ce sont des canaux d'irrigation comme ceux auxquels Léonard de Vinci travaillait, dit-on, avec le talent d'un excellent ingénieur. Leur parcours toujours direct, les bassins circulaires auxquels ils aboutissent, font assez voir qu'ils sont des œuvres d'art et l'effet d'une pensée géométrique. La nature aussi est géomètre, mais elle ne l'est pas de cette manière.

" Le canal martien que sur la terre on a nommé l'Orcus est une merveille incomparable: il traverse de petits lacs arrondis. séparés les uns des autres par des distances égales, ce qui lui donne l'aspect d'un rosaire. N'en doutons point, les canaux de Mars ont été creusés par des êtres intelligents.

Ainsi M. Bergeret peuplait l'univers de formes séduisantes et de pensées sublimes. Il remplissait le vide des abîmes du ciel, parce qu'il venait d'être nommé professeur titulaire. Il était plein de sagesse, mais il était homme.

Il trouva en rentrant chez lui la lettre que voici:

Milan, le ...

" Cher monsieur et ami,

" Vous avez trop compté sur mon savoir. J'ai le regret de ne pouvoir satisfaire la curiosité qui s'est éveillée dans votre esprit, me dites-vous, pendant les obsèques de M. Cassignol.

" Mon attention ne s'est portée sur nos vieux chants liturgiques que lorsqu'ils se rattachaient d'une manière où d'une autre à la littérature dantesque, et je ne puis rien vous dire, concernant la prose des morts, que vous ne sachiez déjà.

" La plus ancienne mention qu'on trouve de ce poème est faite par Bartolomeo Pisano avant 1401. Maroni attribue le Dies iræ à Frangipani Malabranca Orsini, cardinal en 1278. Wadding, le biographe de l'ordre séraphique, donne cet ouvrage à fra Tomaso de Celano, qui floruit sub anno 1250. Ces attributions sont l'une et l'autre dénuées de toute preuve. Il est du moins probable que cette prose fut composée, au XIIe siècle, en Italie.

" Le mauvais texte du missel romain a été encore gâté au XVIIe siècle. Une table de marbre, conservée dans l'église de San Francesco, à Mantoue, présente un état plus ancien et moins défectueux du poème. Si vous le désirez, je ferai copier pour vous le marmor mantuanum. Vous me contenterez en disposant de moi pour ceci comme en toute rencontre. Je n'ai rien de plus cher au monde que de vous servir.

" En retour faites-moi, s'il vous plaît, la grande faveur de me copier une lettre de Mabillon, conservée dans la bibliothèque de votre ville, fonds Joliette, recueil B, numéro 37158, folio 70. Le passage de cette lettre qui m'intéresse particulièrement est relatif aux Anecdota de Muratori. Il me sera plus précieux si je le tiens de vous.

" Je vous dirai à ce sujet que Muratori ne croyait pas en Dieu. J'ai toujours eu envie d'écrire un livre sur les théologiens athées, dont le nombre est considérable. Pardonnez-moi la peine que vous prendrez pour moi à la bibliothèque de la ville, je souhaite que vous en soyez récompensé par la rencontre de la nymphe portière, aux cheveux d'or, qui écoute, avec des oreilles purpurines, les propos amoureux, en balançant au bout de ses doigts les grosses clefs de nos antiques trésors. Cette nymphe me rappelle que j'ai passé les jours d'aimer et qu'il est temps de cultiver des vices choisis. La vie serait vraiment trop triste si le rose essaim des pensées polissonnes ne venait parfois consoler la vieillesse des honnêtes gens. Je puis faire part de cette sagesse à un esprit rare comme le vôtre et capable de la comprendre.

" Si vous venez à Florence, je vous ferai voir une muse qui garde la maison de Dante et qui vaut bien votre nymphe. Vous admirerez ses cheveux roux, ses yeux noirs, son corsage plein, et vous tiendrez son nez pour une merveille. Il est de moyenne grandeur, droit, fin et avec des narines frémissantes. Je vous le signale, parce que vous savez que la nature réussit rarement les nez et, par sa gaucherie à les construire, gâte trop souvent de jolis visages.

" La lettre de Mabillon que je vous prie de copier pour moi commence par ces mots: Ni les fatigues de l'âge, monsieur... Excusez mes importunités et agréez, cher monsieur, les sentiments de sincère estime et de vive sympathie avec lesquels, je suis tout votre.

" CARLO ASPERTINI.

" P.-S. - Pourquoi les Français s'obstinent-ils à ne pas reconnaître une erreur judiciaire qui ne fait plus de doute et qu'il leur serait facile de réparer sans dommage pour personne? Je cherche les raisons de leur conduite sans pouvoir les découvrir. Tous mes compatriotes, toute l'Europe et le monde entier partagent ma surprise. Je serais bien curieux

de connaître votre avis sur cette étonnante affaire.

" C. A."

XI

Le quartier, dans le clair matin, était plein du mouvement des hommes de corvée, qui balayaient le pavé ou pansaient les chevaux. Au fond de la cour, dans son sale bourgeron et son pantalon de toile, le soldat Bonmont, en compagnie des soldats Cocot et Briqueballe, debout devant une marmite pleine d'eau, épluchait des pommes de terre. De temps en temps une escouade, sous la conduite d'un sous-officier, dévalait en torrent d'un escalier, et répandait sur son passage l'invincible gaieté des êtres jeunes. Mais ce qu'il y avait de plus expressif dans ces hommes instruits à marcher, c'était le pas, un pas lourd et travaillé, une marche écrasante et sonore. À tout moment aussi, des registres petits et grands, divers, nombreux, passaient au bras des fourriers importants. Les soldats Bonmont, Cocot et Briqueballe pelaient les pommes de terre et les jetaient dans la marmite. Cependant ils échangeaient des paroles en petit nombre et ils exprimaient en termes très grossiers des pensées très innocentes. Et le soldat Bonmont songeait. Devant lui, par-delà les grilles qui fermaient la cour de la caserne monumentale, s'étendait un cercle de collines dont les blanches villas étincelaient au soleil du matin dans les branches violettes des arbres. Des actrices et des filles nichaient là, amenées par le soldat Bonmont. Une nuée de femmes galantes, de bookmakers, de journalistes sportifs et militaires, de maquignons, d'entremetteurs et d'entremetteuses et de maîtres chanteurs, s'était abattue autour de la caserne où le riche soldat faisait son service. En épluchant les pommes de terre, il aurait pu s'enorgueillir d'avoir assemblé, si loin de Paris, une société si parisienne. Mais il avait l'habitude de la vie, l'expérience des hommes, et cette gloire ne le flattait pas. Il était morose et soucieux. Il n'avait qu'une ambition, se faire octroyer le bouton des Brécé. Il le désirait avec la violence héréditaire, avec cette force que le grand baron avait montrée dans la conquête des choses, des corps et des âmes, mais non pas certes avec l'intelligence claire et profonde, le génie de son énorme père. Lui-même, il se sentait inférieur à ses richesses; il en souffrait et il en devenait méchant.

Il songeait:

"Leur bouton, ils ne le donnent pas qu'à des ducs et pairs, bien sûr ! Les Brécé, c'est plein d'Américaines et de juives. Je les vaux bien."

Il jeta violemment dans la marmite sa pomme de terre pelée. Et le soldat Cocot, poussant un gros juron dans un gros rire, s'écria:

- Voilà qu'il renverse le bouillon, maintenant, misère de sort !

Et Briqueballe s'égaya de cette plaisanterie, parce qu'il avait l'âme simple et qu'il était de la classe. Et il se réjouissait de revoir bientôt la maison de son père, bourrelier à Cayeux.

"Ce vieux cafard de Guitrel ne fera rien pour moi, songeait le soldat Bonmont. Il est très fort, Guitrel, plus fort que je n'aurais cru. Il m'a posé ses conditions. Tant qu'il ne sera pas évêque, il ne parlera pas à ses amis de Brécé. Il est rosse tout de même."

- Bonmont, dit Briqueballe, ne f... pas les épluchures dans la marmite.

- C'est pas à faire, dit Cocot.

- Je suis pas de semaine, répondit Bonmont.

Ainsi parlaient ces trois hommes, parce qu'ils étaient égaux.

Et Bonmont songeait:

"Je me passerai très bien de Guitrel. Il y en a assez d'autres, qui pourront me faire donner le bouton. Il y a d'abord Terremondre. Il fréquente les Brécé. Il est de bonne famille, bien pensant... mais pas sérieux, Terremondre, ficelle... horriblement ficelle... sans influence. Il promettra tout et ne fera rien.

" Je ne peux pourtant pas m'adresser au curé Traviès, qui fait des battues avec le braconnier Rivoire. Il y a le général Cartier de Chalmot... Celui-là n'aurait qu'à ouvrir la bouche... Mais ce vieux débris ne peut pas me souffrir."

Le soldat Bonmont avait de telles pensées, et ce n'était pas sans raison. Le général Cartier de Chalmot ne l'aimait pas. Il avait coutume de dire: "Si le petit Bonmont était sous mes ordres, je le ferais marcher droit". Quant à la générale Cartier de Chalmot, elle le poursuivait de son indignation depuis l'heure où, dans un bal, elle l'avait entendu prononcer ces paroles: "En dehors des questions de sentiment, maman est d'une veulerie lamentable". Le jeune Bonmont ne se trompait donc pas. Il ne devait attendre aucun bon office ni du général ni de la générale.

Il chercha dans sa mémoire qui pourrait bien lui rendre le service refusé par Guitrel. M. Lerond? Il était trop prudent. Jacques de Courtrai? Il était à Madagascar.

Le jeune Bonmont poussa un profond soupir. Mais il lui vint une idée, tandis qu'il pelait sa dernière pomme de terre.

"Si je faisais Guitrel évêque? Elle serait bien bonne !..."

Au moment où cette pensée se formait dans son esprit, des imprécations retentirent à son oreille.

- N. de D... ! n. de D... ! Misère de misère ! s'écriaient ensemble les soldats Briqueballe et Cocot, sous une pluie soudaine de suie qui, tombant sur eux, autour d'eux et dans la marmite, barbouillait leurs doigts humides et obscurcissait les pommes de terre, pâles naguère comme des boules d'ivoire.

Ils levèrent la tête pour découvrir la cause du mal et virent, à travers la pluie noire, des camarades qui démontaient sur le toit un long tuyau de cheminée et secouaient violemment la suie dont il était rempli. À cette vue, Cocot et Briqueballe s'écrièrent d'une seule voix:

- Eh ! vous, là-haut, avez-vous bientôt fini?

Et ils jetèrent aux camarades du toit toutes les invectives qui peuvent sortir d'une âme naïve et sincère. Innocentes injures, qui témoignaient d'un mécontentement véritable, et remplissaient la cour du quartier des sons prolongés de l'accent picard et de l'accent bourguignon. Puis le visage à petite moustache du sergent Lafille parut au bord du toit et une voix aigre, dans le soudain silence, versa ces mots:

- Vous deux, en bas, vous avez trois jours... C'est compris?

Briqueballe et Cocot demeurèrent accablés sous les coups de la fatalité et de la loi. Et le soldat Bonmont, leur égal, songeait:

"Je peux bien faire un évêque. Je n'ai qu'à parler à Huguet."

Huguet était alors président du conseil. Il dirigeait un cabinet modéré, que la droite soutenait. Huguet, en le formant, avait rassuré le capital et il en avait conçu de la sérénité, de la confiance en lui-même et quelque orgueil. Il tenait, dans son cabinet, le portefeuille des finances et on le félicitait d'avoir raffermi le crédit public, ébranlé par son prédécesseur radical.

Huguet n'avait pas toujours été un tel homme d'État. Radical et même révolutionnaire dans sa jeunesse besogneuse, il était devenu secrétaire du défunt baron de Bonmont pour qui il écrivait des livres et dirigeait des journaux. Il était alors démocrate et mystique en matière de finances. Le baron le voulait ainsi; ce grand baron avait souci de se concilier les fractions avancées du Parlement, et il ne lui déplaisait pas de paraître généreux et même un peu rêveur. Il appelait cela, à part lui, "se donner de l'espace". Il fit nommer son secrétaire député de Montil. Huguet lui devait tout.

Et le jeune Bonmont, qui le savait, se disait:

"Il me suffira de parler à Huguet". Il se le disait. Mais au-dedans de

lui-même il n'en était pas certain. Car il savait aussi que M. Huguet, président du conseil, évitait soigneusement toute rencontre avec le soldat Bonmont et qu'il n'aimait pas qu'on lui rappelât les liens anciens qui l'unissaient avec le grand baron, mort impopulaire, en temps utile, dans une sourde rumeur de scandale.

Et, sagement, le soldat Bonmont pensa: "Il faut trouver autre chose."

Pour réfléchir à loisir, il s'assit par terre, près de la pompe. Et bientôt il s'abîma dans une méditation profonde. Tous les personnages qu'il jugeait capables de disposer de la crosse et de la mitre défilaient en longue procession dans son imagination évocatrice. Monseigneur Charlot, M. de Goulet, le préfet Worms-Clavelin, madame Worms-Clavelin, M. Lacarelle passaient, et d'autres encore et d'autres toujours. Il fut tiré de sa contemplation par le soldat Jouvencie, licencié en droit, qui, ayant fait jouer la pompe, lui envoya un jet d'eau dans le cou.

- Jouvencie, lui demanda gravement Bonmont en s'essuyant la nuque, de quoi Loyer est-il ministre?

- Loyer? De l'instruction publique et des cultes, répondit Jouvencie.

- C'est-il lui qui nomme les évêques?

- Oui.

- Sûr?

- Oui. Pourquoi?

- Pour rien, dit Bonmont.

Et il s'écria au-dedans de lui-même:

"J'ai mon affaire !... madame de Gromance !..."

XII

Ce soir-là, M. Leterrier vint faire visite à M. Bergeret.

Au coup de sonnette du recteur, Riquet sauta à bas du fauteuil qu'il partageait avec son maître et aboya terriblement, en regardant la porte. Et quand M. Leterrier entra dans le cabinet de travail, le chien l'accueillit par des grognements hostiles. Cette ample figure, cette face grave et pleine, dans un collier de barbe grise, ne lui était pas familière.

- Toi aussi ! murmura doucement le recteur.

- Vous l'excuserez, dit M. Bergeret. Il est domestique. Quand les hommes, en instruisant sa race, ont formé le caractère qu'il a hérité, ils croyaient eux-mêmes que l'étranger était l'ennemi. Ils n'enseignaient point aux chiens la charité du genre humain. Les idées de fraternité

universelle n'ont point pénétré l'âme de Riquet. Il représente un état ancien des sociétés.

- Un état très ancien, dit le recteur. Car il est clair que maintenant nous vivons en paix les uns avec les autres, dans la concorde et la justice !

Ainsi parlait le recteur avec ironie. Ce n'était pas le tour ordinaire de son esprit. Mais, depuis quelque temps, il avait des pensées et des paroles nouvelles.

Cependant Riquet continuait d'aboyer et de grogner. Il s'efforçait visiblement d'arrêter l'étranger par l'horreur de son regard et de sa voix. Mais il reculait à mesure que l'adversaire avançait. Il gardait fidèlement la maison; mais il était prudent.

Impatienté, le maître le souleva de terre par la peau du cou et lui donna deux ou trois chiquenaudes sur le museau.

Riquet cessa aussitôt d'aboyer, s'agita gentiment et tira une langue en volute pour lécher la main qui le châtiait. Ses beaux yeux maintenant étaient pleins de tristesse et de douceur.

- Pauvre Riquet ! soupira M. Leterrier. Voilà donc le prix d'un si beau zèle !

- Il faut pénétrer ses idées, dit M. Bergeret en le poussant derrière son fauteuil. Il sait maintenant qu'il eut tort de vous accueillir ainsi. Riquet ne connaît qu'une sorte de mal, la souffrance, et qu'une sorte de bien, l'absence de souffrance. Il identifie le crime et le châtiment, de telle manière que, pour lui, une mauvaise action est une action dont on est puni. Quand, par mégarde, je lui marche sur la patte, il se reconnaît coupable et me demande pardon. Le juste et l'injuste n'embarrassent point son infaillible sagesse.

- Cette philosophie lui épargne les angoisses que nous éprouvons aujourd'hui, dit M. Leterrier.

Depuis qu'il avait signé la protestation dite "des Intellectuels", M. Leterrier vivait dans l'étonnement. Il avait exposé ses raisons en une lettre aux journaux de la région. Il ne comprenait pas celles de ses contradicteurs, qui étaient de l'appeler juif, prussien, intellectuel et vendu. Il était surpris aussi, qu'Eusèbe Boulet, rédacteur du Phare, le traitât chaque jour de mauvais citoyen et d'ennemi de l'armée.

- Le croyez-vous? s'écria-t-il, on a osé imprimer, dans le Phare, que j'outrageais l'armée? Outrager l'armée, moi qui ai un fils sous les drapeaux !

Les deux professeurs parlèrent longuement de l'Affaire. Et M. Leterrier, dont l'âme était limpide, dit encore:

- Je ne conçois pas qu'on mêle à cette affaire des considérations politiques et des passions de parti. Elle leur est supérieure, puisque c'est une question morale.

- Sans doute, répondit M. Bergeret, mais vous n'auriez pas de ces surprenantes surprises, si vous songiez que la foule a des passions violentes et simples, qu'elle est inaccessible au raisonnement, que peu d'hommes savent conduire leur esprit dans des recherches difficiles, et que, pour découvrir la vérité en cette affaire, il nous a fallu une attention soutenue, la fermeté d'une intelligence exercée, l'habitude d'examiner les faits avec méthode et quelque sagacité. Ces avantages et la satisfaction de posséder la vérité valent bien qu'on les paye de quelques injures méprisées.

- Quand cela finira-t-il? demanda M. Leterrier.

- Dans six mois ou dans vingt ans, ou jamais, répondit M. Bergeret.

- Où s'arrêteront-ils? demanda M. Leterrier. Scelere velandum est scelus. J'en meurs, mon ami, j'en meurs.

Et il disait vrai. Sa forte machine d'animal moral était détraquée. Il avait la fièvre et des douleurs hépatiques.

Pour la centième fois, il exposa les preuves qu'il avait réunies avec toute la prudence de son esprit et tout le zèle de son cœur. Il établit les causes de l'erreur qui dès lors paraissait à travers tant de voiles amassés. Et, fort de sa raison, il demanda avec énergie:

- Que peut-on répondre à cela?

À cet endroit de leur entretien, les deux professeurs entendirent une grande rumeur qui montait de la place.

Riquet leva la tête et regarda autour de lui avec inquiétude.

- Qu'est-ce encore? demanda M. Leterrier.

- Ce n'est rien, dit M. Bergeret, c'est Pecus !

C'était, en effet, une troupe de citoyens qui poussait de grands cris.

- Je crois qu'ils crient "Conspuez Leterrier", dit le recteur. On leur aura signalé ma présence chez vous.

- Je le crois aussi, dit M. Bergeret. Et je pense qu'ils vont bientôt crier: "Conspuez Bergeret !" Pecus est nourri de mensonges antiques. Son aptitude à l'erreur est considérable. Se sentant peu propre à dissiper par la raison les préjugés héréditaires, il conserve prudemment l'héritage de fables qui lui viennent des aïeux. Cette espèce de sagesse le garde des erreurs qui lui seraient trop nuisibles. Il s'en tient aux erreurs éprouvées. Il est imitateur; il le paraîtrait davantage, s'il ne déformait

involontairement ce qu'il copie. Ces déformations produisent ce qu'on appelle le progrès. Pecus ne réfléchit pas. Aussi est-il injuste de dire qu'il se trompe. Mais tout le trompe, et il est misérable. Il ne doute jamais, puisque le doute est l'effet de la réflexion. Pourtant ses idées changent sans cesse. Et parfois il passe de la stupidité à la violence. Il n'a nulle excellence, car tout ce qui excelle se détache immédiatement de lui et cesse de lui appartenir. Mais, il erre, il languit, il souffre. Et il faut lui garder une profonde et douloureuse sympathie. Il convient même de le vénérer, parce que c'est de lui que sortent toute vertu, toute beauté, toute gloire humaine. Pauvre Pecus !

Ainsi parla M. Bergeret. Et une pierre lancée avec force traversa la vitre et vint tomber sur le plancher.

- C'est un argument, dit le recteur en ramassant la pierre.

- Il est rhomboïdal, dit M. Bergeret.

- Cette pierre ne porte aucune inscription, dit le doyen.

- C'est dommage ! dit M. Bergeret. Le commandeur Aspertini a trouvé à Modène des balles de fronde qui avaient été lancées en l'an 43 avant notre ère par les soldats d'Hirtius et de Pansa aux partisans d'Octave. Ces balles portaient des inscriptions indiquant où elles devaient frapper. M. Aspertini m'en a montré une qui était destinée à Livie. Je vous laisse à deviner, d'après l'humeur des soldats, en quels termes l'envoi était tourné.

Sa voix fut couverte à cet endroit par les cris de: "Conspuez Bergeret ! Mort aux juifs !" qui montaient de la place.

M. Bergeret prit la pierre des mains du recteur et la plaça sur sa table, en manière de presse-papier. Puis, dès qu'il put se faire entendre, il reprit le fil de son discours.

- Des cruautés horribles furent commises après la défaite des deux consuls antoniens à Modène. On ne peut nier que, depuis lors, les mœurs se soient beaucoup adoucies.

Cependant la foule hurlait, et Riquet lui répondait par des aboiements héroïques.

XIII

Le jeune Bonmont, se trouvant à Paris en congé de convalescence, visitait l'exposition des automobiles établie dans un coin du jardin des Tuileries, le long de la terrasse des Feuillants. Parcourant une des galeries latérales, réservée aux pièces détachées et aux accessoires, il

examinait le carburateur Pluton, le moteur Abeille et le graisseur Alphonse pour paliers et têtes de bielles, d'un œil placide, avec une curiosité lassée par avance. Il rendait çà et là, d'un coup sec de la tête ou de la main, les saluts que lui faisaient les jeunes gens timides et les vieillards obséquieux. Point fier, point triomphant, simple et même un peu vulgaire, armé seulement de cet air de méchanceté égale et tranquille qui lui était d'un si grand secours dans le commerce des hommes, il allait ramassé dans sa petite taille, trapu, râblé, robuste encore, mais déjà touché par la maladie, et se faisant un peu bossu. Ayant descendu les degrés de la terrasse et considéré les marques par lesquelles on distingue les diverses huiles de pied de bœuf propres à dégraisser les boîtes des "patentes", il rencontra sur son chemin une statue de jardin qui se trouvait renfermée, sous le velum, dans l'enceinte de toile bise, une œuvre classique, de style français, le bronze d'un héros étalant avec son académique nudité la science du statuaire et assommant de sa massue un monstre en une belle attitude d'école. Trompé, sans doute, par le faux air de sport que présentait ce motif, et ne songeant point que la statue pouvait s'être trouvée dans le jardin avant l'entreprise foraine, il chercha instinctivement à la rattacher au tourisme automobile. Il pensa que le monstre, le serpent, qui, de fait, ressemblait à un tuyau, était peut-être un pneu. Mais il le pensa d'une manière très incertaine et très confuse. Et détournant presque aussitôt son regard hébété, il pénétra dans le grand hall où les voitures, élevées sur leur stand, montraient complaisamment les lourdeurs et les gaucheries de leurs formes rudimentaires, encore mal équilibrées, et semblaient prendre, devant les visiteurs, une impression agaçante de suffisance et de contentement.

Le jeune Bonmont ne s'amusait pas là: il ne s'amusait nulle part. Du moins aurait-il respiré sans déplaisir l'odeur du caoutchouc, des huiles grasses et des graisses chaudes qui parfumaient l'air, et aurait-il regardé sans impatience les voitures, les voiturettes et les voiturelles. Mais en ce moment, il était occupé d'une seule idée. Il songeait aux chasses de Brécé. Le désir d'obtenir le bouton emplissait son âme. Il avait hérité de son père une volonté tendue. L'ardeur avec laquelle il convoitait le bouton de Brécé se mêlait dans ses veines aux premières fièvres de la phtisie et le brûlait. Le bouton de Brécé, il le voulait avec l'impatience d'un enfant - car son esprit avait gardé beaucoup d'enfantillage - et il le voulait avec la souple ténacité d'un ambitieux qui calcule - car il avait la connaissance des hommes, ayant vu beaucoup de choses en peu d'années.

Il savait que, pour le duc de Brécé, il restait, avec son nom français et

son titre romain, le juif Gutenberg. Il connaissait aussi la force de ses millions, et même il en savait plus à ce sujet que n'en apprendront jamais les peuples ni leurs ministres. De sorte qu'il n'avait pas d'illusions et qu'il n'était point découragé. Il se représentait exactement la situation, ayant l'esprit net. La campagne antisémite avait été rudement menée dans ce département agricole où il n'y a pas de juifs, à la vérité, mais où il y a un nombreux clergé. Les récents événements et les articles des journaux avaient beaucoup tapé sur la tête faible du duc de Brécé, chef du parti catholique dans le département. Sans doute les Bonmont pensaient comme des petits-fils d'émigrés et ils étaient pleins d'une vieille piété vendéenne, catholiques autant que les Brécé. Mais le duc regardait à la race. Il était simple et têtu. Le jeune Bonmont ne l'ignorait pas. Il examina encore une fois la situation, devant l'omnibus à pétrole Dubos-Laquille, et il se persuada que le moyen le plus sûr d'obtenir le bouton était de procurer une crosse à M. l'abbé Guitrel.

"Il est nécessaire, pensa-t-il, que je le fasse passer évêque. Ça ne doit pas être bien difficile, dès qu'on sait la manière."

Et il se dit, plein du regret de son père:

"Papa me donnerait un bon conseil, s'il n'était pas mort. Il a dû faire des évêques, lui, du temps de Gambetta."

Bien qu'il n'eût point d'aptitude à former des idées générales, il fit ensuite cette réflexion qu'on obtient tout au monde avec de l'argent. Il en prit une grande confiance dans le succès de son entreprise. Et, sur cette pensée, ayant levé la tête, il vit le jeune Gustave Dellion arrêté, à quatre pas de lui, devant un break jaune.

Dans le même moment, Dellion aperçut Bonmont. Mais il feignit de ne pas le voir et s'alla cacher derrière la caisse de la voiture. Il avait à Bonmont des obligations d'argent déjà anciennes, et il n'était nullement, pour l'heure, en état de se libérer.

L'œil bleu de son camarade lui donnait déjà mal au creux de l'estomac. Bonmont avait communément, pour les amis qui lui devaient de l'argent, un regard et des silences terribles. Dellion les connaissait. Aussi fut-il surpris quand le petit taureau, comme il l'appelait, l'ayant rejoint dans sa retraite entre le break jaune et la muraille de toile, lui tendit la main cordialement et lui dit avec un bon sourire:

- Cette santé?... Joli break, un peu long seulement, mais joli, hein?... C'est ce qu'il vous faut pour la Valcombe, mon cher Gustave. Vrai ! voilà un teuf-teuf qui roulerait joliment bien de la Valcombe à Montil.

Le mécanicien, qui se tenait sur le stand à côté de la voiture, jugea

bon d'intervenir et fit observer à M. le baron que la voiture pouvait former, selon les besoins, un break à six places ou un phaéton à quatre places. Et, voyant qu'il avait affaire à des connaisseurs, il entra dans des explications techniques.

- Le moteur est composé de deux cylindres horizontaux: chaque piston actionne une manivelle calée à 180 degrés par rapport à la manivelle voisine...

Il exposa en bons termes les avantages de cette combinaison. Puis, sur une question de Gustave Dellion, il fit connaître que le carburateur était automatique et qu'on le réglait une fois pour toutes au moment du départ.

Il se tut et les deux jeunes hommes demeuraient attentifs et silencieux. Enfin, Gustave Dellion poussant sa canne entre les rayons d'une roue:

- Voyez-vous, Bonmont? la direction se fait par un essieu brisé.

- C'est doux à la main, dit le mécanicien. Gustave Dellion aimait les automobiles et il ne les aimait pas, comme Bonmont, d'un amour satisfait d'avance. Il contemplait la voiture qui, malgré les sécheresses de la carrosserie moderne, semblait une bête, un monstre point du tout bizarre, un monstre banal, correct, avec un rudiment de tête entre deux yeux énormes, les lanternes.

- Pas laid, le teuf-teuf, dit tout bas le jeune Bonmont à son ami. Achetez-le donc.

- L'acheter !... Est-ce qu'on peut faire quoi que ce soit quand on a le malheur d'avoir un papa? soupira doucement Gustave. Vous n'imaginez pas ce que la famille cause d'ennuis... d'embarras.

Il ajouta avec une feinte assurance:

- Ça me fait même penser, mon cher Bonmont, que je vous dois une petite cho...

La paume d'une main cordiale s'abattit sur son épaule et lui coupa la voix, et il vit avec surprise, à son côté, un petit homme blond, qui, la tête dans les épaules, râblé, trapu, un peu bossu, tout simple, souriait avec bonté, un petit homme blond aux yeux bleus d'une douceur inconnue.

- Bêta ! lui dit ce petit homme, qui ressemblait à un bon petit bison qui laisse sa laine aux buissons.

Gustave ne reconnaissait plus son Bonmont. Il était touché et il était surpris. Mais le petit baron ayant sauté dans le break se mit à manier le guidon, sous l'œil bienveillant du mécanicien.

- Bonmont, vous êtes chauffeur? demanda Gustave avec déférence.

- Des fois, répondit le jeune Bonmont. Et, la main sur le guidon, il conta une tournée d'automobile qu'il avait faite en Touraine, pendant un de ces congés de convalescence dont il revenait plus malade qu'il n'était parti. Il avait fait quarante kilomètres à l'heure. Il est vrai que la route était sèche et bien entretenue. Mais il y avait les vaches, les gosses et les chevaux peureux, qui pouvaient causer des désagréments. Il fallait avoir l'œil et ne pas laisser surtout le voisin toucher le guidon. Il rappela quelques incidents de son voyage. L'aventure d'une laitière lui laissait un souvenir particulièrement agréable.

- Je voyais venir, dit-il, cette bonne femme qui barrait la route avec son cheval et sa voiture. Je donne de la trompe. La vieille ne se range pas. Alors je fonce sur elle. Elle ne connaissait pas le truc. Elle s'efface et tire sa bête si dur qu'elle l'abat sur un tas de pierres; le bidet, la carriole, la laitière et les pots de lait, tout culbute. Et je passe.

Et le jeune Bonmont, sautant hors du break, conclut:

- L'automobile, malgré le bruit et la poussière, c'est tout de même un moyen de locomotion bien agréable. Essayez-en, mon cher.

"Il est pourtant gentil !" pensa le jeune Dellion pénétré d'admiration.

Et son émerveillement s'accrut quand Bonmont, l'entraînant par le bras dans l'allée du grand hall, lui dit:

- Vous avez raison. N'achetez pas cette machine-là, je vous prêterai ma roulante. Ça ne me gênera pas. Il faut que je réintègre; mon congé expire. Moi aussi, d'ailleurs... À propos, savez-vous si madame de Gromance est à Paris?

- Je crois; je ne suis pas sûr, répondit Gustave; il y a quelque temps que je ne l'ai vue.

Il faisait de la sorte un mensonge honorable, car la veille, à sept heures dix minutes du soir, il avait laissé madame de Gromance dans une chambre d'hôtel où ils avaient des rendez-vous.

Bonmont ne répondit rien. Et, s'arrêtant devant une inscription bilingue portant défense de fumer, il y fixa un regard méditatif, qui aggravait son silence. Gustave, demeuré muet pareillement, jugea dans son esprit qu'il n'était pas prudent de rompre l'entretien avec un tel compagnon. Et il reprit:

- Mais j'aurai peut-être bientôt une occasion de la rencontrer... Je puis même, si vous voulez, m'informer tout de suite...

Le petit baron le regarda dans les yeux et lui dit:

- Voulez-vous me faire un plaisir?

Gustave répondit qu'oui, avec l'empressement d'une âme complaisante et le trouble d'un esprit engagé soudainement dans une entreprise difficile. Il était pourtant vrai que Gustave pouvait faire plaisir à Ernest de Bonmont. Celui-ci lui en indiqua la manière:

- Si vous voulez me faire plaisir, mon cher Gustave, obtenez de madame de Gromance qu'elle aille demander à Loyer de nommer l'abbé Guitrel évêque.

Et il ajouta:

- Je vous le demande comme un réel service.

À cette demande, Gustave ne répondit que par un silence stupide et des regards effarés, non qu'il pensât rien refuser, mais parce qu'il n'avait pas compris. Il fallut que le jeune Bonmont répétât deux fois encore les mêmes paroles et qu'il expliquât que Loyer, étant ministre des cultes, nommait les évêques. Il usa de patience et Gustave s'accoutuma peu à peu à ces idées. Il parvint même à réciter sans fautes ce qu'il venait d'entendre:

- Vous voulez que je dise à madame de Gromance d'aller demander à Loyer, qui est ministre des cultes, de nommer Guitrel évêque?

- Évêque de Tourcoing.

- Tourcoing, est-ce que c'est en France?

- Bien sûr.

- Ah ! dit Gustave.

Et il réfléchit.

Alors des objections assez graves vinrent à sa pensée, et il les souleva, au risque de paraître manquer de complaisance. Mais l'affaire lui semblait considérable, et il ne voulait pas s'y engager à la légère. Timidement, avec hésitation, il souleva la première, qui était la plus générale.

- C'est pas une blague, vrai? demanda-t-il.

- Comment ! une blague ! dit sèchement Bonmont.

- Vrai, demanda de nouveau Gustave, c'est pas un bateau que vous me montez?

Il doutait encore. Mais un regard du petit homme blond, un regard chargé de mépris, détruisit ses doutes.

Il fit avec une grande fermeté cette déclaration:

- Du moment que c'est sérieux, vous pouvez compter sur moi. Je suis

sérieux dans les affaires sérieuses.

Il se tut et, pendant son silence, des difficultés se soulevèrent de nouveau dans son esprit. Il dit avec douceur et crainte:

- Pensez-vous que madame de Gromance connaisse assez le ministre pour lui demander... la chose?... Parce que, je vais vous dire: elle ne me parle jamais de Loyer.

- C'est peut-être, répondit le petit baron, qu'elle a d'autres sujets de conversation avec vous. Je ne vous dis pas qu'elle en rêve, de Loyer; mais elle trouve que c'est un bon vieux, pas bête. Ils se sont connus il y a trois ans, sur l'estrade, à l'inauguration de la statue de Jeanne d'Arc. Loyer ne cherche qu'à être agréable à madame de Gromance. Je vous assure qu'il n'a pas une trop sale tête. Quand il met sa redingote neuve, il a l'air d'un vieux maître d'armes retiré à la campagne. Elle peut aller le voir; il sera gentil pour elle... et bien sûr qu'il ne lui fera pas de mal.

- Alors, dit Gustave, il faut qu'elle lui demande de nommer Guitrel évêque?

- Oui.

- Évêque de quoi, déjà?

- Évêque de Tourcoing, dit le jeune Bonmont. Il vaut mieux que je vous l'écrive sur un bout de papier.

Et, prenant sur une tablette qui se trouvait sous sa main la carte du fabricant de la Reine des Pygmées, il écrivit dessus, avec son petit crayon d'or: "Nommer Guitrel évêque de Tourcoing."

Gustave prit la carte. Ces idées, qui lui avaient semblé d'abord si étranges et si bizarres, il les trouvait maintenant simples et naturelles. Son esprit s'y était habitué. Et c'est du ton le plus aisé que, mettant la carte dans sa poche, il dit à Bonmont:

- Guitrel évêque de Tourcoing, parfaitement. Vous pouvez compter sur moi.

Ainsi se vérifiait la parole de madame Dellion qui, parlant de son fils, avait coutume de dire: "Gustave n'apprend pas facilement, mais il retient ce qu'il a appris. C'est peut-être un avantage."

- Vous savez, dit gravement Ernest, je vous réponds que Guitrel fera un très bon évêque.

- Tant mieux, dit Gustave, parce que...

Il n'acheva pas sa pensée. Cependant ils gagnaient tous deux la sortie.

- Je serai à Paris jusqu'à la fin de la semaine, dit Bonmont. Venez me tenir au courant de ce que vous aurez fait. Il n'y a pas de temps à

perdre: les nominations se signent ces jours-ci... Nous reparlerons de l'auto.

Sous le perron, où flottaient les drapeaux en trophées, il serra la main de Gustave et, la retenant dans la sienne:

- Une recommandation très importante, mon cher Dellion. Il ne faut pas - vous entendez - il ne faut pas qu'on sache que c'est sur votre demande que madame de Gromance fait cette démarche auprès de Loyer. C'est compris?

- C'est compris, répondit Gustave en secouant avec zèle la main de son ami.

* * *

Le même jour, à huit heures, étant allé faire un bout de visite à sa mère qu'il voyait peu, mais avec laquelle il entretenait de bonnes relations, le jeune Bonmont la trouva dans son cabinet de toilette où elle achevait de s'habiller.

Tandis que sa femme de chambre la coiffait, elle détourna les yeux de la glace, et, regardant son fils:

- Tu n'as pas bonne mine.

Depuis quelque temps, la santé d'Ernest l'inquiétait. Elle avait des chagrins plus vifs qui lui venaient de Rara, mais son fils aussi lui donnait du souci.

- Et toi, maman?

- Moi, je vais bien.

- Je vois.

- Sais-tu que ton oncle Wallstein a eu une petite attaque?

- C'est pas étonnant ! Il fait la noce. À son âge, c'est malsain.

- Il n'est pas vieux, ton oncle. Il a cinquante-deux ans.

- Cinquante-deux ans, c'est pas l'adolescence... À propos, et les Brécé?

- Les Brécé? Quoi?

- Est-ce qu'ils t'ont remerciée du ciboire?

- Ils m'ont envoyé leur carte avec un mot.

- C'est peu.

- Mais, mon petit, qu'est-ce que tu attendais de plus?

Elle se dressa debout, et pour arranger dans ses cheveux une branche de diamants elle leva au-dessus de sa tête ses bras nus, qui faisaient comme deux anses éclatantes à l'amphore admirablement évasée de son corps. Sous les grappes des fruits transparents qui laissaient passer

la lumière électrique, ses épaules étincelaient, et dans leur blancheur dorée de fines veines bleues couraient au bord des seins. Ses joues étaient roses de fard, ses lèvres peintes. Mais le visage restait jeune de désir et de santé. Et les plis du cou, qui auraient trahi la fatigue des années, se perdaient dans la splendeur de la chair.

Le jeune Bonmont la regarda un moment avec une certaine attention, puis il dit:

- Dis donc, maman, si toi aussi tu allais voir Loyer, pour lui recommander l'abbé Guitrel?...

XIV

Madame de Bonmont, qui avait choisi Raoul Marcien entre tous et qui l'aimait d'amour tendre, put durant quelques semaines s'enorgueillir de son choix et se croire heureuse. Il s'était opéré en effet dans l'ordre des choses un changement prodigieux. Raoul, naguère méprisé ou redouté dans tous les mondes, rejeté par le régiment, renié par ses amis, brouillé avec sa famille, chassé de son cercle, connu dans tous les parquets où s'amoncelaient les plaintes en escroquerie déposées contre lui, était soudainement lavé de toute tache et purifié de toute souillure. Ce n'est pas qu'on doutât dans ces jours-là plus qu'autrefois de son indignité; mais, en l'état de l'Affaire, il fallait que Raoul Marcien(connu dans l'histoire sous un nom qui peut ne pas être celui qu'il porte dans l'Anneau d'améthyste) fût innocent pour que le juif fût coupable. Sans donner ici sur ce point les éclaircissements qu'on ne me demande pas, je dirai qu'il importait grandement de blanchir Raoul Marcien. Les conseils de guerre rendaient arrêt sur arrêt à cet effet. En public, en secret, des ministres, des députés, des sénateurs affirmaient que la sécurité, la puissance, la gloire de la France étaient attachées à l'innocence de cet individu. Elles s'écroulaient si Marcien était suspect. Aussi tous les bons citoyens travaillaient opiniâtrement à restaurer un honneur qui était d'intérêt national.

Madame de Bonmont, voyant son ami devenu tout à coup un exemple et un modèle aux Français, en éprouvait une joie mêlée de trouble. Elle était faite pour goûter des plaisirs discrets et des satisfactions intimes; cette gloire la surprenait et lui causait une sorte de malaise. Auprès de Raoul, elle ressentait l'impression fatigante de vivre perpétuellement dans un ascenseur.

Les témoignages d'estime qu'il recevait étonnaient par leur nombre et leur grandeur cette simple Élisabeth. Ce n'étaient que félicitations,

assurances flatteuses, certificats de bonne conduite, compliments, louanges. Il en venait des villes et des campagnes, de tous les corps constitués et de toutes les sociétés nationales. Il en venait des prétoires, des casernes, des archevêchés, des mairies, des préfectures, des châteaux. Il en jaillissait des pavés aux jours de tumulte, il en résonnait avec les fanfares des gymnastiques dans les retraites aux flambeaux. Maintenant son honneur reluisait; son honneur s'allumait sur la nation entière comme, dans une nuit de fête, une immense croix d'honneur. Au Palais de Justice, au Moulin-Rouge, il traversait la foule au milieu des acclamations. Et les princes imploraient la faveur de lui serrer la main.

Pourtant Raoul n'était pas tranquille. Dans le petit entresol tendu de bleu céleste qui abritait ses amours avec madame de Bonmont, il demeurait sombre et violent. Là, tandis que son honneur et ses louanges montaient à ses oreilles dans les bruits de la ville; alors qu'il ne pouvait entendre ni les roues d'un omnibus ébranler les murailles, ni la corne d'un tram déchirer l'air sans se dire raisonnablement que roulaient en ce moment par la rue des soutiens et des garants de son honneur, il restait plongé dans des pensées amères et noires; il nourrissait des desseins funestes. Fronçant les sourcils et grinçant des dents, il murmurait des imprécations; il mâchait, comme le marin son bitord, ses menaces accoutumées: "Tas de gredins, crapules ! Je leur crèverai le ventre !"... Ce qui semblera presque incroyable, les acclamations de tout un peuple, il ne les entendait pas, et ses rares accusateurs qu'on croyait dispersés, détruits, réduits en poussière, seuls il les voyait, debout, menaçants, en face de lui. Et l'épouvante, à leur vue, agrandissait ses prunelles jaunes. Ces gens-là n'étaient qu'une poignée; mais il sentait qu'ils ne lâcheraient pas le morceau.

Sa fureur consternait la tendre madame de Bonmont qui, de ces lèvres sur lesquelles elle épiait des baisers et des paroles d'amour, n'entendait sortir que des cris rauques de haine et de vengeance. Et elle était d'autant plus surprise et troublée que les menaces de mort que proférait son amant s'adressaient autant aux amis qu'aux ennemis. Car, lorsqu'il parlait de crever des ventres, Raoul ne s'attachait pas à faire la distinction subtile de ses défenseurs et de ses adversaires. Sa pensée, plus vaste, embrassait sa patrie et le genre humain.

Il passait, chaque jour, de longues heures à se promener à la manière des lions en cage et des panthères, dans les deux petites chambres que madame de Bonmont avait fait tendre de soie bleue et garnir de sièges profonds, dans une autre espérance. Il allait à grands pas et murmurait:

- Je leur crèverai la paillasse !

Elle, cependant, assise à un bout de la chaise longue, le suivait d'un regard timide et recueillait ses paroles avec inquiétude. Non que les sentiments qu'elles exprimaient lui parussent indignes de l'homme aimé: soumise à l'instinct, docile à la nature, elle admirait la vigueur sous toutes ses formes et elle se flattait de l'espoir vague qu'un homme capable de tant de carnage serait capable, dans une autre heure, d'embrassements extraordinaires. Et sur le bout de la chaise bleue, les yeux mi-clos, la poitrine un peu haletante, elle attendait que Raoul changeât de fureurs.

Elle attendait en vain. Et les mêmes hurlements la faisaient tressaillir:

- Il faut que j'en crève un !

Parfois, timidement elle essayait de l'apaiser. D'une voix grasse comme sa gorge, elle lui disait:

- Mais puisqu'on te rend justice, mon ami !... Puisque tout le monde reconnaît que tu es un homme d'honneur !...

Si l'enfant David, maigre et noir, avec sa harpe de berger, d'un son plus grêle que le cri de la cigale, calmait la fureur de Saül, moins heureuse, Élisabeth offrait inutilement à Raoul l'oubli des maux dans ses soupirs de cantatrice viennoise et dans les magnifiques plis de sa chair blanche et rose. Sans oser le regarder, elle osait lui dire encore:

- Je ne te comprends pas, mon ami. Puisque tu as confondu tes calomniateurs, puisque ce bon général t'a embrassé en pleine rue, puisque les ministres...

Elle n'en pouvait dire davantage. Il éclatait:

- Parle-moi de ces cocos-là !... Ils ne cherchent que le moyen de me lâcher. Ils voudraient me voir à cent pieds sous terre. Après ce que j'ai fait pour eux ! Mais qu'ils prennent garde. Je mangerai le morceau !...

Et il revenait à la pensée entre toutes choisie et chère:

- Il faut que j'en crève un !

Et il disait son rêve:

- Je voudrais être dans une immense salle de marbre blanc, pleine de monde, et frapper avec un bâton, frapper pendant des jours et des nuits, frapper jusqu'à ce que les dalles soient rouges, les murs rouges, le plafond rouge.

Elle ne répondait pas, et elle regardait en silence, sur son corsage, le petit bouquet de violettes qu'elle avait acheté pour lui et qu'elle n'osait lui offrir.

Il ne lui donnait plus d'amour. C'était fini. L'homme le plus dur aurait

eu pitié, s'il avait vu cette belle et douce créature, ce corps abondant, cette chair de lait et de roses, cette large fleur grasse et tiède, si splendide, négligée, abandonnée, laissée sans soins ni culture.

Elle souffrait. Et, comme elle était pieuse, elle chercha dans la religion un remède à sa souffrance. Elle pensa qu'un entretien avec l'abbé Guitrel ferait beaucoup de bien à Raoul; elle résolut de le mettre chez elle en présence du prêtre.

XV

Gustave Dellion, avant de se rhabiller, écarta les rideaux de la fenêtre et vit, dans l'ombre semée de lumières, passer, par la rue agitée, les lanternes des voitures. Son regard s'en amusa un moment: depuis deux heures, en cette chambre, il était séparé du monde extérieur.

- Qu'est-ce que vous regardez, mon petit? lui demanda, du fond creusé du lit, madame de Gromance, en rassemblant ses cheveux dénoués. Faites donc un peu de lumière. On n'y voit rien.

Il alluma les bougies qui se dressaient sur la cheminée dans de petits candélabres de cuivre, aux côtés d'une pendule à sujet champêtre, tout doré. Une lumière douce fit étinceler la glace de l'armoire et reluire la corniche de palissandre. Des lueurs palpitaient dans la chambre sur le linge et les vêtements épars et se mouraient mollement dans les plis des rideaux.

C'était une chambre d'un hôtel très convenable, situé dans une rue voisine du boulevard des Capucines. Madame de Gromance l'avait choisi dans sa sagesse, au mépris des arrangements moins subtils de Gustave Dellion, qui avait loué pour la recevoir un petit rez-de-chaussée de la solitaire, avenue Kléber. Elle estimait qu'une femme, quand elle a des affaires qui ne regardent pas le monde, doit les faire au cœur tumultueux de Paris, dans un hôtel de bonne apparence, fréquenté par des voyageurs abondants, de races étrangères et diverses. Elle ne passait guère que deux mois de l'année à Paris. Mais elle y venait souvent et y voyait Gustave avec une facilité qu'ils n'avaient point en province.

Elle s'assit au bord du lit, offrant à la lumière caressante sa chevelure blonde et légère, la chair laiteuse de ses épaules tombantes et de sa jolie poitrine un peu basse. Elle dit:

- Je suis sûre que je vais encore me mettre en retard. Dis-moi l'heure, mon petit, et ne te trompe pas. C'est sérieux.

Il répondit d'un ton assez maussade:

- Pourquoi m'appelez-vous toujours "mon petit"?... Six heures dix...

- Six heures dix, vous êtes sûr?... Je vous appelle mon petit par amitié... Comment voulez-vous que je dise?

- Je vous appelle Clotilde. Vous pouvez bien m'appeler quelquefois Gustave.

- Je n'ai pas l'habitude de donner les noms.

Il devint amer:

- Alors, c'est différent ! Comme je n'ai pas la prétention de changer vos habitudes...

Elle attrapa ses bas sur le tapis, les reins allongés, comme une chatte qui prend une souris:

- Qu'est-ce que tu veux? L'idée ne m'est pas venue de t'appeler par ton petit nom comme mon mari, comme mon frère, comme mes cousins.

Il répondit:

- C'est bien ! c'est bien ! Je me conformerai à l'usage.

- Quel usage?

Elle alla, sur les talons, en chemise, ses bas à la main, lui donner un baiser dans le cou.

Il n'était pas fin, mais il était méfiant. Il nourrissait une inquiétude dans son esprit: il soupçonnait madame de Gromance d'éviter les noms propres en amour, de peur de les brouiller dans un moment de trouble, car elle était sensible.

On ne peut pas dire qu'il était jaloux, mais il avait de l'amour-propre. S'il avait appris que madame de Gromance le trompait, il en aurait souffert dans sa vanité. D'un autre côté, il ne désirait cette jolie femme qu'autant qu'il la croyait désirée par d'autres. Il n'était pas bien sûr qu'il fallût être l'amant de madame de Gromance. Une femme du monde, cela n'était pas déjà si indiqué ! Ses amis les plus intimes n'en avaient pas. Ils préféraient une automobile. Elle lui plaisait. Il voulait bien être son amant, si cela se faisait. Mais si cela ne se faisait pas, il ne voyait pas pourquoi il s'obstinerait tout seul dans cette chose. En lui l'instinct profond de l'homme et le sens mondain n'étaient pas bien d'accord. Et il n'avait pas l'esprit très apte à concilier ces antinomies. Il en résultait, dans ses propos, quelque chose d'imparfait et d'indéterminé, qui ne déplaisait pas à madame de Gromance, peu soucieuse de fournir des explications claires et d'établir une situation nette. Cette charmante femme lui disait, au besoin: "Je n'ai jamais été qu'à toi", mais c'était

moins dans l'envie de le persuader que pour bien dire et pour employer le langage le plus convenable dans la circonstance. Et dans ces moments-là, qui étaient ceux où il réfléchissait le moins, il n'était pas frappé des difficultés énormes que comportait la croyance à une telle affirmation. Les doutes lui venaient après, par le raisonnement.

Il les exprimait en propos ironiques et cruels. Et il pratiquait l'art de tenir sa pensée dans un vague inquiétant. Cette fois, il fut moins maussade que d'habitude, médiocrement amer, et laissa voir peu de jalousie et de défiance. Il ne montra de mauvaise humeur strictement que ce qu'il est naturel d'en avoir après la satisfaction du désir. Madame de Gromance devait s'attendre précisément aux plus noirs accès de rancune et de malveillance. Ce jour-là, en effet, par force et douceur, inspiration naturelle et science profonde, elle avait obtenu de lui les réalités de l'amour plus libéralement qu'il ne les accordait à l'ordinaire, par principe. Elle l'avait fait sortir de la modération. C'est ce qu'il ne lui pardonnait pas aisément, soucieux de sa santé et attentif à se tenir en forme pour les exercices de sport. Chaque fois que madame de Gromance l'entraînait hors de la juste mesure, il se vengeait d'elle ensuite par des mots mauvais ou par un plus mauvais silence. Elle ne s'en fâchait point parce qu'elle aimait l'amour et que son expérience lui enseignait que tous les hommes sont désagréables quand ils sont satisfaits. Elle s'attendait donc, sans émoi, à des reproches qu'elle savait mérités. Son attente fut trompée. Gustave exprima tranquillement cette pensée qui témoignait d'une âme égale et sereine:

- Mon chemisier est un veau.

Cependant il ajustait devant la glace ses habits minutieusement et roulait dans son esprit de profondes pensées. Après quelques secondes de recueillement, il demanda d'un ton qui n'était point aigre:

- Vous connaissez Loyer, n'est-ce pas?

Elle, toute claire, la chair limpide et fraîche, dans le grand fauteuil de velours sombre, boutonnait ses bottines. Les cheveux pleins de lumière, nue dans sa chemise froissée, elle inclinait sa tête et sa poitrine sur ses jambes croisées; sous ce peu de linge qui glissait, en ce raccourci pittoresque, elle semblait une figure allégorique de quelque plafond vénitien. Gustave ne s'avisa pas de cette ressemblance. Il répéta sa question:

- Vous connaissez Loyer?

Elle leva la tête et tenant le crochet suspendu au bout de ses doigts:

- Loyer, le ministre? Oui, je le connais.

- Vous le connaissez très bien?

- Très bien, non. Mais je le connais.

Ce Loyer, sénateur, garde des sceaux, ministre des cultes, était un vieux garçon de peu de mine, assez honnête quand il ne s'agissait point de politique, sachant un peu de droit, philosophe blanchi dans les amours ancillaires et les causeries d'estaminet. Ayant approché sur le tard les femmes du monde, il les dévorait des yeux sous ses lunettes d'or.

Très vert encore à soixante ans, il avait apprécié à sa valeur madame de Gromance, quand elle avait paru devant lui dans les salons de la préfecture. Il y avait sept ans de cela. Loyer était venu inaugurer dans la ville de M. Worms-Clavelin, la statue de Jeanne d'Arc. C'est alors qu'il avait prononcé le discours mémorable que terminait magnifiquement un parallèle entre la Pucelle et Gambetta, "transfigurés tous deux, disait l'orateur, par l'illumination sublime du patriotisme". Les conservateurs, déjà secrètement ralliés à la politique financière de la République, surent gré au ministre de les rattacher encore au régime par les. liens honorables d'un sentiment généreux.

M. de Gromance avait tendu la main au ministre et lui avait dit: "C'est un vieux chouan, monsieur le ministre, qui vous dit merci pour Jeanne et pour la France". En se promenant avec madame de Gromance, la nuit, aux lueurs des lanternes vénitiennes, dans les jardins profonds de la préfecture, sous les arbres plantés en 1690 par les bénédictins de Sillé pour que madame Worms-Clavelin, deux siècles après, leur dût cet ombrage, le ministre, qui venait d'apprendre du préfet lui-même que le vieux chouan était le mari le plus trompé du département, avait soufflé quelques gaillardises à l'oreille rose de la jeune femme. Il était Bourguignon et se flattait d'être Bourguignon salé. Sensible toutefois à la beauté de cette nuit historique, il avait dit en prenant congé de madame de Gromance: "Ces illuminations portent à la rêverie". Loyer ne déplaisait pas du tout à madame de Gromance. Elle lui avait demandé par la suite quelques petits services d'ordre agricole et vicinal, que le vieillard lui avait rendus sans les faire payer d'aucune manière, satisfait de tapoter les bras et les épaules de la belle ralliée et de lui demander d'un ton goguenard comment se portait le "vieux chouan".

Elle pouvait donc avouer hautement ses relations avec Loyer, qui avait repris le portefeuille des cultes dans le ministère radical.

- Je connais Loyer, comme on se connaît quand on n'est pas du même monde. Pourquoi me demandes-tu ça?

- Parce que, si tu es bien avec Loyer, tu lui demanderas quelque chose

que je vais te dire.

- Quoi ! tu veux avoir les palmes, comme monsieur Bergeret?

- Non, répondit gravement Gustave. Il s'agit d'une affaire plus importante. Tu me rendras le service de recommander l'abbé Guitrel à Loyer.

Elle se redressa, surprise. Entre ses bas noirs et sa chemise brillait un cercle de chair éclatante. L'étonnement lui donnait un air de candeur. Elle demanda:

- Pourquoi?

Il nouait sa cravate avec étude.

- Pour que Loyer le fasse évêque.

- Évêque !

Ce mot représentait à madame de Gromance des idées abondantes et précises.

Elle voyait depuis de longues années monseigneur Charlot officier, les jours de fête, dans la cathédrale, gros et court, tout en or sous la mitre et dans la chape, rubicond, informe, auguste. Elle avait bien souvent dîné avec lui. Elle l'avait reçu même à sa table. Avec toutes les dames du diocèse, elle admirait les fines reparties et les beaux mollets rouges du cardinal-archevêque. Elle connaissait en outre un assez grand nombre d'évêques, tous vénérables. Mais elle n'avait jamais réfléchi aux conditions dans lesquelles la dignité épiscopale était conférée à un prêtre. Et il lui semblait bizarre qu'un monsieur sympathique, mais commun et grivois, comme Loyer, eût la puissance de faire un prélat tel que monseigneur Charlot. Elle demeurait pensive. Du lit défait au guéridon portant les biscuits et la bouteille de malaga, de la chaise où son pantalon et son corset étaient jetés, jusqu'aux porcelaines désordonnées de la toilette, par toute la chambre, elle promena le regard de ses beaux yeux inintelligents qui se remplissaient de rochets de dentelle, de crosses, de croix pectorales, d'anneaux d'améthyste. Et, ne comprenant pas bien, elle demanda:

- Ça se fait comme ça un évêque, tu crois?

Il répondit avec assurance:

- Parfaitement.

Cependant elle agrafait son corset et rêveuse:

- Alors, tu crois, mon petit, que si je demandais à Loyer de nommer l'abbé Guitrel évêque...

Il lui donna l'assurance que Loyer, un vieux marcheur, ne refuserait

pas cela à une jolie femme.

Elle attacha son pantalon de foulard rose sur une agrafe du corset de soie. Et, comme il la pressait instamment de faire cette démarche auprès du ministre, elle fut prise d'un peu de défiance et de beaucoup de curiosité. Elle lui demanda:

- Mais, mon petit, pourquoi veux-tu que l'abbé Guitrel soit évêque? Pourquoi?

- Pour faire plaisir à maman. Et puis il m'intéresse, ce prêtre. Il est intelligent, à la hauteur... Il n'y en a déjà pas tant... Vrai ! il est moderne. Il est dans les idées du pape. Et puis maman sera si contente !

- Alors pourquoi ne fait-elle pas elle-même la petite démarche auprès de Loyer?

- D'abord, ma chérie, ce ne serait pas la même chose. Et puis mes parents ne sont pas bien, pour l'instant, avec le ministère. Mon père, comme président de la chambre syndicale des métaux, a protesté contre les nouveaux tarifs. Vous n'imaginez pas combien les questions économiques sont irritantes.

Mais elle pensait bien qu'il la trompait et que ce n'était pas par amour filial qu'il se mêlait d'affaires ecclésiastiques.

En pantalon de foulard rose, elle allait, se baissant, se levant, se baissant encore, agile et prompte, par la chambre, à la recherche de son jupon perdu dans la chiffonnerie parfumée de ses vêtements épars.

- Mon petit, je voudrais avoir ton avis...

- Mon avis sur quoi?

Après avoir longuement noué sa cravate devant la glace et allumé une cigarette, il s'amusait à suivre des yeux les mouvements de madame de Gromance, dans ce costume qui exagérait joliment tout le féminin de ce corps de femme. Il ne savait pas si c'était gracieux ou ridicule. Il ne savait pas s'il fallait trouver ces aspects-là vraiment pas beaux, ou en éprouver une toute petite joie d'art. Sa perplexité venait de ce qu'il se rappelait une longue discussion soulevée à ce sujet, l'hiver précédent, chez son père, un après-dîner, au fumoir, par deux vieux connaisseurs, M. de Terremondre, qui ne savait rien de plus adorable qu'une jolie femme en corset et en pantalon, et Paul Flin, qui plaignait au contraire la disgrâce d'une dame à ce point précis de sa toilette. Gustave avait suivi la dispute qui était amusante. Il ne savait à qui donner raison. Terremondre avait de l'expérience, mais il était vieux jeu et trop artiste; Paul Flin passait pour un peu bête, mais très chic. Gustave inclinait, par malveillance naturelle et affinités électives, au sentiment de Paul Flin,

quand madame de Gromance mit son jupon rose à fleurs roses.

- Mon petit, donne-moi ton avis. On porte cette année des robes tout en loutre. Mais qu'est-ce que tu dirais d'une robe de drap rouge... d'un rouge un peu nourri... un rouge rubis... avec une veste en loutre... et une toque de loutre avec un bouquet de violettes de Parme?

Il demeurait songeur, ne laissant deviner ses pensées que par un hochement de tête. Et de ses lèvres enfin sortit, au lieu de paroles, la fumée de sa cigarette.

Elle poursuivit, dans la vision des choses rêvées:

- ... Avec des boutons de pierreries anciennes... Les manches très étroites et la jupe collante.

Il parla enfin et dit:

- La jupe collante. Je n'y vois pas d'obstacle.

Elle se rappela alors qu'il n'entendait rien aux jupes ni aux corsages. Et elle eut une idée, et elle fit une réflexion:

- C'est drôle tout de même ! Ce sont les hommes qui n'aiment pas les femmes qui s'intéressent à la toilette des femmes. Et les hommes qui aiment les femmes ne voient pas seulement comment elles sont habillées. Ainsi, toi, tu ne pourrais pas me dire, je suis sûre, la robe que j'avais samedi chez ta mère. Tandis que le petit Sucquet, qui a des goûts différents - c'est connu -, parle très bien linge et chiffons. Il est né modiste et couturier, ce garçon. Dis, comment tu expliques ça?

- Ce serait trop long.

- Mon petit, tu es assis sur ma jupe... Pendant que j'y pense: Emmanuel se plaint que tu le négliges. Hier, il t'attendait pour te montrer un cheval qu'il veut acheter. Et tu n'es pas venu. Il n'est pas content.

À ces mots, Gustave éclata en invectives:

- Ton mari me rase dans les grands prix. C'est un idiot, un grotesque... Et crampon ! Tu conviendras que traîner toute la journée dans son écurie, dans son chenil et dans son potager... car il a aussi la manie de l'agriculture, cet infirme ! examiner la pâtée des chiens, la seringue des chevaux et les gâteaux de phosphate, système Brême-Ducornet, ce n'est pas une destinée. Parce que nous sommes ensemble toi et moi, je trouve raide que ton mari ne me lâche pas d'une semelle. Il est si bête qu'on s'en aperçoit. Je te jure: ça se sait.

Elle répondit avec douceur et gravité, en passant sa jupe:

- Ne dis pas de mal de mon mari. Puisqu'il en faut un, je suis encore

bienheureuse d'avoir celui-là. Pense, mon petit, que nous pourrions avoir pire.

Mais Gustave n'était pas calmé.

- Et il t'aime, l'animal !

Elle fit la petite moue et le petit haussement d'épaules qui veut dire: C'est peu de chose.

Ainsi l'entendit Gustave. Et il appuya dans ce sens:

- Rien qu'à sa tête, on voit que ce n'est pas un grand abatteur de quilles. Mais il y a des choses qui sont désagréables, quand on y pense.

Madame de Gromance tourna vers Gustave un beau regard heureux et tranquille, qui conseillait l'oubli des pénibles pensées, et elle, alla lui mettre sur les lèvres un baiser magnifique, comme un sceau royal de cire écarlate.

Il lui dit:

- Prends garde à ma cigarette.

Maintenant, dans sa robe beige très simple, elle arrangeait ses cheveux légers sous sa toque. Tout à coup, elle se mit à rire. Il lui demanda pourquoi elle riait.

- Pour rien...

Il voulait savoir.

- Eh bien ! je pense que ta mère, quand elle avait des rendez-vous... dans le temps... devait être bien gênée par sa coiffure, si elle se faisait faire tous les jours ce beau travail de cheveux qu'elle a sur son portrait dans le salon.

Ne sachant pas de quelle manière prendre cette plaisanterie, qui le choquait, il ne répondit rien.

Elle reprit:

- Tu n'es pas fâché, au moins. Tu m'aimes, dis?

Il n'était pas fâché. Il l'aimait. Alors elle revint à son idée:

- C'est drôle ! Les fils croient à la vertu de leur mère. Les filles aussi, mais moins. Pourtant il ne suffit pas qu'une femme ait des enfants pour qu'on soit sûr qu'elle n'a pas eu d'amants.

Elle songea et dit:

- C'est tout de même compliqué, les idées qu'on se fait dans la vie. Adieu, mon petit. Je n'ai que le temps de rentrer à pied.

- Pourquoi à pied?

- D'abord, c'est bon pour la santé. Et puis ça explique que je n'aie pas

pris ma voiture. Et ce n'est pas ennuyeux.

Elle s'examina de trois quarts, puis de côté, puis de dos dans la glace.

- Par exemple, à cette heure-ci, je suis sûre de lever sur mon passage pas mal de suiveurs.

- Pourquoi?

- Parce que je ne suis pas répugnante de tournure.

- Je veux dire: Pourquoi êtes-vous sûre, à cette heure-ci?

- Parce que c'est le soir. Le soir, avant dîner, il y a recrudescence.

- Mais qui vous suit? Quelles gens?

- Des employés, des gens du monde, des ouvriers, des prêtres. Hier j'ai été suivie par un nègre. Il avait un chapeau luisant comme un miroir. Il était très doux.

- Il t'a parlé?

- Oui. Il m'a dit: "Madame, voulez-vous monter en voiture avec moi? Est-ce que vous craignez de vous compromettre?"

- C'est stupide !

Elle répondit gravement:

- Il y en a qui disent des choses plus bêtes. Adieu, mon petit ! Nous nous sommes bien aimés aujourd'hui.

Elle avait déjà la main sur la clef de la porte. Il l'arrêta.

- Clotilde, promets-moi que tu iras voir le ministre Loyer et que tu lui diras bien gentiment: "Monsieur Loyer, vous avez un évêché vacant. Nommez l'abbé Guitrel. Vous ne pouvez faire un meilleur choix. C'est un ecclésiastique dans les idées du pape."

Elle secoua sa jolie tête.

- Aller voir Loyer chez lui, pour ça, non ! Tu ne me vois pas dans la cage du gorille ! Il faut faire naître une occasion, le rencontrer chez des amis.

- Mais, répliqua Gustave, c'est une affaire très pressée. Loyer peut d'un moment à l'autre signer les nominations aux évêchés vacants. Il y en a plusieurs.

Elle réfléchit et, dans un effort de pensée:

- Tu dois te tromper, mon petit. Ce n'est pas Loyer qui nomme les évêques. C'est le pape, je t'assure, ou le nonce. Et la preuve, c'est qu'Emmanuel disait l'autre jour: "Le nonce devrait faire violence à la modestie de monsieur de Goulet et lui offrir un évêché". Tu vois bien.

Il s'efforça de la détromper. Il lui fournit des explications.

- Écoute-moi: le ministre choisit les évêques, et le nonce approuve le choix du ministre. C'est ce qu'on appelle le Concordat. Tu diras à Loyer: "J'ai sous la main un prêtre intelligent, libéral, concordataire, tout à fait dans les idées du..."

- Je sais.

Elle ouvrit les yeux tout grands:

- C'est tout de même extraordinaire, ce que tu me demandes là, mon petit.

Sa surprise venait de ce qu'elle était pieuse et pleine de respect pour les choses saintes. Il avait un peu moins de piété qu'elle; mais il avait peut-être un peu plus de délicatesse. Il reconnut dans son âme que c'était, en effet, assez extraordinaire. Toutefois, ayant intérêt à ce que l'affaire se conclût, il prit soin de rassurer madame de Gromance:

- Je ne te demande pas une chose qui soit contre la religion. Au contraire.

Cependant elle était reprise de sa première curiosité. Elle demanda:

- Mais, mon petit, pourquoi veux-tu que monsieur Guitrel soit évêque?

Il répondit avec embarras qu'il le lui avait déjà dit:

- Maman y tient. Et puis d'autres personnes.

- Lesquelles?

- Des tas... Les Bonmont...

- Les Bonmont? Mais ils sont juifs !

- Ça ne fait rien. Il y a des juifs jusque dans le clergé.

En apprenant que les Bonmont étaient dans l'affaire, elle flaira quelque tripotage. Mais, comme elle avait le cœur tendre et l'âme facile, elle promit de parler au ministre.

XVI

M. l'abbé Guitrel, candidat à l'épiscopat, fut introduit dans le cabinet du nonce. Monseigneur Cima surprenait, à l'abord, par les grands traits pâles de son visage que les années avaient fatigués sans les vieillir. À quarante ans, il avait l'air d'un adolescent malade. Et quand il baissait les yeux, sa face était celle d'un mort. Il fit signe au visiteur de s'asseoir et, pour l'écouter, il prit dans son fauteuil son attitude accoutumée. Le coude droit dans la main gauche et la joue reposant inclinée dans le creux de la main droite, il avait une grâce presque funèbre, qui rappelait certaines figures de bas-reliefs antiques. Son visage au repos était voilé

de mélancolie. Mais, dès qu'il souriait, tout le masque devenait comique. Le regard de ses beaux yeux sombres causait une impression pénible, et l'on disait, à Naples, qu'il avait le mauvais œil. Il passait en France pour un fin politique.

M. l'abbé Guitrel crut habile de ne faire qu'une rapide allusion à l'objet de sa visite. Que l'Église, dans sa sagesse, disposât de lui. Tous ses sentiments pour elle se confondaient dans celui d'une absolue obéissance.

- Monseigneur, ajouta-t-il, je suis un prêtre, c'est-à-dire un soldat. J'aspire à la gloire d'obéir.

Monseigneur Cima, ayant lentement incliné la tête en signe d'approbation, demanda à l'abbé Guitrel s'il avait connu le défunt évêque de Tourcoing, M. Duclou.

- Je l'ai connu, monseigneur, à Orléans, quand il y était curé.

- À Orléans. C'est une ville agréable, j'y ai des parents, des arrière-cousins. Monsieur Duclou était fort âgé. De quelle maladie est-il mort?

- De la pierre, monseigneur.

- C'est la fin de beaucoup de vieillards, bien que l'art ait apporté depuis quelques années bien des soulagements à cette terrible incommodité.

- En effet, monseigneur.

- J'ai connu monsieur Duclou à Rome. Il me faisait mon whist. Vous n'êtes jamais allé à Rome, monsieur Guitrel?

- Monseigneur, c'est une consolation qui m'a été refusée jusqu'ici. Mais j'y ai beaucoup séjourné en pensée. Mon âme est allée au Vatican à défaut de mon corps.

- Si ! si !... Le pape sera heureux de vous voir. Il aime la France. La saison préférable pour un séjour à Rome est le printemps. Durant l'été, la malaria règne dans la campagne et même dans certains quartiers de la ville.

- Je ne crains pas la malaria.

- Sans doute, sans doute... On peut d'ailleurs, en prenant certaines précautions, conjurer le danger des fièvres. Il ne faut pas sortir le soir sans manteau. Les étrangers doivent surtout éviter de se promener en voiture découverte après le coucher du soleil.

- On dit, monseigneur, que le spectacle du Colisée, au clair de lune, est vraiment sublime.

- L'air est malin sur le Colisée. Il faut éviter aussi les jardins de la villa

Borghèse, qui sont humides.

- Vraiment, monseigneur?

- Si !... si !... Moi-même, né à Rome, de parents romains, je supporte mal le climat de Rome. Je trouve Bruxelles un séjour préférable. J'ai passé un an à Bruxelles. Je ne crois pas qu'il y ait une ville plus agréable. J'y ai des parents... Tourcoing, est-ce une très grande ville?

- Une ville de quarante mille habitants environ, monseigneur. Une ville manufacturière.

- Je sais, je sais. Monsieur Duclou me disait, à Rome, qu'il ne connaissait à ses administrés qu'un seul tort: celui de boire de la bière. Il me disait: "S'ils buvaient du petit vin d'Orléans, ils seraient des chrétiens accomplis. Mais le houblon leur donne de la tristesse."

- Monseigneur Duclou plaisantait avec beaucoup d'esprit.

- Il n'aimait pas la bière. Et je le surpris extrêmement en lui disant que le goût de cette boisson était aujourd'hui fort répandu en Italie. Il y a des brasseries allemandes très achalandées à Florence, à Rome, à Naples, dans toutes les villes. Aimez-vous la bière, monsieur Guitrel?

- Je ne la crains point, monseigneur.

Le nonce donna son anneau à baiser au prêtre qui prit congé respectueusement. Le nonce sonna:

- Faites entrer monsieur Lantaigne.

Le directeur du grand séminaire, ayant baisé l'anneau du nonce, fut invité à s'asseoir et à parler.

Il dit:

- Monseigneur, j'ai fait au pape et à la nécessité le sacrifice des amitiés qui m'attachaient à la famille de mes rois. J'ai refoulé dans mon cœur de chères espérances. Je le devais au chef des fidèles, pour l'unité de l'Église. Si Sa Sainteté m'élève au siège de Tourcoing, j'y gouvernerai pour elle et pour la France chrétienne. Un évêché est un gouvernement. Je vous réponds de ma fermeté.

Monseigneur Cima, ayant lentement incliné la tête en signe d'approbation, demanda à l'abbé Lantaigne s'il avait connu le défunt évêque de Tourcoing, M. Duclou.

- Je ne l'ai connu que peu, répondit M. Lantaigne, et bien avant son élévation à l'épiscopat. Il me souvient de lui avoir donné des sermons, quand j'en avais trop.

- Il n'était plus jeune lorsque nous l'avons perdu. De quelle maladie est-il mort?

- Je ne sais.

- J'ai connu monsieur Duclou à Rome; il me faisait mon whist. Vous n'êtes jamais allé à Rome, monsieur Lantaigne?

- Jamais, monseigneur.

- Il faut y aller. Le pape sera heureux de vous voir. Il aime la France. Mais, prenez garde, le climat de Rome est rude aux étrangers. Durant l'été, la malaria règne dans la campagne et même dans certains quartiers de la ville. La saison préférable pour un séjour à Rome est le printemps. Né à Rome de parents romains, je me plais mieux à Paris ou à Bruxelles qu'à Rome. Bruxelles est une ville fort agréable. J'y ai des parents. Dites-moi, Tourcoing, est-ce une très grande ville?

- Monseigneur, c'est un des plus antiques évêchés de la Gaule septentrionale. Ce siège fut illustré par une longue suite de saints évêques depuis le bienheureux Loup jusqu'à monseigneur de la Thrumellière, prédécesseur immédiat de monseigneur Duclou.

- Quelle population, dites-moi, est celle de Tourcoing?

- La foi y est vive, monseigneur. Et la doctrine y tient plus de l'esprit de la Belgique catholique que de l'esprit français.

- Je sais, je sais. Monsieur Duclou, le regretté évêque de Tourcoing, me disait un jour, à Rome, qu'il ne connaissait à ses administrés qu'un seul tort impardonnable: celui de boire de la bière. Il me disait: "S'ils buvaient du petit vin d'Orléans, ils seraient les meilleurs chrétiens du monde. Malheureusement le houblon leur communique son amertume et sa tristesse."

- Monseigneur, souffrez que je vous le dise: monseigneur Duclou avait l'esprit pauvre et le caractère faible. Il n'a pas utilisé l'énergie de ces fortes populations du Nord. Ce n'était pas un mauvais homme, mais il avait une haine médiocre du mal. Il faut que l'université catholique de Tourcoing rayonne sur la catholicité tout entière. Si Sa Sainteté me juge digne de monter dans la chaire de saint Loup, je veux, en dix ans, prendre tous les cœurs par la sainte violence des œuvres, voler toutes les âmes à l'ennemi, rétablir sur tout mon territoire l'unité de créance. En ses profondeurs secrètes, la France est chrétienne. Ce qui manque aux catholiques de notre pays, ce sont des chefs énergiques. Nous mourons de faiblesse.

Monseigneur Cima se leva, tendit à l'abbé Lantaigne son anneau d'or et dit:

- Il faut aller à Rome, monsieur l'abbé, il faut aller à Rome.

XVII

Dans les grises Batignolles, le salon était humble, orné seulement de gravures provenant de la chalcographie du Louvre et de figurines, de vases, de coupes, de plats de Sèvres, ornements d'un effet médiocre, qui attestaient les liens de la maîtresse de la maison avec les fonctionnaires de la République. Madame Cheiral, née Loyer, était la sœur du ministre de la justice et des cultes. Veuve d'un commissionnaire de la rue d'Hauteville, qui ne lui avait rien laissé, elle s'était attachée à son frère par besoin de vivre et par ambition maternelle, et elle gouvernait ce vieux garçon qui gouvernait le pays. Elle l'avait obligé à prendre pour chef de cabinet son fils Maurice, à qui il n'était pas facile de trouver un emploi et qui ne réussissait que dans les fonctions publiques.

L'oncle Loyer avait sa chambre dans le petit appartement de l'avenue de Clichy et il venait l'habiter chaque fois qu'il était pris d'étourdissements et de somnolences, comme il lui arrivait de l'être à chaque printemps, car il se faisait vieux. Mais, dès qu'il se sentait la tête et le pied sûrs, il retournait dans le grenier qu'il habitait depuis un demi-siècle, d'où il voyait les arbres du Luxembourg et où les policiers de l'Empire étaient venus deux fois l'arrêter. Il y conservait la pipe de Jules Grévy.

C'était là, peut-être, le plus riche trésor de ce bonhomme qui avait traversé dans le Parlement l'âge de l'éloquence et l'âge des affaires, manié à l'Intérieur les fonds secrets de trois exercices, acheté pour le parti beaucoup de consciences, corrupteur incorruptible, infiniment indulgent aux prévarications de ses amis, mais jaloux de garder dans le pouvoir l'avantage de sa pauvreté presque narquoise, un peu cynique, têtue, invétérée, honorable.

L'œil éteint maintenant et l'esprit paresseux, retrouvant par intervalles son antique adresse et son esprit de décision, il appliquait ses dernières forces au billard et à la concentration. D'une intelligence bornée et d'une habileté médiocre, madame Cheiral conduisait à son gré ce vieillard rusé, tranquille, morose et grivois, qui, ministre pour la sixième fois dans le cabinet qui succéda au cabinet clérical, voyait avec résignation son neveu Maurice remplir sans esprit de conduite ni sens moral les fonctions indéterminées de chef de cabinet. Loyer était sans doute un peu surpris de découvrir chez son neveu des inclinations réactionnaires et cléricales. Mais il était trop sujet à l'apoplexie pour contrarier sa sœur.

Madame Cheiral restait chez elle ce jour-là. Elle reçut très

affectueusement madame Worms-Clavelin, qui vint la voir un peu tard, quand il n'y avait plus à attendre d'autres visites.

On se fit de petits adieux. La femme du préfet retournait le lendemain à sa préfecture.

- Déjà, ma mignonne !

- Il le faut, répondit madame Worms-Clavelin, très douce, l'air ingénu sous les plumes noires de son chapeau.

C'était sa tenue de visites, ce qu'elle appelait se mettre en cheval de corbillard.

- Vous dînez avec nous, mignonne; on ne vous voit pas déjà si souvent à Paris... Ce sera tout à fait dans l'intimité. Je ne pense pas que mon frère vienne. Il est si occupé, si absorbé dans ce moment ! Mais nous aurons probablement Maurice. Les jeunes gens sont rangés à présent: ce n'est plus comme autrefois. Maurice passe des soirées entières avec moi.

Elle mit à persuader madame Worms-Clavelin l'onction pénétrante d'une âme sociable.

- Ce sera sans cérémonie. Vous serez bien comme vous êtes. Puisque je vous dis que nous serons en famille !

Madame Worms-Clavelin avait obtenu, du ministre de l'intérieur, la croix d'officier pour son mari; et du ministre de la justice et des cultes, Loyer, la promesse que l'abbé Guitrel serait présenté au pape comme candidat à l'évêché de Tourcoing sur une liste comprenant les ecclésiastiques désignés aux six évêchés ou archevêchés vacants. Rien ne la retenait plus à Paris. Son intention était de partir le soir même pour la préfecture.

Elle s'excusa sur "un tas d'affaires", mais madame Cheiral fut pressante. Quand la résistance de la préfète se prolongea, madame Cheiral prit une voix aigre et des lèvres minces qui montraient sa contrariété. Madame Worms-Clavelin ne voulait pas la fâcher. Elle accepta.

- À la bonne heure ! Et, je vous le répète, ce sera sans cérémonie.

Ce fut sans cérémonie. Loyer ne vint point. Maurice attendu ne vint point. Mais on eut une dame à bureau de tabac et un vieillard assez considérable dans l'enseignement primaire. La conversation fut sérieuse. Madame Cheiral, qui ne s'intéressait vraiment qu'à ses propres affaires et n'avait de malveillance que pour ses amies intimes, désigna les hommes qui lui semblaient dignes du Sénat, de la Chambre et de l'Institut, non qu'elle s'occupât de politique, de sciences ni de lettres,

mais parce qu'elle se croyait obligée, comme sœur d'un ministre, d'avoir des idées sur tout ce qui fait la grandeur intellectuelle et morale du pays. Madame Worms-Clavelin écoutait avec une douceur charmante. Elle garda constamment cet air d'innocence qu'elle prenait dans les compagnies qui ne l'amusaient pas. Elle avait pour le monde une manière de baisser les yeux qui excitait les vieux messieurs et dont l'administrateur chenu de la grammaire et de la gymnastique nationales fut troublé. Il la cherchait du pied sous la table. Cependant elle méditait déjà de prendre le tramway qui la porterait de l'avenue de Clichy à l'Arc de triomphe où, dans ce rayonnement d'avenues, semblable à une immense croix d'honneur, était son family-house.

Mais en rentrant dans le salon au bras du vieux monsieur qui avait rendu de signalés services à l'instruction primaire, elle y trouva le jeune Maurice Cheiral, qui, retenu tard, après la séance, au ministère, avait dîné au cabaret et était venu s'habiller pour finir sa soirée au théâtre. Il regarda madame Worms-Clavelin avec intérêt et s'assit près d'elle, sur le vieux divan maternel, au-dessous d'un grand plat de Sèvres, décoré dans un style néo-chinois et pendu au mur dans un cadre de peluche bleue.

- Madame Clavelin !... Justement j'avais à vous parler.

Madame Worms-Clavelin avait été brune et maigre. Et, de la sorte, elle n'avait pas trop déplu aux hommes. Avec le temps, elle était devenue grasse et blonde. Sous cette nouvelle forme, elle ne déplaisait pas aux hommes.

- Vous avez vu mon oncle, hier.

- Oui. Et il a été charmant pour moi. Il va bien aujourd'hui?

- Fatigué, très fatigué... Il m'a remis le dossier.

- Quel dossier?

- Le dossier des candidatures aux six évêchés vacants. Vous désirez beaucoup que l'abbé Guitrel soit nommé, hein?

- C'est mon mari qui le désire. Votre oncle m'a dit que l'affaire était dans le sac.

- Mon oncle... si vous vous en rapportez à ce que dit mon oncle... Il est ministre, il ne peut pas savoir. On le trompe. Et puis il ne dit que ce qu'il veut dire. Pourquoi ne vous adressez-vous pas à moi?

Avec une pudeur charmante, madame Worms-Clavelin répondit à voix basse:

- Eh bien, je m'adresse à vous !

- Vous faites bien, répondit le chef de cabinet. Vous faites d'autant mieux que votre affaire ne marche pas du tout et qu'il dépend de moi qu'elle marche ou ne marche pas. Mon oncle vous a dit qu'il allait faire les six présentations au pape?

- Oui.

- Eh bien ! elles ont été faites. Je le sais bien. C'est moi qui les ai faites. Je m'intéresse particulièrement aux affaires ecclésiastiques. Mon oncle est de la vieille école; il ne comprend pas l'importance de la religion. Moi, j'en suis pénétré. Voici la situation: les six candidats ont été présentés au pape. Le Saint-Père n'en a accepté que quatre. Pour les deux autres, monsieur Guitrel et monsieur Morrue, sans les refuser absolument, il se déclare encore mal informé.

Maurice Cheiral secoua la tête.

- Il est mal informé. Et quand il le sera mieux, je ne sais pas trop ce qu'il dira. Entre nous, chère madame, Guitrel m'a l'air d'une fripouille. Et l'on ne saurait donner trop de soin au choix des évêques. Le corps épiscopal est une force sur laquelle un gouvernement sage doit pouvoir s'appuyer. C'est ce qu'on commence à comprendre.

- Vous parlez bien, dit madame Worms-Clavelin.

- D'un autre côté, reprit le chef de cabinet, votre candidat paraît intelligent, instruit, d'un esprit ouvert.

- Alors?... dit madame Worms-Clavelin, avec un sourire délicieux.

- C'est délicat ! dit Cheiral.

Cheiral n'était pas très intelligent. Il ne considérait jamais qu'un petit nombre de choses et il se déterminait par des raisons que leur futilité rendait difficiles à démêler. Aussi croyait-on qu'il avait, dans un âge encore tendre, des idées personnelles. Pour l'instant, il venait de lire un livre de M. Imbert de Saint-Amand sur les Tuileries pendant le second Empire; il avait été frappé, à cette lecture, de l'éclat d'une cour brillante et il en avait conçu l'idée d'un genre de vie où, comme le duc de Morny, il associerait les plaisirs à la politique et jouirait du pouvoir de toutes les manières. Il regarda madame Worms-Clavelin d'un certain air dont elle comprit fort bien l'intention. Elle resta silencieuse et tint les yeux baissés.

- Mon oncle, poursuivit Cheiral, me laisse toute latitude dans cette affaire qui ne l'intéresse pas. Je puis procéder de deux façons. Ou bien proposer, dès à présent, les quatre candidats agréables à Rome... ou bien déclarer au nonce qu'aucun mouvement épiscopal ne sera soumis à la signature du président de la République tant que le Saint-Siège n'aura

pas agréé les six candidats. Je ne suis pas encore décidé. Mais je serais charmé de m'entendre avec vous à ce sujet. Je vous attendrai après-demain, à cinq heures, dans une voiture fermée, devant la grille du parc Monceau, au coin de la rue Vigny.

"Le risque n'est pas grand", pensa madame Worms-Clavelin. Et elle ne répondit que par un léger battement de ses paupières.

XVIII

Madame de Bonmont n'eut point de peine à réunir chez elle Raoul Marcien et M. l'abbé Guitrel. La rencontre fut telle qu'on pouvait l'espérer. M. l'abbé Guitrel avait de l'onction. Raoul avait du monde et savait ce qu'on doit à l'Église.

- Monsieur l'abbé, dit-il, je suis d'une famille de prêtres et de soldats. Moi-même j'ai servi; c'est vous dire...

Il n'acheva pas. M. Guitrel lui tendit la main et répliqua en souriant:

- Je crois bien que nous faisons ici l'alliance du sabre et du goupillon...

Et reprenant aussitôt sa gravité sacerdotale:

- Alliance heureuse entre toutes, et bien naturelle. Nous sommes aussi des soldats. Pour ma part, j'aime beaucoup les militaires.

Madame de Bonmont regarda d'un œil sympathique l'abbé qui poursuivit:

- Dans le diocèse auquel j'appartiens, nous avons ouvert des cercles où les jeunes soldats peuvent lire de bons livres en fumant leur cigare. Ces œuvres, que monseigneur Chariot protège, sont prospères et rendent de grands services. Ne soyons pas injustes pour le siècle où nous vivons: il s'y fait beaucoup de mal et beaucoup de bien. Nous sommes engagés dans une grande bataille. Cela vaut mieux, peut-être, que de vivre parmi ces tièdes qu'un grand poète chrétien exclut en même temps du paradis et de l'enfer.

Raoul approuva ce discours, mais il n'y répondit point. Il n'y répondit point parce qu'il manquait d'idées à ce sujet et aussi parce que son esprit était tout entier occupé par la considération des trois plaintes en escroquerie qui avaient été déposées contre lui dans la semaine, et que cette considération lui ôtait la faculté de suivre des pensées abstraites et générales.

Madame de Bonmont ne connaissait pas précisément la cause de ce silence, et M. Guitrel l'ignorait tout à fait. Croyant bien faire et pensant ranimer la conversation, il demanda à M. Marcien s'il ne connaissait pas

le colonel Gandouin:

- C'est un homme admirable à tous égards, ajouta le prêtre, un bel exemplaire du chrétien et du soldat, et qui jouit dans notre diocèse de l'estime unanime des honnêtes gens.

- Si je le connais, le colonel Gandouin ! s'écria Raoul. Je ne le connais que trop. J'en ai soupé ! En voilà un à qui je garde un chien de ma chienne !

Cette parole affligea madame de Bonmont et surprit M. l'abbé Guitrel, qui ne savaient ni l'un ni l'autre que le colonel Gandouin avait, quatre ans en çà, prononcé, avec six autres, officiers, la mise en réforme du capitaine Marcien pour inconduite habituelle. C'est le motif que le conseil avait choisi entre plusieurs autres.

À compter de ce moment, la douce Élisabeth n'espéra plus un grand bien de cette entrevue qu'elle avait ménagée pour apaiser son Raoul, le détourner des pensées violentes et le ramener à des désirs d'amour. Pourtant elle ouvrit son cœur et dit d'une voix mouillée:

- N'est-ce pas, monsieur l'abbé, quand on est jeune, quand on a un bel avenir, il ne faut pas se laisser aller au découragement, à la tristesse ! N'est-ce pas qu'on doit, au contraire, chasser les idées noires?

- Sans doute, madame la baronne, sans doute, répondit M. l'abbé Guitrel. Il ne faut jamais céder au découragement, s'abandonner aux tristesses sans cause. Un bon chrétien ne nourrit point d'idées noires, madame la baronne, assurément.

- Vous entendez, monsieur Marcien? dit madame de Bonmont.

Mais Raoul n'entendait pas et la conversation tomba.

Madame de Bonmont, qui était bienveillante, pensa, du fond de sa douleur, à faire un petit plaisir à M. Guitrel.

- Alors, monsieur l'abbé, lui dit-elle, votre pierre préférée, c'est l'améthyste?

Le prêtre, devinant le dessein qu'elle avait, lui répondit sévèrement et même avec quelque dureté:

- Laissons cela, madame, je vous prie, laissons cela...

XIX

S'étant levé de bon matin, M. Bergeret, professeur de littérature latine, sortit de la ville avec Riquet. Ils s'aimaient chèrement et ne se quittaient guère. Ils avaient mêmes goûts, menant tous deux de préférence une

vie tranquille égale et simple.

Dans leurs promenades, Riquet suivait attentivement des yeux son maître. Il craignait de le perdre de vue un moment, parce qu'il n'avait pas beaucoup de flair et qu'il n'aurait pu le suivre à la piste. Mais ce beau regard fidèle le rendait sympathique. Il trottait au côté de M. Bergeret avec un air d'importance qui n'était pas déplaisant. Le professeur de littérature latine marchait d'un pas tantôt rapide et tantôt lent, au gré de sa pensée capricieuse.

Riquet, lorsqu'il l'avait dépassé d'un jet de pierre, se retournait et l'attendait, le museau en l'air, une patte de devant soulevée et repliée, dans une attitude d'attention et de vigilance. Un rien les amusait l'un et l'autre. Riquet entrait impétueusement dans les allées et dans les boutiques et il en sortait aussitôt. Ce jour-là, comme il franchissait d'un bond le pas du charbonnier, il se trouva face à face avec un pigeon d'une grosseur énorme et d'une blancheur éclatante. Le pigeon souleva ses ailes radieuses dans l'ombre et Riquet s'enfuit épouvanté.

Il vint, selon son habitude, conter des yeux, des pattes et de la queue, son aventure à M. Bergeret, qui lui dit par moquerie:

- Oui, mon pauvre Riquet, voilà une terrible rencontre et nous avons échappé aux griffes et au bec d'un monstre ailé. Ce pigeon était effroyable.

Et M. Bergeret sourit. Riquet connaissait ce sourire. Il vit fort bien que son maître se moquait de lui. C'est ce qu'il n'aimait pas. Il cessa d'agiter sa queue et se mit à marcher la tête basse, le dos rond et les pattes écartées en signe de mécontentement.

Et M. Bergeret lui dit encore:

- Mon pauvre Riquet, cet oiseau, que tes ancêtres auraient croqué vif, t'effraie. Tu n'as pas faim comme eux; aussi tu n'as pas d'audace comme eux. Une culture raffinée t'a rendu poltron. C'est une grande question de savoir si la civilisation n'affaiblit pas chez les hommes le courage en même temps que la férocité. Mais les hommes cultivés affectent le courage par respect humain, et ils se font une vertu artificielle plus belle peut-être que la naturelle. Toi, tu montres ta peur sans honte.

Le mécontentement de Riquet, à vrai dire, était léger. Il dura peu. Tout était oublié quand l'homme et le chien entrèrent dans le bois de Josde à l'heure où l'herbe est humide de rosée et où des vapeurs légères traînent au flanc des ravins.

M. Bergeret aimait les bois. Devant un brin d'herbe, il s'abîmait dans des rêveries infinies. Riquet aimait aussi les bois. Il goûtait à flairer les

feuilles mortes un plaisir mystérieux. Songeant tous deux, ils suivaient le chemin couvert qui mène au carrefour des Demoiselles, quand ils rencontrèrent un cavalier qui rentrait à la ville. C'était M. de Terremondre, conseiller général.

- Bonjour, monsieur Bergeret, dit-il en arrêtant son cheval. Eh bien ! avez-vous réfléchi aux raisons que je vous ai données hier?

M. de Terremondre avait expliqué la veille chez Paillot, libraire, les raisons pour lesquelles il était antisémite.

M. de Terremondre était antisémite en province, particulièrement dans la saison des chasses. L'hiver, à Paris, il dînait chez des financiers juifs qu'il aimait assez pour leur faire acheter avantageusement des tableaux. Il était nationaliste et antisémite au conseil général, en considération des sentiments qui régnaient dans le chef-lieu. Mais, comme il n'y avait pas de juifs dans la ville, l'antisémitisme y consistait principalement à attaquer les protestants qui formaient une petite société austère et fermée.

- Nous voilà donc adversaires, reprit M. de Terremondre; j'en suis fâché, car vous êtes un homme d'esprit, mais vous vivez en dehors du mouvement social. Vous n'êtes point mêlé à la vie publique. Si vous mettiez comme moi la main à la pâte, vous seriez antisémite.

- Vous me flattez, dit M. Bergeret. Les Sémites qui couvraient autrefois la Chaldée, l'Assyrie, la Phénicie, et qui fondèrent des villes sur tout le littoral de la Méditerranée, se composent aujourd'hui des juifs épars dans le monde et des innombrables peuplades arabes de l'Asie et de l'Afrique. Je n'ai pas le cœur assez grand pour renfermer tant de haines. Le vieux Cadmus était Sémite. Je ne peux pourtant pas être l'ennemi du vieux Cadmus.

- Vous plaisantez, dit M. de Terremondre en retenant son cheval qui mordait les branches des arbustes. Vous savez bien que l'antisémitisme est uniquement dirigé contre les juifs établis en France.

- Il me faudra donc haïr quatre-vingt mille personnes, dit M. Bergeret. C'est trop encore et je ne m'en sens pas la force.

- On ne vous demande pas de haïr, dit M. de Terremondre. Mais il y a incompatibilité entre les Français et les juifs. L'antagonisme est irréductible. C'est une affaire de race.

- Je crois au contraire, dit M. Bergeret, que les juifs sont extraordinairement assimilables et l'espèce d'hommes la plus plastique et malléable qui soit au monde. Aussi volontiers qu'autrefois la nièce de Mardochée entra dans le harem d'Assuérus, les filles de nos financiers

juifs épousent aujourd'hui les héritiers des plus grands noms de la France chrétienne. Il est tard, après ces unions, de parler de l'incompatibilité des deux races. Et puis je tiens pour mauvais qu'on fasse dans un pays des distinctions de races. Ce n'est pas la race qui fait la patrie. Il n'y a pas de peuple, en Europe, qui ne soit formé d'une multitude de races confondues et mêlées. La Gaule, quand César y entra, était peuplée de Celtes, de Gaulois, d'Ibères, différents les uns des autres d'origine et de religion. Les tribus qui plantaient des dolmens n'étaient pas du même sang que les nations qui honoraient les bardes et les druides. Dans ce mélange humain les invasions versèrent des Germains, des Romains, des Sarrasins, et cela fit un peuple, un peuple héroïque et charmant, la France qui naguère encore enseignait la justice, la liberté, la philosophie à l'Europe et au monde. Rappelez-vous la belle parole de Renan; je voudrais pouvoir la citer exactement: "Ce qui fait que des hommes forment un peuple, c'est le souvenir des grandes choses qu'ils ont faites ensemble et la volonté d'en accomplir de nouvelles."

- Fort bien, dit M. de Terremondre; mais, n'ayant pas la volonté d'accomplir de grandes choses avec les juifs, je reste antisémite.

- Êtes-vous bien sûr de pouvoir l'être tout à fait? demanda M. Bergeret.

- Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre.

- Je m'expliquerai donc, dit M. Bergeret. Il y a un fait constant: chaque fois qu'on attaque les juifs, on en a un bon nombre pour soi. C'est précisément ce qui arriva à Titus.

À ce point de la conversation, Riquet s'assit sur son derrière au milieu du chemin et regarda son maître avec résignation.

- Vous reconnaîtrez, poursuivit M. Bergeret, que Titus fut assez antisémite entre les années 67 et 70 de notre ère. Il prit Jotapate et en extermina les habitants. Il s'empara de Jérusalem, brûla le temple, fit de la ville un amas de cendres et de décombres qui, n'ayant plus de nom, reçut quelques années plus tard celui d'Œlia Capitolina. Il fit porter à Rome, dans les pompes de son triomphe, le chandelier à sept branches. Je crois, sans vous faire de tort, que c'est là pousser l'antisémitisme à un point que vous n'espérez pas d'atteindre. Eh bien ! Titus, destructeur de Jérusalem, garda de nombreux amis parmi les juifs. Bérénice lui fut tendrement attachée et vous savez qu'il la quitta malgré lui et malgré elle. Flavius Josèphe se donna à lui, et Flavius n'était pas un des moindres de sa nation. Il descendait des rois asmonéens; il vivait en pharisien austère et écrivait assez correctement le grec. Après la ruine du temple et de la cité sainte, il suivit Titus à Rome et se glissa dans la

familiarité de l'empereur. Il reçut le droit de cité, le titre de chevalier romain et une pension. Et ne croyez pas, monsieur, qu'il crût ainsi trahir le judaïsme. Au contraire, il restait attaché à la loi et il s'appliquait à recueillir ses antiquités nationales. Enfin il était bon juif à sa façon et ami de Titus. Or il y eut de tout temps des Flavius en Israël. Comme vous le dites, je vis fort retiré du monde et étranger aux personnes qui s'y agitent. Mais je serais bien surpris que les juifs, cette fois encore, ne fussent point divisés et qu'on n'en comptât pas un grand nombre dans votre parti.

- Quelques-uns, en effet, sont avec nous, dit M. de Terremondre. Ils y ont du mérite.

- Je le pensais bien, dit M. Bergeret. Et je pense qu'il s'en trouve parmi eux de fort habiles qui réussiront dans l'antisémitisme. On rapportait, il y a une trentaine d'années, le mot d'un sénateur, homme d'esprit, qui admirait, chez les juifs, la faculté de réussir et qui donnait pour exemple un certain aumônier de cour, israélite d'origine: "Voyez, disait-il, un juif s'est mis dans les curés, et il est devenu monsignor."

" Ne restaurons point les préjugés barbares. Ne recherchons pas si un homme est juif ou chrétien, mais s'il est honnête et s'il se rend utile à son pays.

Le cheval de M. de Terremondre commençait à s'ébrouer et Riquet, s'étant approché de son maître, l'invita d'un regard suppliant et doux à reprendre la promenade commencée.

- Ne croyez pas du moins, dit M. de Terremondre, que j'enveloppe tous les juifs dans un sentiment d'aveugle réprobation. J'ai parmi eux d'excellents amis. Mais je suis antisémite par patriotisme.

Il tendit la main à M. Bergeret et porta son cheval en avant. Il avait repris tranquillement sa route, quand le professeur à la Faculté des lettres le rappela:

- Eh ! cher monsieur de Terremondre, un conseil: puisque la paille est rompue, puisque, vous et vos amis, vous êtes brouillés avec les juifs, faites en sorte de ne rien leur devoir et rendez-leur le dieu que vous leur avez pris. Car vous leur avez pris leur dieu !

- Jéhovah? demanda M. de Terremondre.

- Jéhovah ! À votre place, je me méfierais de lui. Il était juif dans l'âme. Qui sait s'il ne l'est pas resté? Qui sait s'il ne venge pas son peuple en ce moment? Tout ce que nous voyons, ces aveux éclatant comme le tonnerre, cette gorge ouverte, ces révélations sortant de toutes parts, cette assemblée de robes rouges, que vous n'avez pu empêcher, quand

vous pouviez tout, qui sait si ce n'est pas lui qui a frappé ces coups étonnants? Ils sont assez dans sa manière biblique. Je crois l'y reconnaître.

Déjà le cheval de M. de Terremondre disparaissait derrière les branches, au détour du chemin, et Riquet s'en allait content dans l'herbe.

- Méfiez-vous, répéta M. Bergeret, ne gardez pas leur dieu.

XX

- Faites entrer monsieur Guitrel, dit Loyer.

Dans son cabinet, derrière les dossiers amassés sur son bureau, le ministre était visible à peine, petit vieux à lunettes et à moustache grise, enchiffrené, larmoyant, goguenard et bourru, brave homme, ayant gardé dans les honneurs et la puissance, les façons d'un répétiteur de droit. Il tira ses lunettes pour les essuyer. Il était curieux de voir cet abbé Guitrel, candidat à l'épiscopat, qui lui venait précédé d'un brillant cortège de femmes.

La jolie provinciale, madame de Gromance, était venue la première, dans les derniers jours de décembre. Elle lui avait dit sans détours qu'il fallait nommer M. l'abbé Guitrel évêque de Tourcoing. Le vieux ministre, qui aimait encore l'odeur de la femme, avait gardé longtemps entre ses deux mains la petite main de madame de Gromance et caressé du doigt, entre le gant et la manche, l'endroit du poignet où la peau est plus douce sur le réseau bleu des veines. Mais il n'avait point entrepris davantage, parce qu'avec l'âge tout lui devenait difficile, et aussi de peur de paraître ridicule, car il avait de l'amour-propre. Du moins, il demeurait érotique en paroles. Il avait demandé, selon sa coutume, à madame de Gromance des nouvelles du "vieux chouan". C'est ainsi qu'il nommait familièrement M. de Gromance. Ses yeux en avaient larmoyé en riant par tous leurs petits plis, sous les verres bleuâtres de ses lunettes.

L'idée que le "vieux chouan" était cocu causait au ministre de la justice et des cultes une joie vraiment démesurée. En se représentant cette idée, il regardait madame de Gromance avec plus de curiosité, d'intérêt et de plaisir qu'il n'y avait lieu, peut-être, de le faire. Mais sur les débris de sa complexion amoureuse il se construisait maintenant des amusements spirituels dont le plus vif était de considérer la disgrâce de M. de Gromance dans le moment même qu'il en contemplait la voluptueuse ouvrière.

Durant les six mois qu'il avait passés à l'Intérieur, dans un précédent cabinet radical, il s'était fait adresser, par le préfet Worms-Clavelin, des notes confidentielles sur le ménage Gromance, en sorte qu'il était fort instruit des amants de Clotilde, et il goûtait le contentement de les savoir nombreux. Enfin, il avait fait le meilleur accueil à la belle solliciteuse, et il lui avait promis d'étudier de près le dossier de M. Guitrel, sans toutefois s'engager plus avant, étant bon républicain et ne soumettant pas les affaires de l'État aux caprices des femmes.

Puis ç'avait été la baronne Bonmont, les plus belles épaules de Paris, qui l'avait sollicité, aux soirées de l'Élysée, en faveur de l'abbé Guitrel. Enfin madame Worms-Clavelin, la femme du préfet, était venue, très gentille, lui couler à l'oreille un mot de recommandation pour le bon abbé Guitrel.

Loyer était curieux de voir de ses yeux ce prêtre qui avait mis tant de jupes en mouvement. Il se demandait s'il n'allait pas se trouver en présence d'un de ces grands gars en soutane que l'Église jette depuis quelques années dans les réunions publiques et jusque dans la Chambre des députés, jeunes gaillards forts en couleurs et forts en bouche, pieux tribuns rustiques, violents et madrés, puissants sur les simples et sur les femmes.

M. l'abbé Guitrel entra dans le cabinet du ministre, la tête penchée sur l'épaule droite, et tenant, les mains jointes, son chapeau sur le ventre. Il n'avait pas mauvais air, mais le désir de plaire et le respect des pouvoirs établis rendaient moins sensible le soin qu'il prenait de soutenir sa dignité sacerdotale.

Loyer vit qu'il avait trois mentons et la tête en pointe, du ventre et pas d'épaules et qu'il était onctueux. Un vieillard, d'ailleurs.

"Que lui veulent les femmes?" pensa-t-il.

L'entretien fut d'abord insignifiant de part et d'autre. Mais, après avoir interrogé M. Guitrel sur quelques points d'administration ecclésiastique et entendu les réponses du prêtre, Loyer s'aperçut que ce gros homme parlait clairement et avait l'esprit juste.

Il se rappelait que le directeur des cultes, M. Mostart, n'était pas opposé à la nomination de l'abbé Guitrel à l'évêché de Tourcoing. M. Mostart, à la vérité, ne l'avait pas beaucoup éclairé. Depuis que les ministères cléricaux alternaient avec les ministères anticléricaux, le directeur des cultes ne se mêlait plus guère de faire des évêques. Ces sortes d'affaires devenaient trop délicates. Il avait une maison à Joinville, il était amateur de jardins et pêcheur à la ligne. Sa pensée la plus chère était d'écrire l'histoire anecdotique du théâtre Bobino, dont il avait connu

les beaux jours. Il se faisait vieux, et il était sage. Il ne soutenait pas ses propres avis avec ténacité. Il avait dit la veille à son ministre en propres termes: "Je propose l'abbé Guitrel, mais l'abbé Guitrel ou l'abbé Lantaigne, c'est bonnet blanc et blanc bonnet, ou, comme dirait notre oncle, c'est kif kif bourricot !" Ainsi s'était exprimé M. le directeur des cultes. Mais Loyer, vieux légiste, distinguait toujours.

Il lui parut que M. Guitrel avait quelque bon sens et n'était point trop fanatique.

- Vous n'ignorez point, monsieur l'abbé, lui dit-il, que le défunt évêque de Tourcoing, monsieur Duclou, avait donné sur le tard dans l'intolérance et fourni, plus que de raison, du travail au Conseil d'État. Qu'en pensez-vous?

- Hélas ! répondit en soupirant M. l'abbé Guitrel, il est vrai que monseigneur Duclou, au déclin de ses jours et de ses forces, tandis qu'il se hâtait vers les noces éternelles, a fait entendre des protestations peut-être malheureuses. Mais la situation était difficile alors. Elle est bien changée, et son successeur pourra travailler utilement à la pacification des esprits. Ce qu'il faut atteindre, c'est la paix sincère. La voie est toute tracée. Il convient d'y entrer résolument et de la parcourir jusqu'au bout. En fait, les lois scolaires et les lois militaires ne soulèvent plus de difficultés. Il ne subsiste, monsieur le ministre, que la question des religieux et du fisc. Et cette question, il faut le reconnaître, est singulièrement importante dans un diocèse semé, si j'ose dire, comme celui de Tourcoing, d'instituts religieux de toutes sortes. Aussi l'ai-je examinée de très près, et je puis, si vous le désirez, vous faire part des fruits de cet examen.

- Les moines, dit Loyer, n'aiment point payer. Voilà la vérité.

- Personne n'aime payer, monsieur le ministre, répliqua l'abbé Guitrel. Et Votre Excellence, si compétente en matière de finances, sait qu'il y a pourtant un art de tondre le contribuable sans le faire crier. Pourquoi ne point user de cet art envers nos pauvres religieux qui sont trop bons Français pour n'être pas bons contribuables? Remarquez, monsieur le ministre, qu'ils sont soumis: 1° aux impôts de droit commun.

- Naturellement, dit Loyer.

- 2° À la mainmorte, poursuivit l'abbé.

- Et vous vous en plaignez? demanda le ministre.

- Nullement, répondit l'abbé. Je fais le compte. Les bons comptes font les bons amis. 3° À l'impôt de quatre pour cent sur le revenu de leurs biens meubles et immeubles. Et 4° au droit d'accroissement établi par

les lois des 28 décembre 1880 et 29 décembre 1884. C'est ce dernier impôt, seul, vous le savez, monsieur le ministre, dont le principe a été contesté par diverses congrégations qui ont protesté, d'accord, en certains diocèses, avec leur pasteur. L'agitation n'est point calmée partout. C'est sur ce point, monsieur le ministre, que je prends la liberté de vous exposer les idées qui dirigeraient ma conduite si j'avais l'honneur de m'asseoir dans le siège de saint Loup.

Le ministre, en signe d'attention, tourna son fauteuil vers l'abbé Guitrel qui poursuivit en ces termes:

- En principe, monsieur le ministre, je réprouve l'esprit de révolte, je blâme les revendications tumultueuses et systématiques. Je ne fais en cela que me conformer à l'Encyclique Diuturnum illud, par laquelle Léon XIII, à l'exemple de saint Paul, recommande l'obéissance aux pouvoirs civils. Voilà pour le principe. Abordons le fait. En fait, je découvre que les religieux du diocèse de Tourcoing sont placés, au regard du fisc, dans des situations très diverses, qui leur rendent une action commune très difficile. En effet, il se trouve, dans cette circonscription ecclésiastique, des congrégations autorisées et des congrégations non reconnues, des congrégations vouées à des œuvres d'assistance gratuite en faveur des pauvres, des vieillards ou des orphelins, et des congrégations qui ont pour objet une vie toute spirituelle et contemplative. Elles sont imposées diversement, en raison de leurs natures diverses. J'estime que la contrariété de leurs intérêts brise la résistance si leur évêque ne forme lui-même le faisceau de leurs revendications, ce que, pour ma part, je me garderais de faire, si j'étais leur chef spirituel. Je laisserais, monsieur le Ministre, les réguliers de mon diocèse incertains et divisés, afin d'assurer la paix de l'Église dans la République. Quant à mon clergé séculier, ajouta le prêtre d'une voix ferme, j'en répondrais comme un général répond de ses troupes.

Ayant ainsi parlé, M. Guitrel s'excusa d'avoir si longuement développé sa pensée et abusé des instants précieux d'une Excellence.

Le vieux Loyer ne répondit pas. Mais il inclina la tête en signe d'approbation. Il trouvait que Guitrel, pour un calotin, n'était pas un trop mauvais esprit.

XXI

Madame Worms-Clavelin s'avançait dans l'ombre et la pluie, sous son parapluie, de ce pas ferme et décidé qui, par extraordinaire, ne s'était pas amolli sur le pavé des villes de province. La portière du fiacre qui

attendait devant la grille du parc Monceau s'entrebâilla, puis s'ouvrit tout entière. Et madame Worms-Clavelin s'empaqueta tranquillement dans le sapin à côté du jeune chef de cabinet, qui lui demanda comment elle allait. À quoi elle répondit:

- Moi, je vais toujours bien.

Et elle ajouta:

- Quel temps !

Les vitres du fiacre ruisselaient. Tous les bruits de la ville étaient noyés dans l'air humide et l'on entendait seulement le bruit léger des gouttes d'eau.

Comme le fiacre commençait de rouler sur les pavés assourdis, elle demanda:

- Où allons-nous?

- Où vous voudrez.

- Ça m'est égal... Du côté de Neuilly plutôt.

Ayant donné des ordres au cocher, Maurice Cheiral dit à la femme du préfet:

- Je suis heureux de vous annoncer que la nomination de l'abbé Guitrel(Joachim) à l'évêché de Tourcoing paraîtra demain à l'Officiel. Ce n'est pas pour me vanter ! Mais je vous assure qu'il n'a pas été facile d'enlever l'affaire. Le nonce excelle à employer les moyens dilatoires. Ces gens-là ont une force d'inertie prodigieuse... Enfin, c'est fait !

- Tant mieux ! répondit madame Worms-Clavelin; je suis sûre que vous avez rendu service au parti républicain progressiste et que les modérés n'auront qu'à se louer du nouvel évêque.

- Enfin, dit Maurice Cheiral, vous êtes contente.

Et après un long silence il reprit:

- Imaginez-vous que je n'ai pas dormi de la nuit. Je pensais à vous. J'étais impatient de vous voir.

Ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'il disait la vérité et que l'attente de cette simple aventure l'avait agité. Mais il parlait sur un ton goguenard et d'une voix traînante et il avait l'air de mentir. De plus, il manquait d'assurance et de décision.

Madame Worms-Clavelin pensait sortir indemne de ce fiacre. Elle prit un air grave et doux et d'une voix sympathique:

- Merci, cher monsieur. Arrêtez-moi là, si vous voulez bien. Mes amitiés à votre mère.

Et elle lui tendit la main, sa petite main courte, dans des gants très sales. Mais il la retint. Il se fit pressant et tendre, plein à la fois d'amour-propre et de sensualité. Elle s'attendit dès lors à ce qui devait arriver.

- Je suis crottée comme un barbet, lui dit-elle au moment où il faisait le nécessaire pour s'en apercevoir de lui-même.

Tandis qu'il poursuivait son idée à travers les obstacles du lieu et des circonstances, elle montra du bon goût et de la simplicité. Avec un tact parfait, elle évita tout ce qu'il y aurait eu de choquant dans une résistance trop prolongée ou dans un abandon trop rapide. De même, quand les progrès de Maurice furent devenus sensibles et décisifs, elle se garda de toute expression révélant soit une indifférence ironique, soit une participation intéressée. Elle fut parfaite. Elle ne concevait d'ailleurs aucun mauvais sentiment envers le petit jeune homme d'État, si candide quand il se croyait pervers; et même elle regretta, dans son cœur, de n'avoir pas assez surveillé ses dessous pour la circonstance. Elle avait toujours été peu soigneuse de son linge. Mais depuis quelques années sa négligence devenait vraiment excessive. Son grand mérite fut de se garder de toute emphase et de toute exagération.

Parvenu au terme de son entreprise, Maurice se montra soudain tranquille, indifférent, un peu ennuyé. Il parlait de choses tout à fait étrangères à leur situation présente, et regardait par la vitre la rue indistincte. Il semblait que le fiacre roulât au fond d'un aquarium. On ne voyait, dans l'eau, que les becs de gaz et, par endroits, les bocaux d'un pharmacien.

- Quelle pluie ! soupira madame Worms-Clavelin.

- Le temps est gâté depuis huit jours, répondit Maurice Cheiral. Il est pourri. Est-ce que c'est la même chose là-bas, chez vous?

- Notre département est le plus pluvieux de France, répondit madame Worms-Clavelin avec une douceur charmante. Mais il n'y a jamais de boue dans les grandes allées sablées du jardin de la préfecture. Et puis, nous autres provinciales, nous portons des socques.

- Figurez-vous, dit Cheiral, que je ne connais pas votre ville.

- Les promenades sont charmantes, répondit madame Worms-Clavelin, et l'on peut faire des excursions très agréables dans les environs. Venez donc nous voir. Mon mari sera enchanté.

- Est-ce qu'il se plaît dans son département?

- Oui, il s'y plaît. Il y a réussi.

À son tour, elle essaya, les yeux sur les vitres, de percer l'ombre épaisse, pleine de lueurs fuyantes.

- Où sommes-nous? dit-elle.

- Nous devons être loin de tout, répondit Cheiral avec empressement. Où voulez-vous que je vous mette?

Elle demanda qu'il la mît à une station. Il ne cacha plus son envie de la quitter.

- Il faut, dit-il, que je passe à la Chambre; je ne sais pas ce qu'ils ont fait aujourd'hui.

- Ah ! dit-elle, il y avait séance?

- Oui, fit-il, rien d'important, je crois. Un relèvement de tarif. Mais on ne sait jamais. Je vais faire un tour par là.

Ils se quittèrent de bonne grâce, avec facilité. Comme madame Worms-Clavelin prenait un fiacre sur le boulevard de Courcelles, près des fortifications, elle entendit crier les journaux du soir, et des camelots empressés passèrent près d'elle, leur feuille déployée. Le journal portait une manchette énorme. Elle lut ces mots: "Chute du ministère".

Madame Worms-Clavelin suivit un moment du regard ces hommes et ces voix qui allaient se perdre dans l'ombre humide. Et elle songea que, si vraiment Loyer portait ce soir sa démission au président de la République, probablement il ne ferait pas paraître le lendemain à l'Officiel le mouvement épiscopal. Elle songea que la croix d'officier de son mari ne serait peut-être pas comprise dans le testament du ministre de l'intérieur et que dès lors il était vain qu'elle eût passé une demi-heure entre les rideaux bleus d'un fiacre. Ce n'est pas qu'elle regrettât ce qui s'était passé, mais elle n'aimait rien faire d'inutile.

- À Neuilly, dit-elle au cocher, boulevard Bineau, au couvent des dames du Saint-Sang.

Et elle s'assit pensive dans sa voiture solitaire. Les cris des camelots traversaient les vitres. Elle se disait que peut-être après tout la nouvelle était vraie. Pourtant elle n'achetait point le journal, par défiance et mépris de tout ce qui s'imprimait dans les feuilles et par une sorte de point d'honneur qu'elle se faisait de n'être pas volée, fût-ce d'un sou. Elle songeait que si vraiment le ministère tombait au moment même où elle était aimable pour lui, c'était un exemple assez frappant de l'ironie des choses et de cette malignité qui flotte sans cesse autour de nous comme un air subtil. Elle se demanda si le chef du cabinet de Loyer ne savait pas, dès la grille du parc, la nouvelle portée maintenant par les aboyeurs. À ce soupçon, le sang lui monta aux joues, comme si sa pudeur avait été trahie et sa foi surprise. Car alors Maurice Cheiral se serait moqué d'elle. Et c'est ce qu'elle n'acceptait pas. Mais sa ferme

raison et son expérience des affaires l'assurèrent bientôt dans cette idée, qu'il ne faut pas s'inquiéter de ce que disent les journaux. Elle pensa sans alarmes à M. l'abbé Guitrel et elle se félicita d'avoir contribué selon son pouvoir à l'élévation de cet excellent prêtre au siège du bienheureux Loup. Cependant elle rajustait sa toilette afin de paraître avec convenance dans le parloir des dames du Saint-Sang, qui faisaient l'éducation de sa fille.

La brume était plus pâle et plus blonde dans les avenues désertes, sur les terres humides et basses de Neuilly. Et, sous la pluie plus claire, les grands arbres dépouillés dressaient leurs formes élégantes et robustes. Madame Worms-Clavelin vit des peupliers, et il lui souvint de la campagne qu'elle aimait chaque jour d'un amour plus cher.

Elle sonna à la porte grillée que surmontait, sur un écusson de pierre, le gant dans lequel Joseph d'Arimathie recueillit le saint sang du Sauveur. À sa demande, la sœur tourière fit appeler mademoiselle de Clavelin. Et madame Worms-Clavelin pénétra dans le parloir clair, aux chaises de crin. Là, devant la Vierge blanche et bleue qui ouvrait ses mains pleines de grâces, la femme du préfet se sentit pénétrée d'un sentiment religieux très fort et très doux. Pour être chrétienne, il lui manquait encore le baptême. Mais elle avait fait baptiser sa fille et elle l'élevait dans la religion catholique. Elle inclinait avec la République à la piété bourgeoise. Dans un élan sincère de son cœur, elle salua dévotement cette bonne Vierge à l'écharpe d'azur, qu'invoquent, en leurs nécessités, les dames comme il faut. Avec une mystique ardeur, que le judaïsme n'avait jamais contentée, elle remercia la Providence, devant cette Marie aux bras ouverts, des avantages qu'elle avait recueillis dans l'existence. Elle était reconnaissante à Dieu de ce que, née dans la misère de Montmartre, ayant, en son enfance, battu de ses semelles percées le pavé gras des boulevards extérieurs, elle vivait maintenant dans la bonne société, appartenait aux classes dirigeantes, participait à la haute administration du pays, et de ce que, dans toutes les transactions(puisque enfin la vie est difficile et qu'on a souvent besoin des autres), du moins elle n'avait affaire qu'à des gens du monde.

- Bonjour, maman !

Madame Worms-Clavelin poussa d'abord sa fille sous la lampe pour lui examiner les dents. C'était toujours son premier soin. Elle regarda ensuite si le bord des paupières n'était pas d'un blanc d'anémie, si la taille ne déviait pas, si les ongles n'étaient point rongés. Et quand elle fut rassurée sur tous ces points, elle s'informa du travail et de la conduite. Sa sollicitude s'inspirait d'un sens juste et d'une science

supérieure de la vie. Et c'était une excellente mère.

Et quand, enfin, il fallut se séparer au tintement de la cloche qui sonnait l'étude du soir, madame Worms-Clavelin tira de sa poche une boîte de pastilles de chocolat. Cette boîte était toute foulée, écrasée, cabossée, terriblement aplatie.

Mademoiselle de Clavelin la prit et dit en se moquant:

- Oh ! maman, elle a l'air de sortir d'une bataille.

- Par un si sale temps !... dit madame Worms-Clavelin en haussant les épaules.

Ce soir-là, après dîner, dans le salon du family-house, elle trouva sur la table un grand journal du soir, dont les informations sont dignes de confiance. Elle y apprit que le ministère n'était ni renversé ni seulement ébranlé. Il est vrai qu'il avait été mis en minorité au début de la séance, mais c'était sur la fixation de l'ordre du jour. Et il avait obtenu ensuite, sur le fond même de la question, une majorité de cent cinq voix.

Elle en fut contente et, pensant à son mari, elle se dit: "Lucien sera heureux d'apprendre que Guitrel est nommé évêque."

XXII

Ayant renvoyé sa voiture, madame de Bonmont se fit conduire en fiacre à la rue du quartier de l'Europe où elle aimait Rara dans le bruit des camions, au sifflet des machines. Elle aurait préféré des jardins; mais l'amour ne se fait pas toujours sous les myrtes, au murmure des fontaines. Par les rues où les lumières s'allumaient dans la brume du soir, madame de Bonmont menait des pensées tristes. À la vérité, M. Guitrel était nommé évêque de Tourcoing. Elle s'en réjouissait. Pourtant cette joie ne remplissait pas toute son âme. Rara, par son humeur sombre et ses appétits féroces, la désespérait. Elle n'allait plus qu'en tremblant aux rendez-vous dont jadis elle appelait avec tant d'ardeur l'heure délicieuse. Naturellement confiante et tranquille, elle craignait maintenant pour lui, pour elle-même, des dangers, une catastrophe, un scandale. L'état moral de son ami, qui n'avait jamais été satisfaisant, s'était aggravé tout à coup. Depuis le suicide du colonel Henry, Rara était devenu effrayant. Un sang âcre avait, comme du vitriol, mordu sa peau, marqué son front, ses paupières, ses joues, de fumée, de soufre et de feu. Pour des causes inconnues, dont elle ne perçait point l'obscurité, ce cher ami, depuis quinze jours, ne rentrait plus au domicile qu'il avait élu en face du Moulin-Rouge, et qui était son domicile légal. Il se faisait envoyer ses lettres et il recevait ses visites dans le petit entresol loué

par madame de Bonmont pour un autre usage.

Elle monta lentement, tristement l'escalier.

Mais sur le seuil de la porte l'espoir se glissa dans son cœur de retrouver le Rara délicieux des premiers jours. Hélas ! cet espoir la trompait. Elle fut accueillie par des paroles amères:

- Pourquoi viens-tu? Toi aussi tu me méprises.

Elle protesta.

Et il est vrai qu'elle ne le méprisait pas, qu'elle l'admirait dans son âme de biche amoureuse. Elle posa sur les moustaches de l'ami des lèvres peintes et pourtant fraîches, elle l'embrassa avec des sanglots, mais il la repoussa et se mit à marcher furieusement dans les deux chambres bleues.

Elle délia sans bruit le petit paquet de gâteaux qu'elle avait apporté, et dit d'une voix pâle où ne luisait plus aucune espérance:

- Veux-tu un baba? Il est au kirsch, comme tu les aimes.

Et elle lui tendit le baba entre deux doigts fins et sucrés.

Mais ne daignant rien voir ni rien entendre, il poursuivit sa marche monotone et féroce.

Elle alors, les yeux brillants de larmes, le sein gonflé de soupirs, releva sa voilette épaisse et noire qui, comme un loup, lui masqua le haut du visage, et se mit à manger un éclair au chocolat, dans le silence et l'immobilité.

Puis, ne sachant que dire ni que faire, elle tira de sa poche un écrin qu'elle venait de prendre chez son bijoutier, l'ouvrit et, montrant à Rara l'anneau d'évêque qui était dedans, dit d'une voix timide:

- Regarde l'anneau de monsieur Guitrel. Cette pierre est jolie, n'est-ce pas? C'est une améthyste de Hongrie. Crois-tu que monsieur Guitrel sera content?

- Je m'en f... un peu, répondit Rara.

Désolée, elle posa l'écrin sur la table de toilette.

Cependant il avait repris le cours de ses idées ordinaires, car il s'écria:

- Il n'y a pas d'erreur ! J'en crèverai un !

Elle le regarda d'un air de doute, ayant observé qu'il promettait de tuer tout le monde et qu'il ne tuait personne.

Il pénétra cette pensée. Ce fut terrible.

- Je savais bien que tu me méprisais.

Il fut près de la battre. Elle pleura beaucoup. Il s'adoucit et lui fit un

tableau affreux de ses embarras financiers.

Elle s'émut, mais ne lui promit point une forte somme, d'abord parce qu'il n'était pas dans ses principes de donner de l'argent à un amant, et puis parce qu'elle craignait qu'il ne s'en allât si on facilitait son départ.

Elle sortit si bouleversée du petit entresol bleu, qu'elle oublia l'anneau d'améthyste sur la table de toilette.

XXIII

- Vous travaillez, cher maître, je vous dérange? dit M. Goubin en entrant dans le cabinet de M. Bergeret.

- Nullement, répondit le professeur de littérature latine. Je m'amusais. Je traduisais un texte grec de l'époque alexandrine, récemment découvert à Philæ, dans un tombeau.

- Je vous serais reconnaissant de me faire connaître votre traduction, cher maître, dit M. Goubin.

- Je le ferai bien volontiers, dit M. Bergeret.

Et il commença de lire:

SUR HERCULE ATIMOS

Le vulgaire rapporte à un seul Hercule des actions accomplies par plusieurs héros de ce nom. Ce qu'Orphée nous apprend de l'Hercule thrace est d'un dieu plus que d'un héros. Je ne m'y arrêterai pas. Les Tyriens connaissent un autre Hercule, auquel ils attribuent des travaux qui ne sont pas facilement croyables. Ce qu'on sait moins, c'est qu'Alcmène donna le jour à deux jumeaux qui se ressemblaient de visage et qui reçurent tous deux le nom d'Hercule. L'un était fils de Jupiter, l'autre d'Amphitryon. Le premier mérita par ses actions de boire à la table des dieux, dans la coupe d'Hébé, et nous le tenons pour un dieu. Le second ne fut point digne de louanges; c'est pourquoi il fut nommé Hercule Atimos.

Ce que je sais de lui, je le tiens d'un habitant d'Éleusis, homme prudent et sage, qui a recueilli beaucoup d'anciens récits. Voici ce que me conta cet homme:

Hercule Atimos, fils d'Amphitryon, reçut de son père, au sortir de l'adolescence, un arc et des flèches, ouvrage de Vulcain, qui portaient aux hommes et aux animaux la mort inévitable. Or, un jour que, sur les pentes du Cythéron, il chassait les grues voyageuses, il rencontra un bouvier qui lui dit: - Fils d'Amphitryon, un homme injuste vole chaque jour quelque bœuf de nos troupeaux. Tu brilles de jeunesse et de force.

Si tu peux atteindre ce voleur de bœufs et le frapper de tes flèches divines, tu t'attireras de grandes louanges. Mais il n'est pas facile de l'approcher. Car ses pieds sont plus grands que ceux des autres hommes, et très rapides.

Atimos promit au bouvier de punir le brigand et reprit son chemin. S'étant enfoncé dans les gorges de la montagne, il aperçut au loin, dans un sentier, un homme qui lui sembla méchant. Pensant que c'était le voleur de bœufs, il le tua avec ses flèches. Mais, tandis que le sang de l'homme coulait encore frais sur les anémones sauvages, Pallas Athéné, la déesse aux yeux clairs, descendit de l'Olympe et vint, dans la montagne, au-devant d'Atimos, qui ne la reconnut pas, car elle avait pris l'aspect d'un vieux serviteur du roi Amphitryon. Et la déesse lui adressa ces paroles:

- Divin fils d'Amphitryon, cet homme que tu as tué n'est pas le brigand voleur de bœufs. C'est un homme irréprochable. Tu reconnaîtras facilement le coupable à l'empreinte de ses pas dans la poussière. Car ses pieds sont plus longs que ceux des autres hommes. Celui-ci, qui est mort, mena une vie innocente. C'est pourquoi tu dois demander avec des larmes au divin Apollon de le rendre à la vie. Apollon ne refusera point ce que tu lui demanderas si tu tends vers lui des mains suppliantes.

Mais Atimos, plein de colère, répondit:

- J'ai puni cet homme de sa, méchanceté. Crois-tu, vieillard, que je sois un homme sans discernement et frappant au hasard? Tais-toi, fuis, insensé ! Ou je te ferai repentir de ton audace.

De jeunes pâtres qui jouaient avec leurs chèvres sur la pente du Cythéron, ayant entendu les paroles d'Atimos, les poursuivirent d'une telle louange que la montagne en retentit et que les pins antiques furent agités d'un long frémissement. Et Pallas Athéné, la déesse aux yeux clairs, remonta vers l'Olympe neigeux.

Cependant Atimos, ayant repris sa course, se trouva bientôt sur la trace du voleur de bœufs, dont il aperçut le dos à une petite distance. Il le reconnut facilement à l'empreinte des pas que cet homme laissait derrière lui sur le sable. Car cette empreinte était bien plus grande que celle des autres pieds humains.

Et le héros songea dans son cœur:

"Il faut qu'on croie que cet homme est innocent, pour qu'on croie que j'ai tué le coupable, et que ma gloire en éclate parmi les hommes."

Ayant ainsi songé en son cœur, il appela l'homme et lui dit:

- Ami, je t'honore parce que tu es irréprochable et que tu nourris des pensées justes.

Et, tirant de son carquois une des flèches forgées par Vulcain, il la donna à l'homme en prononçant ces paroles rapides:

- Prends cette flèche, ouvrage de Vulcain. Tous ceux qui la verront dans tes mains, t'honoreront et tu seras jugé digne de l'amitié d'un héros.

Il dit. Le méchant prit la flèche et s'éloigna. Et la divine Athéné, la déesse aux yeux clairs, descendit de l'Olympe neigeux. Elle prit la forme d'un pâtre plein de majesté, et, s'approchant d'Atimos, elle lui dit:

- Fils d'Amphitryon, en absolvant ce coupable, tu as tué l'innocent une seconde fois. Et cette action ne te vaudra pas la gloire parmi les hommes.

Mais Atimos ne reconnut pas la déesse vénérable, et, croyant que c'était un pâtre, il lui dit, plein de fureur:

- Cœur de cerf, outre de vin, chien, je vais t'arracher l'âme !

Et il leva sur Pallas Athéné le bois plus dur que le fer de son arc, ouvrage de Vulcain.

* * *

- Le reste manque, dit M. Bergeret, en posant le papier sur sa table.

- C'est dommage, dit M. Goubin.

- C'est dommage, en effet ! dit M. Bergeret. J'ai pris grand plaisir à traduire ce texte grec. Il faut bien se distraire parfois des affaires présentes.

XXIV

En fiacre dans les premières brumes du soir, madame de Bonmont venait, le cœur serré, revoir Rara et chercher l'anneau d'améthyste. Mais elle craignait quelque malheur. Quand le fiacre, ayant passé le pont de l'Europe, s'arrêta devant la porte de l'ami, madame de Bonmont vit que l'allée était noire de chapeaux et de redingotes. Un mouvement s'y faisait, qui tenait du déménagement et des obsèques. Des hommes entassaient dans un fiacre des cartons et des papiers ficelés. D'autres hommes descendaient une petite malle, et madame de Bonmont reconnut la vieille cantine, pleine de papier timbré, où Rara avait tant de fois enfoncé furieusement ses deux bras velus et sa tête empourprée.

Elle demeurait glacée d'effroi, quand elle entendit la concierge échevelée lui dire à l'oreille:

- N'entrez pas ! Filez vite ! C'est le juge et le commissaire avec de la police. Ils ont saisi des papiers chez votre monsieur et mis les scellés partout.

Le fiacre emporta madame de Bonmont anéantie. Dans l'abîme où elle se sentait tomber au sortir de son amour perdu, elle songea pourtant:

"Et l'anneau de monseigneur Guitrel qui est sous scellés !..."

XXV

Il y avait trois mois qu'on en parlait. M. Bergeret comptait à Paris des amis qui ne l'avaient jamais vu: ces amis-là sont les plus sûrs. Ils agissent par des raisons toutes spirituelles, supérieures et absolues, et ils sont écoutés quand ils font un rapport favorable. Les amis de M. Bergeret estimèrent que sa place était à Paris. On pensa l'y faire venir. M. Leterrier s'y employa de tout son pouvoir. Un jour, ce fut fait.

M. Bergeret fut chargé d'un cours à la Sorbonne. En sortant de chez M. le doyen Torquet, qui lui avait annoncé sa nomination dans les termes les plus corrects, M. Bergeret, se trouvant dans la rue, vit les toits d'ardoise, les murs de pierre tendre qu'il avait vus tant de fois, le plat à barbe qui se balançait sur la porte du barbier, la vache rousse qui servait d'enseigne au laitier, le petit triton de bronze qui crachait de l'eau au coin du faubourg de Josde; et ces choses familières tout à coup lui semblaient étranges. Ces pavés sur lesquels il avait tant de fois et depuis si longtemps porté ses pas appesantis par la tristesse ou la fatigue, allégés par un peu de joie ou d'amusement, ses pieds en étaient subitement déshabitués. La ville, qu'il voyait élevant ses dômes et ses clochers dans le ciel gris, lui paraissait une ville étrangère, déjà lointaine, à peine réelle, moins une ville que l'image d'une ville. Et cette image se faisait petite. Les gens comme les choses apparaissaient éloignés et diminués à ses yeux. Le facteur, deux ménagères, le greffier du tribunal, qu'il rencontra, lui avaient l'air de passer sur l'écran d'un cinématographe, tant il sentait peu qu'ils fussent réels, et vivant de la vie dont il vivait lui-même.

Après avoir subi quelques instants ces impressions singulières, il y prit garde, car il avait l'esprit réfléchi et la faculté de s'observer soi-même. Et il se procurait ainsi un inépuisable sujet de surprise, d'ironie et de pitié.

"Voici, se dit-il en cette occasion, voici que cette ville, où j'ai vécu quinze ans, me devient tout à coup étrangère, parce que je vais la quitter. Bien plus: elle a déjà perdu pour moi, en quelque sorte, sa

réalité. Elle n'existe plus dès que ce n'est plus ma ville. Elle n'est qu'une vaine image. C'est que les objets abondants et considérables qui s'y trouvent ne m'intéressaient que parce que je les rapportais à moi. Aussitôt que je m'en détache, ils n'existent plus à mon sens. Ainsi donc, cette cité populeuse, assise sur sa colline au bord d'un grand fleuve, cet ancien oppidum des Gaulois, cette colonie où les Romains bâtirent un cirque et des temples, cette ville forte qui soutint trois sièges mémorables, où se tinrent deux conciles, qui fut enrichie d'une basilique dont la crypte subsiste encore, d'une cathédrale, d'une collégiale, de seize églises paroissiales, de plus de soixante chapelles, d'un hôtel de ville, de marchés, d'hôpitaux, de palais, qui, très anciennement réunie au domaine royal, devint capitale d'une vaste province et qui porte encore, au fronton du palais du gouverneur, aménagé en caserne, ses armoiries entourées de Vertus et de lions, cette ville, aujourd'hui siège d'un archevêché, d'une Faculté des lettres, d'une Faculté des sciences, d'un tribunal de première instance et d'une cour d'appel, chef-lieu d'un riche département, je la rapportais tout entière à moi seul; je la peuplais de moi seul; elle n'existait que par moi. Que je parte: elle s'évanouit. Je ne me savais pas un esprit subjectif jusqu'à la démence. On ne se connaît pas et l'on est un monstre sans le savoir."

Ainsi M. Bergeret s'examinait avec une sincérité exemplaire. Mais, venant à passer devant Saint-Exupère, il s'arrêta sous le portail du Jugement dernier. Il n'avait jamais cessé d'aimer ces vieilles sculptures narratives, de s'amuser à ces histoires taillées dans la pierre. Certain diable, qui avait une tête de chien sur les épaules et un visage d'homme sur les fesses, l'amusait particulièrement. Ce diable traînait une file de damnés enchaînés, et ses deux visages exprimaient un vrai contentement. Il y avait aussi un petit moine qu'un ange saisissait par les mains pour le hisser au ciel et qu'un diable tirait par les pieds. Cela plaisait beaucoup à M. Bergeret. Mais jamais il n'avait regardé avec tant d'intérêt ces images qu'il était près de quitter.

Il n'en pouvait détacher ses yeux. Cette idée naïve de l'univers, qu'avaient exprimée là des ouvriers morts depuis plus de cinq cents ans, l'attendrissait. Il la trouvait aimable dans son absurdité. Il regrettait de ne pas l'avoir mieux étudiée jusqu'alors ni considérée avec assez de sympathie. Il songea que ce portrait du Jugement dernier qu'il avait vu doré par le soleil ou bleui par la lune, riant dans la blanche lumière ou noirci de l'hiver, encore un peu de temps et il ne le verrait plus.

Il sentit alors qu'il était lié aux choses par des liens invisibles qu'on ne rompt pas sans peine et il fut pris tout à coup d'une grande piété pour sa ville. Il chérissait les vieilles pierres et les vieux arbres. Il se détourna de

son chemin pour aller voir sur le mail un orme qu'il aimait entre tous. C'est celui sous lequel il avait coutume de s'asseoir, l'été, au déclin du jour. Le bel arbre, maintenant dépouillé de ses feuilles, déployait, nue et noire sous le ciel, sa puissante et fine membrure. M. Bergeret le contempla longuement. Le tranquille géant était sans frissons ni murmures. Le mystère de sa vie pacifique inspira de profondes méditations à cet homme qui partait pour une nouvelle destinée.

Ainsi M. Bergeret connut qu'il aimait la terre de la patrie et la ville où il avait éprouvé des tribulations et goûté des joies paisibles.

XXVI

Monseigneur Guitrel, évêque de Tourcoing, adressa au président de la République la lettre suivante, dont le texte fut publié in extenso par la Semaine religieuse, la Vérité, l'Étendard, les Études sérieuses, et par plusieurs autres périodiques du diocèse:

"Monsieur le Président,

" Avant de porter à vos oreilles de justes plaintes et des revendications trop bien fondées, laissez-moi jouir, durant un court moment, de la douceur profonde de me sentir en parfait accord avec vous sur un point qui doit en effet nous être commun; souffrez que, pénétrant les sentiments qui ont dû vous agiter en ces longs jours d'épreuve et de consolation, je m'unisse à vous dans un élan patriotique. Oh ! combien a dû gémir votre cœur généreux, quand vous avez vu cette poignée d'hommes égarés jeter l'injure à l'armée, sous prétexte de défendre la justice et la vérité, comme s'il pouvait y avoir une vérité et une justice en opposition avec l'ordre des sociétés et la hiérarchie des puissances établies par Dieu lui-même sur la terre ! Et de quelle joie ce même cœur a été rempli au spectacle de la nation levée tout entière, sans acception de parti, pour acclamer notre vaillante armée, l'armée de Clovis, de Charlemagne et de saint Louis, de Godefroy de Bouillon, de Jeanne d'Arc et de Bayard, pour embrasser sa cause et venger ses injures ! Oh ! avec quelle satisfaction n'avez-vous pas contemplé la vigilante sagesse de la nation déjouant les complots des orgueilleux et des méchants !

" Certes, on ne peut nier que l'honneur d'une si louable conduite ne revienne à la France entière; mais votre regard est trop perspicace, Monsieur le Président, pour n'avoir pas reconnu l'Église et ses fidèles à la tête des soutiens de l'ordre et des puissances. Ils y étaient au premier rang, saluant avec respect, avec confiance, l'armée et ses chefs. Et n'était-ce point là la vraie place des serviteurs de Celui qui a voulu être

nommé le Dieu des armées, et qui, selon la forte expression de Bossuet, les a sanctifiées en prenant ce nom? C'est ainsi que vous trouverez toujours en nous les plus sûrs appuis de la règle et de l'autorité. Et notre obéissance, que nous n'avons pas refusée aux princes nos persécuteurs, ne se lassera jamais. Puisse, en retour, votre gouvernement nous regarder avec des yeux de paix et nous rendre l'obéissance aimable ! Cependant nos cœurs exultent en contemplant cet appareil guerrier, qui nous fait respectables au-dehors, et en vous voyant vous-même environné, sur votre siège d'honneur, d'un brillant état-major, à l'exemple du roi Saül, si grand par le courage et le caractère, qui attachait à sa personne les guerriers les plus braves. Nam quemcumque viderat Saul virum fortem et aptum ad prælium, sociabat eum sibi.(I Reg. XIV, 52.)

" Oh ! que je voudrais terminer cette lettre comme je l'ai commencée, par des paroles d'allégresse et de contentement, et qu'il me serait agréable, Monsieur le Président, d'associer votre nom vénéré aux conclusions de la paix religieuse, ainsi que je viens de l'associer aux avantages remportés, sous nos yeux, par l'esprit d'autorité sur l'esprit de discussion ! Mais, hélas ! il n'en saurait aller ainsi. Il faut que je vous présente un grand sujet d'affliction et que je contriste votre âme par le spectacle d'un grand deuil. J'accomplirai un devoir inéluctable en ramenant votre esprit sur une plaie saignante et qu'il faut fermer. Je suis intéressé à vous dire des vérités douloureuses, et vous êtes intéressé à les entendre. Mon devoir pastoral m'oblige à parler. Assis, par la grâce du Souverain Pontife, sur le siège du bienheureux Loup, successeur de tant de saints apôtres et de tant de pasteurs vigilants, serais-je l'héritier légitime de leurs travaux admirables, si je n'osais les continuer? Alii laboraverunt, et vos in labores eorum introistis.(Ecc. VIII, 9) Il convient donc que ma voix, si faible, s'élève et monte jusqu'à vous. Il convient aussi que vous prêtiez à mes paroles une oreille attentive, car le sujet dont je vous entretiendrai est digne des méditations d'un chef d'État. Princeps vero ea, quæ digna sunt principe, cogitabit.(Is. XXXII)

" Mais comment l'aborder, ce sujet, sans se sentir immédiatement envahi par une douleur accablante? Comment vous exposer, sans verser des larmes, l'état des religieux dont je suis le chef spirituel? Car c'est d'eux qu'il s'agit, Monsieur le Président. En pénétrant dans mon diocèse, quel spectacle déchirant a frappé mes regards ! Sur le seuil des maisons pieuses consacrées à l'éducation des enfants, à la guérison des malades, au repos des vieillards, à l'instruction de nos lévites, à la méditation des mystères, je n'ai vu que des fronts soucieux et des regards affligés. Là où naguère régnaient la joie de l'innocence et la paix du travail,

s'étendait maintenant une sombre inquiétude. Des soupirs montaient vers le ciel, et de toutes les bouches s'échappait le même cri d'angoisse: "Qui recueillera nos vieillards et nos malades? Que vont devenir nos petits enfants? Où irons-nous prier?" Ainsi gémissaient, aux pieds de leur pasteur, en lui baisant les mains, les religieux et les religieuses du diocèse de Tourcoing, dépouillés de leurs biens, qui sont le bien des pauvres, des veuves et des orphelins, le pain des clercs, le viatique des missionnaires. Ainsi nos réguliers exhalaient ces plaintes touchantes, sous le coup de la ruine, attendant que les agents du fisc, violant la clôture de nos vierges et la grille des sanctuaires, vinssent saisir les vases sacrés sur l'autel.

" Tel est l'état où nos communautés religieuses sont réduites par l'application de ces lois d'accroissement et de ces lois d'abonnement, si l'on peut appeler lois les dispositions d'un texte imbécile et criminel. Ces expressions, Monsieur le Président, ne sembleront pas trop fortes, si on examine la situation faite aux religieux par ces mesures spoliatrices auxquelles on prétend donner force de loi. Il suffira pour partager mon sentiment à cet égard, d'une minute d'attention. En effet, les congrégations étant soumises aux impôts de droit commun, il est inique de leur en faire payer d'autres. C'est une première injustice qui saute aux yeux. Je vous en ferai paraître d'autres. Mais, déjà sur ce point, permettez-moi, Monsieur le Président, d'élever une protestation aussi ferme que respectueuse. Je n'ai pas l'autorité suffisante pour parler au nom de l'Église tout entière. Toutefois je suis certain de ne pas m'écarter de la bonne doctrine en proclamant ce principe essentiel du droit, que l'Église ne doit pas l'impôt à l'État. Elle consent à le payer; elle le paie à titre gracieux, mais elle ne le doit pas. Ses antiques exemptions découlaient de sa souveraineté, car le souverain ne paie pas. Elle peut les revendiquer toujours, à tout moment, et dès qu'il lui conviendra de le faire. Elle ne peut pas plus renoncer au principe de ses exemptions qu'à ses droits et à ses devoirs de reine. Dans le fait, elle montre une admirable abnégation. Voilà tout. Ces réserves étant faites, je poursuis ma démonstration.

" Les congrégations sont soumises en matière de finance:

" 1° Au droit commun, comme je viens de le dire;

" 2° À la mainmorte;

" 3° À un impôt de quatre pour cent sur le revenu(lois de 1880 et 1884) ;

" 4° Au droit d'accroissement, dont on a prétendu corriger les effets monstrueux par un droit dit d'abonnement, que le gouvernement

prélève annuellement, sur la part présumée des membres décédés. Il est vrai que, par une fausse douceur, qui n'est en réalité qu'un raffinement d'injustice et de perfidie, la loi dispose que les établissements hospitaliers ou scolaires pourront être allégés de cette charge, en raison de leur utilité, comme si les maisons où nos saintes filles prient Dieu de pardonner les crimes de la France et d'éclairer ses maîtres aveugles n'étaient pas aussi utiles et plus utiles encore que des pensionnats et des hôpitaux !

" Mais il fallait diviser les intérêts par la différence des traitements. On espérait ainsi disloquer la résistance. C'est encore dans cet esprit qu'on a fixé à trente centimes par cent francs pour les congrégations reconnues et à quarante centimes pour les congrégations non reconnues la taxe annuelle sur la valeur des biens meubles et immeubles, en sorte que ces dernières, incapables de posséder, sont bonnes pour payer, et même pour payer plus que les autres.

" Je me résume. Aux impôts de droit commun s'ajoutent, pour accabler nos congréganistes, ceux de mainmorte, ceux de quatre pour cent sur le revenu et ceux dits d'accroissement, non point allégés, mais alourdis par ceux dits d'abonnement. Est-ce tolérable? Y a-t-il un exemple au monde d'une aussi odieuse spoliation? Non, vous êtes contraint, Monsieur le Président, de reconnaître qu'il n'y en a point.

" Aussi, quand les religieux de mon diocèse ont demandé à leur pasteur ce qu'ils devaient faire dans l'état où ils étaient réduits, pouvais-je leur répondre autrement que par ces seuls mots: "Résistez ! C'est un droit et un devoir que de s'opposer à l'injustice. Résistez. Dites: Nous ne pouvons pas. Non possumus."

" Ils y sont résolus, Monsieur le Président; et toutes nos congrégations, autorisées ou non, enseignantes, hospitalières, contemplatives, destinées aux retraites ecclésiastiques ou vouées à la préparation des missions étrangères, toutes, malgré l'inégalité du fisc à leur égard, sont résolues à une égale résistance. Elles ont compris que, sous des aspects divers, le traitement que leur infligent vos prétendues lois est uniformément inique et leur commande une action concertée pour la défense commune. Leur résolution est inébranlable. En l'appuyant après l'avoir préparée, je suis assuré de ne point manquer à l'obéissance que je dois au prince et aux lois et que je vous accorde pleinement, par principe de religion et de conscience; je suis assuré de ne point méconnaître votre puissance, qui ne peut s'exercer que dans la justice. Ecce in justitiâ regnabit rex.(Paralip. XXII, 22)

" Dans son encyclique Diuturnum illud, S. S. Léon XIII a expressément

déclaré que les fidèles sont dispensés d'obéir aux pouvoirs civils dès que ceux-ci donnent des ordres manifestement contraires au droit naturel et divin. "Si quelqu'un, est-il dit en cette admirable lettre, se trouvait placé dans l'alternative d'enfreindre ou les ordres de Dieu ou ceux du prince, il devrait suivre les préceptes de Jésus-Christ et répondre, à l'exemple des apôtres: - Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes. - Agir ainsi, ce n'est pas mériter le reproche d'être désobéissant; car les princes, dès que leur volonté est en opposition avec la volonté et les lois divines, excèdent leur pouvoir et corrompent la justice. Dès lors, leur autorité est sans force, parce que, là où elle n'est plus juste, elle n'est plus."

" Ce n'est pas, croyez-le bien, sans de longues méditations que j'ai encouragé mes religieux dans la résistance nécessaire. J'ai considéré les dommages temporels qui pourraient en résulter pour eux. Ces considérations ne m'ont point arrêté. Quand nous dirons à vos publicains: Non possumus, vous tenterez de vaincre notre constance par la force. Mais que faire pour cela? Saisir les congrégations reconnues? L'oserez-vous? Les congrégations non reconnues? Le pourrez-vous?

" Aurez-vous le triste courage de vendre nos meubles et les objets consacrés au culte? Et s'il est vrai pourtant que ni l'humilité des premiers ni la sainteté des seconds ne puisse les soustraire à votre rapacité, il faut que vous sachiez, il faut que les femmes et les enfants de vos collaborateurs sachent que, du fait de procéder à une telle vente, on encourt l'excommunication dont les effets terribles effrayent même les pécheurs endurcis. Il faut que tous ceux qui consentiraient à acheter quelque objet provenant de ces ventes illicites sachent qu'ils s'exposeraient à la même peine.

" Et si même nous sommes dépouillés de nos biens, chassés de nos demeures, le dommage n'en sera point pour nous, mais pour vous qui vous couvrirez des hontes d'un scandale inouï. Vous pourrez exercer contre nous les plus cruelles représailles. Nulle menace ne saurait nous intimider. Nous ne craignons ni la prison ni les liens. Ce sont les bras chargés de chaînes des pontifes et des confesseurs qui ont délivré l'Église. Quoi qu'il arrive, nous ne paierons pas. Nous ne le devons pas, nous ne le pouvons pas. Non possumus.

" Avant d'en arriver à cette extrémité, j'ai cru devoir, Monsieur le Président, vous faire connaître la situation, dans l'espoir que vous l'examinerez avec ce zèle du cœur et cette fermeté de l'âme que Dieu communique aux puissants de la terre qui se fient en lui. Puissiez-vous, avec son aide, remédier aux maux intolérables que j'ai exposés à vos

yeux ! Dieu veuille, Monsieur le Président, Dieu veuille que, quand vous examinerez l'injustice du fisc à l'égard de nos religieux, vous vous inspiriez moins de vos conseillers que de vous-même ! Car si le chef peut prendre des avis, c'est le sien qu'il doit suivre. Selon la parole profonde de Salomon, le conseil est dans le cœur de l'homme, comme une eau profonde. Sicut aqua profunda, sic consilium in corde viri.(Prov. XX, 5)

" Daignez agréer, Monsieur le Président, le profond respect avec lequel, etc.

" † JOACHIM,

" Évêque de Tourcoing."

La lettre de Sa Grandeur Monseigneur l'évêque de Tourcoing avait été rendue publique le 14 janvier.

Le 30 du même mois, l'Agence Havas communique aux journaux l'information suivante:

"Le conseil des ministres s'est réuni hier à l'Élysée.

" Il a été décidé, dans ce conseil, que le ministre des cultes formerait, devant le Conseil d'État, un recours pour abus contre Monseigneur Guitrel, évêque de Tourcoing, au sujet de sa lettre au président de la République."

M. BERGERET À PARIS

I

M. Bergeret était à table et prenait son repas modique du soir; Riquet était couché à ses pieds sur un coussin de tapisserie. Riquet avait l'âme religieuse et rendait à l'homme des honneurs divins. Il tenait son maître pour très bon et très grand. Mais c'est principalement quand il le voyait à table qu'il concevait la grandeur et la bonté souveraines de M. Bergeret. Si toutes les choses de la nourriture lui étaient sensibles et précieuses, les choses de la nourriture humaine lui étaient augustes. Il vénérait la salle à manger comme un temple, la table comme un autel. Durant le repas, il gardait sa place aux pieds du maître, dans le silence et l'immobilité.

- C'est un petit poulet de grain, dit la vieille Angélique en posant le plat sur la table.

- Eh bien ! veuillez le découper, dit M. Bergeret, inhabile aux armes, et

tout à fait incapable de faire œuvre d'écuyer tranchant.

- Je veux bien, dit Angélique; mais ce n'est pas aux femmes, c'est aux messieurs à découper la volaille.

- Je ne sais pas découper.

- Monsieur devrait savoir.

Ces propos n'étaient point nouveaux; Angélique et son maître les échangeaient chaque fois qu'une volaille rôtie venait sur la table. Et ce n'était pas légèrement, ni certes pour épargner sa peine, que la servante s'obstinait à offrir au maître le couteau à découper, comme un signe de l'honneur qui lui était dû. Parmi les paysans dont elle était sortie et chez les petits bourgeois où elle avait servi, il est de tradition que le soin de découper les pièces appartient au maître. Le respect des traditions était profond dans son âme fidèle. Elle n'approuvait pas que M. Bergeret y manquât, qu'il se déchargeât sur elle d'une fonction magistrale et qu'il n'accomplît pas lui-même son office de table, puisqu'il n'était pas assez grand seigneur pour le confier à un maître d'hôtel, comme font les Brécé, les Bonmont et d'autres à la ville ou à la campagne. Elle savait à quoi l'honneur oblige un bourgeois qui dîne dans sa maison et elle s'efforçait, à chaque occasion, d'y ramener M. Bergeret.

- Le couteau est fraîchement affûté. Monsieur peut bien lever une aile. Ce n'est pas difficile de trouver le joint, quand le poulet est tendre.

- Angélique, veuillez découper cette volaille.

Elle obéit à regret, et alla, un peu confuse, découper le poulet sur un coin du buffet. À l'endroit de la nourriture humaine, elle avait des idées plus exactes mais non moins respectueuses que celles de Riquet.

Cependant M. Bergeret examinait, au-dedans de lui-même, les raisons du préjugé qui avait induit cette bonne femme à croire que le droit de manier le couteau à découper appartient au maître seul. Ces raisons, il ne les cherchait pas dans un sentiment gracieux et bienveillant de l'homme se réservant une tâche fatigante et sans attrait. On observe, en effet, que les travaux les plus pénibles et les plus dégoûtants du ménage demeurent attribués aux femmes, dans le cours des âges, par le consentement unanime des peuples. Au contraire, il rapporta la tradition conservée par la vieille Angélique à cette antique idée que la chair des animaux, préparée pour la nourriture de l'homme, est chose si précieuse, que le maître seul peut et doit la partager et la dispenser. Et il rappela dans son esprit le divin porcher Eumée recevant dans son étable Ulysse qu'il ne reconnaissait pas, mais qu'il traitait avec honneur comme un hôte envoyé par Zeus. "Eumée se leva pour faire les parts, car il avait

l'esprit équitable. Il fit sept parts. Il en consacra une aux Nymphes et à Hermès, fils de Maia, et il donna une des autres à chaque convive. Et il offrit, à son hôte, pour l'honorer, tout le dos du porc. Et le subtil Ulysse s'en réjouit et dit à Eumée: - Eumée, puisses-tu toujours rester cher à Zeus paternel, pour m'avoir honoré, tel que je suis, de la meilleure part !" Et M. Bergeret, près de cette vieille servante, fille de la terre nourricière, se sentait ramené aux jours antiques.

- Si monsieur veut se servir?...

Mais il n'avait pas, ainsi que le divin Ulysse et les rois d'Homère, une faim héroïque. Et, en dînant, il lisait son journal ouvert sur la table. C'était là encore une pratique que la servante n'approuvait pas.

- Riquet, veux-tu du poulet? demanda M. Bergeret. C'est une chose excellente.

Riquet ne fit point de réponse. Quand il se tenait sous la table, jamais il ne demandait de nourriture. Les plats, si bonne qu'en fût l'odeur, il n'en réclamait point sa part. Et même il n'osait toucher à ce qui lui était offert. Il refusait de manger dans une salle à manger humaine. M. Bergeret, qui était affectueux et compatissant, aurait eu plaisir à partager son repas avec son compagnon. Il avait tenté, d'abord, de lui couler quelques menus morceaux. Il lui avait parlé obligeamment, mais non sans cette superbe qui trop souvent accompagne la bienfaisance. Il lui avait dit:

- Lazare, reçois les miettes du bon riche, car pour toi, du moins, je suis le bon riche.

Mais Riquet avait toujours refusé. La majesté du lieu l'épouvantait. Et peut-être aussi avait-il reçu, dans sa condition passée, des leçons qui l'avaient instruit à respecter les viandes du maître.

Un jour, M. Bergeret s'était fait plus pressant que de coutume. Il avait tenu longtemps sous le nez de son ami un morceau de chair délicieuse. Riquet avait détourné la tête et, sortant de dessous la nappe, il avait regardé le maître de ses beaux yeux humbles, pleins de douceur et de reproche, qui disaient:

- Maître, pourquoi me tentes-tu?

Et, la queue basse, les pattes fléchies, se traînant sur le ventre en signe d'humilité, il était allé s'asseoir tristement sur son derrière, contre la porte. Il y était resté tout le temps du repas. Et M. Bergeret avait admiré la sainte patience de son petit compagnon noir.

Il connaissait donc les sentiments de Riquet. C'est pourquoi il n'insista pas, cette fois. Il n'ignorait pas d'ailleurs que Riquet, après le dîner

auquel il assistait avec respect, irait manger avidement sa pâtée, dans la cuisine, sous l'évier, en soufflant et en reniflant tout à son aise. Rassuré à cet endroit, il reprit le cours de ses pensées.

C'était pour les héros, songeait-il, une grande affaire que de manger. Homère n'oublie pas de dire que, dans le palais du blond Ménélas, Étéonteus, fils de Boéthos, coupait les viandes et faisait les parts. Un roi était digne de louanges quand chacun, à sa table, recevait sa juste part du bœuf rôti. Ménélas connaissait les usages. Hélène aux bras blancs faisait la cuisine avec ses servantes. Et l'illustre Étéonteus coupait les viandes. L'orgueil d'une si noble fonction reluit encore sur la face glabre de nos maîtres d'hôtel. Nous tenons au passé par des racines profondes. Mais je n'ai pas faim, je suis petit mangeur. Et de cela encore Angélique Borniche, cette femme primitive, me fait un grief. Elle m'estimerait davantage si j'avais l'appétit d'un Atride ou d'un Bourbon.

M. Bergeret en était à cet endroit de ses réflexions, quand Riquet, se levant de dessus son coussin, alla aboyer devant la porte.

Cette action était remarquable parce qu'elle était singulière. Cet animal ne quittait jamais son coussin avant que son maître se fût levé de sa chaise.

Riquet aboyait depuis quelques instants lorsque la vieille Angélique, montrant par la porte entrouverte un visage bouleversé, annonça que "ces demoiselles" étaient arrivées. M. Bergeret comprit qu'elle parlait de Zoé, sa sœur, et de sa fille Pauline qu'il n'attendait pas si tôt. Mais il savait que sa sœur Zoé avait des façons brusques et soudaines. Il se leva de table. Cependant Riquet, au bruit des pas, qui maintenant s'entendaient dans le corridor, poussait de terribles cris d'alarme. Sa prudence de sauvage, qui avait résisté à une éducation libérale, l'induisait à croire que tout étranger est un ennemi. Il flairait pour lors un grand péril, l'épouvantable invasion de la salle à manger, des menaces de ruine et de désolation.

Pauline sauta au cou de son père, qui l'embrassa, sa serviette à la main, et qui se recula ensuite pour contempler cette jeune fille, mystérieuse comme toutes les jeunes filles, qu'il ne reconnaissait plus après un an d'absence, qui lui était à la fois très proche et presque étrangère, qui lui appartenait par d'obscures origines et qui lui échappait par la force éclatante de la jeunesse.

- Bonjour, mon papa !

La voix même était changée, devenue moins haute et plus égale.

- Comme tu es grande, ma fille !

Il la trouva gentille avec son nez fin, ses yeux intelligents et sa bouche moqueuse. Il en éprouva du plaisir. Mais ce plaisir lui fut tout de suite gâté par cette réflexion qu'on n'est guère tranquille sur la terre et que les êtres jeunes, en cherchant le bonheur, tentent une entreprise incertaine et difficile.

Il donna à Zoé un rapide baiser sur chaque joue.

- Tu n'as pas changé, toi, ma bonne Zoé... Je ne vous attendais pas aujourd'hui. Mais je suis bien content de vous revoir toutes les deux.

Riquet ne concevait pas que son maître fît à des étrangères un accueil si familier. Il aurait mieux compris qu'il les chassât avec violence, mais il était accoutumé à ne pas comprendre toutes les actions des hommes. Laissant faire à M. Bergeret, il faisait son devoir. Il aboyait à grands coups pour épouvanter les méchants. Puis il tirait du fond de sa gueule des grognements de haine et de colère; un pli hideux des lèvres découvrait ses dents blanches. Et il menaçait les ennemis en reculant.

- Tu as un chien, papa? fit Pauline.

- Vous ne deviez venir que samedi, dit M. Bergeret.

- Tu as reçu ma lettre? dit Zoé.

- Oui, dit M. Bergeret.

- Non, l'autre.

- Je n'en ai reçu qu'une.

- On ne s'entend pas ici.

Et il est vrai que Riquet lançait ses aboiements de toute la force de son gosier.

- Il y a de la poussière sur le buffet, dit Zoé en y posant son manchon. Ta bonne n'essuie donc pas?

Riquet ne put souffrir qu'on s'emparât ainsi du buffet. Soit qu'il eût une aversion particulière pour mademoiselle Zoé, soit qu'il la jugeât plus considérable, c'est contre elle qu'il avait poussé le plus fort de ses aboiements et de ses grognements. Quand il vit qu'elle mettait la main sur le meuble où l'on renfermait la nourriture humaine, il haussa à ce point la voix que les verres en résonnèrent sur la table. Mademoiselle Zoé, se retournant brusquement vers lui, lui demanda avec ironie:

- Est-ce que tu veux me manger, toi?

Et Riquet s'enfuit, épouvanté.

- Est-ce qu'il est méchant, ton chien, papa?

- Non. Il est intelligent et il n'est pas méchant.

- Je ne le crois pas intelligent, dit Zoé.

- Il l'est, dit M. Bergeret. Il ne comprend pas toutes nos idées; mais nous ne comprenons pas toutes les siennes. Les âmes sont impénétrables les unes aux autres.

- Toi, Lucien, dit Zoé, tu ne sais pas juger les personnes.

M. Bergeret dit a Pauline:

- Viens, que je te voie un peu. Je ne te reconnais plus.

Et Riquet eut une pensée. Il résolut d'aller trouver, à la cuisine, la bonne Angélique, de l'avertir, s'il était possible, des troubles qui désolaient la salle à manger. Il n'espérait plus qu'en elle pour rétablir l'ordre et chasser les intrus.

- Où as-tu mis le portrait de notre père? demanda mademoiselle Zoé.

- Asseyez-vous et mangez, dit M. Bergeret. Il y a du poulet et diverses autres choses.

- Papa, c'est vrai que nous allons habiter Paris?

- Le mois prochain, ma fille. Tu en es contente?

- Oui, papa. Mais je serais contente aussi d'habiter la campagne, si j'avais un jardin.

Elle s'arrêta de manger du poulet et dit:

- Papa, je t'admire. Je suis fière de toi. Tu es un grand homme.

- C'est aussi l'avis de Riquet, le petit chien, dit M. Bergeret.

II

Le mobilier du professeur fut emballé sous la surveillance de mademoiselle Zoé, et porté au chemin de fer.

Pendant les jours de déménagement, Riquet errait tristement dans l'appartement dévasté. Il regardait avec défiance Pauline et Zoé dont la venue avait précédé de peu de jours le bouleversement de la demeure naguère si paisible. Les larmes de la vieille Angélique, qui pleurait toute la journée dans la cuisine, augmentaient sa tristesse. Ses plus chères habitudes étaient contrariées. Des hommes inconnus, mal vêtus, injurieux et farouches, troublaient son repos et venaient jusque dans la cuisine fouler au pied son assiette à pâtée et son bol d'eau fraîche. Les chaises lui étaient enlevées à mesure qu'il s'y couchait et les tapis tirés brusquement de dessous son pauvre derrière, que, dans sa propre maison, il ne savait plus où mettre.

Disons, à son honneur, qu'il avait d'abord tenté de résister. Lors de

l'enlèvement de la fontaine, il avait aboyé furieusement à l'ennemi. Mais à son appel personne n'était venu. Il ne se sentait point encouragé, et même, à n'en point douter, il était combattu. Mademoiselle Zoé lui avait dit sèchement: "Tais-toi donc !" Et mademoiselle Pauline avait ajouté: "Riquet, tu es ridicule !"

Renonçant désormais à donner des avertissements inutiles et à lutter seul pour le bien commun, il déplorait en silence les ruines de la maison et cherchait vainement de chambre en chambre un peu de tranquillité. Quand les déménageurs pénétraient dans la pièce où il s'était réfugié, il se cachait par prudence sous une table ou sous une commode, qui demeuraient encore. Mais cette précaution lui était plus nuisible qu'utile, car bientôt le meuble s'ébranlait sur lui, se soulevait, retombait en grondant et menaçait de l'écraser. Il fuyait, hagard et le poil rebroussé, et gagnait un autre abri, qui n'était pas plus sûr que le premier.

Et ces incommodités, ces périls même, étaient peu de chose auprès des peines qu'endurait son cœur. En lui, c'est le moral, comme on dit, qui était le plus affecté.

Les meubles de l'appartement lui représentaient non des choses inertes, mais des êtres animés et bienveillants, des génies favorables, dont le départ présageait de cruels malheurs. Plats, sucriers, poêlons et casseroles, toutes les divinités de la cuisine; fauteuils, tapis, coussins, tous les fétiches du foyer, ses lares et ses dieux domestiques, s'en étaient allés. Il ne croyait pas qu'un si grand désastre pût jamais être réparé. Et il en recevait autant de chagrin qu'en pouvait contenir sa petite âme. Heureusement que, semblable à l'âme humaine, elle était facile à distraire et prompte à l'oubli des maux. Durant les longues absences des déménageurs altérés, quand le balai de la vieille Angélique soulevait l'antique poussière du parquet, Riquet respirait une odeur de souris, épiait la fuite d'une araignée, et sa pensée légère en était divertie. Mais il retombait bientôt dans la tristesse.

Le jour du départ, voyant les choses empirer d'heure en heure, il se désola. Il lui parut spécialement funeste qu'on empilât le linge dans de sombres caisses. Pauline, avec un empressement joyeux, faisait sa malle. Il se détourna d'elle comme si elle accomplissait une œuvre mauvaise. Et, rencogné au mur, il pensait: "Voilà le pire ! C'est la fin de tout !" Et, soit qu'il crût que les choses n'étaient plus quand il ne les voyait plus, soit qu'il évitât seulement un pénible spectacle, il prit soin de ne pas regarder du côté de Pauline. Le hasard voulut qu'en allant et venant, elle remarquât l'attitude de Riquet. Cette attitude, qui était triste, elle la trouva comique et elle se mit à rire. Et, en riant, elle

l'appela: "Viens ! Riquet, viens !" Mais il ne bougea pas de son coin et ne tourna pas la tête. Il n'avait pas en ce moment le cœur à caresser sa jeune maîtresse et, par un secret instinct, par une sorte de pressentiment, il craignait d'approcher de la malle béante. Pauline l'appela plusieurs fois. Et, comme il ne répondait pas, elle l'alla prendre et le souleva dans ses bras. "Qu'on est donc malheureux ! lui dit-elle; qu'on est donc à plaindre !" Son ton était ironique. Riquet ne comprenait pas l'ironie. Il restait inerte et morne dans les bras de Pauline, et il affectait de ne rien voir et de ne rien entendre. "Riquet, regarde-moi !" Elle fit trois fois cette objurgation et la fit trois fois en vain. Après quoi, simulant une violente colère: "Stupide animal, disparais", et elle le jeta dans la malle, dont elle renversa le couvercle sur lui. À ce moment sa tante l'ayant appelée, elle sortit de la chambre, laissant Riquet dans la malle.

Il y éprouvait de vives inquiétudes. Il était à mille lieues de supposer qu'il avait été mis dans ce coffre par simple jeu et par badinage. Estimant que sa situation était déjà assez fâcheuse, il s'efforça de ne point l'aggraver par des démarches inconsidérées. Aussi demeura-t-il quelques instants immobile, sans souffler. Puis, ne se sentant plus menacé d'une nouvelle disgrâce, il jugea nécessaire d'explorer sa prison ténébreuse. Il tâta avec ses pattes les jupons et les chemises sur lesquels il avait été si misérablement précipité, et il chercha quelque issue pour s'échapper. Il s'y appliquait depuis deux ou trois minutes quand M. Bergeret, qui s'apprêtait à sortir, l'appela:

- Viens, Riquet, viens ! Nous allons faire nos adieux à Paillot, le libraire... Viens ! Où es-tu?...

La voix de M. Bergeret apporta à Riquet un grand réconfort. Il y répondait par le bruit de ses pattes qui, dans la malle, grattaient éperdument la paroi d'osier.

- Où est donc le chien? demanda M. Bergeret à Pauline, qui revenait portant une pile de linge.

- Papa, il est dans la malle.

- Pourquoi est-il dans la malle?

- Parce que je l'y ai mis, papa.

M. Bergeret s'approcha de la malle et dit:

- Ainsi l'enfant Comatas, qui soufflait dans sa flûte en gardant les chèvres de son maître, fût enfermé dans un coffre. Il y fut nourri de miel par les abeilles des Muses. Mais toi, Riquet, tu serais mort de faim dans cette malle, car tu n'es pas cher aux Muses immortelles.

Ayant ainsi parlé, M. Bergeret délivra son ami. Riquet le suivit jusqu'à l'antichambre en agitant la queue. Puis une pensée traversa son esprit. Il rentra dans l'appartement, courut vers Pauline, se dressa contre les jupes de la jeune fille. Et ce n'est qu'après les avoir embrassées tumultueusement en signe d'adoration qu'il rejoignit son maître dans l'escalier. Il aurait cru manquer de sagesse et de religion en ne donnant pas ces marques d'amour à une personne dont la puissance l'avait plongé dans une malle profonde.

M. Bergeret trouva la boutique de Paillot triste et laide. Paillot y était occupé à "appeler", avec son commis, les fournitures de l'école communale. Ces soins l'empêchèrent de faire au professeur d'amples adieux. Il n'avait jamais été très expressif; et il perdait peu à peu, en vieillissant, l'usage de la parole. Il était las de vendre des livres, il voyait le métier perdu, et il lui tardait de céder son fonds et de se retirer dans sa maison de campagne, où il passait tous ses dimanches.

Bergeret s'enfonça, à sa coutume, dans le coin des bouquins, il tira du rayon le tome XXXVIII de l'Histoire générale des voyages. Le livre cette fois encore s'ouvrit entre les pages 212 et 213, et cette fois encore il lut ces lignes insipides:

"ver un passage au nord. "C'est à cet échec, dit-il, que nous devons d'avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich et enrichir notre voyage d'une découverte qui, bien que la dernière, semble, sous beaucoup de rapports, être la plus importante que les Européens aient encore faite dans toute l'étendue de l'océan Pacifique". Les heureuses prévisions que semblaient annoncer ces paroles ne se réalisèrent malheureusement pas."

Ces lignes, qu'il lisait pour la centième fois et qui lui rappelaient tant d'heures de sa vie médiocre et difficile, embellie cependant par les riches travaux de la pensée, ces lignes dont il n'avait jamais cherché le sens, le pénétrèrent cette fois de tristesse et de découragement, comme si elles contenaient un symbole de l'inanité de toutes nos espérances et l'expression du néant universel. Il ferma le livre, qu'il avait tant de fois ouvert et qu'il ne devait jamais plus ouvrir, et sortit désolé de la boutique du libraire Paillot.

Sur la place Saint-Exupère, il donna un dernier regard à la maison de la reine Marguerite. Les rayons du soleil couchant en frisaient les poutres historiées, et, dans le jeu violent des lumières et des ombres, l'écu de Philippe Tricouillard accusait avec orgueil les formes de son superbe blason, armes parlantes dressées là, comme un exemple et un reproche, sur cette cité stérile.

Rentré dans la maison démeublée, Riquet frotta de ses pattes les jambes de son maître, leva sur lui ses beaux yeux affligés; et son regard disait:

- Toi, naguère si riche et si puissant, est-ce que tu serais devenu pauvre? est-ce que tu serais devenu faible, ô mon maître? Tu laisses des hommes couverts de haillons vils envahir ton salon, ta chambre à coucher, ta salle à manger, se ruer sur tes meubles et les traîner dehors, traîner dans l'escalier ton fauteuil profond, ton fauteuil et le mien, le fauteuil où nous reposions tous les soirs, et bien souvent le matin, à côté l'un de l'autre. Je l'ai entendu gémir dans les bras des hommes mal vêtus, ce fauteuil qui est un grand fétiche et un esprit bienveillant. Tu ne t'es pas opposé à ces envahisseurs. Si tu n'as plus aucun des génies qui remplissaient ta demeure, si tu as perdu jusqu'à ces petites divinités que tu chaussais, le matin, au sortir du lit, ces pantoufles que je mordillais en jouant, si tu es indigent et misérable, ô mon maître, que deviendrai-je?

- Lucien, nous n'avons pas de temps à perdre, dit Zoé. Le train part à huit heures et nous n'avons pas encore dîné. Allons dîner à la gare.

- Demain, tu seras à Paris, dit M. Bergeret à Riquet. C'est une ville illustre et généreuse. Cette générosité, à vrai dire, n'est point répartie entre tous ses habitants. Elle se renferme, au contraire, dans un très petit nombre de citoyens. Mais toute une ville, toute une nation résident en quelques personnes qui pensent avec plus de force et de justesse que les autres. Le reste ne compte pas. Ce qu'on appelle le génie d'une race ne parvient à sa conscience que dans d'imperceptibles minorités. Ils sont rares en tout lieu les esprits assez libres pour s'affranchir des terreurs vulgaires et découvrir eux-mêmes la vérité voilée.

III

M. Bergeret, lors de sa venue à Paris, s'était logé, avec sa sœur Zoé et sa fille Pauline, dans une maison qui allait être démolie et où il commençait à se plaire depuis qu'il savait qu'il n'y resterait pas. Ce qu'il ignorait, c'est que, de toute façon, il en serait sorti au même terme. Mademoiselle Bergeret l'avait résolu dans son cœur. Elle n'avait pris ce logis que pour se donner le temps d'en trouver un plus commode et s'était opposée à ce qu'on y fît des frais d'aménagement.

C'était une maison de la rue de Seine, qui avait bien cent ans, qui n'avait jamais été jolie et qui était devenue laide en vieillissant. La porte cochère s'ouvrait humblement sur une cour humide entre la boutique d'un cordonnier et celle d'un emballeur. M. Bergeret y logeait au second

étage et il avait pour voisin de palier un réparateur de tableaux, dont la porte laissait voir, en s'entrouvrant, de petites toiles sans cadre autour d'un poêle de faïence, paysages, portraits anciens et une dormeuse à la chair ambrée, couchée dans un bosquet sombre, sous un ciel vert. L'escalier, assez clair et tendu aux angles de toiles d'araignées, avait des degrés de bois garnis de carreaux aux tournants. On y trouvait, le matin, des feuilles de salade tombées du filet des ménagères. Rien de cela n'avait un charme pour M. Bergeret. Pourtant il s'attristait à la pensée de mourir encore à ces choses, après être mort à tant d'autres, qui n'étaient point précieuses, mais dont la succession avait formé la trame de sa vie.

Chaque jour, son travail accompli, il s'en allait chercher un logis. Il pensait demeurer de préférence sur cette rive gauche de la Seine, où son père avait vécu et où il lui semblait qu'on respirât la vie paisible et les bonnes études. Ce qui rendait ses recherches difficiles, c'était l'état des voies défoncées, creusées de tranchées profondes et couvertes de monticules, c'était les quais impraticables et à jamais défigurés. On sait en effet, qu'en cette année 1899 la face de Paris fut toute bouleversée, soit que les conditions nouvelles de la vie eussent rendu nécessaire l'exécution d'un grand nombre de travaux, soit que l'approche d'une grande foire universelle eût excité, de toutes parts, des activités démesurées et une soudaine ardeur d'entreprendre. M. Bergeret s'affligeait de voir que la ville était culbutée, sans qu'il en comprît suffisamment la nécessité. Mais, comme il était sage, il essayait de se consoler et de se rassurer par la méditation, et quand il passait sur son beau quai Malaquais, si cruellement ravagé par des ingénieurs impitoyables, il plaignait les arbres arrachés et les bouquinistes chassés, et il songeait, non sans quelque force d'âme:

- J'ai perdu mes amis et voici que tout ce qui me plaisait dans cette ville, sa paix, sa grâce et sa beauté, ses antiques élégances, son noble paysage historique, est emporté violemment. Toutefois, il convient que la raison entreprenne sur le sentiment. Il ne faut pas s'attarder aux vains regrets du passé ni se plaindre des changements qui nous importunent, puisque le changement est la condition même de la vie. Peut-être ces bouleversements sont-ils nécessaires, et peut-être faut-il que cette ville perde de sa beauté traditionnelle pour que l'existence du plus grand nombre de ses habitants y devienne moins pénible et moins dure.

Et M. Bergeret en compagnie des mitrons oisifs et des sergots indolents, regardait les terrassiers creuser le sol de la rive illustre, et il se disait encore:

- Je vois ici l'image de la cité future où les plus hauts édifices ne sont marqués encore que par des creux profonds, ce qui fait croire aux hommes légers que les ouvriers qui travaillent à l'édification de cette cité, que nous ne verrons pas, creusent des abîmes, quand en réalité peut-être ils élèvent la maison prospère, la demeure de joie et de paix.

Ainsi M. Bergeret, qui était un homme de bonne volonté, considérait favorablement les travaux de la cité idéale. Il s'accommodait moins bien des travaux de la cité réelle, se voyant exposé, à chaque pas, à tomber, par distraction, dans un trou.

Cependant, il cherchait un logis, mais avec fantaisie. Les vieilles maisons lui plaisaient, parce que leurs pierres avaient pour lui un langage. La rue Gît-le-Cœur l'attirait particulièrement, et quand il voyait l'écriteau d'un appartement à louer, à côté d'un mascaron en clef de voûte, sur une porte d'où l'on découvrait le départ d'une rampe en fer forgé, il gravissait les montées, accompagné d'une concierge sordide, dans une odeur infecte, amassée par des siècles de rats et que réchauffaient, d'étage en étage, les émanations des cuisines indigentes. Les ateliers de reliure et de cartonnage y mettaient d'aventure une horrible senteur de colle pourrie. Et M. Bergeret s'en allait, pris de tristesse et de découragement.

Et rentré chez lui, il exposait, à table, pendant le dîner, à sa sœur Zoé et à sa fille Pauline, le résultat malheureux de ses recherches. Mademoiselle Zoé l'écoutait sans trouble. Elle était bien résolue à chercher et à trouver elle-même. Elle tenait son frère pour un homme supérieur, mais incapable d'une idée raisonnable dans la pratique de la vie.

- J'ai visité un logement sur le quai Conti. Je ne sais ce que vous en penserez toutes deux. On y a vue sur une cour, avec un puits, du lierre et une statue de Flore, moussue et mutilée, qui n'a plus de tête et qui continue à tresser une guirlande de roses. J'ai visité aussi un petit appartement rue de la Chaise; il donne sur un jardin, où il y a un grand tilleul, dont une branche, quand les feuilles auront poussé, entrera dans mon cabinet. Pauline aura une grande chambre, qu'il ne tiendra qu'à elle de rendre charmante avec quelques mètres de cretonne à fleurs.

- Et ma chambre? demanda mademoiselle Zoé. Tu ne t'occupes jamais de ma chambre. D'ailleurs...

Elle n'acheva pas, tenant peu de compte du rapport que lui faisait son frère.

- Peut-être serons-nous obligés de nous loger dans une maison neuve, dit M. Bergeret, qui était sage et accoutumé à soumettre ses désirs à la

raison.

- Je le crains, papa, dit Pauline. Mais sois tranquille, nous te trouverons un petit arbre qui montera à ta fenêtre; je te promets.

Elle suivait ces recherches avec bonne humeur, sans s'y intéresser beaucoup pour elle-même, comme une jeune fille que le changement n'effraye point, qui sent confusément que sa destinée n'est pas fixée encore et qui vit dans une sorte d'attente.

- Les maisons neuves, reprit M. Bergeret, sont mieux aménagées que les vieilles. Mais je ne les aime pas, peut-être parce que j'y sens mieux, dans un luxe qu'on peut mesurer, la vulgarité d'une vie étroite. Non pas que je souffre, même pour vous, de la médiocrité de mon état. C'est le banal et le commun qui me déplaît... Vous allez me trouver absurde.

- Oh ! non, papa.

- Dans la maison neuve, ce qui m'est odieux, c'est l'exactitude des dispositions correspondantes, cette structure trop apparente des logements qui se voit du dehors. Il y a longtemps que les citadins vivent les uns sur les autres. Et puisque ta tante ne veut pas entendre parler d'une maisonnette dans la banlieue, je veux bien m'accommoder d'un troisième ou d'un quatrième étage, et c'est pourquoi je ne renonce qu'à regret aux vieilles maisons. L'irrégularité de celles-là rend plus supportable l'empilement. En passant dans une rue nouvelle, je me surprends à considérer que cette superposition de ménages est, dans les bâtisses récentes, d'une régularité qui la rend ridicule. Ces petites salles à manger, posées l'une sur l'autre avec le même petit vitrage, et dont les suspensions de cuivre s'allument à la même heure; ces cuisines, très petites, avec le garde-manger sur la cour et des bonnes très sales, et les salons avec leur piano chacun l'un sur l'autre, la maison neuve enfin me découvre, par la précision de sa structure, les fonctions quotidiennes des êtres qu'elle renferme, aussi clairement que si les planchers étaient de verre; et ces gens qui dînent l'un sous l'autre, jouent du piano l'un sous l'autre, se couchent l'un sous l'autre, avec symétrie, composent, quand on y pense, un spectacle d'un comique humiliant.

- Les locataires n'y songent guère, dit mademoiselle Zoé, qui était bien décidée à s'établir dans une maison neuve.

- C'est vrai, dit Pauline pensive, c'est vrai que c'est comique.

- Je trouve bien, çà et là, des appartements qui me plaisent, reprit M. Bergeret. Mais le loyer en est d'un prix trop élevé. Cette expérience me fait douter de la vérité d'un principe établi par un homme admirable, Fourier, qui assurait que la diversité des goûts est telle, que les taudis

seraient recherchés autant que les palais, si nous étions en harmonie. Il est vrai que nous ne sommes pas en harmonie. Car alors nous aurions tous une queue prenante pour nous suspendre aux arbres. Fourier l'a expressément annoncé. Un homme d'une bonté égale, le doux prince Kropotkine, nous a assuré plus récemment que nous aurions un jour pour rien les hôtels des grandes avenues, que leurs propriétaires abandonneront quand ils ne trouveront plus de serviteurs pour les entretenir. Ils se feront alors une joie, dit ce bienveillant prince, de les donner aux bonnes femmes du peuple qui ne craindront pas d'avoir une cuisine en sous-sol. En attendant, la question du logement est ardue et difficile. Zoé, fais-moi le plaisir d'aller voir cet appartement du quai Conti, dont je t'ai parlé. Il est assez délabré, ayant servi trente ans de dépôt à un fabricant de produits chimiques. Le propriétaire n'y veut pas faire de réparations, pensant le louer comme magasin. Les fenêtres sont à tabatière. Mais on voit de ces fenêtres un mur de lierre, un puits moussu, et une statue de Flore, sans tête et qui sourit encore. C'est ce qu'on ne trouve pas facilement à Paris.

IV

- Il est à louer, dit mademoiselle Zoé Bergeret, arrêtée devant la porte cochère. Il est à louer, mais nous ne le louerons pas. Il est trop grand. Et puis...

- Non, nous ne le louerons pas. Mais veux-tu le visiter? Je suis curieux de le revoir, dit timidement M. Bergeret à sa sœur.

Ils hésitaient. Il leur semblait qu'en pénétrant sous la voûte profonde et sombre, ils entraient dans la région des ombres.

Parcourant les rues à la recherche d'un logis, ils avaient traversé d'aventure cette rue étroite des Grands-Augustins qui a gardé sa figure de l'ancien régime et dont les pavés gras ne sèchent jamais. C'est dans une maison de cette rue, il leur en souvenait, qu'ils avaient passé six années de leur enfance. Leur père, professeur de l'Université, s'y était établi en 1856, après avoir mené, quatre ans, une existence errante et précaire, sous un ministre ennemi, qui le chassait de ville en ville. Et cet appartement où Zoé et Lucien avaient commencé de respirer le jour et de sentir le goût de la vie était présentement à louer, au témoignage de l'écriteau battu du vent.

Lorsqu'ils traversèrent l'allée qui passait sous un massif avant-corps, ils éprouvèrent un sentiment inexplicable de tristesse et de piété. Dans la cour humide se dressaient des murs que les brumes de la Seine et les

pluies moisissaient lentement depuis la minorité de Louis XIV. Un appentis, qu'on trouvait à droite en entrant, servait de loge au concierge. Là, à l'embrasure de la porte-fenêtre, une pie dansait dans sa cage, et dans la loge, derrière un pot de fleurs, une femme cousait.

- C'est bien le second sur la cour qui est à louer?

- Oui. Vous voulez le voir?

- Nous désirons le voir.

La concierge les conduisit, une clef à la main. Ils la suivirent en silence. La morne antiquité de cette maison reculait dans un insondable passé les souvenirs que le frère et la sœur retrouvaient sur ces pierres noircies. Ils montèrent l'escalier de pierre avec une anxiété douloureuse, et, quand la concierge eut ouvert la porte de l'appartement, ils restèrent immobiles sur le palier, ayant peur d'entrer dans ces chambres où il leur semblait que leurs souvenirs d'enfance reposaient en foule, comme de petits morts.

- Vous pouvez entrer. L'appartement est libre.

D'abord ils ne retrouvèrent rien dans le grand vide des pièces et la nouveauté des papiers peints. Et ils s'étonnaient d'être devenus étrangers à ces choses jadis familières...

- Par ici la cuisine... dit la concierge. Par ici la salle à manger... par ici le salon...

Une voix cria de la cour:

- Mame Falempin?...

La concierge passa la tête par une des fenêtres du salon, puis, s'étant excusée, descendit l'escalier d'un pas mou, en gémissant.

Et le frère et la sœur se rappelèrent.

Les traces des heures inimitables, des jours démesurés de l'enfance commencèrent à leur apparaître.

- Voilà la salle à manger, dit Zoé. Le buffet était là, contre le mur.

- Le buffet d'acajou, "meurtri de ses longues erreurs", disait notre père, quand le professeur, sa famille et son mobilier étaient chassés sans trêve du Nord au Midi, du Levant à l'Occident, par le ministre du 2 décembre. Il reposa là quelques années, blessé et boiteux.

- Voilà le poêle de faïence dans sa niche.

- On a changé le tuyau.

- Tu crois?

- Oui, Zoé. Le nôtre était surmonté d'une tête de Jupiter Trophonius.

C'était, en ces temps lointains, la coutume des fumistes de la cour du Dragon d'orner d'un Jupiter Trophonius les tuyaux de faïence.

- Es-tu sûr?

- Comment ! tu ne te rappelles pas cette tête ceinte d'un diadème et portant une barbe en pointe?

- Non.

- Après tout, ce n'est pas surprenant. Tu as toujours été indifférente aux formes des choses. Tu ne regardes rien.

- J'observe mieux que toi, mon pauvre Lucien. C'est toi qui ne vois rien. L'autre jour, quand Pauline avait ondulé ses cheveux, tu ne t'en es pas aperçu... Sans moi...

Elle n'acheva pas. Elle tournait autour de la chambre vide le regard de ses yeux verts et la pointe de son nez aigu.

- C'est là, dans ce coin, près de la fenêtre, que se tenait mademoiselle Verpie, les pieds sur sa chaufferette. Le samedi, c'était le jour de la couturière. Mademoiselle Verpie ne manquait pas un samedi.

- Mademoiselle Verpie, soupira Lucien. Quel âge aurait-elle aujourd'hui? Elle était déjà vieille quand nous étions petits. Elle nous contait alors l'histoire d'un paquet d'allumettes. Je l'ai retenue et je puis la dire mot pour mot comme elle la disait: "C'était pendant qu'on posait les statues du pont des Saints-Pères. Il faisait un froid vif qui donnait l'onglée. En revenant de faire mes provisions, je regardais les ouvriers. Il y avait foule pour voir comment ils pourraient soulever des statues si lourdes. J'avais mon panier sous le bras. Un monsieur bien mis me dit: "Mademoiselle, vous flambez !" Alors je sens une odeur de soufre et je vois la fumée sortir de mon panier. Mon paquet d'allumettes de six sous avait pris feu."

" Ainsi mademoiselle Verpie contait cette aventure, ajouta M. Bergeret. Elle la contait souvent. Ç'avait été peut-être la plus considérable de sa vie.

- Tu oublies une partie importante du récit, Lucien. Voici exactement les paroles de mademoiselle Verpie:

- Un monsieur bien mis me dit: "Mademoiselle, vous flambez". Je lui réponds: "Passez votre chemin et ne vous occupez pas de moi. - Comme vous voudrez, mademoiselle". Alors je sens une odeur de soufre..."

- Tu as raison, Zoé: je mutilais le texte et j'omettais un endroit considérable. Par sa réponse, mademoiselle Verpie, qui était bossue, se montrait fille prudente et sage. C'est un point qu'il fallait retenir. Je crois me rappeler, d'ailleurs, que c'était une personne extrêmement pudique.

- Notre pauvre maman, dit Zoé, avait la manie des raccommodages. Ce qu'on faisait de reprises à la maison !...

- Oui, elle était d'aiguille. Mais ce qu'elle avait de charmant, c'est qu'avant de se mettre à coudre dans la salle à manger, elle disposait près d'elle, au bord de la table, sous le plus clair rayon du jour, une botte de giroflées, dans un pot de grès, ou des marguerites, ou des fruits avec des feuilles, sur un plat. Elle disait que des pommes d'api étaient aussi jolies à voir que des roses; je n'ai vu personne goûter aussi bien qu'elle la beauté d'une pêche ou d'une grappe de raisin. Et quand on lui montrait des Chardins au Louvre, elle reconnaissait que c'était très bien. Mais on sentait qu'elle préférait les siens. Et avec quelle conviction elle me disait: "Vois, Lucien: y a-t-il rien de plus admirable que cette plume tombée de l'aile d'un pigeon !" Je ne crois pas qu'on ait jamais aimé la nature avec plus de candeur et de simplicité.

- Pauvre maman ! soupira Zoé. Et avec cela elle avait un goût terrible en toilette. Elle m'a choisi un jour, au Petit-Saint-Thomas, une robe bleue. Cela s'appelait le bleu-étincelle, et c'était effrayant. Cette robe a fait le malheur de mon enfance.

- Tu n'as jamais été coquette, toi.

- Vous croyez?... Eh bien ! détrompe-toi. Il m'aurait été fort agréable d'être bien habillée. Mais on rognait sur les toilettes de la sœur aînée pour faire des tuniques au petit Lucien. Il le fallait bien !

Ils passèrent dans une pièce étroite, une sorte de couloir.

- C'est le cabinet de travail de notre père, dit Zoé.

- Est-ce qu'on ne l'a pas coupé en deux par une cloison? Je me le figurais plus grand.

- Non, il était comme à présent. Son bureau était là. Et au-dessus il y avait le portrait de M. Victor Leclerc. Pourquoi n'as-tu pas gardé cette gravure, Lucien?

- Quoi ! cet étroit espace renfermait la foule confuse de ses livres, et contenait des peuples entiers de poètes, de philosophes, d'orateurs, d'historiens. Tout enfant, j'écoutais leur silence, qui remplissait mes oreilles d'un bourdonnement de gloire. Sans doute une telle assemblée reculait les murs. J'avais le souvenir d'une vaste salle.

- C'était très encombré. Il nous défendait de ranger rien dans son cabinet.

- C'est donc là, qu'assis dans son vieux fauteuil rouge, sa chatte Zobéide à ses pieds sur un vieux coussin, il travaillait, notre père ! C'est de là qu'il nous regardait avec ce sourire si lent qu'il a gardé dans la

maladie jusqu'à sa dernière heure. Je l'ai vu sourire doucement à la mort, comme il avait souri à la vie.

- Je t'assure que tu te trompes, Lucien. Notre père ne s'est pas vu mourir.

M. Bergeret demeura un moment songeur, puis il dit:

- C'est étrange: je le revois dans mon souvenir, non point fatigué et blanchi par l'âge, mais jeune encore, tel qu'il était quand j'étais un tout petit enfant. Je le revois souple et mince, avec ses cheveux noirs, en coup de vent. Ces touffes de cheveux, comme fouettées d'un souffle de l'air, accompagnaient bien les têtes enthousiastes de ces hommes de 1830 et de 48. Je n'ignore pas que c'est un tour de brosse qui disposait ainsi leur coiffure. Mais tout de même ils semblaient vivre sur les cimes et dans l'orage. Leur pensée était plus haute que la nôtre, et plus généreuse. Notre père croyait à l'avènement de la justice sociale et de la paix universelle. Il annonçait le triomphe de la république et l'harmonieuse formation des États-Unis d'Europe. Sa déception serait cruelle, s'il revenait parmi nous.

Il parlait encore, et mademoiselle Bergeret n'était plus dans le cabinet. Il la rejoignit au salon vide et sonore. Là, ils se rappelèrent tous deux les fauteuils et le canapé de velours grenat, dont, enfants, ils faisaient, dans leurs jeux, des murs et des citadelles.

- Oh ! la prise de Damiette ! s'écria M. Bergeret. T'en souvient-il, Zoé? Notre mère, qui ne laissait rien se perdre, recueillait les feuilles de papier d'argent qui enveloppaient les tablettes de chocolat. Elle m'en donna un jour une grande quantité, que je reçus comme un présent magnifique. J'en fis des casques et des cuirasses en les collant sur les feuilles d'un vieil atlas. Un soir que le cousin Paul était venu dîner à la maison, je lui donnai une de ces armures qui était celle d'un Sarrasin, et je revêtis l'autre: c'était l'armure de saint Louis. Toutes deux étaient des armures de plates. À y bien regarder, ni les Sarrasins ni les barons chrétiens ne s'armaient ainsi au XIIIe siècle. Mais cette considération ne nous arrêta point, et je pris Damiette.

" Ce souvenir renouvelle la plus cruelle humiliation de ma vie. Maître de Damiette, je fis prisonnier le cousin Paul, je le ficelai avec les cordes à sauter des petites filles, et je le poussai d'un tel élan qu'il tomba sur le nez et se mit à pousser des cris lamentables, malgré son courage. Ma mère accourut au bruit, et quand elle vit le cousin Paul qui gisait ficelé et pleurant sur le plancher, elle le releva, lui essuya les yeux, l'embrassa et me dit: "N'as-tu pas honte, Lucien, de battre un plus petit que toi?" Et il est vrai que le cousin Paul, qui n'est pas devenu bien grand, était alors

tout petit. Je n'objectai pas que cela se faisait dans les guerres. Je n'objectai rien, et je demeurai couvert de confusion. Ma honte était redoublée par la magnanimité du cousin Paul qui disait en pleurant: "Je ne me suis pas fait de mal."

" Le beau salon de nos parents ! soupira M. Bergeret. Sous cette tenture neuve, je le retrouve peu à peu. Que son vilain papier vert à ramages était aimable ! Comme ses affreux rideaux de reps lie de vin répandaient une ombre douce et gardaient une chaleur heureuse ! Sur la cheminée, du haut de la pendule, Spartacus, les bras croisés, jetait un regard indigné. Ses chaînes, que je tirais par désœuvrement, me restèrent un jour dans la main. Le beau salon ! Maman nous y appelait parfois, quand elle recevait de vieux amis. Nous y venions embrasser mademoiselle Lalouette. Elle avait plus de quatre-vingts ans. Ses joues étaient couvertes de terre et de mousse. Une barbe moisie pendait à son menton. Une longue dent jaune passait à travers ses lèvres tachées de noir. Par quelle magie le souvenir de cette horrible petite vieille a-t-il maintenant un charme qui m'attire? Quel attrait me fait rechercher les vestiges de cette figure bizarre et lointaine? Mademoiselle Lalouette avait, pour vivre avec ses quatre chats, une pension viagère de quinze cents francs dont elle dépensait la moitié à faire imprimer des brochures sur Louis XVII. Elle portait toujours une douzaine de ces brochures dans son cabas. Cette bonne demoiselle avait à cœur de prouver que le Dauphin s'était évadé du Temple dans un cheval de bois. Tu te rappelles, Zoé, qu'un jour elle nous a donné à déjeuner dans sa chambre de la rue de Verneuil. Là, sous une crasse antique, il y avait de mystérieuses richesses, des boîtes d'or et des broderies.

- Oui, dit Zoé; elle nous a montré des dentelles qui avaient appartenu à Marie-Antoinette.

- Mademoiselle Lalouette avait d'excellentes manières, reprit M. Bergeret. Elle parlait bien. Elle avait gardé la vieille prononciation. Elle disait: un segret; un fi, une do. Par elle j'ai touché au règne de Louis XVI. Notre mère nous appelait aussi pour dire bonjour à M. Mathalène, qui n'était pas aussi vieux que mademoiselle Lalouette, mais qui avait un visage horrible. Jamais âme plus douce ne se montra dans une forme plus hideuse. C'était un prêtre interdit, que mon père avait rencontré en 1848 dans les clubs et qu'il estimait pour ses opinions républicaines. Plus pauvre que mademoiselle Lalouette, il se privait de nourriture pour faire imprimer, comme elle, des brochures. Les siennes étaient destinées à prouver que le soleil et la lune tournent autour de la terre et ne sont pas en réalité plus grands qu'un fromage. C'était précisément l'avis de Pierrot; mais M. Mathalène ne s'y était rendu qu'après trente ans de

méditations et de calculs. On trouve parfois encore quelqu'une de ses brochures dans les boîtes des bouquinistes. M. Mathalène avait du zèle pour le bonheur des hommes qu'il effrayait par sa laideur terrible. Il n'exceptait de sa charité universelle que les astronomes, auxquels il prêtait les plus noirs desseins à son endroit. Il disait qu'ils voulaient l'empoisonner, et il préparait lui-même ses aliments, autant par prudence que par pauvreté.

Ainsi, dans l'appartement vide, comme Ulysse au pays des Cimmériens, M. Bergeret appelait à lui des ombres. Il demeura pensif un moment et dit:

- Zoé, de deux choses l'une: ou bien, au temps de notre enfance, il se trouvait plus de fous qu'à présent, ou bien notre père en prenait plus que sa juste part. Je crois qu'il les aimait. Soit que la pitié l'attachât à eux, soit qu'il les trouvât moins ennuyeux que les personnes raisonnables, il en avait un grand cortège.

Mademoiselle Bergeret secoua la tête.

- Nos parents recevaient des gens très sensés et des hommes de mérite. Dis plutôt, Lucien, que les bizarreries innocentes de quelques vieilles gens t'ont frappé et que tu en as gardé un vif souvenir.

- Zoé, n'en doutons point: nous fûmes nourris tous deux parmi des gens qui ne pensaient pas d'une façon commune et vulgaire. Mademoiselle Lalouette, l'abbé Mathalène, M. Grille n'avaient pas le sens commun, cela est sûr. Te rappelles-tu M. Grille? Grand, gros, la face rubiconde avec une barbe blanche coupée ras aux ciseaux, il était vêtu, été comme hiver, de toile à matelas, depuis que ses deux fils avaient péri, en Suisse, dans l'ascension d'un glacier. C'était, au jugement de notre père, un helléniste exquis. Il sentait avec délicatesse la poésie des lyriques grecs. Il touchait d'une main légère et sûre au texte fatigué de Théocrite. Son heureuse folie était de ne pas croire à la mort certaine de ses deux fils. En les attendant avec une confiance insensée, il vivait, en habit de carnaval, dans l'intimité généreuse d'Alcée et de Sapphô.

- Il nous donnait des berlingots, dit mademoiselle Bergeret.

- Il ne disait rien que de sage, d'élégant et de beau, reprit M. Bergeret, et cela nous faisait peur. La raison est ce qui effraye le plus chez un fou.

- Le dimanche soir, dit mademoiselle Bergeret, le salon était à nous.

- Oui, répondit M. Bergeret. C'est là, qu'après dîner, on jouait aux petits jeux. On faisait des bouquets et des portraits, et maman tirait les gages. Ô candeur ! simplicité passée, ô plaisirs ingénus ! ô charme des mœurs antiques ! Et l'on jouait des charades. Nous vidions tes armoires,

Zoé, pour nous faire des costumes.

- Un jour, vous avez décroché les rideaux blancs de mon lit.

- C'était pour faire les robes des druides, Zoé, dans la scène du gui. Le mot était guimauve. Nous excellions dans la charade. Et quel bon spectateur faisait notre père ! Il n'écoutait pas, mais il souriait. Je crois que j'aurais très bien joué. Mais les grands m'étouffaient. Ils voulaient toujours parler.

- Ne te fais pas d'illusions, Lucien. Tu étais incapable de tenir ton rôle dans une charade. Tu n'as pas de présence d'esprit. Je suis la première à te reconnaître de l'intelligence et du talent. Mais tu n'es pas improvisateur. Et il ne faut pas te tirer de tes livres et de tes papiers.

- Je me rends justice, Zoé, et je sais que je n'ai pas d'éloquence. Mais quand Jules Guinaut et l'oncle Maurice jouaient avec nous, on ne pouvait pas placer un mot.

- Jules Guinaut avait un vrai talent comique, dit mademoiselle Bergeret, et une verve intarissable.

- Il étudiait alors la médecine, dit M. Bergeret. C'était un joli garçon.

- On le disait.

- Il me semble qu'il t'aimait bien.

- Je ne crois pas.

- Il s'occupait de toi.

- C'est autre chose.

- Et puis tout d'un coup il a disparu.

- Oui.

- Et tu ne sais pas ce qu'il est devenu?

- Non... Allons-nous-en, Lucien.

- Allons-nous-en, Zoé. Ici, nous sommes la proie des ombres.

Et le frère et la sœur, sans tourner la tête, franchirent le seuil du vieil appartement de leur enfance. Ils descendirent en silence l'escalier de pierre. Et quand ils se retrouvèrent dans la rue des Grands-Augustins parmi les fiacres, les camions, les ménagères et les artisans, ils furent étourdis par les bruits et les mouvements de la vie, comme au sortir d'une longue solitude.

V

M. Panneton de La Barge avait des yeux à fleur de tête et une âme à

fleur de peau. Et, comme sa peau était luisante, on lui voyait une âme grasse. Il faisait paraître en toute sa personne de l'orgueil avec de la rondeur et une fierté qui semblait ne pas craindre d'être importune. M. Bergeret soupçonna que cet homme venait lui demander un service.

Ils s'étaient connus en province. Le professeur voyait souvent dans ses promenades, au bord de la lente rivière, sur un vert coteau, les toits d'ardoise fine du château qu'habitait M. de La Barge avec sa famille. Il voyait moins souvent M. de La Barge, qui fréquentait la noblesse de la contrée, sans être lui-même assez noble pour se permettre de recevoir les petites gens. Il ne connaissait M. Bergeret, en province, qu'aux jours critiques où l'un de ses fils avait un examen à passer. Cette fois, à Paris, il voulait être aimable et il y faisait effort:

- Cher monsieur Bergeret, je tiens tout d'abord à vous féliciter...

- N'en faites rien, je vous prie, répondit M. Bergeret avec un petit geste de refus, que M. de La Barge eut grand tort de croire inspiré par la modestie.

- Je vous demande pardon, monsieur Bergeret, une chaire à la Sorbonne c'est une position très enviée... et qui convient à votre mérite.

- Comment va votre fils Adhémar? demanda M. Bergeret, qui se rappelait ce nom comme celui d'un candidat au baccalauréat qui avait intéressé à sa faiblesse toutes les puissances de la société civile, ecclésiastique et militaire.

- Adhémar ! Il va bien. Il va très bien. Il fait un peu la fête. Qu'est-ce que vous voulez? Il n'a rien à faire. Dans un certain sens, il vaudrait mieux qu'il eût une occupation. Mais il est bien jeune. Il a le temps. Il tient de moi: il deviendra sérieux quand il aura trouvé sa voie.

- Est-ce qu'il n'a pas un peu manifesté à Auteuil? demanda M. Bergeret avec douceur.

- Pour l'armée, pour l'armée, répondit M. Panneton de La Barge. Et je vous avoue que je n'ai pas eu le courage de l'en blâmer. Que voulez-vous? Je tiens à l'armée par mon beau-père, le général, par mes beaux-frères, par mon cousin le commandant...

Il était bien modeste de ne pas nommer son père Panneton, l'aîné des frères Panneton, qui tenait aussi à l'armée par les fournitures, et qui, pour avoir livré aux mobiles de l'armée de l'Est, qui marchaient dans la neige, des souliers à semelle de carton, avait été condamné en 1872, en police correctionnelle, à une peine légère avec des considérants accablants, et était mort, dix ans après, dans son château de La Barge, riche et honoré.

- J'ai été élevé dans le culte de l'armée, poursuivit M. Panneton de La Barge. Tout enfant, j'avais la religion de l'uniforme. C'était une tradition de famille. Je ne m'en cache pas, je suis un homme de l'ancien régime. C'est plus fort que moi, c'est dans le sang. Je suis monarchiste et autoritaire de tempérament. Je suis royaliste. Or, l'armée, c'est tout ce qui nous reste de la monarchie, C'est tout ce qui subsiste d'un passé glorieux. Elle nous console du présent et nous fait espérer en l'avenir.

M. Bergeret aurait pu faire quelques observations d'ordre historique; mais il ne les fit pas, et M. Panneton de La Barge conclut:

- Voilà pourquoi je tiens pour criminels ceux qui attaquent l'armée, pour insensés ceux qui oseraient y toucher.

- Napoléon, répondit le professeur, pour louer une pièce de Luce de Lancival, disait que c'était une tragédie de quartier général. Je puis me permettre de dire que vous avez une philosophie d'état-major. Mais puisque nous vivons sous le régime de la liberté, il serait peut-être bon d'en prendre les mœurs. Quand on vit avec des hommes qui ont l'usage de la parole, il faut s'habituer à tout entendre. N'espérez pas qu'en France aucun sujet désormais soit soustrait à la discussion. Considérez aussi, que l'armée n'est pas immuable; il n'y a rien d'immuable au monde. Les institutions ne subsistent qu'en se modifiant sans cesse. L'armée a subi de telles transformations dans le cours de son existence, qu'il est probable qu'elle changera encore beaucoup à l'avenir, et il est croyable que, dans vingt ans, elle sera tout autre chose que ce qu'elle est aujourd'hui.

- J'aime mieux vous le dire tout de suite, répliqua M. Panneton de La Barge. Quand il s'agit de l'armée, je ne veux rien entendre. Je le répète, il n'y faut pas toucher. C'est la hache. Ne touchez pas à la hache. À la dernière session du Conseil général que j'ai l'honneur de présider, la minorité radicale-socialiste émit un vœu en faveur du service de deux ans. Je me suis élevé contre ce vœu antipatriotique. Je n'ai pas eu de peine à démontrer que le service de deux ans, ce serait la fin de l'armée. On ne fait pas un fantassin en deux ans. Encore moins un cavalier. Ceux qui réclament le service de deux ans, vous les appelez des réformateurs, peut-être; moi, je les appelle des démolisseurs. Et il en est de toutes les réformes qu'on propose comme de celle-là. Ce sont des machines dressées contre l'armée. Si les socialistes avouaient qu'ils veulent la remplacer par une vaste garde nationale, ce serait plus franc.

- Les socialistes, répondit M. Bergeret, contraires à toute entreprise de conquêtes territoriales, proposent d'organiser les milices uniquement en vue de la défense du sol. Ils ne le cachent pas; ils le publient. Et ces

idées valent bien, peut-être, qu'on les examine. N'ayez pas peur qu'elles soient trop vite réalisées. Tous les progrès sont incertains et lents, et suivis le plus souvent de mouvements rétrogrades. La marche vers un meilleur ordre de choses est indécise et confuse. Les forces innombrables et profondes, qui rattachent l'homme au passé, lui en font chérir les erreurs, les superstitions, les préjugés et les barbaries, comme des gages précieux de sa sécurité. Toute nouveauté bienfaisante l'effraye. Il est imitateur par prudence, et il n'ose pas sortir de l'abri chancelant qui a protégé ses pères et qui va s'écrouler sur lui.

" N'est-ce pas votre sentiment, monsieur Panneton? ajouta M. Bergeret avec un charmant sourire.

M. Panneton de La Barge répondit qu'il défendait l'armée. Il la représenta méconnue, persécutée, menacée. Et il poursuivit d'une voix qui s'enflait:

- Cette campagne en faveur du traître, cette campagne si obstinée et si ardente, quelles que soient les intentions de ceux qui la mènent, l'effet en est certain, visible, indéniable. L'armée en est affaiblie, ses chefs en sont atteints.

- Je vais maintenant vous dire des choses extrêmement simples, répondit M. Bergeret. Si l'armée est atteinte dans la personne de quelques-uns de ses chefs, ce n'est point la faute de ceux qui ont demandé la justice; c'est la faute de ceux qui l'ont si longtemps refusée; ce n'est pas la faute de ceux qui ont exigé la lumière, c'est la faute de ceux qui l'ont dérobée obstinément avec une imbécillité démesurée et une scélératesse atroce. Et enfin, puisqu'il y a eu des crimes, le mal n'est point qu'ils soient connus, le mal est qu'ils aient été commis. Ils se cachaient dans leur énormité et leur difformité même. Ce n'était pas des figures reconnaissables. Ils ont passé sur les foules comme des nuées obscures. Pensiez-vous donc qu'ils ne crèveraient pas? Pensiez-vous que le soleil ne luirait plus sur la terre classique de la justice, dans le pays qui fut le professeur de droit de l'Europe et du monde?

- Ne parlons pas de l'Affaire, répondit M. de La Barge. Je ne la connais pas. Je ne veux pas la connaître. Je n'ai pas lu une ligne de l'enquête. Le commandant de La Barge, mon cousin, m'a affirmé que Dreyfus était coupable. Cette affirmation m'a suffi... Je venais, cher monsieur Bergeret, vous demander un conseil. Il s'agit de mon fils Adhémar, dont la situation me préoccupe. Un an de service militaire, c'est déjà bien long pour un fils de famille. Trois ans, ce serait un véritable désastre. Il est essentiel de trouver un moyen d'exemption. J'avais pensé à la licence ès lettres... je crains que ce ne soit trop difficile. Adhémar est

intelligent. Mais il n'a pas de goût pour la littérature.

- Eh bien ! dit M. Bergeret, essayez de l'École des hautes études commerciales, ou de l'Institut commercial ou de l'École de commerce. Je ne sais si l'École d'horlogerie de Cluses fournit encore un motif d'exemption. Il n'était pas difficile, m'a-t-on dit, d'obtenir le brevet.

- Adhémar ne peut pourtant faire des montres, dit M. de La Barge avec quelque pudeur.

- Essayez de l'École des langues orientales, dit obligeamment M. Bergeret. C'était excellent à l'origine.

- C'est bien gâté depuis, soupira M. de La Barge.

- Il y a encore du bon. Voyez un peu dans le tamoul.

- Le tamoul, vous croyez?

- Ou le malgache.

- Le malgache, peut-être.

- Il y a aussi une certaine langue polynésienne qui n'était plus parlée, au commencement de ce siècle, que par une vieille femme jaune. Cette femme mourut laissant un perroquet. Un savant allemand recueillit quelques mots de cette langue sur le bec du perroquet. Il en fit un lexique. Peut-être ce lexique est-il enseigné à l'École des langues orientales. Je conseille vivement à monsieur votre fils de s'en informer.

Sur cet avis, M. Panneton de La Barge salua et se retira pensif.

VI

Les choses se passèrent comme elles devaient se passer. M. Bergeret chercha un appartement; ce fut sa sœur qui le trouva. Ainsi l'esprit positif eut l'avantage sur l'esprit spéculatif. Il faut reconnaître que mademoiselle Bergeret avait bien choisi. Il ne lui manquait ni l'expérience de la vie ni le sens du possible. Institutrice, elle avait habité la Russie et voyagé en Europe. Elle avait observé les mœurs diverses des hommes. Elle connaissait le monde: cela l'aidait à connaître Paris.

- C'est là, dit-elle à son frère, en s'arrêtant devant une maison neuve qui regardait le jardin du Luxembourg.

- L'escalier est décent, dit M. Bergeret, mais un peu dur.

- Tais-toi Lucien. Tu es encore assez jeune pour monter sans fatigue cinq petits étages.

- Tu crois? répondit Lucien flatté.

Elle prit soin encore de l'avertir que le tapis allait jusqu'en haut.

Il lui reprocha en souriant d'être sensible à de petites vanités.

- Mais peut-être, ajouta-t-il, recevrais-je moi-même l'impression d'une légère offense si le tapis s'arrêtait à l'étage inférieur au mien. On fait profession de sagesse, et l'on reste vain par quelque endroit. Cela me rappelle ce que j'ai vu hier, après déjeuner, en passant devant une église.

" Les degrés du parvis étaient couverts d'un tapis rouge que venait de fouler, après la cérémonie, le cortège d'un grand mariage. De petits mariés pauvres et leur pauvre compagnie attendaient, pour entrer dans l'église, que la noce opulente en fût toute sortie. Ils riaient à l'idée de gravir les marches sur cette pourpre inattendue, et la petite mariée avait déjà posé ses pieds blancs sur le bord du tapis. Mais le suisse lui fit signe de reculer. Les employés des pompes nuptiales roulèrent lentement l'étoffe d'honneur, et c'est seulement quand ils en eurent fait un énorme cylindre qu'il fut permis à l'humble noce de monter les marches nues. J'observais ces bonnes gens qui semblaient assez amusés de l'aventure. Les petits consentent avec une admirable facilité à l'inégalité sociale, et Lamennais a bien raison de dire que la société repose tout entière sur la résignation des pauvres.

- Nous sommes arrivés, dit mademoiselle Bergeret.

- Je suis essoufflé, dit M. Bergeret.

- Parce que tu as parlé, dit mademoiselle Bergeret. Il ne faut pas faire des récits en montant les escaliers.

- Après tout, dit M. Bergeret, c'est le sort commun des sages de vivre sous les toits. La science et la méditation sont, pour une grande part, renfermées dans des greniers. Et, à bien considérer les choses, il n'y a pas de galerie de marbre qui vaille une mansarde ornée de belles pensées.

- Cette pièce, dit mademoiselle Bergeret, n'est pas mansardée; elle est éclairée par une belle fenêtre, et tu en feras ton cabinet de travail.

En entendant ces mots, M. Bergeret regarda ces quatre murs avec effarement, et il avait l'air d'un homme au bord d'un abîme.

- Qu'est-ce que tu as? demanda sa sœur inquiète.

Mais il ne répondit pas. Cette petite pièce carrée, tendue de papier clair, lui apparaissait noire de l'avenir inconnu. Il y entrait d'un pas craintif et lent, comme s'il pénétrait dans l'obscure destinée. Et mesurant sur le plancher la place de sa table de travail:

- Je serai là, dit-il. Il n'est pas bon de considérer avec trop de sentiment les idées de passé et de futur. Ce sont des idées abstraites, que l'homme

ne possédait pas d'abord et qu'il acquit avec effort, pour son malheur. L'idée du passé est elle-même assez douloureuse. Personne, je crois, ne voudrait recommencer la vie en repassant exactement par tous les points déjà parcourus. Il y a des heures aimables et des moments exquis; je ne le nie point. Mais ce sont des perles et des pierreries clairsemées sur la trame rude et sombre des jours. Le cours des années est, dans sa brièveté, d'une lenteur fastidieuse, et s'il est parfois doux de se souvenir, c'est que nous pouvons arrêter notre esprit sur un petit nombre d'instants. Encore cette douceur est-elle pâle et triste. Quant à l'avenir, on ne le peut regarder en face, tant il y a de menaces sur son visage ténébreux. Et lorsque tu m'as dit, Zoé: "Ce sera ton cabinet de travail", je me suis vu dans l'avenir, et c'est un spectacle insupportable. Je crois avoir quelque courage dans la vie; mais je réfléchis, et la réflexion nuit beaucoup à l'intrépidité.

- Ce qui était difficile, dit Zoé, c'était de trouver trois chambres à coucher.

- Assurément, répondit M. Bergeret, l'humanité dans sa jeunesse ne concevait pas comme nous l'avenir et le passé. Or ces idées qui nous dévorent n'ont point de réalité en dehors de nous. Nous ne savons rien de la vie; son développement dans le temps est une pure illusion. Et c'est par une infirmité de nos sens que nous ne voyons pas demain réalisé comme hier. On peut fort bien concevoir des êtres organisés de façon à percevoir simultanément des phénomènes qui nous apparaissent séparés les uns des autres par un intervalle de temps appréciable. Et nous-mêmes nous ne percevons pas dans l'ordre des temps la lumière et le son. Nous-mêmes nous embrassons d'un seul regard, en levant les yeux au ciel, des aspects qui ne sont point contemporains. Les lueurs des étoiles, qui se confondent dans nos yeux, y mélangent en moins d'une seconde des siècles et des milliers de siècles. Avec des appareils autres que ceux dont nous disposons, nous pourrions nous voir morts au milieu de notre vie. Car, puisque le temps n'existe point en réalité et que la succession des faits n'est qu'une apparence, tous les faits sont réalisés ensemble et notre avenir ne s'accomplit pas. Il est accompli. Nous le découvrons seulement. Conçois-tu maintenant, Zoé, pourquoi je suis demeuré stupide sur le seuil de la chambre où je serai? Le temps est une pure idée. Et l'espace n'a pas plus de réalité que le temps.

- C'est possible, dit Zoé. Mais il coûte fort cher à Paris. Et tu as pu t'en rendre compte en cherchant des appartements. Je crois que tu n'es pas bien curieux de voir ma chambre. Viens: tu t'intéresseras davantage à celle de Pauline.

- Voyons l'une et l'autre, dit M. Bergeret, qui promena docilement sa machine animale à travers les petits carrés tapissés de papiers à fleurs.

Cependant il poursuivait le cours de ses réflexions:

- Les sauvages, dit-il, ne font pas la distinction du présent, du passé et de l'avenir. Et les langues, qui sont assurément les plus vieux monuments de l'humanité, nous permettent d'atteindre les âges où les races dont nous sommes issus n'avaient pas encore opéré ce travail métaphysique. M. Michel Bréal, dans une belle étude qu'il vient de publier, montre que le verbe, si riche maintenant en ressources pour marquer l'antériorité d'une action, n'avait à l'origine aucun organe pour exprimer le passé, et que l'on employa pour remplir cette fonction les formes impliquant une affirmation redoublée du présent.

Comme il parlait ainsi, il revint dans la pièce qui devait être son cabinet de travail, et qui lui était apparue d'abord pleine, dans son vide, des ombres de l'avenir ineffable. Mademoiselle Bergeret ouvrit la fenêtre.

- Regarde, Lucien.

Et M. Bergeret vit les cimes dépouillées des arbres, et il sourit.

- Ces branches noires, dit-il, prendront, au soleil timide d'avril, les teintes violettes des bourgeons; puis elles éclateront en tendre verdure. Et ce sera charmant. Zoé, tu es une personne pleine de sagesse et de bonté, une vénérable intendante et une sœur très aimable. Viens que je t'embrasse.

Et M. Bergeret embrassa sa sœur Zoé, et lui dit:

- Tu es bonne, Zoé.

Et mademoiselle Zoé répondit:

- Notre père et notre mère étaient bons tous deux.

M. Bergeret voulut l'embrasser une seconde fois. Mais elle lui dit:

- Tu vas me décoiffer, Lucien, j'ai horreur de cela.

Et M. Bergeret regardant par la fenêtre, étendit le bras:

- Tu vois, Zoé: à droite, à la place de ces vilains bâtiments, était la Pépinière. Là, m'ont dit nos aînés, des allées couraient en labyrinthe parmi des arbustes, entre des treillages peints en vert. Notre père s'y promenait, dans sa jeunesse. Il lisait la philosophie de Kant et les romans de George Sand sur un banc, derrière la statue de Velléda. Velléda rêveuse, les bras joints sur sa faucille mystique, croisait ses jambes, admirées d'une jeunesse généreuse. Les étudiants s'entretenaient, à ses pieds, d'amour, de justice et de liberté. Ils ne se rangeaient pas alors

dans le parti du mensonge, de l'injustice et de la tyrannie.

" L'Empire détruisit la Pépinière. Ce fut une mauvaise œuvre. Les choses ont leur âme. Avec ce jardin périrent les nobles pensées des jeunes hommes. Que de beaux rêves, que de vastes espérances ont été formés devant la Velléda romantique de Maindron ! Nos étudiants ont aujourd'hui des palais, avec le buste du président de la République sur la cheminée de la salle d'honneur. Qui leur rendra les allées sinueuses de la Pépinière, où ils s'entretenaient des moyens d'établir la paix, le bonheur et la liberté du monde? Qui leur rendra le jardin où ils répétaient, dans l'air joyeux, au chant des oiseaux, les paroles généreuses de leurs maîtres Quinet et Michelet?

- Sans doute, dit mademoiselle Bergeret; ils étaient pleins d'ardeur, ces étudiants d'autrefois. Mais enfin ils sont devenus des médecins et des notaires dans leurs provinces. Il faut se résigner à la médiocrité de la vie. Tu le sais bien, que c'est une chose très difficile que de vivre, et qu'il ne faut pas beaucoup exiger des hommes... Enfin, tu es content de ton appartement?

- Oui. Et je suis sûr que Pauline sera ravie. Elle a une jolie chambre.

- Sans doute. Mais les jeunes filles ne sont jamais ravies.

- Pauline n'est pas malheureuse avec nous.

- Non, certes. Elle est très heureuse. Mais elle ne le sait pas.

- Je vais rue Saint-Jacques, dit M. Bergeret, demander à Roupart de me poser des tablettes de bois dans mon cabinet de travail.

VII

M. Bergeret aimait et estimait hautement les gens de métier. Ne faisant point de grands aménagements, il n'avait guère occasion d'appeler des ouvriers; mais, quand il en employait un, il s'efforçait de lier conversation avec lui, comptant bien en tirer quelques paroles substantielles.

Aussi fit-il un gracieux accueil au menuisier Roupart qui vint, un matin, poser des bibliothèques dans le cabinet de travail.

Cependant, couché à sa coutume, au fond du fauteuil de son maître, Riquet dormait en paix. Mais le souvenir immémorial des périls qui assiégeaient leurs aïeux sauvages dans les forêts rend léger le sommeil des chiens domestiques. Il convient de dire aussi que cette aptitude héréditaire au prompt réveil était entretenue chez Riquet par le sentiment du devoir. Riquet se considérait lui-même comme un chien de

garde. Fermement convaincu que sa fonction était de garder la maison, il en concevait une heureuse fierté.

Par malheur, il se figurait les maisons comme elles sont dans les campagnes et dans les Fables de La Fontaine, entre cour et jardin, et telles qu'on en peut faire le tour en flairant le sol parfumé des odeurs des bêtes et du fumier. Il ne se mettait pas dans l'esprit le plan de l'appartement que son maître occupait au cinquième étage d'un grand immeuble. Faute de connaître les limites de son domaine, il ne savait pas précisément ce qu'il avait à garder. Et c'était un gardien féroce. Pensant que la venue de cet inconnu en pantalon bleu rapiécé, qui sentait la sueur et traînait des planches, mettait la demeure en péril, il sauta à bas du fauteuil et se mit à aboyer à l'homme, en reculant devant lui avec une lenteur héroïque. M. Bergeret lui ordonna de se taire, et il obéit à regret, surpris et triste de voir son dévouement inutile et ses avis méprisés. Son regard profond, tourné vers son maître, semblait lui dire:

- Tu reçois cet anarchiste avec les engins qu'il traîne après lui. J'ai fait mon devoir, advienne que pourra.

Il reprit sa place accoutumée et se rendormit. M. Bergeret, quittant les scoliastes de Virgile, commença de converser avec le menuisier. Il lui fit d'abord des questions touchant le débit, la coupe et le polissage des bois, et l'assemblage des planches. Il aimait à s'instruire et savait l'excellence du langage populaire.

Roupart, tourné contre le mur, lui faisait des réponses interrompues par de longs silences, pendant lesquels il prenait des mesures. C'est ainsi qu'il traita des lambris et des assemblages.

- L'assemblage à tenon et mortaise, dit-il, ne veut point de colle, si l'ouvrage est bien dressé.

- N'y a-t-il point aussi, demanda M. Bergeret, l'assemblage en queue-d'aronde?

- Il est rustique et ne se fait plus, répondit le menuisier.

Ainsi le professeur s'instruisait en écoutant l'artisan. Ayant assez avancé l'ouvrage, le menuisier se tourna vers M. Bergeret. Sa face creusée, ses grands traits, son teint brun, ses cheveux collés au front et sa barbe de bouc toute grise de poussière lui donnaient l'air d'une figure de bronze. Il sourit d'un sourire pénible et doux et montra ses dents blanches, et il parut jeune.

- Je vous connais, monsieur Bergeret.

- Vraiment?

- Oui, oui, je vous connais... Monsieur Bergeret, vous avez fait tout de

même quelque chose qui n'est pas ordinaire... Ça ne vous fâche pas que je vous le dise?

- Nullement.

- Eh bien vous avez fait quelque chose qui n'est pas ordinaire. Vous êtes sorti de votre caste et vous n'avez pas voulu frayer avec les défenseurs du sabre et du goupillon.

- Je déteste les faussaires, mon ami, répondit M. Bergeret. Cela devrait être permis à un philologue. Je n'ai pas caché ma pensée. Mais je ne l'ai pas beaucoup répandue. Comment la connaissez-vous?

- Je vais vous dire: on voit du monde, rue Saint-Jacques, à l'atelier. On en voit des uns et des autres, des gros et des maigres. En rabotant mes planches, j'entendais Pierre qui disait: "Cette canaille de Bergeret !" Et Paul lui demandait: "Est-ce qu'on ne lui cassera pas la gueule?" Alors j'ai compris que vous étiez du bon côté dans l'Affaire. Il n'y en a pas beaucoup de votre espèce dans le cinquième.

- Et que disent vos amis?

- Les socialistes ne sont pas bien nombreux par ici, et ils ne sont pas d'accord. Samedi dernier, à la Fraternelle, nous étions quatre pelés et un tondu et nous nous sommes pris aux cheveux. Le camarade Fléchier, un vieux, un combattant de 70, un communard, un déporté, un homme, est monté à la tribune et nous a dit: "Citoyens, tenez-vous tranquilles. Les bourgeois intellectuels ne sont pas moins bourgeois que les bourgeois militaires. Laissez les capitalistes se manger le nez. Croisez-vous les bras, et regardez venir les antisémites. Pour l'heure, ils font l'exercice avec un fusil de paille et un sabre de bois. Mais quand il s'agira de procéder à l'expropriation des capitalistes, je ne vois pas d'inconvénient à commencer par les juifs."

" Et là-dessus, les camarades ont fait aller leurs battoirs. Mais, je vous le demande, est-ce que c'est comme ça que devait parler un vieux communard, un bon révolutionnaire? Je n'ai pas d'instruction comme le citoyen Fléchier, qui a étudié dans les livres de Marx. Mais je me suis bien aperçu qu'il ne raisonnait pas droit. Parce qu'il me semble que le socialisme, qui est la vérité, est aussi la justice et la bonté, que tout ce qui est juste et bon en sort naturellement comme la pomme du pommier. Il me semble que combattre une injustice, c'est travailler pour nous, les prolétaires, sur qui pèsent toutes les injustices. À mon idée, tout ce qui est équitable est un commencement de socialisme. Je pense comme Jaurès que marcher avec les défenseurs de la violence et du mensonge, c'est tourner le dos à la révolution sociale. Je ne connais ni juifs ni chrétiens. Je ne connais que des hommes, et je ne fais de

distinction entre eux que de ceux qui sont justes et de ceux qui sont injustes. Qu'ils soient juifs ou chrétiens, il est difficile aux riches d'être équitables. Mais quand les lois seront justes, les hommes seront justes. Dès à présent les collectivistes et les libertaires préparent l'avenir en combattant toutes les tyrannies et en inspirant aux peuples la haine de la guerre et l'amour du genre humain. Nous pouvons dès à présent faire un peu de bien. C'est ce qui nous empêchera de mourir désespérés et la rage au cœur. Car bien sûr nous ne verrons pas le triomphe de nos idées, et quand le collectivisme sera établi sur le monde, il y aura beau temps que je serai sorti de ma soupente les pieds devant... Mais je jase et le temps file."

Il tira sa montre et voyant qu'il était onze heures, il endossa sa veste, ramassa ses outils, enfonça sa casquette jusqu'à la nuque et dit sans se retourner:

- Pour sûr que la bourgeoisie est pourrie ! Ça s'est vu du reste dans l'affaire Dreyfus.

Et il s'en alla déjeuner.

Alors, soit qu'en son léger sommeil un songe eût effrayé son âme obscure, soit qu'épiant, à son réveil, la retraite de l'ennemi, il en prit avantage, soit que le nom qu'il venait d'entendre l'eût rendu furieux, ainsi que le maître feignit de le croire, Riquet s'élança la gueule ouverte et le poil hérissé, les yeux en flammes, sur les talons de Roupart qu'il poursuivit de ses aboiements frénétiques.

Demeuré seul avec lui, M. Bergeret lui adressa, d'un ton plein de douceur, ces paroles attristées:

- Toi aussi, pauvre petit être noir, si faible en dépit de tes dents pointues et de ta gueule profonde, qui, par l'appareil de la force, rendent ta faiblesse ridicule et ta poltronnerie amusante, toi aussi tu as le culte des grandeurs de chair et la religion de l'antique iniquité. Toi aussi tu adores l'injustice par respect pour l'ordre social qui t'assure ta niche et ta pâtée. Toi aussi tu tiendrais pour véritable un jugement irrégulier, obtenu par le mensonge et la fraude. Toi aussi tu es le jouet des apparences. Toi aussi tu te laisses séduire par des mensonges. Tu te nourris de fables grossières. Ton esprit ténébreux se repaît de ténèbres. On te trompe et tu te trompes avec une plénitude délicieuse. Toi aussi tu as des haines de race, des préjugés cruels, le mépris des malheureux.

Et comme Riquet tournait sur lui un regard d'une innocence infinie, M. Bergeret reprit avec plus de douceur encore:

- Je sais: tu as une bonté obscure, la bonté de Caliban. Tu es pieux, tu

as ta théologie et ta morale, tu crois bien faire. Et puis tu ne sais pas. Tu gardes la maison, tu la gardes même contre ceux qui la défendent et qui l'ornent. Cet artisan que tu voulais en chasser a, dans sa simplicité, des pensées admirables. Tu ne l'as pas écouté.

" Tes oreilles velues entendent non celui qui parle le mieux, mais celui qui crie le plus fort. Et la peur, la peur naturelle, qui fut la conseillère de tes ancêtres et des miens, à l'âge des cavernes, la peur qui fit les dieux et les crimes, te détourne des malheureux et t'ôte la pitié. Et tu ne veux pas être juste. Tu regardes comme une figure étrangère la face blanche de la Justice, divinité nouvelle, et tu rampes devant les vieux dieux, noirs comme toi, de la violence et de la peur. Tu admires la force brutale parce que tu crois qu'elle est la force souveraine, et que tu ne sais pas qu'elle se dévore elle-même. Tu ne sais pas que toutes les ferrailles tombent devant une idée juste.

" Tu ne sais pas que la force véritable est dans la sagesse et que les nations ne sont grandes que par elle. Tu ne sais pas que ce qui fait la gloire des peuples, ce ne sont pas les clameurs stupides, poussées sur les places publiques, mais la pensée auguste, cachée dans quelque mansarde et qui, un jour, répandue par le monde, en changera la face. Tu ne sais pas que ceux-là honorent leur patrie qui, pour la justice, ont souffert la prison, l'exil et l'outrage. Tu ne sais pas.

VIII

M. Bergeret, dans son cabinet de travail, conversait avec M. Goubin, son élève.

- J'ai découvert, aujourd'hui, dit-il, dans la bibliothèque d'un ami, un petit livre rare et peut-être unique. Soit qu'il l'ignore, soit qu'il le dédaigne, Brunet ne le cite pas dans son Manuel. C'est un petit in-douze, intitulé: Les charactères et pourtraictures tracés d'après les modelles anticques. Il fut imprimé dans la docte rue Saint-Jacques, en 1538.

- En connaissez-vous l'auteur? demanda M. Goubin.

- C'est un sieur Nicole Langelier, Parisien, répondit M. Bergeret. Il n'écrit pas aussi agréablement qu'Amyot. Mais il est clair et plein de sens. J'ai pris plaisir à lire son ouvrage, et j'en ai copié un chapitre fort curieux. Voulez-vous l'entendre?

- Bien volontiers, répondit M. Goubin. M. Bergeret prit un papier sur sa table et lut ce titre:

Des Trublions qui nasquirent en la Republicque.

M. Goubin demanda quels étaient ces Trublions. M. Bergeret lui répondit que peut-être il le saurait par la suite, et qu'il était bon de lire un texte avant de le commenter. Et il lut ce qui suit:

"Lors parurent gens dans la ville qui poussoient grands cris, et feurent dicts les Trublions, pour ce que ils servoient ung chef nommé Trublion, lequel estoit de haut lignage, mais de peu de sçavoir et en grande impéritie de jeunesse. Et avoient les Trublions ung autre chef, nommé Tintinnabule, lequel faisoit beaux discours et carmes mirifiques. Et avoit esté piteusement mis hors la republicque par loi et usaige de ostracisme. De vray le dict Tintinnabule estoit contraire à Trublion. Quand cettuy tiroit en aval cet autre tiroit en amont. Mais les Trublions n'en avoient cure, étant si fols gens, que ne sçavoient où alloient.

" Et vivoit lors en la montaigne un villageois qui avoit nom Robin Mielleux, jà tout chenu, en semblance de fouyn, ou blereau, de grande ruse et cautèle, et bien expert en l'art de feindre, qui pensoit gouverner la cité par le moyen de ces Trublions, et les flattoit et, pour les attirer à soy, leur siffloit d'une voix doucette comme flûte, selon les guises de l'oyseleur qui va piper les oisillons. Estoit le bon Tintinnabule esbahi et marri de telles piperies et avoit grand paour que Robin Mielleux lui prist ses oisons.

" Dessoubs Trublion, Tintinnabule et Robin Mielleux, tenoient commandemans dans la caterve trublionne:

iij coquillons bien aigres,

xxj marranes,

un quarteron de bons moines mendiants,

viij faiseurs d'almanachs,

lv demagogues misoxènes, xénophobes, xénoctones et xénophages; et six boisseaux de gentilshommes dévots à la belle dame de Bourdes, en Navarre.

" Par ainsi avoient chefs divers et contraires les Trublions. Et estoit bien importune engeance, et de mesme que Harpyes, ainsy que rapporte Virgilius, assises dessus les arbres, crioient horriblement et gastoient tout ce qui gisoit dessoubs elles, semblablement ces maulvais Trublions se guindoient es corniches et pinacles des hostels et ecclises pour de là despiter, garbouiller, embouser et compisser les bourgeois débonnaires.

" Et avoient diligemment choisi ung vieil coronel, du nom de Gelgopole, le plus inepte es guerres que ils eussent peu trouver, et le plus ennemi de toute justice et contempteur des lois augustes, pour en

faire leur idole et parangon, et alloient criant par la ville: "Longue vie au vieil coronel !" Et les petits grimauds d'école piaillaient semblablement à leur derrière: "Longue vie au vieil coronel !" Faisoient les dicts Trublions force assemblées et conventicules, en lesquelles vociféroient la santé du vieil coronel, d'une telle véhémence de gueule, que les airs en estoient estonnés et que les oiseaux qui voloient pour lors sur leurs testes en tomboient estourdis et morts. De vray, estoit bien vilaine manie et phrénésie très horrible.

" Cuidoient les dicts Trublions que pour bien servir la cité et mériter la couronne civique, laquelle est faicte de feuilles de chesne nouées par une bandelette de laine, sans plus, et honorable entre toutes couronnes, faut jecter cris furieux et discours très insanes, et que ceulx qui poussent la charrue, et ceulx-là qui faulchent et moissonnent, mènent paistre les trouppeaux et greffent leurs poiriers, en ce doux pays de vignes, de bleds, de vertes prairies et de jardins fruictiers, ne servent point la cité, ni ces compaignons qui taillent la pierre et bastissent en les villes et villaiges des maisons couvertes de tuile rouge et de fine ardoise, ni les tisserans, ni les verriers, ni les carriers qui œuvrent es entrailles de Cybèle, et que ne la servent point les doctes hommes qui labourent en leurs estudes clauses et librairies bien amples, à cognoistre beaux secrets de nature, ni les mères allaictans leurs nourrissons, ni ceste bonne vieille filant sa quenouille au coin du feu et faisant des contes à ses petits enfans; mais que ils servent la cité ces Trublions à braire comme asnes en foire. Et disons, pour estre juste, que, ce faisant, pensoient bien faire. Car ne avoient en propre que les nuages de leur cerveau et le vent de leur bouche, et souffloient à force pour le bien public et commun prouffict.

" Et ne crioient pas tant seulement "Longue vie au vieil coronel !" ains crioient encore sans répit qu'ilz amaient la cité. En quoi ils faisoient griève offense aux aultres citoyens, en donnant à entendre que ceulx-ci, qui ne crioient point, n'amaient point la cité maternelle et doux lieu de naissance. Ce qui est imposture manifeste et insupportable injure, car les hommes sucent avec le premier laict ce naturel amour, et est doux à respirer l'air natal. Or estoient de ce temps en la ville et contrée moult prud'hommes et saiges, lesquels amaient leur cité et republicque d'une plus chère et pure amour que oncques ne l'amèrent ces Trublions. Car ils vouloient les dicts prud'hommes que leur ville demourast saige comme eux, toute florie de grâces et vertus, portant gentiment en sa dextre la vergette d'or que surmonte la main de justice, et fust toute riante, pacifique et libre, et non point du tout, comme à contre fil la souhaitaient ces Trublions, tenant es mains gros baston à escarbouiller les bons

citoyens et benoist chapelet à marmonner des ave, orde et mauvaise et misérablement soubmise au vieil coronel Gelgopole et à ce Tintinnabule. Car, de vray, la vouloient soubmettre aux frocards, hypocrites, bigots, cafars, imposteurs, pouilleux, enjuponnés, escabournés, encucullés, cagouleux, tondus et deschaux, mangeurs de crucifix, fesseurs de requiem, mendiants, faiseurs de dupes, captateurs de testaments, qui lors pullulaient et avaient acquis jà furtivement tant en maisons qu'en bois, champs et prairies, la tierce part du pays françoys. Et s'estudioient(ces Trublions), à rendre la cité toute rude et inélégante. Car avoient pris en aversion et desgoust la méditation, la philosophie, et tout argument déduict par droict sens et fine raison, et toute pensée soubtile, et ne cognoissoient que la force; encore ne la prisoient-ils que si elle estoit toute brute. Voilà comme ils amaient leur cité et lieu de naissance, ces Trublions..."

M. Bergeret se gardait bien, en lisant ce vieux texte, de faire sonner toutes les lettres dont il était hérissé à la mode de la Renaissance. Il avait le sentiment de la belle langue natale. Il se moquait de l'orthographe comme d'une chose méprisable et avait au contraire le respect de la vieille prononciation si légère et si coulante et qui de nos jours s'alourdit malheureusement. M. Bergeret lisait son texte conformément à la prononciation traditionnelle. Sa diction rendait aux vieux mots la jeunesse et la nouveauté. Aussi le sens en coulait-il clair et limpide pour M. Goubin, qui fit cette remarque:

- Ce qui me plaît dans ce morceau c'est la langue. Elle est naïve.

- Croyez-vous? dit M. Bergeret.

Et il reprit sa lecture.

"Et disoient les Trublions que ils défendoient les coronels et souldards de la cité et républicque, ce qui estoit gaberie et dérision, car les coronels et souldards qui sont armés à force de cannes à feu, mousquetterie, artillerie et autres engins très terribles ont emploi deffendre les citoyens, et non soy estre deffendus par les citoyens inarmés, et que il estoit impossible de imaginer qu'il fust dans la ville assez fols gens pour attaquer leurs propres deffenseurs, et que les prud'hommes opposez aux Trublions demandaient tant seulement que les coronels demourassent honorablement soubmis aux lois tant augustes et sainctes de la cité et republicque. Ains les dicts Trublions crioient toujours et ne sçavoient rien entendre, pour ce que avare nature les avoit desnuez d'entendement.

" Nourrissoient les Trublions grande haine des nations estranges. Et au seul nom des dictes nations ou peuples les œils leur sortaient hors de la

teste, à la mode des écrevisses de mer, très horriblement, et faisoient grands tours de bras comme aisles de moulins, et n'estoit emmi eux clerc de tabellion ou apprentif chaircuitier qui ne voulust envoyer cartel à ung roi ou reine ou empereur de quelque grand pays, et le moindre bonnetier ou cabaretier faisoit mine à tout moment de partir en guerre. Ains finalement demeurait en sa chambre.

" Et, comme est véritable que de tout temps les fols, plus nombreux que les saiges, marchent au bruit des vaines cymbales, les gens de petit sçavoir et entendement(de ceulx-là il s'en treuve beaucoup tant par-mi les pauvres que par-mi les riches) feirent lors compagnie aux Trublions et avec eux trublionnèrent. Et ce fust un tintamarre horrifique dans la cité, tant que la saige pucelle Minerve assise en son temple, pour n'être point tympanisée par tels traineurs de casseroles et papegays en fureur, se bouscha les aureilles avecque la cire que luy avoient apportée en offrande ses bien amées abeilles de l'Hymette, donnant ainsi à entendre à ses fidelles, doctes hommes, philosophes et bons législateurs de la cité, que estoit peine perdue d'entrer en sçavante dispute et docte combat d'esprits avec ces Trublions trublionnans et tintinnabulans. Et aulcuns dans l'Estat, non des moindres, abasourdis de ce garbouil, cuidoient que ces fols fussent au point de bouleverser la republicque et mettre la noble et insigne cité cul par-dessus teste, ce qui eust été bien lamentable aventure. Mais un jour vint que les Trublions crevèrent pour ce qu'ils estoient pleins de vent."

M. Bergeret posa le feuillet sur sa table. Il avait terminé sa lecture.

- Ces vieux livres, dit-il, amusent et divertissent l'esprit. Ils nous font oublier le temps présent.

- En effet, dit M. Goubin.

Et il sourit, ce qu'il n'avait point coutume de faire.

IX

Durant les vacances, M. Mazure, archiviste départemental, vint passer quelques jours à Paris pour solliciter dans les bureaux du ministère la croix de la Légion d'honneur, faire des recherches historiques aux Archives nationales et voir le Moulin-Rouge. Avant d'accomplir ces travaux, il fit visite, le lendemain de sa venue, vers six heures après midi, à M. Bergeret, qui l'accueillit favorablement. Et comme la chaleur du jour accablait les hommes retenus à la ville, sous des toits brûlants et dans des rues pleines d'une acre poussière, M. Bergeret eut une pensée gracieuse. Il emmena M. Mazure au Bois, dans un cabaret où de petites

tables étaient dressées sous les arbres, au bord d'une eau dormante.

Là, dans l'ombre fraîche et la paix du feuillage, en faisant un dîner fin, ils échangèrent des propos familiers, traitant tour à tour des bonnes études et des façons diverses d'aimer. Puis, sans dessein concerté, par une inclination fatale, ils parlèrent de l'Affaire.

M. Mazure était dans un grand trouble à ce sujet. Jacobin de doctrine et de tempérament, patriote comme Barère et Saint-Just, il s'était joint à la foule nationaliste du département et avait poussé de grands cris en compagnie des royalistes et des cléricaux, ses bêtes noires, dans l'intérêt supérieur de la patrie, pour l'unité et l'indivisibilité de la République. Il était même entré dans la ligue présidée par M. Panneton de La Barge, et cette ligue ayant voté une adresse au Roi, il commençait à croire qu'elle n'était pas républicaine, et il n'était plus tranquille sur les principes. Quant au fait, ayant la pratique des textes et n'étant point incapable de conduire son esprit dans des recherches critiques d'une difficulté médiocre, il éprouvait quelque embarras à soutenir le système de ces faussaires qui, pour la perte d'un innocent, déployèrent, dans la fabrication et la falsification des pièces, une audace inconnue jusqu'alors. Il se sentait environné d'impostures. Pourtant il ne reconnaissait pas qu'il s'était trompé. Un tel aveu n'est possible qu'aux esprits d'une qualité particulière. M. Mazure soutenait au contraire qu'il avait raison. Et il est juste de reconnaître qu'il était maintenu, serré, pressé, comprimé dans l'ignorance par la masse compacte de ses concitoyens. La connaissance de l'enquête et la discussion des documents n'avaient point pénétré dans cette ville mollement assise sur les vertes pentes d'un fleuve paresseux. Pour écarter la lumière, il y avait là, dans les fonctions publiques et dans les magistratures, tout ce monde de politiciens et de cléricaux que M. Méline abritait naguère encore sous les pans de sa redingote villageoise, et qui y prospéraient dans l'ignorance consentie de la vérité. Cette élite, mettant l'iniquité dans les intérêts de la patrie et de la religion, la rendait respectable à tous, même au pharmacien radical-socialiste, Mandar.

Le département était d'autant mieux gardé contre toute divulgation des faits les plus avérés qu'il était administré par un préfet israélite. M. Worms-Clavelin se croyait tenu, par cela seul qu'il était juif, à servir les intérêts des antisémites de son administration avec plus de zèle que n'en eût déployé à sa place un préfet catholique. D'une main prompte et sûre il étouffa dans le département le parti naissant de la révision. Il y favorisa les ligues des pieux décerveleurs, et les fit prospérer si merveilleusement que les citoyens Francis de Pressensé, Jean Psichari, Octave Mirbeau et Pierre Quillard, venus au chef-lieu pour y parler en

hommes libres, crurent entrer dans une ville du XVIe siècle. Ils n'y trouvèrent que des papistes idolâtres qui poussaient des cris de mort et les voulaient massacrer. Et comme M. Worms-Clavelin convaincu, dès le jugement de 1894, que Dreyfus était innocent, ne faisait pas mystère de cette conviction, après dîner, en fumant son cigare, les nationalistes, dont il servait la cause, avaient lieu de compter sur un appui loyal, qui ne dépendait point d'un sentiment personnel.

Cette ferme tenue du département dont il gardait les archives imposait grandement à M. Mazure, qui était un jacobin ardent et capable d'héroïsme, mais qui, comme la troupe des héros, ne marchait qu'au tambour. M. Mazure n'était pas une brute. Il croyait devoir aux autres et à lui-même d'expliquer sa pensée. Après le potage, en attendant la truite, il dit, accoudé à la table:

- Mon cher Bergeret, je suis patriote et républicain. Que Dreyfus soit innocent ou coupable, je n'en sais rien. Je ne veux pas le savoir, ce n'est pas mon affaire. Il est peut-être innocent. Mais certainement les dreyfusistes sont coupables. En substituant leur opinion personnelle à une décision de la justice républicaine, ils ont commis une énorme impertinence. De plus, ils ont agité le pays républicain. Le commerce en souffre.

- Voilà une jolie femme, dit M. Bergeret, elle est longue, svelte et d'un seul jet comme un jeune arbre.

- Peuh ! dit M. Mazure, c'est une poupée.

- Vous en parlez bien légèrement, dit M. Bergeret. Quand une poupée est vivante, c'est une grande force de la nature.

- Moi, dit M. Mazure, je ne me soucie ni de celle-là ni d'aucune autre femme. Cela tient peut-être à ce que la mienne est très bien faite.

Il le disait et voulait le croire. À la vérité, il avait épousé la vieille servante-maîtresse des deux archivistes, ses prédécesseurs. Pendant dix ans, elle avait été tenue à l'écart de la société bourgeoise. Mais son mari ayant adhéré aux ligues nationalistes du département, elle avait été reçue tout de suite dans le meilleur monde du chef-lieu. La générale Cartier de Chalmot se montrait avec elle, et la colonelle Despautères ne la quittait plus.

- Ce que je reproche surtout aux dreyfusards, ajouta M. Mazure, c'est d'avoir affaibli, énervé la défense nationale et diminué notre prestige au-dehors.

Le soleil jetait ses derniers rayons de pourpre entre les troncs noirs des arbres. M. Bergeret crut honnête de répondre:

- Considérez, mon cher Mazure, que si la cause d'un obscur capitaine est devenue une affaire nationale, la faute en est non point à nous, mais aux ministres qui firent du maintien d'une condamnation erronée et illégale un système de gouvernement. Si le garde des sceaux avait fait son devoir en procédant à la revision dès qu'il lui fut démontré qu'elle était nécessaire, les particuliers auraient gardé le silence. C'est dans la vacance lamentable de la justice que leurs voix se sont élevées. Ce qui a troublé le pays, ce qui était de sorte à lui nuire au-dedans et au-dehors, c'était que le pouvoir s'obstinât dans une iniquité monstrueuse qui, de jour en jour, grossissait sous les mensonges dont on s'efforçait de la couvrir.

- Qu'est-ce que vous voulez?... répliqua M. Mazure, je suis patriote et républicain.

- Puisque vous êtes républicain, dit M. Bergeret, vous devez vous sentir étranger et solitaire parmi vos concitoyens. Il n'y a plus beaucoup de républicains en France. La République n'en a pas formé. C'est le gouvernement absolu qui forme les républicains. Sur la meule de la royauté ou du césarisme s'aiguise l'amour de la liberté, qui s'émousse dans un pays libre, ou qui se croit libre. Ce n'est guère l'usage d'aimer ce qu'on a. Aussi bien la réalité n'est pas bien aimable. Il faut de la sagesse pour s'en contenter. On peut dire qu'aujourd'hui les Français âgés de moins de cinquante ans ne sont pas républicains.

- Ils ne sont pas monarchistes.

- Non, ils ne sont pas monarchistes, car, si les hommes n'aiment pas souvent ce qu'ils ont, parce que ce qu'ils ont n'est pas souvent aimable, ils craignent le changement pour ce qu'il contient d'inconnu. L'inconnu est ce qui leur fait le plus de peur. Il est le réservoir et la source de toute épouvante. Cela est sensible dans le suffrage universel, qui produirait des effets incalculables sans cette terreur de l'inconnu qui l'anéantit. Il y a en lui une force qui devrait opérer des prodiges de bien ou de mal. Mais la peur de ce que les changements contiennent d'inconnu l'arrête, et le monstre tend le col au licou.

- Ces messieurs prendront peut-être une pêche au marasquin, dit le maître d'hôtel.

Sa voix était douce et persuasive, et ses regards vigilants parcouraient l'étendue des tables servies. Mais M. Bergeret ne lui fit point de réponse, il voyait venir sur le chemin sablé une dame coiffée d'un lampion Louis XIV en paille de riz tout fleuri de roses, et vêtue d'une robe de mousseline blanche, au corsage un peu flottant, serré à la taille par une ceinture rose. La ruche montante, qui lui enveloppait le cou, mettait

comme une collerette d'ailes autour de sa tête de chérubin. M. Bergeret reconnut madame de Gromance, dont la rencontre charmante l'avait plus d'une fois troublé dans l'âpre monotonie des rues provinciales. Il vit qu'elle était accompagnée d'un jeune homme élégant et trop correct pour ne pas paraître ennuyé.

Ce jeune homme s'arrêta devant une table voisine de celle qu'occupaient l'archiviste et le professeur. Mais madame de Gromance, ayant jeté un regard autour d'elle, aperçut M. Bergeret. Son visage en prit un air de dépit et elle entraîna son compagnon dans les profondeurs de la pelouse, jusque sous l'ombre d'un grand arbre. À la vue de madame de Gromance M. Bergeret ressentit cette douceur cruelle que donne aux âmes voluptueuses la beauté des formes vivantes.

Il demanda au maître d'hôtel s'il connaissait ce monsieur et cette dame.

- Je les connais sans les connaître, répondit le maître d'hôtel. Ils viennent souvent ici, mais je ne pourrais dire leurs noms. Nous voyons tant de monde ! Samedi il y avait des additions sur l'herbe et sous les arbres jusqu'à la haie vive qui ferme la pelouse.

- Vraiment? dit M. Bergeret, il y avait des additions sous tous ces arbres?

- Et sur la terrasse et dans le kiosque.

Occupé à fendre des amandes, M. Mazure n'avait pas vu la robe de mousseline blanche. Il demanda de quelle femme on parlait. Mais M. Bergeret se donna l'avantage de garder le secret de madame de Gromance, et ne répondit pas.

Cependant la nuit était venue. Sur le gazon assombri et sous le feuillage obscur, çà et là, une lueur adoucie par une dentelle de papier blanc ou rose marquait la place d'une table et laissait apercevoir, dans une auréole, des formes mouvantes. Sous une de ces clartés discrètes, le petit plumet blanc d'un chapeau de paille se rapprochait peu à peu du crâne luisant d'un homme mûr. À la clarté voisine se devinaient deux jeunes têtes plus légères que les phalènes qui volaient autour. Et ce n'était pas en vain que la lune montrait dans le ciel pâli sa forme blanche et ronde.

- Ces messieurs sont satisfaits? demanda le maître d'hôtel.

Et sans attendre la réponse, il porta ailleurs ses pas vigilants.

Et M. Bergeret dit en souriant:

- Voyez ces gens qui dînent dans l'ombre favorable. Ces petits panaches blancs, et tout au fond, sous ce grand arbre, ces roses sur un

lampion de paille de riz. Ils boivent, ils mangent, ils aiment. Et pour cet homme ce sont des additions. Ils ont des instincts, des désirs, peut-être même des pensées. Et ce sont des additions ! Quelle force d'âme et de langage ! Cet officier de bouche est grand.

- Nous avons dîné bien agréablement, dit M. Mazure en se levant de table. Ce restaurant est fréquenté par les gens les plus huppés.

- Toutes ces huppes, répondit M. Bergeret, n'étaient peut-être pas du plus haut prix. Cependant il y en avait d'assez pimpantes. J'ai moins de plaisir, je l'avoue, à voir des gens élégants depuis qu'une machine a mis en mouvement le fanatisme débile et la cruauté étourdie de ces pauvres petites cervelles. L'Affaire a révélé le mal moral dont notre belle société est atteinte, comme le vaccin de Koch accuse dans un organisme les lésions de la tuberculose. Heureusement qu'il y a des profondeurs de flots humains sous cette écume argentée. Mais quand donc mon pays sera-t-il délivré de l'ignorance et de la haine?

X

La veuve du grand baron, la mère du petit baron, la baronne Jules, cette douce Élisabeth, perdit son ami Raoul Marcien dans les circonstances qu'on sait(1) . Elle avait trop bon cœur pour vivre seule. Et c'eût été dommage aussi. Il se trouva qu'une nuit d'été, entre le Bois et l'Étoile, elle eut un nouvel ami. Il convient de rapporter ce fait particulier qui est lié aux affaires publiques.

La baronne Jules de Bonmont, ayant passé le mois de juin à Montil, au bord de la Loire, traversait Paris pour se rendre à Gmunden. Sa maison étant close, elle alla dîner dans un restaurant du Bois avec son frère le baron Wallstein, M. et madame de Gromance, M. de Terremondre et le jeune Lacrisse, qui étaient comme elle de passage à Paris.

Appartenant tous à la bonne société, ils étaient tous nationalistes. Le baron Wallstein l'était autant que les autres. Juif autrichien, mis en fuite par les antisémites viennois, il s'était établi en France où il faisait les fonds d'un grand journal antisémite et se réfugiait dans l'amitié de l'Église et de l'Armée. M. de Terremondre, petit noble et petit propriétaire, montrait exactement ce qu'il fallait de passions militaristes et cléricales pour s'identifier à la haute aristocratie terrienne qu'il fréquentait. Les Gromance avaient trop d'intérêt au rétablissement de la monarchie pour ne le pas désirer sincèrement. Leur situation pécuniaire était très embarrassée. Madame de Gromance, jolie, bien faite, libre de ses mouvements, se tirait encore d'affaire. Mais Gromance, qui n'était

plus jeune et touchait à l'âge où l'on a besoin de sécurité, de bien-être, de considération, soupirait après des temps meilleurs et attendait impatiemment la venue du Roi. Il comptait bien être nommé pair de France par Philippe restauré. Il fondait ses droits à un fauteuil au Luxembourg sur son état de rallié et il se mettait au nombre de ces républicains de M. Méline, que le Roi serait obligé de payer pour les avoir. Le jeune Lacrisse était secrétaire de la Jeunesse royaliste du département où la baronne avait des terres et les Gromance des dettes. Devant la petite table dressée sous le feuillage, à la lueur des bougies, autour des abat-jour roses sur lesquels volaient les papillons, ces cinq personnes se sentaient unies dans une même pensée, que Joseph Lacrisse exprima heureusement en disant:

- Il faut sauver la France !

C'était le temps des grands desseins et des vastes espoirs. Il est vrai qu'on avait perdu le président Faure et le ministre Méline qui, le premier en frac et en escarpins et faisant la roue, l'autre en redingote villageoise et marchant menu dans ses gros souliers ferrés, menaient la République en terre avec la Justice. Méline avait quitté le pouvoir et Faure avait quitté la vie, au plus beau de la fête. Il est vrai que les obsèques du Président nationaliste n'avaient pas produit tout ce qu'on en attendait et qu'on avait manqué le coup du catafalque. Il est vrai qu'après avoir défoncé le chapeau du président Loubet, ces messieurs de l'Œillet blanc et du Bleuet avaient eu les leurs aplatis sous les poings des socialistes. Il est vrai qu'un ministère républicain s'était constitué et avait trouvé une majorité. Mais la réaction tenait le clergé, la magistrature, l'armée, l'aristocratie territoriale, l'industrie, le commerce, une partie de la Chambre et presque toute la presse. Et, comme le disait judicieusement le jeune Lacrisse, si le garde des sceaux s'avisait de faire opérer des perquisitions au siège des Comités royalistes et antisémites, il ne trouverait pas dans toute la France un commissaire de police pour saisir des papiers compromettants.

- C'est égal, dit M. de Terremondre, ce pauvre M. Faure nous a rendu de grands services.

- Il aimait l'armée, soupira madame de Bonmont.

- Sans doute, reprit M. de Terremondre. Et puis il a accoutumé par son faste le peuple à la monarchie. Après lui, le Roi ne paraîtra pas encombrant et ses équipages ne sembleront pas ridicules.

- Madame de Bonmont fut curieuse de s'assurer que le Roi ferait son entrée à Paris dans un carrosse traîné par six chevaux blancs.

- Un jour de l'été dernier, poursuivit M. de Terremondre, comme je

passais par la rue Lafayette, je trouvai toutes les voitures arrêtées, des agents formés çà et là en bouquets et des piétons plantés en bordure sur le trottoir. Un brave homme, à qui je demandai ce que cela voulait dire, me répondit gravement qu'on attendait depuis une heure le Président, qui rentrait à l'Élysée après une visite à Saint-Denis. J'observai les badauds respectueux et ces bourgeois qui, attentifs et tranquilles dans leur fiacre au repos, un petit paquet à la main, manquaient le train avec déférence. Je fus heureux de constater que tous ces gens-là se formaient docilement aux mœurs de la royauté, et que le Parisien était prêt à recevoir son souverain.

- La ville de Paris n'est plus du tout républicaine. Tout va bien, dit Joseph Lacrisse.

- Tant mieux, dit madame de Bonmont.

- Est-ce que votre père partage vos espérances? demanda M. de Gromance au jeune secrétaire de la Jeunesse royaliste.

C'est que l'opinion de Maître Lacrisse, avocat des congrégations, n'était pas à mépriser. Maître Lacrisse travaillait avec l'état-major et préparait le procès de Rennes. Il rédigeait les dépositions des généraux et les leur faisait répéter. C'était une des lumières nationalistes du barreau. Mais on le soupçonnait de nourrir peu de confiance dans l'issue des complots monarchiques. Le vieillard avait travaillé jadis pour le comte de Chambord et pour le comte de Paris. Il savait, par expérience, que la République ne se laisse pas facilement mettre dehors et qu'elle n'est pas aussi bonne fille qu'elle en a l'air. Il se méfiait du Sénat. Et, gagnant un peu d'argent au Palais, il se résignait volontiers à vivre en France dans une monarchie sans roi. Il ne partageait point les espérances de son fils Joseph, mais il était trop indulgent pour blâmer l'ardeur d'une jeunesse enthousiaste.

- Mon père, répondit Joseph Lacrisse, agit de son côté. Moi, j'agis du mien. Nos efforts sont convergents.

Et, se penchant vers madame de Bonmont, il ajouta à voix basse:

- Nous ferons le coup pendant le procès de Rennes.

- Dieu vous entende ! dit M. de Gromance avec le soupir d'une piété sincère; car il est temps de sauver la France.

Il faisait très chaud. On mangea les glaces en silence. Puis la conversation reprit, faible et languissante, et se traîna en propos intimes et en observations banales. Madame de Gromance et madame de Bonmont parlèrent toilette.

- Il est question, pour cet hiver, de robes à la bonne femme, dit

madame de Gromance qui regarda la baronne avec satisfaction en se la représentant alourdie par une jupe bouffante.

- Vous ne devineriez pas, dit Gromance, où je suis allé aujourd'hui. Je suis allé au Sénat. Il n'y avait pas séance. Laprat-Teulet m'a fait visiter le palais. J'ai tout vu, la salle, la galerie des Bustes, la bibliothèque. C'est un beau local.

Et, ce qu'il ne disait point, dans l'hémicycle où devaient siéger les pairs après la restauration du Roi, il avait palpé les fauteuils de velours, choisi sa place, au centre. Et avant de sortir, il avait demandé à Laprat-Teulet où était la caisse. Cette visite au palais des pairs futurs avait ranimé ses convoitises. Il répéta, dans la grande sincérité de son cœur:

- Sauvons la France, monsieur Lacrisse, sauvons la France: il n'est que temps.

Lacrisse s'en chargeait. Il montra une grande confiance et il affecta une grande discrétion. Il fallait l'en croire, tout était prêt. On serait sans doute obligé de casser la gueule au préfet Worms-Clavelin et à deux ou trois autres dreyfusistes du département. Et il ajouta, en avalant un quartier de pêche dans du sucre:

- Cela ira tout seul.

Et le baron Wallstein parla. Il parla longuement, fit sentir sa connaissance des affaires, donna des conseils et conta des histoires viennoises qui l'amusaient beaucoup.

Puis, en manière de conclusion:

- C'est très bien, dit-il avec un infatigable accent allemand, c'est très bien. Mais il faut reconnaître que vous avez manqué votre coup aux obsèques du président Faure. Si je vous parle ainsi, c'est parce que je suis votre ami. On doit la vérité aux amis. Ne commettez pas une seconde faute, parce qu'alors vous ne seriez plus suivis.

Il regarda sa montre, et voyant qu'il n'avait que le temps d'arriver à l'Opéra avant la fin de la représentation, il alluma un cigare et se leva de table.

Joseph Lacrisse était discret par situation: il conspirait. Mais il aimait à faire montre de sa puissance et de son crédit. Il ôta de sa poche un portefeuille de maroquin bleu qu'il portait sur sa poitrine, contre son cœur; il en tira une lettre qu'il tendit à madame de Bonmont, et dit en souriant:

- On peut faire des perquisitions dans mon appartement. Je porte tout sur moi.

Madame de Bonmont prit la lettre, la lut tout bas, et, rougissant

d'émotion et de respect, la rendit, d'une main un peu tremblante, à Joseph Lacrisse. Et quand cette lettre auguste, rentrée dans son étui de maroquin bleu, eut repris sa place sur la poitrine du secrétaire de la Jeunesse royaliste, la baronne Élisabeth attacha sur cette poitrine un long regard mouillé de larmes et brûlé de flammes. Le jeune Lacrisse lui parut soudain resplendissant d'une beauté héroïque.

L'humidité et la fraîcheur de la nuit pénétraient lentement les dîneurs attardés sous les arbres du restaurant. Les lueurs roses, dans lesquelles brillaient les fleurs et les verres, s'éteignaient une à une sur les tables désertées. À la demande de madame de Gromance et de la baronne, Joseph Lacrisse tira une seconde fois de l'étui la lettre du roi et la lut d'une voix étouffée, mais distincte:

Mon cher Joseph,

Je suis très heureux de l'entrain patriotique que nos amis manifestent sous votre impulsion. J'ai vu P. D., qui m'a paru dans d'excellentes dispositions.

À vous cordialement,

Philippe.

Après avoir fait cette lecture, Joseph Lacrisse remit le papier dans son portefeuille de maroquin bleu contre sa poitrine, sous l'œillet blanc de sa boutonnière.

M. de Gromance murmura quelques paroles d'approbation.

- Très bien ! C'est le langage d'un chef, d'un vrai chef.

- C'est aussi mon impression, dit Joseph Lacrisse. Il y a plaisir à exécuter les ordres d'un tel maître.

- Et la forme est excellente dans sa concision, poursuivit M. de Gromance. Le duc d'Orléans semble avoir reçu de monsieur le comte de Chambord le secret du style épistolaire... Vous n'ignorez point, mesdames, que le comte de Chambord écrivait les plus belles lettres du monde. Il avait une bonne plume. Rien n'est plus vrai: il excellait principalement dans la correspondance. On retrouve quelque chose de sa grande manière dans le billet que M. Lacrisse vient de nous lire. Et le duc d'Orléans a de plus l'entrain, la fougue de la jeunesse... Belle figure, ce jeune prince ! belle figure martiale et bien française ! Il plaît, il est séduisant. On m'a affirmé qu'il était presque populaire dans les faubourgs sous le sobriquet de "Gamelle".

- Sa cause fait de grands progrès dans les masses, dit Lacrisse. Les épingles à l'effigie du Roi, que nous distribuons à profusion, commencent à pénétrer dans l'usine et dans l'atelier. Le peuple a plus de bon sens

qu'on ne croit. Nous touchons au succès.

M. de Gromance répondit d'un ton de bienveillance et d'autorité:

- Avec du zèle, de la prudence et des dévouements tels que le vôtre, monsieur Lacrisse, toutes les espérances sont permises. Et je suis sûr que, pour réussir, vous n'aurez pas besoin de faire un grand nombre de victimes. Vos adversaires en foule viendront d'eux-mêmes à vous.

Sa profession de rallié à la République, sans lui interdire de former des vœux pour le rétablissement de la monarchie, ne lui permettait pas d'accorder une approbation trop ouverte aux moyens violents que le jeune Lacrisse avait indiqués au dessert. M. de Gromance, qui allait aux bals de la préfecture et était en coquetterie avec madame Worms-Clavelin, avait gardé un silence de bon goût quand le jeune secrétaire du Comité royaliste s'était expliqué sur la nécessité de crever le préfet youpin; mais aucune convenance ne l'empêchait maintenant de louer comme elle le méritait la lettre du prince et de faire entendre qu'il était prêt à tous les sacrifices pour le salut du pays.

M. de Terremondre n'avait pas moins de patriotisme et ne goûtait pas moins le style de Philippe. Mais il était si grand collectionneur de curiosités et si ardent amateur d'autographes, qu'il pensait avant tout à obtenir du jeune Lacrisse la lettre princière, soit par voie d'échange, soit par don gratuit ou sous couleur d'emprunt. Il s'était procuré par ces divers moyens des lettres de plusieurs personnages mêlés à l'affaire Dreyfus et il en avait formé un recueil intéressant. Il songeait maintenant à faire le dossier du Complot, et à y introduire la lettre du prince, comme pièce capitale. Il concevait que ce serait difficile, et sa pensée en était tout occupée.

- Venez me voir, monsieur Lacrisse, dit-il; venez me voir à Neuilly, où je suis pour quelques jours encore. Je vous montrerai des pièces assez curieuses. Et nous reparlerons de cette lettre.

Madame de Gromance avait écouté avec toute l'attention convenable le billet du Roi. Elle était du monde. Elle avait trop d'usage pour ne pas savoir ce qu'on doit aux princes. Elle avait incliné la tête à la parole de Philippe, comme elle eût fait la révérence au couvert du Roi si elle avait eu l'honneur de le voir passer. Mais elle manquait d'enthousiasme, et elle n'avait pas le sentiment de la vénération. Et puis elle savait précisément ce que c'est qu'un prince. Elle avait vu d'aussi près que possible un parent du duc. Ç'avait été dans une maison discrète du quartier des Champs-Élysées, un après-midi. On s'était dit tout ce qu'on avait à se dire, et ce jour n'avait point eu de lendemain. Monseigneur avait été convenable, sans magnificence. Assurément, elle se sentait

honorée mais elle n'avait pas le sentiment que cet honneur fût très particulier ni très extraordinaire. Elle estimait les princes; elle les aimait à l'occasion; elle n'en rêvait pas. Et la lettre ne l'agitait point. Quant au petit Lacrisse, la sympathie qu'elle éprouvait pour lui n'avait rien d'ardent ni de tumultueux. Elle comprenait, elle approuvait ce petit jeune homme blond, un peu grêle, assez gentil, qui n'était pas riche et qui se donnait du mal pour se tirer d'affaire et prendre de l'importance. Elle aussi savait par expérience que la grande vie n'est pas facile à mener quand on n'a pas beaucoup d'argent. Ils travaillaient tous deux dans la haute société. C'était un motif de bonne entente. S'entraider à l'occasion, fort bien ! Mais voilà tout !

- Mes compliments, monsieur Lacrisse, dit-elle, et mes meilleurs souhaits.

Que les impressions de la baronne Jules étaient plus chevaleresques et plus tendres ! La douce Viennoise s'intéressait de tout son cœur à cet élégant complot, dont l'œillet blanc était l'emblème. Justement, elle adorait les fleurs ! Être mêlée à une conspiration de gentilshommes en faveur du Roi, c'était pour elle entrer et plonger dans la vieille noblesse française, pénétrer dans les salons les plus aristocratiques et bientôt, peut-être, aller à la Cour. Elle était émue, ravie, troublée. Moins ambitieuse encore que tendre, ce qu'elle trouvait à cette lettre du Prince, dans la sincérité de son cœur aisément ouvert, ce qu'elle trouvait à cette lettre, c'était de la poésie. Et l'innocente femme le dit comme elle le pensait:

- Monsieur Lacrisse, cette lettre est poétique.

- C'est vrai, répondit Joseph Lacrisse. Et ils échangèrent un long regard.

Nulle parole mémorable ne fut dite après celle-là, en cette nuit d'été, devant les fleurs et les bougies qui couvraient la petite table du restaurant.

L'heure vint de se quitter. Lorsque, s'étant levée, la baronne reçut de M. Joseph Lacrisse son manteau sur ses abondantes épaules, elle tendit la main à M. de Terremondre, qui prenait congé. Il allait à pied à Neuilly, où il avait son logis de passage.

- C'est tout près, à cinq cents pas d'ici. Je suis sûr, madame, que vous ne connaissez pas Neuilly. J'ai découvert à Saint-James un reste de vieux parc avec un groupe de Lemoyne dans un cabinet de treillage. Il faut que je vous montre cela, un jour.

Et déjà sa longue forme robuste s'enfonçait dans l'allée bleuie par la

lune.

La baronne de Bonmont offrit aux Gromance de les reconduire chez eux dans sa voiture, une voiture de cercle, que son frère Wallstein lui avait envoyée.

- Montez ! nous tiendrons bien tous les trois.

Mais les Gromance avaient de la discrétion. Ils appelèrent un fiacre arrêté à la grille du restaurant et s'y glissèrent si vite que la baronne ne put les retenir. Elle demeurait seule avec Joseph Lacrisse devant la portière ouverte de sa voiture.

- Voulez-vous que je vous emmène, monsieur Lacrisse?

- Je crains de vous gêner.

- Nullement. Où voulez-vous que je vous dépose?

- À l'Étoile.

Ils s'engagèrent sur la route bleue, bordée de noir feuillage, dans la nuit silencieuse... Et la course s'accomplit.

La voiture s'étant arrêtée, la baronne, de la voix qu'on a en sortant d'un rêve, demanda:

- Où sommes-nous?

- À l'Étoile, hélas ! répondit Joseph Lacrisse.

Et, après qu'il fut descendu, la baronne, roulant seule sur l'avenue Marceau, dans la voiture refroidie, un œillet blanc déchiré entre ses doigts nus, les paupières mi-closes et les lèvres entrouvertes, frissonnait encore de cette ardente et douce étreinte, qui, rapprochant de sa poitrine la lettre royale, venait de mêler pour elle à la douceur d'aimer l'orgueil de la gloire. Elle avait conscience que cette lettre communiquait à son aventure intime une grandeur nationale et la majesté de l'histoire de France.

XI

C'était dans une maison de la rue de Berri, au fond de la cour, un petit entresol, qui recevait un jour triste comme les pierres le long desquelles il descendait péniblement. Le fils du duc Jean, Henri de Brécé, président du Comité exécutif, assis à son bureau, devant une feuille de papier blanc, faisait d'un pâté d'encre un ballon, en y ajoutant un filet, des cordages et une nacelle. Derrière lui, sur le mur, une grande photographie était accrochée où le Prince apparaissait très mou, dans sa solennité vulgaire et sa jeunesse épaisse. Des drapeaux aux trois

couleurs, fleurdelisés, entouraient cette image. Aux angles de la pièce se déployaient des bannières sur lesquelles des dames vendéennes et des dames bretonnes avaient brodé des lis d'or et des devises royalistes. Sur le panneau du fond, des sabres de cavalerie avec une banderole de carton portant ce cri: "Vive l'armée !" Au-dessous, piquée avec des épingles, une caricature de Joseph Reinach en gorille. Un cartonnier et un coffre-fort composaient, avec un canapé, quatre chaises et le bureau de bois noir, tout le meuble de cette pièce à la fois intime et administrative. Des brochures de propagande s'entassaient par ballots au pied des murs. Debout contre la cheminée, Joseph Lacrisse, secrétaire du Comité départemental de la Jeunesse royaliste, compulsait silencieusement la liste des affiliés. À cheval sur une chaise, le regard fixe et le front plissé, Henri Léon, vice-président des Comités royalistes du Sud-Ouest, développait ses idées. Il passait pour impertinent et chagrin, grand broyeur de noir. Mais ses capacités héréditaires en finance le rendaient précieux à ses associés. Il était fils de ce Léon-Léon, banquier des Bourbons d'Espagne, ruiné au crack de l'Union Générale.

- Ça se resserre, vous avez beau dire, ça se resserre. Je le sens. De jour en jour, le cercle se rétrécit autour de nous. Avec Méline nous avions de l'air, de l'espace, tout l'espace. Nous étions à l'aise, libres de nos mouvements.

Il écarta les coudes et joua des bras, comme pour donner une idée de la facilité qu'on avait à se mouvoir dans ces temps heureux, qui n'étaient plus. Et il poursuivit:

- Avec Méline, nous avions tout. Nous les royalistes, nous avions le gouvernement, l'armée, la magistrature, l'administration, la police.

- Nous avons tout cela encore, dit Henri de Brécé. Et l'opinion est plus que jamais avec nous depuis que le gouvernement est impopulaire.

- Ce n'est plus la même chose. Avec Méline nous étions officieux, nous étions gouvernementaux, nous étions conservateurs. C'était une situation admirable pour conspirer. Ne vous y trompez pas: le Français, pris en masse, est conservateur. Il est casanier. Les déménagements l'effraient. Méline nous avait rendu ce service immense de nous donner l'air rassurant, de nous faire bénins, bénins, aussi bénins que lui. Il disait que c'était nous les républicains, et les populations le croyaient. À voir sa mine, on ne pouvait pas le soupçonner de plaisanter. Il nous avait fait accepter par l'opinion. Le service n'est pas mince !

- Méline, c'était un honnête homme ! soupira Henri de Brécé. Il faut lui rendre cette justice.

- C'était un patriote ! dit Joseph Lacrisse.

- Avec ce ministre, poursuivit Henri Léon, nous avions tout, nous étions tout, nous pouvions tout. Nous n'avions même pas besoin de nous cacher. Nous n'étions pas en dehors de la République; nous étions au-dessus. Nous la dominions de toute la hauteur de notre patriotisme. Nous étions tout le monde, nous étions la France ! Je ne suis pas tendre pour la gueuse. Mais il faut reconnaître que la République est quelquefois bonne fille. Sous Méline, la police était exquise, elle était suave. Je n'exagère pas, elle était suave. À une manifestation royaliste, que vous aviez très gentiment organisée, Brécé, j'ai crié "Vive la police !" à m'égosiller. C'était de bon cœur. Les sergots assommaient les républicains avec entrain !... Gérault-Richard était fichu au bloc pour avoir crié: "Vive la République !" Méline nous faisait la vie trop douce. Une nourrice, quoi ! Il nous berçait, il nous a endormis. Mais oui ! Le général Decuir lui-même disait: "Du moment que nous avons tout ce que nous pouvons désirer, pourquoi essayer de chambarder la boutique, au risque d'écoper salement?" Ô temps heureux ! Méline menait la ronde. Nationalistes, monarchistes, antisémites, plébiscitaires, nous dansions en chœur à son violon villageois.

" Tous ruraux, tous fortunés ! Sous Dupuy déjà, j'étais moins content; avec lui, c'était moins franc. On était moins tranquille. Bien sûr qu'il ne voulait pas nous faire du mal. Mais ce n'était pas un vrai ami. Ce n'était plus le bon ménétrier de village qui menait la noce. C'était un gros cocher qui nous trimballait en fiacre. Et l'on allait cahin-caha et l'on accrochait de-ci de-là, et l'on risquait de verser. Il avait la main dure. Vous me direz que c'était un faux maladroit. Mais la fausse maladresse ressemble énormément à la vraie. Et puis il ne savait pas où il voulait aller. On en voit comme ça, des collignons qui ne connaissent pas votre rue et qui vous roulent indéfiniment dans des chemins impossibles en clignant de l'œil d'un air malin. C'est énervant !

- Je ne défends pas Dupuy, dit Henri de Brécé.

- Je ne l'attaque pas, je l'observe, je l'étudie, je le classe. Je ne le hais point. Il nous a rendu un grand service. Ne l'oublions pas. Sans lui, nous serions tous coffrés à l'heure qu'il est. Parfaitement, pendant les funérailles de Faure, au grand jour de l'action parallèle, sans lui, après avoir raté le coup du catafalque, nous étions frits, mes petits agneaux.

- Ce n'est pas nous qu'il voulait ménager, dit Joseph Lacrisse, le nez dans son registre.

- Je le sais. Il a vu tout de suite qu'il ne pouvait rien faire, qu'il y avait des généraux là-dedans, que c'était trop gros. Néanmoins nous lui devons une fameuse chandelle.

- Bah ! dit Henri de Brécé, nous aurions été acquittés, comme Déroulède.

- C'est possible, mais il nous a laissés nous refaire bien tranquillement après la débandade des obsèques, et je lui en suis reconnaissant, je l'avoue. D'un autre côté, sans méchanceté, sans le vouloir, peut-être, il nous a fait beaucoup de tort. Tout d'un coup, au moment où l'on s'y attendait le moins, ce gros homme avait l'air de se fâcher tout rouge contre nous. Il faisait mine de défendre la République. Sa position le voulait, je le sais bien. Ce n'était pas sérieux. Mais ça faisait mauvais effet. Je m'épuise à vous le dire: ce pays est conservateur. Dupuy, lui, ne disait pas, comme Méline, que c'était nous les conservateurs, que c'était nous les républicains. D'ailleurs, il l'aurait dit qu'on ne l'aurait pas cru. On ne le croyait jamais. Sous son ministère, nous avons perdu quelque chose de notre autorité sur le pays. Nous avons cessé d'être du gouvernement. Nous avons cessé d'être rassurants. Nous avons commencé à inquiéter les républicains de profession. C'était honorable, mais c'était dangereux. Nos affaires étaient moins bonnes sous Dupuy que sous Méline; elles sont moins bonnes sous Waldeck-Rousseau qu'elles n'étaient sous Dupuy. Voilà la vérité, l'amère vérité.

- Évidemment, répliqua Henri de Brécé en tirant sa moustache, évidemment le ministère Waldeck-Millerand est animé des pires intentions; mais, je vous le répète, il est impopulaire, il ne durera pas.

- Il est impopulaire, reprit Henri Léon, mais êtes-vous sûr qu'il ne durera pas assez longtemps pour nous faire du mal? Les gouvernements impopulaires durent autant que les autres. D'abord il n'y a pas de gouvernements populaires. Gouverner, c'est mécontenter. Nous sommes entre nous: nous n'avons pas besoin de dire des bêtises exprès. Est-ce que vous croyez que nous serons populaires, nous, quand nous serons le gouvernement? Croyez-vous, Brécé, que les populations pleureront d'attendrissement en vous contemplant dans votre habit de chambellan, une clef dans le dos? Et vous, Lacrisse, pensez-vous que vous serez acclamé dans les faubourgs, un jour de grève, quand vous serez préfet de police? Regardez-vous dans la glace, et dites-moi si vous avez la tête d'une idole du peuple. Ne nous trompons pas nous-mêmes. Nous disons que le ministère Waldeck est composé d'idiots. Nous avons raison de le dire; nous aurions tort de le croire.

- Ce qui doit nous rassurer, dit Joseph Lacrisse, c'est la faiblesse du gouvernement, qui ne sera pas obéi.

- Il y a belle lurette, dit Henri Léon, que nous n'avons que des gouvernements faibles. Ils nous ont tous battus.

- Le ministère Waldeck n'a pas un commissaire de police à sa disposition, répliqua Joseph Lacrisse, pas un seul !

- Tant mieux ! dit Henri Léon, car il suffirait d'un pour être coffrés tous les trois. Je vous le dis, le cercle se resserre. Méditez cette parole d'un philosophe; elle en vaut la peine: "Les républicains gouvernent mal, mais ils se défendent bien."

Cependant Henri de Brécé, penché sur son bureau, transformait un second pâté d'encre en coléoptère par l'adjonction d'une tête, de deux antennes et de six pattes. Il jeta un regard satisfait sur son œuvre, leva la tête et dit:

- Nous avons encore de belles cartes dans notre jeu, l'armée, le clergé...

Henri Léon l'interrompit:

- L'armée, le clergé, la magistrature, la bourgeoisie, les garçons bouchers, tout le train de plaisir de la République, quoi !... Cependant le train roule, et il roulera jusqu'à ce que le mécanicien arrête la machine.

- Ah ! soupira Joseph, si nous avions encore le président Faure !...

- Félix Faure, reprit Henri Léon, s'était mis avec nous par vanité. Il était nationaliste pour chasser chez les Brécé. Mais il se serait retourné contre nous dès qu'il nous aurait vus sur le point de réussir. Ce n'était pas son intérêt de rétablir la monarchie. Dame ! qu'est-ce que la monarchie lui aurait donné? Nous ne pouvions pourtant pas lui offrir l'épée de connétable. Regrettons-le; il aimait l'armée; pleurons-le; mais ne soyons pas inconsolables de sa perte. Et puis il n'était pas le mécanicien. Loubet non plus n'est pas le mécanicien. Le président de la République, quel qu'il soit, n'est pas maître de la machine. Ce qui est terrible, voyez-vous, mes amis, c'est que le train de la République est conduit par un mécanicien fantôme. On ne le voit pas, et la locomotive va toujours. Cela m'effraye, positivement.

" Et il y a autre chose encore, poursuivit Henri Léon. Il y a la veulerie générale. Je veux vous rapporter à ce sujet une parole profonde du citoyen Bissolo. C'était quand nous organisions, avec les antisémites, des manifestations spontanées contre Loubet. Nos bandes traversaient les boulevards en criant: "Panama ! démission ! Vive l'armée !" C'était superbe ! Le petit Ponthieu et les deux fils du général Decuir tenaient la tête, huit reflets au chapeau, un œillet blanc à la boutonnière, à la main une badine à pomme d'or. Et les meilleurs camelots de Paris formaient la colonne. On avait pu les choisir. Une bonne paye et pas de risques ! Ils auraient été bien fâchés de manquer une telle fête. Aussi quelles

gueules, et quels poings, et quels gourdins !

" Une contre-manifestation ne tardait pas à se produire. Des bandes moins nombreuses et moins brillantes que les nôtres, aguerries cependant et résolues, s'avançaient à l'encontre de nous, aux cris de "Vive la République ! À bas la calotte !" Parfois, du milieu de nos adversaires, un cri de "Vive Loubet !" s'élevait, tout surpris lui-même de traverser les airs. Cette clameur insolite excitait, avant d'expirer, la colère des sergots, qui formaient précisément à cette heure un barrage sur le boulevard. Tel un austère galon de laine noire au bord d'un tapis bariolé. Mais bientôt cette bordure, animée d'un mouvement propre, se précipitait sur le front de la contre-manifestation, dont cependant une autre bande d'agents travaillait les derrières. Ainsi la police avait bientôt fait de mettre en pièces les partisans de M. Loubet et d'en traîner les débris méconnaissables dans les profondeurs insidieuses de la mairie Drouot. C'était l'ordre de ces jours troublés. M. Loubet ignorait-il, à l'Élysée, les procédés mis en usage par sa police pour faire respecter sur le boulevard le chef de l'État? ou, les connaissant, n'y pouvait-il, n'y voulait-il rien changer? Je l'ignore. Aurait-il compris que son impopularité elle-même, bien que solide et pleine, se dissipait, s'évanouissait presque, dans l'agréable et singulier spectacle offert, chaque soir, à un peuple spirituel? Je ne le pense pas. Car alors cet homme serait effrayant; il aurait du génie, et je ne serais plus sûr de coucher cet hiver à l'Élysée, devant la chambre du Roi, en travers de la porte. Non, je crois que Loubet fut, cette fois encore, assez heureux pour ne pouvoir rien faire. Du moins est-il certain que les sergots, qui agirent spontanément et sur la seule impulsion de leur bon cœur, parvinrent, en rendant la répression sympathique, à répandre sur l'avènement du Président un peu de cette joie populaire qui y manquait tout à fait. En cela, si l'on y prend garde, ils nous ont fait plus de mal que de bien, puisqu'ils contentaient le public, quand nous avions intérêt à voir grandir le mécontentement général.

" Quoi qu'il en soit, une nuit, une des dernières de cette grande semaine, tandis que la manœuvre attendue s'exécutait de point en point, alors que la contre-manifestation se trouvait prise en tête et en queue par les agents et en flanc par nous-mêmes, je vis le citoyen Bissolo se détacher du front menacé des élyséens et, par grandes enjambées, avec un furieux tortillement de son petit corps, gagner l'angle de la rue Drouot où je me tenais avec une douzaine de camelots qui criaient sous mes ordres: "Panama ! démission !" Un petit coin bien tranquille ! Je battais la mesure et mes hommes détachaient les syllabes "Pa-na-ma". C'était vraiment fait avec goût. Bissolo se blottit entre mes

jambes. Il me craignait moins que les flics: il n'avait pas tort. Depuis deux ans, le citoyen Bissolo et moi, nous nous trouvions en face l'un de l'autre dans toutes les manifestations; à l'entrée, à la sortie de toutes les réunions, en tête de tous les cortèges. Nous avions échangé toutes les injures politiques: "Calotin, vendu, faussaire, traître, assassin, sans-patrie !" Ça lie, ça crée une sympathie. Et puis j'étais content de voir un socialiste, presque un libertaire, protéger Loubet, qui est plutôt un modéré dans son genre. Je me disais: "Il doit être agacé, le Président, d'être acclamé par Bissolo, un nain, avec une voix de tonnerre, qui dans les réunions publiques réclame la nationalisation du capital. Il aimerait mieux, ce bourgeois, être soutenu par un bourgeois comme moi. Mais il peut se fouiller. Panama ! Panama ! démission ! démission ! Vive l'armée ! À bas les juifs ! Vive le Roi !" Tout cela fit que je reçus Bissolo avec courtoisie. Je n'aurais eu qu'à dire: "Tiens ! voilà Bissolo !" pour le faire écharper immédiatement par mes douze camelots. Mais ce n'était pas utile. Je ne dis rien. Nous étions bien calmes, l'un à côté de l'autre, et nous regardions le défilé des prisonniers loubettistes, qui étaient menés sans douceur au poste de la rue Drouot. Pour la plupart, ayant été préalablement assommés, ils traînaient aux bras des agents comme des bonshommes d'étoupe. Il se trouvait dans le nombre un député socialiste, très bel homme, tout en barbe. Il n'avait plus de manches... un apprenti qui pleurait et qui criait: "maman ! maman !"... un rédacteur d'un journal incolore, les yeux pochés; son nez, une fontaine lumineuse. Et allez donc ! la Marseillaise ! Qu'un sang impur... J'en remarquai surtout un, qui était bien plus respectable et bien plus calamiteux que les autres. C'était une espèce de professeur, homme d'âge et grave. Évidemment, il avait voulu s'expliquer; il s'était efforcé de faire entendre aux flics des paroles subtiles et persuasives. Sans quoi, on n'aurait pas compris que ceux-ci lui labourassent les reins, comme ils faisaient, des clous de leurs souliers, et abattissent sur son dos leurs poings sonores. Et comme il était très long, très mince, faible et de peu de poids, il sautillait sous les coups d'une façon tout à fait ridicule, et il montrait une tendance comique à s'échapper en hauteur. Sa tête nue était lamentable. Il avait cet air de submergé que prennent les myopes quand ils ont perdu leur lorgnon. Son visage exprimait la détresse infinie d'un être qui n'a plus de contact avec le monde extérieur que par des poignes solides et des semelles ferrées.

" Sur le passage de ce prisonnier malheureux, le citoyen Bissolo, bien qu'en territoire ennemi, ne put s'empêcher de soupirer et de dire:

" - C'est tout de même drôle que des républicains soient traités de cette manière-là dans une république.

" Je répondis poliment qu'en effet c'était assez joyeux.

" - Non, citoyen monarchiste, reprit Bissolo, non, ce n'est pas joyeux. C'est triste. Mais ce n'est pas là le vrai malheur. Le vrai malheur, je vais vous le dire, c'est l'avachissement public.

" Ainsi parla le citoyen Bissolo avec une confiance qui nous honorait tous deux. Je promenai un regard sur la foule, et il est vrai qu'elle me sembla molle et sans énergie. De son épaisseur jaillissait de temps à autre, comme un pétard lancé par un enfant, un cri d'"À bas Loubet ! À bas les voleurs ! à bas les juifs ! vive l'armée !"; il s'en dégageait une sympathie assez cordiale pour les bons sergots. Mais pas d'électricité, rien qui annonçât l'orage. Et le citoyen Bissolo poursuivit avec une mélancolie philosophique:

" - Le mal, le grand mal, c'est l'avachissement public. Nous, les républicains, nous les socialistes et les libertaires, nous en souffrons aujourd'hui. Vous, messieurs les monarchistes et les césariens, vous en souffrirez demain. Et vous saurez à votre tour qu'il n'est pas facile de faire boire un âne qui n'a pas soif. On arrête les républicains, et personne ne bouge. Quand ce sera le tour des royalistes d'être arrêtés, personne ne bougera non plus. Vous pouvez y compter, la foule ne se grouillera pas pour vous délivrer, vous, monsieur Henri Léon, et, votre ami M. Déroulède.

" - Je vous avoue qu'à la lueur de ces paroles, je crus entrevoir la profondeur lugubre de l'avenir. Je répondis néanmoins avec quelque ostentation:

" - Citoyen Bissolo, il subsiste pourtant entre vous et nous cette différence que vous êtes pour la foule un tas de vendus et de sans-patrie, et que nous, les monarchistes et les nationalistes, nous jouissons de l'estime publique, nous sommes populaires.

" À ces mots, le citoyen Bissolo sourit bien agréablement et dit:

" - La monture est là, monseigneur; vous n'avez qu'à l'enfourcher. Mais quand vous serez dessus elle se couchera tranquillement au bord du chemin et vous fichera par terre. Il n'y a pas plus sale bourrique, je vous en avertis. Auquel de ses cavaliers, s'il vous plaît, la popularité n'a-t-elle pas cassé les reins? La foule a-t-elle jamais pu porter le moindre secours à ses idoles en péril? Vous n'êtes pas aussi populaires que vous dites, messieurs les nationalistes, et votre prétendant Gamelle n'est guère connu du public. Mais si jamais la foule vous prend amoureusement dans ses bras, vous découvrirez bientôt l'énormité de son impuissance et de sa lâcheté.

" Je ne pus me retenir de reprocher sévèrement au citoyen Bissolo de calomnier la foule française. Il me répondit qu'il était sociologue, qu'il faisait du socialisme à base scientifique, qu'il possédait dans une petite boîte une collection de faits exactement classés, qui lui permettaient d'opérer la révolution méthodique. Et il ajouta:

" - C'est la science, et non le peuple, en qui est la souveraineté. Une bêtise répétée par trente-six millions de bouches ne cesse pas d'être une bêtise. Les majorités ont montré le plus souvent une aptitude supérieure à la servitude. Chez les faibles, la faiblesse se multiplie avec le nombre des individus. Les foules sont toujours inertes. Elles n'ont un peu de force qu'au moment où elles crèvent de faim. Je suis en état de vous prouver que le matin du 10 août 1792 le peuple de Paris était encore royaliste. Il y a dix ans que je parle dans les réunions publiques et j'y ai attrapé pas mal de horions. L'éducation du peuple est à peine commencée, voilà la vérité. Dans la cervelle d'un ouvrier, à la place où les bourgeois logent leurs préjugés ineptes et cruels, il y a un grand trou. C'est à combler. On y arrivera. Ce sera long. En attendant, il vaut mieux avoir la tête vide que pleine de crapauds et de serpents. Tout cela est scientifique, tout cela est dans ma boîte. Tout cela est conforme aux lois de l'évolution... C'est égal, la veulerie générale me dégoûte. Et à votre place, elle me ferait peur. Regardez-moi vos partisans, les défenseurs du sabre et du goupillon, sont-ils assez mous, sont-ils assez gélatineux !

" Il dit, allongea les bras, hurla furieusement: "Vive la Sociale !" plongea tête basse dans la foule énorme et disparut sous la houle."

Joseph Lacrisse, qui avait entendu sans plaisir ce long récit, demanda si le citoyen Bissolo n'était pas une simple brute.

- C'est au contraire un homme d'esprit, répondit Henri Léon, et qu'on voudrait avoir pour voisin de campagne, comme disait Bismarck en parlant de Lassalle. Bissolo n'eut que trop raison de dire qu'on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif.

XII

Madame de Bonmont concevait l'amour comme un abîme heureux. Après ce dîner de Madrid, ennobli par la lecture d'une lettre royale, au retour ému du Bois, dans la voiture chaude encore d'une étreinte historique, elle avait dit à Joseph Lacrisse: "Ce sera pour toujours !" et cette parole, qui semblera vaine, si l'on considère l'instabilité des éléments qui servent de substance aux émotions amoureuses, n'en témoignait pas moins d'un spiritualisme convenable et d'un goût

distingué pour l'infini. "Parfaitement !" avait répondu Joseph Lacrisse.

Deux semaines s'étaient écoulées depuis cette nuit généreuse, deux semaines durant lesquelles le secrétaire du Comité départemental de la Jeunesse royaliste avait partagé son temps entre les soins du complot et ceux de son amour. La baronne, en costume tailleur, le visage couvert d'une voilette de dentelle blanche, était venue, à l'heure dite, dans le petit premier d'une discrète maison de la rue Lord-Byron; trois pièces qu'elle avait aménagées elle-même avec toutes les délicatesses du cœur et fait tendre de ce bleu céleste dont s'enveloppaient naguère ses amours oubliées avec Raoul Marcien. Elle y avait trouvé Joseph Lacrisse correct, fier et même un peu farouche, charmant, jeune, mais non point tout à fait tel qu'elle eût voulu. Il était d'humeur sombre et semblait inquiet. Les sourcils froncés, les lèvres minces et serrées, il lui eût rappelé Rara, si elle n'avait possédé dans sa plénitude le don délicieux d'oublier le passé. Elle savait que, s'il était soucieux, ce n'était pas sans cause. Elle savait qu'il conspirait et qu'il était chargé, pour sa part, de "décerveler" un préfet de première classe et les principaux républicains d'un département très peuplé; qu'il risquait dans cette entreprise sa liberté, sa vie, pour le trône et l'autel. C'est parce qu'il était un conspirateur qu'elle l'avait d'abord aimé. Mais à présent, elle l'aurait préféré plus souriant et plus tendre. Il ne l'avait pas mal accueillie. Il lui avait dit: "Vous voir, c'est une ivresse. Depuis quinze jours, je marche vivant dans mon rêve étoilé, positivement". Et il avait ajouté: "Que vous êtes délicieuse !" Mais il l'avait à peine regardée. Et tout de suite il était allé à la fenêtre. Il avait soulevé un petit coin de rideau, et depuis dix minutes il restait là, en observation.

Il lui dit sans se retourner:

- Je vous avais bien avertie, qu'il nous fallait deux sorties. Vous ne vouliez pas me croire... C'est encore heureux que nous soyons sur le devant. Mais l'arbre m'empêche de voir.

- L'acacia, soupira la baronne en défaisant lentement sa voilette.

La maison, en retrait, donnait sur une petite cour plantée d'un acacia et d'une douzaine de fusains, et fermée par une grille garnie de lierre.

- L'acacia, si vous voulez.

- Qu'est-ce que vous regardez, mon ami?

- Un homme qui est là, en espalier, contre le mur d'en face.

- Qu'est-ce que c'est que cet homme?

- Je n'en sais rien. Je regarde si ce n'est pas un de mes agents. Je suis filé. Depuis que j'habite Paris, je promène toute la journée deux agents.

C'est agaçant à la longue. Cette fois je croyais pourtant bien les avoir semés.

- Est-ce que vous ne pourriez pas vous plaindre?

- À qui?

- Je ne sais pas... au gouvernement...

Il ne répondit rien et demeura quelque temps encore en observation. Puis, s'étant assuré que l'homme n'était pas un de ses agents, il revint à elle, un peu rasséréné.

- Combien je vous aime ! Vous êtes plus jolie encore que d'habitude. Je vous assure. Vous êtes adorable... Mais si on me les avait changés, mes agents !... C'est Dupuy qui me les avait donnés. Il y en avait un grand et un petit. Le grand portait des lunettes noires. Le petit avait un nez en bec-de-perroquet et des yeux d'oiseau, qui regardaient de côté. Je les connaissais. Ils n'étaient pas bien à craindre. Ils étaient brûlés. Quand j'étais à mon cercle, chacun de mes amis me disait en entrant: "Lacrisse, je viens de voir vos agents à la porte". Je leur envoyais, à ces braves agents, des cigares et de la bière. Je me demandais, des fois, si Dupuy ne me les donnait pas pour me protéger. Il était brusque, quinteux, fantasque, Dupuy, mais il était tout de même un patriote. Je ne le compare pas aux ministres actuels. Avec eux, il faut jouer serré. S'ils m'avaient changé mes agents, les misérables !

Il retourna à la fenêtre.

- Non !... C'est un cocher qui fume sa pipe. Je n'avais pas remarqué son gilet rayé de jaune. La peur déforme les objets, c'est positif !... Je vous avoue que j'ai eu peur: vous pensez bien que c'était pour vous. Il ne faudrait pas que vous fussiez compromise à cause de moi. Vous si charmante, si délicieuse !...

Il revint à elle, la pressa dans ses bras et l'assaillit de caresses profondes. Bientôt elle vit ses vêtements dans un tel désordre, que la pudeur, à défaut d'un autre sentiment, l'aurait obligée à les ôter.

- Élisabeth, dites-moi que vous m'aimez.

- Il me semble que si je ne vous aimais pas...

- Entendez-vous ce pas lourd, régulier, dans la rue?

- Non, mon ami.

Et il était vrai que, plongée dans un néant délicieux, elle ne prêtait pas l'oreille aux bruits du monde extérieur.

- Cette fois il n'y a pas d'erreur. C'est lui, mon agent, le petit, l'oiseau. J'ai ce pas-là dans l'oreille. Je le distinguerais entre mille.

Et il retourna à la fenêtre.

Ces alertes l'énervaient. Depuis l'échec du 23 février, il avait perdu sa belle assurance. Il commençait à croire que ce serait long et difficile. Le découragement gagnait la plupart de ses associés. Il devenait ombrageux. Tout l'irritait.

Elle eut le malheur de lui dire:

- Mon ami, n'oubliez pas que je vous ai fait inviter à dîner, pour demain, chez mon frère Wallstein. Ce sera une occasion de nous voir.

Il éclata:

- Votre frère Wallstein ! Ah ! causons de lui ! Il est de sa race, celui-là ! Henri Léon lui a parlé cette semaine d'une affaire intéressante, d'un journal de propagande qu'il faudrait répandre à profusion gratuitement dans les campagnes et dans les centres ouvriers. Il a fait semblant de ne pas comprendre. Il a donné des conseils, de bons conseils à Léon. Est-ce qu'il croit que c'est des conseils que nous lui demandons, votre frère Wallstein?

Élisabeth était antisémite. Elle sentit qu'elle ne pouvait sans inélégance défendre son frère Wallstein, de Vienne, qu'elle aimait. Elle garda le silence.

Il se mit à jouer avec le petit revolver qu'il avait posé sur la table de nuit.

- Si l'on vient m'arrêter... dit-il.

Un flot rouge de colère lui monta au cerveau. Il s'écria que les juifs, les protestants, les francs-maçons, les libres-penseurs, les parlementaires, les républicains, les ministériels, il voudrait les fesser en place publique, leur administrer des lavements de vitriol. Il devint éloquent, fit entendre le langage dévot des Croix:

- Les juifs et les francs-maçons dévorent la France. Ils nous ruinent et nous mangent. Mais patience ! Attendez seulement le procès de Rennes, et vous verrez si nous n'allons pas les saigner, leur fumer les jambons, leur truffer la peau, leur accrocher la tête à la devanture des charcutiers !... Tout est prêt. Le mouvement éclatera simultanément à Rennes et à Paris. Les dreyfusards seront écrabouillés sur le pavé des rues. Loubet sera grillé dans l'Élysée flambant. Et ce ne sera pas trop tôt.

Madame de Bonmont concevait l'amour comme un abîme heureux. Elle ne croyait pas que ce fût assez pour un jour d'oublier une seule fois l'univers dans cette chambre tendue de bleu céleste. Elle s'efforça de ramener son ami à de plus douces pensées. Elle lui dit:

- Vous avez de beaux cils.

Et elle lui donna de petits baisers sur les paupières.

Quand elle rouvrit les yeux, languissante, et rappelant dans son âme heureuse l'infini qui l'avait remplie un moment, elle vit Joseph soucieux et qui semblait loin d'elle, bien qu'elle le retînt encore de l'un de ses beaux bras amollis et dénoués. D'une voix tendre comme un soupir, elle lui demanda:

- Qu'est-ce que vous avez, mon ami? Nous étions si heureux tout à l'heure !

- Certainement, répondit Joseph Lacrisse. Mais je pense que j'ai trois dépêches chiffrées à envoyer avant la nuit. C'est compliqué et c'est dangereux. Nous avons bien cru un moment que Dupuy avait intercepté nos télégrammes du 22 février. Il y avait dedans de quoi nous faire coffrer tous.

- Et il ne les avait pas interceptés, mon ami?

- Faut croire que non, puisque nous n'avons pas été inquiétés. Mais j'ai des raisons de penser que, depuis une quinzaine de jours, le gouvernement nous surveille. Et tant que nous n'aurons pas étranglé la gueuse, je ne serai pas tranquille.

Elle, alors, tendre et radieuse, lui jeta autour du cou ses bras, comme une guirlande fleurie et parfumée, fixa sur lui les saphirs humides de ses prunelles et lui dit avec un sourire de sa bouche ardente et fraîche:

- Ne t'inquiète plus, mon ami. Ne te tourmente plus. Vous réussirez, j'en suis sûre. Elle est perdue leur République. Comment veux-tu qu'elle te résiste? On ne veut plus des parlementaires. On n'en veut plus, je le sais bien. On ne veut plus des francs-maçons, des libres penseurs, de toutes ces vilaines gens qui ne croient pas en Dieu, qui n'ont ni religion, ni patrie. Car c'est la même chose, n'est-ce pas, la religion et la patrie? Il y a un élan admirable des âmes. Le dimanche, à la messe, les églises sont pleines. Et il n'y a pas que des femmes, comme les républicains voudraient le faire croire. Il y a des hommes, des hommes du monde, des officiers. Croyez-moi, mon ami, vous réussirez. D'abord, je ferai brûler des cierges pour vous dans la chapelle de saint Antoine.

Lui, pensif et grave:

- Oui, ce sera enlevé dans les premiers jours de septembre. L'esprit public est bon. Nous avons les vœux, les encouragements des populations. Oh ! les sympathies, ce n'est pas cela qui nous manque.

Elle lui demanda imprudemment ce qui leur manquait.

- Ce qui nous manque, ou du moins ce qui pourrait nous manquer, si la campagne se prolongeait, c'est le nerf de la guerre, parbleu ! c'est

l'argent. On nous en donne. Mais il en faut beaucoup. Trois dames du meilleur monde nous ont apporté trois cent mille francs. Monseigneur a été sensible à cette générosité bien française. N'est-ce pas qu'il y a dans cette offrande faite par des femmes à la royauté quelque chose de charmant, d'exquis qui sent l'ancienne France, l'ancienne société?

Maintenant la baronne, devant la glace, refaisait sa toilette, et ne semblait pas entendre.

Il précisa sa pensée:

- Ils roulent, maintenant, ils roulent ces trois cent mille francs, apportés par de blanches mains. Monseigneur nous a dit avec une grâce chevaleresque: "Dépensez les trois cent mille francs jusqu'au dernier sol". Si une belle petite main nous apportait cent mille autres francs, elle serait bénie. Elle aurait contribué à sauver la France. Il y a une bonne place à prendre parmi les amazones du chèque, dans l'escadron des belles ligueuses. Je promets, sans crainte d'être désavoué, je promets à la quatrième venue une lettre autographe du Prince et, qui plus est, pour cet hiver, un tabouret à la Cour.

Cependant la baronne, se sentant tapée, en concevait une impression pénible. Ce n'était pas la première fois. Mais elle ne s'y accoutumait point. Et elle jugeait tout à fait inutile de contribuer de son argent à la restauration du trône. Sans doute elle aimait ce jeune prince si beau, tout rose avec une belle barbe de soie blonde. Elle souhaitait ardemment son retour, elle était impatiente de voir son entrée dans Paris, et son sacre. Mais elle se disait qu'avec deux millions de revenu, il n'avait pas besoin qu'on lui donnât autre chose que de l'amour, des vœux et des fleurs. Joseph Lacrisse ayant fini de parler, le silence devenait pénible. Elle murmura, devant la glace:

- Comme je suis coiffée, mon Dieu ! Puis, ayant achevé sa toilette, elle tira de son petit porte-monnaie un trèfle à quatre feuilles enfermé dans un médaillon de verre entouré d'un cercle de vermeil. Elle le tendit à son ami et lui dit d'un ton sentimental:

- Il vous portera bonheur. Promettez-moi de le garder toujours.

Joseph Lacrisse sortit le premier de l'appartement bleu, afin de détourner sur lui les agents, s'il était filé. Sur le palier, il murmura avec une mauvaise grimace:

- Une vraie Wallstein, celle-là ! Elle a beau être baptisée... La caque sent toujours le hareng.

XIII

Dans le tiède et lumineux déclin du jour, le jardin du Luxembourg était comme baigné d'une poussière d'or. M. Bergeret s'assit, entre MM. Denis et Goubin sur la terrasse, au pied de la statue de Marguerite d'Angoulême.

- Messieurs, dit-il, je veux vous lire un article qui a paru ce matin dans le Figaro. Je ne vous en nommerai pas l'auteur. Je pense que vous le reconnaîtrez. Puisque le hasard le veut, je vous ferai volontiers cette lecture devant cette aimable femme qui goûtait la bonne doctrine et estimait les hommes de cœur et qui, pour s'être montrée docte, sincère, tolérante et pitoyable, et pour avoir tenté d'arracher les victimes aux bourreaux, ameuta contre elle toute la moinerie et fit aboyer tous les sorbonnagres. Ils dressèrent à l'insulter les polissons du collège de Navarre et, si elle n'eût été la sœur du roi de France, ils l'eussent cousue dans un sac et jetée en Seine. Elle avait une âme douce, profonde et riante. Je ne sais si, vivante, elle eut cet air de malice et de coquetterie qu'on lui voit dans ce marbre d'un sculpteur peu connu: il se nomme Lescorné. Il est certain du moins qu'on ne le trouve pas dans les crayons secs et sincères des élèves de Clouet, qui nous ont laissé son portrait. Je croirais plutôt que son sourire était souvent voilé de tristesse, et qu'un pli douloureux tirait ses lèvres quand elle a dit: "J'ai porté plus que mon faix de l'ennui commun à toute créature bien née". Elle ne fut point heureuse dans son existence privée et elle vit autour d'elle les méchants triompher aux applaudissements des ignorants et des lâches. Je crois qu'elle aurait écouté avec sympathie ce que je vais lire, quand ses oreilles n'étaient pas de marbre.

Et M. Bergeret, ayant déployé son journal, lut ce qui suit:

LE BUREAU

"Pour se reconnaître dans toute cette affaire, il fallait, à l'origine, quelque application et une certaine méthode critique, avec le loisir de l'exercer. Aussi voit-on que la lumière s'est faite d'abord chez ceux qui, par la qualité de leur esprit et la nature de leurs travaux, étaient plus aptes que d'autres à se débrouiller dans des recherches difficiles. Il ne fallut plus ensuite que du bon sens et de l'attention. Le sens commun suffit aujourd'hui.

" Si la foule a longtemps résisté à la vérité pressante, c'est ce dont il ne faut pas s'étonner: on ne doit s'étonner de rien. Il y a des raisons à tout. C'est à nous de les découvrir. Dans le cas présent, il n'est pas besoin de beaucoup de réflexion pour s'apercevoir que le public a été trompé autant qu'on peut l'être, et qu'on a abusé de sa crédulité touchante. La presse a beaucoup aidé au succès du mensonge. Le gros

des journaux s'étant porté au secours des faussaires, les feuilles ont publié surtout des pièces fausses ou falsifiées, des injures et des mensonges. Mais il faut reconnaître que, le plus souvent, c'était pour contenter leur public et répondre aux sentiments intimes du lecteur. Et il est certain que la résistance à la vérité vint de l'instinct populaire.

" La foule, j'entends la foule des gens incapables de penser par eux-mêmes, ne comprit pas; elle ne pouvait pas comprendre. La foule se faisait de l'armée une idée simple. Pour elle, l'armée c'était la parade, le défilé, la revue, les manœuvres, les uniformes, les bottes, les éperons, les épaulettes, les canons, les drapeaux. C'était aussi la conscription avec les rubans au chapeau et les litres de vin bleu, le quartier, l'exercice, la chambrée, la salle de police, la cantine. C'était encore l'imagerie nationale, les petits tableaux luisants de nos peintres militaires qui peignent des uniformes si frais et des batailles si propres. C'était enfin un symbole de force et de sécurité, d'honneur et de gloire. Ces chefs qui défilent à cheval, l'épée au poing, dans les éclairs de l'acier et les feux de l'or, au son des musiques, au bruit des tambours, comment croire que tantôt, enfermés dans une chambre, courbés sur une table, tête à tête avec des agents brûlés de la Préfecture de police, ils maniaient le grattoir, passaient la gomme ou semaient la sandaraque, effaçant ou mettant un nom sur une pièce, prenaient la plume pour contrefaire des écritures, afin de perdre un innocent; ou bien encore méditaient des travestissements burlesques pour des rendez-vous mystérieux avec le traître qu'il fallait sauver?

" Ce qui, pour la foule, ôtait toute vraisemblance à ces crimes, c'est qu'ils ne sentaient point le grand air, la route matinale, le champ de manœuvres, le champ de bataille, mais qu'ils avaient une odeur de bureau, un goût de renfermé; c'est qu'ils n'avaient pas l'air militaire. En effet, toutes les pratiques auxquelles on eut recours pour celer l'erreur judiciaire de 1895, toute cette paperasserie infâme, toute cette chicane ignoble et scélérate, pue le bureau, le sale bureau. Tout ce que les quatre murs de papier vert, la table de chêne, l'encrier de porcelaine entouré d'éponge, le couteau de buis, la carafe sur la cheminée, le cartonnier, le rond de cuir peuvent suggérer d'imaginations saugrenues et de pensées mauvaises à ces sédentaires, à ces pauvres "assis", qu'un poète a chantés, à des gratte-papier intrigants et paresseux, humbles et vaniteux, oisifs jusque dans l'accomplissement de leur besogne oiseuse, jaloux les uns des autres et fiers de leur bureau, tout ce qui se peut faire de louche, de faux, de perfide et de bête avec du papier, de l'encre, de la méchanceté et de la sottise, est sorti d'un coin de ce bâtiment sur lequel sont sculptés des trophées d'armes et des grenades fumantes.

" Les travaux qui s'accomplirent là durant quatre années, pour mettre à la charge d'un condamné les preuves qu'on avait négligé de produire avant la condamnation et pour acquitter le coupable que tout accusait et qui s'accusait lui-même, sont d'une monstruosité qui passe l'esprit modéré d'un Français et il s'en dégage une bouffonnerie tragique qu'on goûte mal dans un pays dont la littérature répugne à la confusion des genres. Il faut avoir étudié de près les documents et les enquêtes pour admettre la réalité de ces intrigues et de ces manœuvres prodigieuses d'audace et d'ineptie, et je conçois que le public, distrait et mal averti, ait refusé d'y croire, alors même qu'elles étaient divulguées.

" Et pourtant il est bien vrai qu'au fond d'un couloir de ministère, sur trente mètres carrés de parquet ciré, quelques bureaucrates à képi, les uns paresseux et fourbes, les autres agités et turbulents, ont, par leur paperasserie perfide et frauduleuse, trahi la justice et trompé tout un grand peuple. Mais si cette affaire qui fut surtout l'affaire de Mercier et des bureaux, a révélé de vilaines mœurs, elle a suscité aussi de beaux caractères.

" Et dans ce bureau même il se trouva un homme qui ne ressemblait nullement à ceux-là. Il avait l'esprit lucide, avec de la finesse et de l'étendue, le caractère grand, une âme patiente, largement humaine, d'une invincible douceur. Il passait avec raison pour un des officiers les plus intelligents de l'armée. Et, bien que cette singularité des êtres d'une essence trop rare pût lui être nuisible, il avait été nommé lieutenant-colonel le premier des officiers de son âge, et tout lui présageait, dans l'armée, le plus brillant avenir. Ses amis connaissaient son indulgence un peu railleuse et sa bonté solide. Ils le savaient doué du sens supérieur de la beauté, apte à sentir vivement la musique et les lettres, à vivre dans le monde éthéré des idées. Ainsi que tous les hommes dont la vie intérieure est profonde et réfléchie, il développait dans la solitude ses facultés intellectuelles et morales. Cette disposition à se replier sur lui-même, sa simplicité naturelle, son esprit de renoncement et de sacrifice, et cette belle candeur, qui reste parfois comme une grâce dans les âmes les mieux averties du mal universel, faisaient de lui un de ces soldats qu'Alfred de Vigny avait vus ou devinés, calmes héros de chaque jour, qui communiquent aux plus humbles soins qu'ils prennent la noblesse qui est en eux, et pour qui l'accomplissement du devoir régulier est la poésie familière de la vie.

" Cet officier, ayant été appelé au deuxième bureau, y découvrit un jour que Dreyfus avait été condamné pour le crime d'Esterhazy. Il en avertit ses chefs. Ils essayèrent, d'abord par douceur, puis par menaces, de l'arrêter dans des recherches qui, en découvrant l'innocence de

Dreyfus, découvriraient leurs erreurs et leurs crimes. Il sentit qu'il se perdait en persévérant. Il persévéra. Il poursuivit avec une réflexion calme, lente et sûre, d'un tranquille courage, son œuvre de justice. On l'écarta. On l'envoya à Gabès et jusque sur la frontière tripolitaine, sous quelque mauvais prétexte, sans autre raison que de le faire assassiner par des brigands arabes.

" N'ayant pu le tuer, on essaya de le déshonorer, on tenta de le perdre sous l'abondance des calomnies. Par des promesses perfides, on crut l'empêcher de parler au procès Zola. Il parla. Il parla avec la tranquillité du juste, dans la sérénité d'une âme sans crainte et sans désirs. Ni faiblesses ni outrances en ses paroles. Le ton d'un homme qui fait son devoir ce jour-là comme les autres jours, sans songer un moment qu'il y a, cette fois, un singulier courage à le faire. Ni les menaces ni les persécutions ne le firent hésiter une minute.

" Plusieurs personnes ont dit que pour accomplir sa tâche, pour établir l'innocence d'un juif et le crime d'un chrétien, il avait dû surmonter des préjugés cléricaux, vaincre des passions antisémites enracinés dans son cœur dès son jeune âge, tandis qu'il grandissait sur cette terre d'Alsace et de France qui le donna à l'armée et à la patrie. Ceux qui le connaissent savent qu'il n'en est rien, qu'il n'a de fanatisme d'aucune sorte, que jamais aucune de ses pensées ne fut d'un sectaire, que sa haute intelligence l'élève au-dessus des haines et des partialités, et qu'enfin c'est un esprit libre.

" Cette liberté intérieure, la plus précieuse de toutes, ses persécuteurs ne purent la lui ôter. Dans la prison où ils l'enfermèrent et dont les pierres, comme a dit Fernand Gregh, formeront le socle de sa statue, il était libre, plus libre qu'eux. Ses lectures abondantes, ses propos calmes et bienveillants, ses lettres pleines d'idées hautes et sereines attestaient(je le sais) la liberté de son esprit. C'est eux, ses persécuteurs et ses calomniateurs, qui étaient prisonniers, prisonniers de leurs mensonges et de leurs crimes. Des témoins l'ont vu paisible, souriant, indulgent, derrière les barrières et les grilles. Alors que se faisait ce grand mouvement d'esprits, que s'organisaient ces réunions publiques qui réunissaient par milliers des savants, des étudiants et des ouvriers, que des feuilles de pétitions se couvraient de signatures pour demander, pour exiger la fin d'un emprisonnement scandaleux, il dit à Louis Havet, qui était venu le voir dans sa prison: "Je suis plus tranquille que vous". Je crois pourtant qu'il souffrait. Je crois qu'il a souffert cruellement de tant de bassesse et de perfidie, d'une injustice si monstrueuse, de cette épidémie de crime et de folie, des fureurs exécrables de ces hommes qui trompaient la foule, des fureurs pardonnables de la foule ignorante. Il a

vu, lui aussi, la vieille femme porter avec une sainte simplicité le fagot pour le supplice de l'innocent. Et comment n'aurait-il pas souffert en voyant les hommes pires qu'il ne croyait dans sa philosophie, moins courageux ou moins intelligents, à l'essai, que ne pensent les psychologues dans leur cabinet de travail? Je crois qu'il a souffert au-dedans de lui-même, dans le secret de son âme silencieuse et comme voilée du manteau stoïque. Mais j'aurais honte de le plaindre. Je craindrais trop que ce murmure de pitié humaine arrivât jusqu'à ses oreilles et offensât la juste fierté de son cœur. Loin de le plaindre, je dirai qu'il fut heureux, heureux parce qu'au jour soudain de l'épreuve il se trouva prêt et n'eut point de faiblesse, heureux parce que des circonstances inattendues lui ont permis de donner la mesure de sa grande âme, heureux parce qu'il se montra honnête homme avec héroïsme et simplicité, heureux parce qu'il est un exemple aux soldats et aux citoyens. La pitié, il faut la garder à ceux qui ont failli. Au colonel Picquart on ne doit donner que de l'admiration."

M. Bergeret, ayant achevé sa lecture, plia son journal. La statue de Marguerite de Navarre était toute rose. Au couchant, le ciel, dur et splendide, se revêtait, comme d'une armure, d'un réseau de nuages pareils à des lames de cuivre rouge.

XIV

Ce soir-là, M. Bergeret reçut, dans son cabinet, la visite de son collègue Jumage.

Alphonse Jumage et Lucien Bergeret étaient nés le même jour, à la même heure, de deux mères amies, pour qui ce fut, par la suite, un inépuisable sujet de conversations. Ils avaient grandi ensemble. Lucien ne s'inquiétait en aucune manière d'être entré dans la vie au même moment que son camarade. Alphonse, plus attentif, y songeait avec contention. Il accoutuma son esprit à comparer, dans leur cours, ces deux existences simultanément commencées, et il se persuada peu à peu qu'il était juste, équitable et salutaire, que les progrès de l'une et de l'autre fussent égaux.

Il observait d'un œil intéressé ces carrières jumelles qui se poursuivaient toutes deux dans l'enseignement et, mesurant sa propre fortune à une autre, il se procurait de constants et vains soucis, qui troublaient la limpidité naturelle de son âme. Et que M. Bergeret fût professeur de faculté quand il était lui-même professeur de grammaire dans un lycée suburbain, c'est ce que Jumage ne trouvait pas conforme

à l'exemplaire de justice divine qu'il portait imprimé dans son cœur. Il était trop honnête homme pour en faire un grief à son ami. Mais quand celui-ci fut chargé d'un cours à la Sorbonne, Jumage en souffrit par sympathie.

Un effet assez étrange de cette étude comparée de deux existences fut que Jumage s'habitua à penser et à agir en toute occasion au rebours de Bergeret; non qu'il n'eût point l'esprit sincère et probe, mais parce qu'il ne pouvait se défendre de soupçonner quelque malignité dans des succès de carrière plus grands et meilleurs que les siens, par conséquent iniques. C'est ainsi que, pour toutes sortes de raisons honorables qu'il s'était données et pour celle qu'il avait d'être le contradicteur, d'être l'autre de M. Bergeret, il s'engagea dans les nationalistes, quand il vit que le professeur de faculté avait pris le parti de la revision. Il se fit inscrire à la ligue de l'Agitation française, et même il y prononça des discours. Il se mettait pareillement en opposition avec son ami sur tous les sujets, dans les systèmes de chauffage économique et dans les règles de la grammaire latine. Et comme enfin M. Bergeret n'avait pas toujours tort, Jumage n'avait pas toujours raison.

Cette contrariété, qui avait pris avec les années l'exactitude d'un système raisonné, n'altéra point une amitié formée dès l'enfance. Jumage s'intéressait vraiment à Bergeret dans les disgrâces que celui-ci essuyait au cours parfois tourmenté de sa vie. Il allait le voir à chaque malheur qu'il apprenait. C'était l'ami des mauvais jours.

Ce soir-là, il s'approcha de son vieux camarade avec cette mine brouillée et trouble, ce visage couperosé de joie et de tristesse, que Lucien connaissait.

- Tu vas bien, Lucien? Je ne te dérange pas?

- Non. Je lisais dans les Mille et une Nuits, nouvellement traduites par le docteur Mardrus, l'histoire du portefaix avec les jeunes filles. Cette version est littérale, et c'est tout autre chose que les Mille et une Nuits de notre vieux Galland.

- Je venais te voir... dit Jumage, te parler... Mais ça n'a aucune importance... Alors tu lisais Les Mille et Une Nuits?...

- Je les lisais, répondit M. Bergeret. Je les lisais pour la première fois. Car l'honnête Galland n'en donne pas l'idée. C'est un excellent conteur, qui a soigneusement corrigé les mœurs arabes. Sa Shéhérazade, comme l'Esther de Coypel, a bien son prix. Mais nous avons ici l'Arabie avec tous ses parfums.

- Je t'apportais un article, reprit Jumage. Mais, je te le répète, c'est

sans importance.

Et il tira de sa poche un journal. M. Bergeret tendit lentement la main pour le prendre. Jumage le remit dans sa poche, M. Bergeret replia le bras, et Jumage posa, d'une main un peu tremblante, le papier sur la table.

- Encore une fois, c'est sans importance. Mais j'ai pensé qu'il valait mieux... Peut-être est-il bon que tu saches... Tu as des ennemis, beaucoup d'ennemis...

- Flatteur ! dit M. Bergeret.

Et prenant le journal, il lut ces lignes marquées au crayon bleu:

Un vulgaire pion dreyfusard, l'intellectuel Bergeret, qui croupissait en province, vient d'être chargé de cours à la Sorbonne. Les étudiants de la Faculté des lettres protestent énergiquement contre la nomination de ce protestant antifrançais. Et nous ne sommes pas surpris d'apprendre que bon nombre d'entre eux ont décidé d'accueillir comme il le mérite, par des huées, ce sale juif allemand, que le ministre de la trahison publique a l'outrecuidance de leur imposer comme professeur.

Et quand M. Bergeret eut achevé sa lecture:

- Ne lis donc pas cela, dit vivement Jumage. Cela n'en vaut pas la peine. C'est si peu de chose !

- C'est peu, j'en conviens, répondit M. Bergeret. Encore faut-il me laisser ce peu comme un témoignage obscur et faible, mais honorable et véritable de ce que j'ai fait dans des temps difficiles. Je n'ai pas beaucoup fait. Mais enfin j'ai couru quelques risques. Le doyen Stapfer fut suspendu pour avoir parlé de la justice sur une tombe. M. Bourgeois était alors grand maître de l'Université. Et nous avons connu des jours plus mauvais que ceux que nous fit M. Bourgeois. Sans la fermeté généreuse de mes chefs, j'étais chassé de l'Université par un ministre privé de sagesse. Je n'y pensai point alors. Je peux bien y songer maintenant et réclamer le loyer de mes actes. Or, quelle récompense puis-je attendre plus digne, plus belle en son âpreté, plus haute que l'injure des ennemis de la justice? J'eusse souhaité que l'écrivain qui, malgré lui, me rend témoignage, sût exprimer sa pensée dans une forme plus mémorable. Mais c'était trop demander.

Ayant ainsi parlé, M. Bergeret plongea la lame de son couteau d'ivoire dans les pages des nouvelles Mille et une Nuits. Il aimait à couper les feuillets des livres. C'était un sage qui se faisait des voluptés appropriées à son état. L'austère Jumage lui envia cet innocent plaisir. Le tirant par la manche:

- Écoute-moi, Lucien. Je n'ai aucune de tes idées sur l'Affaire. J'ai blâmé ta conduite. Je la blâme encore. Je crains qu'elle n'ait les plus fâcheuses conséquences pour ton avenir. Les vrais Français ne te pardonneront jamais. Mais je tiens à déclarer que je réprouve énergiquement les procédés de polémique dont certains journaux usent à ton égard. Je les condamne. Tu n'en doutes pas?

- Je n'en doute pas.

Et après un moment de silence, Jumage reprit:

- Remarque, Lucien, que tu es diffamé en raison de tes fonctions. Tu peux appeler ton diffamateur devant le jury. Mais je ne te le conseille pas. Il serait acquitté.

- Cela est à prévoir, dit M. Bergeret, à moins que je ne pénètre dans la salle des assises en chapeau à plumes, une épée au côté, des éperons à mes bottes, et traînant derrière moi vingt mille camelots à mes gages. Car alors ma plainte serait entendue des juges et des jurés. Quand on leur soumit cette lettre mesurée que Zola écrivit à un président de la République mal préparé à la lire, si les jurés de la Seine en condamnèrent l'auteur, c'est qu'ils délibéraient sous des cris inhumains, sous des menaces hideuses, dans un insupportable bruit de ferrailles, au milieu de tous les fantômes de Terreur et du mensonge. Je ne dispose pas d'un si farouche appareil. Il est donc très probable que mon diffamateur serait acquitté.

- Tu ne peux pourtant pas rester insensible aux outrages. Que comptes-tu faire?

- Rien. Je me tiens pour satisfait. J'ai autant à me louer des injures de la presse que de ses éloges. La vérité a été servie dans les journaux par ses ennemis autant que par ses amis. Quand une petite poignée d'hommes dénoncèrent pour l'honneur de la France la condamnation frauduleuse d'un innocent, ils furent traités en ennemis par le gouvernement et par l'opinion. Ils parlèrent cependant. Et, par la parole ils furent les plus forts. Le gros des feuilles travaillait contre eux, avec quelle ardeur, tu le sais ! Mais elles servirent la vérité malgré elles, et en publiant des pièces fausses...

- Il n'y a pas eu autant de pièces fausses que tu crois, Lucien.

- ... permirent d'en établir la fausseté. L'erreur éparse ne put rejoindre ses tronçons dispersés. Finalement il ne subsista que ce qui avait de la suite et de la continuité. La vérité possède une force d'enchaînement que l'erreur n'a pas. Elle forma, devant l'injure et la haine impuissantes, une chaîne que rien ne peut plus rompre. C'est à la liberté, à la licence

de la presse que nous devons le triomphe de notre cause.

- Mais, vous n'êtes pas triomphants, s'écria Jumage, et nous ne sommes pas vaincus ! C'est tout le contraire. L'opinion du pays est déclarée contre vous. Toi et tes amis, j'ai le regret de te le dire, vous êtes exécrés, honnis et conspués unanimement. Nous vaincus? tu plaisantes. Tout le pays est avec nous.

- Aussi êtes-vous vaincus par le dedans. Si je m'arrêtais aux apparences, je pourrais vous croire victorieux et désespérer de la justice. Il y a des criminels impunis; la forfaiture et le faux témoignage sont publiquement approuvés comme des actes louables. Je n'espère pas que les adversaires de la vérité avouent qu'ils se sont trompés. Un tel effort n'est possible qu'aux plus grandes âmes.

" Il y a peu de changement dans l'état des esprits. L'ignorance publique a été à peine entamée. Il ne s'est pas produit de ces brusques revirements des foules, qui étonnent. Rien n'est survenu de sensible ni de frappant. Pourtant il n'est plus, le temps où un président de la République abaissait au niveau de son âme la justice, l'honneur de la patrie, les alliances de la République, où la puissance des ministres résultait de leur entente avec les ennemis des institutions dont ils avaient la garde; temps de brutalité et d'hypocrisie où le mépris de l'intelligence et la haine de la justice étaient à la fois une opinion populaire et une doctrine d'État, où les pouvoirs publics protégeaient les porteurs de matraque, où c'était un délit de crier "Vive la République !" Ces temps sont déjà loin de nous, comme descendus dans un passé profond, plongés dans l'ombre des âges barbares.

" Ils peuvent revenir; nous n'en sommes séparés encore par rien de solide, ni même rien d'apparent et de distinct. Ils se sont évanouis comme les nuages de l'erreur qui les avait formés. Le moindre souffle peut encore ramener ces ombres. Mais quand tout conspirerait à vous fortifier, vous n'en êtes pas moins irrémédiablement perdus. Vous êtes vaincus par le dedans, et c'est la défaite irréparable. Quand on est vaincu du dehors, on peut continuer la résistance et espérer une revanche. Votre ruine est en vous. Les conséquences nécessaires de vos erreurs et de vos crimes se produisent malgré vous et vous voyez avec étonnement votre perte commencée. Injustes et violents, vous êtes détruits par votre injustice et votre violence. Et voici que le parti énorme de l'iniquité demeuré intact, respecté, redouté, tombe et s'écroule de lui-même.

" Qu'importe, dès lors, que les sanctions légales tardent ou manquent ! La seule justice naturelle et véritable est dans les conséquences

mêmes de l'acte, non dans des formules extérieures, souvent étroites, parfois arbitraires. Pourquoi se plaindre que de grands coupables échappent à la loi et gardent de méprisables honneurs? Cela n'importe pas plus, dans notre état social, qu'il n'importait, dans la jeunesse de la terre, quand déjà les grands sauriens des océans primitifs disparaissaient devant des animaux d'une forme plus belle et d'un instinct plus heureux, qu'il restât encore, échoués sur le limon des plages, quelques monstrueux survivants d'une race condamnée."

Sortant de chez son ami, Jumage rencontra devant la grille du Luxembourg, le jeune M. Goubin.

- Je viens de voir Bergeret, lui dit-il. Il m'a fait de la peine. Je l'ai trouvé très accablé, très abattu. L'Affaire l'a écrasé.

XV

Henri de Brécé, Joseph Lacrisse et Henri Léon étaient réunis au siège du Comité exécutif, rue de Berri. Ils expédièrent les affaires courantes. Puis, Joseph Lacrisse, s'adressant à Henri de Brécé:

- Mon cher président, je vais vous demander une préfecture pour un bon royaliste. Vous ne me la refuserez pas, j'en suis sûr, quand je vous aurai exposé les titres de mon candidat. Son père, Ferdinand Dellion, maître de forges à Valcombe, mérite à tous égards la bienveillance du Roi. C'est un patron soucieux du bien-être physique et moral de ses ouvriers. Il leur distribue des médicaments, et veille à ce qu'ils aillent le dimanche à la messe, à ce qu'ils envoient leurs enfants aux écoles congréganistes, à ce qu'ils votent bien et à ce qu'ils ne se syndiquent pas. Malheureusement, il est combattu par le député Cottard et mal soutenu par le sous-préfet de Valcombe. Son fils Gustave est un des membres les plus actifs et les plus intelligents de mon Comité départemental. Il a mené avec énergie la campagne antisémite dans notre ville et il s'est fait arrêter en manifestant, à Auteuil, contre Loubet. Vous ne refuserez pas, mon cher président, une préfecture à Gustave Dellion.

- Une préfecture !... murmura Brécé en feuilletant le registre des fonctionnaires. Une préfecture... Nous n'avons plus que Guéret et Draguignan. Voulez-vous Guéret?

Joseph Lacrisse sourit à peine et dit:

- Mon cher président, Gustave Dellion est mon collaborateur. Il procédera sous mes ordres, au jour fixé, à la suppression violente du préfet Worms-Clavelin. Il serait juste qu'il le remplaçât.

Henri de Brécé, le regard fixé sur son registre, répondit que c'était impossible. Le successeur de Worms-Clavelin était déjà nommé. Monseigneur avait désigné Jacques de Cadde, un des premiers souscripteurs des listes Henry.

Lacrisse objecta que Jacques de Cadde était étranger au département; Henri de Brécé déclara qu'on ne discutait pas un ordre du Roi, et la dispute devenait assez vive quand Henri Léon, à cheval sur sa chaise, étendit le bras et dit d'un ton tranchant:

- Le successeur de Worms-Clavelin ne sera ni Jacques de Cadde ni Gustave Dellion. Ce sera Worms-Clavelin.

Lacrisse et Brécé se récrièrent.

- Ce sera Worms-Clavelin, reprit Léon, Worms-Clavelin, qui n'attendra pas votre venue pour arborer sur le toit de la préfecture le drapeau fleurdelisé, et que le ministre de l'Intérieur, nommé par le Roi, aura maintenu, par téléphone, à la tête de l'administration départementale.

- Worms-Clavelin préfet de la monarchie ! je ne vois pas cela, dit dédaigneusement Brécé.

- Ce serait choquant, en effet, répliqua Henri Léon; mais si c'est le chevalier de Clavelin qui est nommé préfet, il n'y a plus rien à dire. Ne nous faisons pas d'illusions. Ce n'est pas à nous que le Roi donnera les meilleures places. L'ingratitude est le premier devoir d'un prince. Aucun Bourbon n'y a manqué. Je le dis à la louange de la Maison de France.

" Vous croyez vraiment que le Roi fera son gouvernement avec l'œillet blanc, le bleuet et la rose de France, qu'il prendra ses ministres au Jockey et à Puteaux, et que Christiani sera nommé grand maître des cérémonies? Quelle erreur ! La rose de France, le bleuet et l'œillet blanc seront laissés à terre, dans l'ombre où se plaît la violette. Christiani sera mis en liberté, rien de plus. Il sera mal vu pour avoir défoncé le chapeau de Loubet. Parfaitement !... Loubet, qui n'est pour nous à présent qu'un vil panamitard, quand nous l'aurons remplacé, sera un prédécesseur. Le Roi ira s'asseoir dans son fauteuil aux courses d'Auteuil, et il estimera alors que Christiani a créé un fâcheux précédent, et il lui en saura mauvais gré. Nous-mêmes, qui conspirons aujourd'hui, nous serons suspects. On n'aime pas les conspirateurs dans les Cours. Ce que je vous en dis est pour vous éviter les déceptions amères. Vivre sans illusions, c'est le secret du bonheur. Pour moi, si mes services sont oubliés et méprisés, je ne m'en plaindrai pas. La politique n'est pas une affaire de sentiment. Et je sais trop à quoi Sa Majesté sera obligée, quand nous l'aurons fait remonter sur le trône de ses pères. Avant de récompenser les dévouements gratuits, un bon roi paye les services qu'on lui vend.

N'en doutez point. Les plus grands honneurs et les emplois les plus fructueux seront pour les républicains. Les ralliés fourniront à eux seuls le tiers de notre personnel politique et passeront avant nous à la caisse. Et ce sera justice. Gromance, le vieux chouan rallié à la république de Méline, explique sa situation avec lucidité quand il nous dit: "Vous me faites perdre un siège au Sénat. Vous me devez un siège à la pairie". Il l'aura. Et après tout il le mérite. Mais la part des ralliés sera petite à côté de celle des républicains fidèles qui n'auront trahi qu'à la minute suprême. C'est à ceux-là qu'iront les portefeuilles et les habits brodés, et les titres et les dotations. Nos premiers ministres et la moitié des pairs de France, savez-vous où ils sont pour le moment? Ne les cherchez ni dans nos Comités, où nous risquons à toute heure de nous faire arrêter comme des filous, ni à la Cour errante de notre jeune et beau prince cruellement exilé. Vous les trouverez dans les antichambres des ministres radicaux et dans les salons de l'Élysée et à tous les guichets où la République paye. Vous n'avez donc jamais entendu parler de Talleyrand et de Fouché? Vous n'avez donc jamais lu l'histoire, pas même dans les livres de M. Imbert de Saint-Amand?... Ce n'est pas un émigré, c'est un régicide que Louis XVIII a nommé ministre de la police en 1815. Notre jeune roi n'est pas, sans doute, aussi fin que Louis XVIII. Mais il ne faut pas le croire dénué d'intelligence. Ce ne serait pas respectueux et ce serait peut-être sévère. Quand il sera roi, il se rendra compte des nécessités de la situation. Tous les chefs du parti républicain qui ne seront point occis, exilés, déportés ou incorruptibles, il faudra les récompenser. Sans quoi, ce parti se reformera contre lui, vaste et puissant. Et Méline lui-même deviendra un adversaire farouche.

" Et puisque j'ai nommé Méline, dites vous-même, Brécé, ce qui serait le plus avantageux à la royauté, ou que le duc votre père présidât la pairie ou que ce fût Méline, duc de Remiremont, prince des Vosges, grand-croix de la Légion d'honneur et du Mérite agricole, chevalier du Lys et de Saint-Louis. Il n'y a pas d'hésitation possible: le duc Méline assurerait plus de partisans à la couronne que le duc de Brécé. Faut-il donc vous apprendre l'a b c des restaurations?

" Nous n'aurons que les titres et les places dont les républicains ne voudront pas. On comptera sur notre dévouement gratuit. On ne craindra pas de nous mécontenter, dans l'assurance que nous serons des mécontents inoffensifs. On ne pensera jamais que nous puissions faire de l'opposition.

" Eh bien ! on se trompera. Nous serons obligés d'en faire, et nous en ferons. Ce sera profitable et ce ne sera pas difficile. Sans doute nous ne nous allierons pas aux républicains: ce serait un manque de goût, et le

loyalisme nous le défend. Nous ne pourrons pas être moins royalistes que le Roi, mais nous pourrons l'être plus. Monseigneur le duc d'Orléans n'est pas démocrate, c'est une justice à lui rendre. Il ne s'occupe pas de la condition des ouvriers. Il est d'avant la Révolution. Mais enfin, il a beau dîner en culotte avec un gilet breton, et tous ses ordres au cou, quand il aura des ministres libéraux, il sera libéral. Rien ne nous empêche alors d'être des ultras. Nous tirerons à droite, pendant que les républicains tireront à gauche. Nous serons dangereux et l'on nous traitera favorablement. Et qui dit que cette fois ce ne seront pas les ultras qui sauveront la monarchie? Nous avons déjà une armée introuvable. L'armée est aujourd'hui plus religieuse que le clergé. Nous avons une bourgeoisie introuvable, une bourgeoisie antisémite qui pense comme on pensait au Moyen Âge. Louis XVIII n'en avait pas tant. Qu'on me donne le portefeuille de l'intérieur, et, avec ces excellents éléments, je me charge de faire durer la monarchie absolue une dizaine d'années. Après quoi ce sera la sociale. Mais dix ans, c'est un joli bail.

Ayant ainsi parlé, Henri Léon alluma un cigare. Joseph Lacrisse, qui suivait son idée, pria Henri de Brécé de voir s'il ne restait pas une bonne préfecture. Mais le président répéta qu'il n'avait plus que Guéret et Draguignan.

- Je retiens Draguignan pour Gustave Dellion, dit Lacrisse en soupirant. Il ne sera pas content. Mais je lui ferai comprendre que c'est le pied à l'étrier.

XVI

La baronne de Bonmont avait invité tous les châtelains titrés et tous les châtelains industriels et financiers de la région à une fête de charité qu'elle devait donner le 29 du mois dans cet illustre château de Montil, que Bernard de Paves, grand maître de l'artillerie sous Louis XII, avait fait construire en 1508 pour Nicolette de Vaucelles, sa quatrième femme, et que le baron Jules avait acheté après l'emprunt français de 1871. Elle avait eu la délicatesse de n'envoyer aucune invitation aux châteaux juifs, bien qu'elle y eût des amis et des parents. Baptisée après la mort de son mari et naturalisée depuis cinq ans déjà, elle était toute dévouée à la religion et à la patrie. Ainsi que son frère Wallstein, de Vienne, elle se distinguait honorablement de ses anciens coreligionnaires par un antisémitisme sincère. Cependant elle n'était point ambitieuse, et son inclination naturelle la portait aux joies intimes. Elle se serait contentée d'un état modeste dans la noblesse chrétienne, si son fils ne l'avait obligée à paraître. C'est le petit baron Ernest qui

l'avait poussée chez les Brécé. C'est lui qui avait mis tout l'armorial de la province sur la liste des invités à la fête qu'on préparait. C'est lui qui avait amené à Montil, jouer la comédie, la petite duchesse de Mausac, qui se disait d'assez bonne maison pour pouvoir souper chez des écuyères et boire avec des cochers.

Le programme de la fête comportait une représentation de Joconde par des acteurs mondains, une kermesse dans le parc, une fête vénitienne sur l'étang, des illuminations.

C'était déjà le 17. Les préparatifs se faisaient avec une grande hâte, dans une extrême confusion. La petite troupe répétait la pièce dans la longue galerie Renaissance, sous le plafond dont les caissons portaient avec une ingénieuse variété d'arrangements le paon de Bernard de Paves lié par la patte au luth de Nicolette de Vaucelles.

M. Germaine accompagnait au piano les chanteurs, tandis que, dans le parc, les charpentiers assujettissaient à grands coups de maillet les fermes des baraques. Largillière, de l'Opéra-Comique, mettait en scène.

- À vous, duchesse.

Les doigts de M. Germaine, dépouillés de leurs bagues, hors une qui restait au pouce, descendirent sur le clavier.

- La, la...

Mais la duchesse, prenant le verre que lui tendait le petit Bonmont:

- Laissez-moi boire mon cocktail.

Lorsque ce fut fait, Largillière reprit:

- Allons, duchesse !

Tout me seconde,

Je l'ai prévu...

Et les doigts de M. Germaine, sans or ni pierreries, hors une améthyste au pouce, descendirent de nouveau sur le clavier. Mais la duchesse ne chanta pas. Elle regardait l'accompagnateur avec intérêt:

- Mon petit Germaine, je vous admire. Vous vous êtes fait de la poitrine et des hanches ! Mes compliments ! Vous y êtes arrivé, vrai !... Tandis que moi, regardez !

Elle coula de haut en bas ses mains sur son costume de drap:

- Moi, j'ai tout ôté.

Elle fit demi-tour.

- Plus rien ! C'est parti. Et pendant ce temps-là, ça vous est venu, à vous. C'est drôle tout de même !... Oh ! il n'y a pas de mal. Ça se

compense.

Cependant René Chartier, qui jouait Joconde, se tenait immobile, le cou allongé comme un tuyau, soucieux uniquement du velours et des perles de sa voix, grave et même un peu sombre. Il s'impatienta et dit sèchement:

- Nous ne serons jamais prêts. C'est déplorable !

- Reprenons le quatuor et enchaînons, dit Largillière.

Tout me seconde,

Je l'ai prévu;

Pauvre Joconde !

Il est vaincu.

- Passez, monsieur Quatrebarbe.

M. Gérard Quatrebarbe était le fils de l'architecte diocésain. On le recevait dans le monde depuis qu'il avait cassé les carreaux du bottier Meyer, présumé juif. Il avait une jolie voix. Mais il manquait ses entrées. Et René Chartier lui jetait des regards furieux.

- Vous n'êtes pas à votre place, duchesse, dit Largillière.

- Ah ! pour ça non, répondit la duchesse. Amer, René Chartier s'approcha du petit Bonmont et lui dit à l'oreille:

- Je vous en prie, ne donnez plus de cocktails à la duchesse. Elle fera tout manquer.

Largillière se plaignait aussi. Les masses chorales étaient confuses et ne se dessinaient pas. Pourtant on avait attaqué le "trois".

- Monsieur Lacrisse, vous n'êtes pas en place.

Joseph Lacrisse n'était pas en place. Et il convient de dire que ce n'était pas de sa faute. Madame de Bonmont l'attirait sans cesse dans les petits coins et lui murmurait:

- Dites-moi que vous m'aimez toujours. Si vous ne m'aimiez plus, je sens que j'en mourrais.

Elle lui demandait aussi des nouvelles du complot. Et comme le complot tournait mal, il était agacé. D'ailleurs, il lui gardait rancune de ce qu'elle n'avait pas donné d'argent pour la cause. Il alla d'un pas très roide se joindre aux masses chorales, tandis que René Chartier, avec conviction, chantait:

Dans un délire extrême,

On veut fuir ce qu'on aime.

Le petit Bonmont s'approcha de sa mère:

- Maman, méfie-toi de Lacrisse.

Elle fit un brusque mouvement. Puis d'un ton de négligence affectée:

- Que veux-tu dire?... Il est très sérieux, plus sérieux qu'on n'est ordinairement à son âge; il est occupé de choses importantes; il...

Le petit baron haussa ses épaules d'athlète bossu.

- Je te dis: méfie-toi. Il veut te taper de cent mille francs. Il m'a demandé de l'aider à t'extirper le chèque. Mais jusqu'à nouvel ordre je ne vois pas que ce soit nécessaire. Je suis pour le Roi, mais cent mille francs c'est une somme !

René Chartier chantait:

On devient infidèle,

On court de belle en belle.

Un domestique apporta une lettre à la baronne. C'était les Brécé qui, forcés de partir avant le 29, s'excusaient de ne pouvoir se rendre à la fête de charité et envoyaient leur obole.

Elle tendit la lettre à son fils qui eut un mauvais sourire et demanda:

- Et les Courtrai?

- Ils se sont excusés hier, ainsi que la générale Cartier de Chalmot.

- Quelles rosses !

- Nous aurons les Terremondre et les Gromance.

- Parbleu ! c'est leur métier de venir chez nous.

Ils examinèrent la situation. Elle était mauvaise. Terremondre n'avait pas, comme à son ordinaire, promis de rabattre ses cousines et ses tantes, toute la nichée des petits hobereaux. La grosse bourgeoisie industrielle elle-même semblait hésitante, cherchait des prétextes pour se dérober. Le petit Bonmont conclut:

- Fichue, maman, ta fête ! Nous sommes en quarantaine. Il n'y a pas d'erreur.

À ces mots la douce Élisabeth s'affligea. Son beau visage, éternellement noyé dans un sourire d'amante, s'assombrit.

À l'autre bout de la salle montait, au-dessus des bruits sans nombre, la voix de Largillière:

- Ce n'est pas ça !... Nous ne serons jamais prêts.

- Tu entends, dit la baronne. Il dit que nous ne serons pas prêts. Si nous remettions la fête, puisqu'elle ne doit pas réussir?

- Ce que tu es molle, maman !... Je te le reproche pas. C'est dans ta nature. Tu es myosotis, tu le seras toujours. Moi, je suis taillé pour la

lutte. Je suis fort. Je suis crevé, mais...

- Mon enfant...

- T'attendris pas. Je suis crevé, mais je lutterai jusqu'au bout.

La voix de René Chartier jaillissait comme une source pure:

On pense, on pense encore

À celle qu'on adore,

Et l'on revient toujours

À ses premières a...

Soudain l'accompagnement cessa et il se fit un grand tumulte. M. Germaine poursuivait la duchesse qui, ayant pris sur le piano les bagues de l'accompagnateur, fuyait avec. Elle se réfugia dans la cheminée monumentale où, sur l'ardoise angevine, étaient sculptés les amours des nymphes et les métamorphoses des dieux. Et là, montrant une petite poche de son corsage:

- Elles sont là vos bagues, ma vieille Germaine. Venez les chercher. Tenez !... voilà, pour les prendre, les pincettes de Louis XIII.

Et elle faisait sonner sous le nez du musicien une paire d'énormes pincettes.

René Chartier, roulant des yeux farouches, jeta sa partition sur le piano et déclara qu'il rendait son rôle.

- Je ne crois pas non plus que les Luzancourt viennent, dit en soupirant la baronne à son fils.

- Tout n'est pas perdu. J'ai mon idée, dit le petit baron. Il faut savoir faire un sacrifice quand c'est utile. Ne dis rien à Lacrisse.

- Ne rien dire à Lacrisse !

- Rien de sérieux... Et laisse-moi faire. Il la quitta et s'approcha du groupe tumultueux des choristes. À la duchesse qui lui demandait un autre cocktail, il répondit très doucement:

- Fichez-moi la paix.

Puis il alla s'asseoir auprès de Joseph Lacrisse qui méditait à l'écart, et il lui parla quelque temps à voix basse. Il avait l'air grave et convaincu.

- C'est bien vrai, disait-il au secrétaire du Comité de la Jeunesse royaliste. Vous avez raison. Il faut renverser la République et sauver la France. Et pour cela il faut de l'argent. Ma mère est aussi de cet avis. Elle est disposée à verser un acompte de cinquante mille francs dans la caisse du Roi, pour les frais de propagande.

Joseph Lacrisse remercia au nom du Roi.

- Monseigneur sera heureux, dit-il, d'apprendre que votre mère joint son offrande patriotique à celle des trois dames françaises, qui se montrèrent d'une générosité chevaleresque. Soyez sûr, ajouta-t-il, qu'il témoignera sa gratitude par une lettre autographe.

- Pas la peine d'en parler, dit le jeune Bonmont.

Et après un court silence:

- Mon cher Lacrisse, quand vous verrez les Brécé et les Courtrai, dites-leur de venir à notre petite fête.

XVII

C'était le premier jour de l'an. Par les rues blondes d'une boue fraîche, entre deux averses, M. Bergeret et sa fille Pauline allaient porter leurs souhaits à une tante maternelle qui vivait encore, mais pour elle seule et peu, et qui habitait dans la rue Rousselet un petit logis de béguine, sur un potager, dans le son des cloches conventuelles. Pauline était joyeuse sans raison et seulement parce que ces jours de fête, qui marquent le cours du temps, lui rendaient plus sensibles les progrès charmants de sa jeunesse.

M. Bergeret gardait, en ce jour solennel, son indulgence coutumière, n'attendant plus grand bien des hommes et de la vie, mais sachant, comme M. Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la nature. Le long des voies, les mendiants, dressés comme des candélabres ou étalés comme des reposoirs, faisaient l'ornement de cette fête sociale. Ils étaient tous venus parer les quartiers bourgeois, nos pauvres, truands, cagoux, piètres et malingreux, callots et sabouleux, francs-mitoux, drilles, courtauts de boutanche. Mais, subissant l'effacement universel des caractères et se conformant à la médiocrité générale des mœurs, ils n'étalaient pas, comme aux âges du grand Coësre, des difformités horribles et des plaies épouvantables. Ils n'entouraient point de linges sanglants leurs membres mutilés. Ils étaient simples, ils n'affectaient que des infirmités supportables. L'un d'eux suivit assez longtemps M. Bergeret en clochant du pied, et toutefois d'un pas agile. Puis il s'arrêta et se remit en lampadaire au bord du trottoir.

Après quoi M. Bergeret dit à sa fille:

- Je viens de commettre une mauvaise action: je viens de faire l'aumône. En donnant deux sous à Clopinel, j'ai goûté la joie honteuse d'humilier mon semblable, j'ai consenti le pacte odieux qui assure au fort sa puissance et au faible sa faiblesse, j'ai scellé de mon sceau l'antique iniquité, j'ai contribué à ce que cet homme n'eût qu'une moitié d'âme.

- Tu as fait tout cela, papa? demanda Pauline incrédule.

- Presque tout cela, répondit M. Bergeret. J'ai vendu à mon frère Clopinel de la fraternité à faux poids. Je me suis humilié en l'humiliant. Car l'aumône avilit également celui qui la reçoit et celui qui la fait. J'ai mal agi.

- Je ne crois pas, dit Pauline.

- Tu ne le crois pas, répondit M. Bergeret, parce que tu n'as pas de philosophie et que tu ne sais pas tirer d'une action innocente en apparence les conséquences infinies qu'elle porte en elle. Ce Clopinel m'a induit en aumône. Je n'ai pu résister à l'importunité de sa voix de complainte. J'ai plaint son maigre cou sans linge, ses genoux que le pantalon, tendu par un trop long usage, rend tristement pareils aux genoux d'un chameau, ses pieds au bout desquels les souliers vont le bec ouvert comme un couple de canards. Séducteur ! Ô dangereux Clopinel ! Clopinel délicieux ! Par toi, mon sou produit un peu de bassesse, un peu de honte. Par toi, j'ai constitué avec un sou une parcelle de mal et de laideur. En te communiquant ce petit signe de la richesse et de la puissance je t'ai fait capitaliste avec ironie et convié sans honneur au banquet de la société, aux fêtes de la civilisation. Et aussitôt j'ai senti que j'étais un puissant de ce monde, au regard de toi, un riche près de toi, doux Clopinel, mendigot exquis, flatteur ! Je me suis réjoui, je me suis enorgueilli, je me suis complu dans mon opulence et ma grandeur. Vis, ô Clopinel ! Pulcher hymnus divitiarum pauper immortalis.

" Exécrable pratique de l'aumône ! Pitié barbare de l'élémosyne ! Antique erreur du bourgeois qui donne un sou et qui pense faire le bien, et qui se croit quitte envers tous ses frères, par le plus misérable, le plus gauche, le plus ridicule, le plus sot, le plus pauvre acte de tous ceux qui peuvent être accomplis en vue d'une meilleure répartition des richesses. Cette coutume de faire l'aumône est contraire à la bienfaisance et en horreur à la charité.

- C'est vrai? demanda Pauline avec bonne volonté.

- L'aumône, poursuivit M. Bergeret, n'est pas plus comparable à la bienfaisance que la grimace d'un singe ne ressemble au sourire de la Joconde. La bienfaisance est ingénieuse autant que l'aumône est inepte. Elle est vigilante, elle proportionne son effort au besoin. C'est précisément ce que je n'ai point fait à l'endroit de mon frère Clopinel. Le nom seul de bienfaisance éveillait les plus douces idées dans les âmes sensibles, au siècle des philosophes. On croyait que ce nom avait été créé par le bon abbé de Saint-Pierre. Mais il est plus ancien et se trouve

déjà dans le vieux Balzac. Au XVIe siècle, on disait bénéficence. C'est le même mot. J'avoue que je ne retrouve pas à ce mot de bienfaisance sa beauté première; il m'a été gâté par les pharisiens qui l'ont trop employé. Nous avons dans notre société beaucoup d'établissements de bienfaisance, monts-de-piété, sociétés de prévoyance, d'assurance mutuelle. Quelques-uns sont utiles et rendent des services. Leur vice commun est de procéder de l'iniquité sociale qu'ils sont destinés à corriger, et d'être des médecines contaminées. La bienfaisance universelle, c'est que chacun vive de son travail et non du travail d'autrui. Hors l'échange et la solidarité tout est vil, honteux, infécond. La charité humaine, c'est le concours de tous dans la production et le partage des fruits.

" Elle est justice; elle est amour, et les pauvres y sont plus habiles que les riches. Quels riches exercèrent jamais aussi pleinement qu'Épictète ou que Benoît Malon la charité du genre humain? La charité véritable, c'est le don des œuvres de chacun à tous, c'est la belle bonté, c'est le geste harmonieux de l'âme qui se penche comme un vase plein de nard précieux et qui se répand en bienfaits, c'est Michel-Ange peignant la chapelle Sixtine ou les députés à l'Assemblée nationale dans la nuit du 4 Août; c'est le don répandu dans sa plénitude heureuse, l'argent coulant pêle-mêle avec l'amour et la pensée. Nous n'avons rien en propre que nous-mêmes. On ne donne vraiment que quand on donne son travail, son âme, son génie. Et cette offrande magnifique de tout soi à tous les hommes enrichit le donateur autant que la communauté.

- Mais, objecta Pauline, tu ne pouvais pas donner de l'amour et de la beauté à Clopinel. Tu lui as donné ce qui lui était le plus convenable.

- Il est vrai que Clopinel est devenu une brute. De tous les biens qui peuvent flatter un homme, il ne goûte que l'alcool. J'en juge à ce qu'il puait l'eau-de-vie, quand il m'approcha. Mais tel qu'il est, il est notre ouvrage. Notre orgueil fut son père; notre iniquité, sa mère. Il est le fruit mauvais de nos vices. Tout homme en société doit donner et recevoir. Celui-ci n'a pas assez donné sans doute parce qu'il n'a pas assez reçu.

- C'est peut-être un paresseux, dit Pauline. Comment ferons-nous, mon Dieu, pour qu'il n'y ait plus de pauvres, plus de faibles ni de paresseux? Est-ce que tu ne crois pas que les hommes sont bons naturellement et que c'est la société qui les rend méchants?

- Non. Je ne crois pas que les hommes soient bons naturellement, répondit M. Bergeret. Je vois plutôt qu'ils sortent péniblement et peu à peu de la barbarie originelle et qu'ils organisent à grand effort une justice incertaine et une bonté précaire. Le temps est loin encore où ils

seront doux et bienveillants les uns pour les autres. Le temps est loin où ils ne feront plus la guerre entre eux et où les tableaux qui représentent des batailles seront cachés aux yeux comme immoraux et offrant un spectacle honteux. Je crois que le règne de la violence durera longtemps encore, que longtemps les peuples s'entre-déchireront pour des raisons frivoles, que longtemps les citoyens d'une même nation s'arracheront furieusement les uns aux autres les biens nécessaires à la vie, au lieu d'en faire un partage équitable. Mais je crois aussi que les hommes sont moins féroces quand ils sont moins misérables, que les progrès de l'industrie déterminent à la longue quelque adoucissement dans les mœurs, et je tiens d'un botaniste que l'aubépine transportée d'un terrain sec en un sol gras y change ses épines en fleurs.

- Vois-tu? tu es optimiste, papa ! Je le savais bien, s'écria Pauline en s'arrêtant au milieu du trottoir pour fixer un moment sur son père le regard de ses yeux gris d'aube, pleins de lumière douce et de fraîcheur matinale. Tu es optimiste. Tu travailles de bon cœur à bâtir la maison future. C'est bien cela ! C'est beau de construire avec les hommes de bonne volonté la république nouvelle.

M. Bergeret sourit à cette parole d'espoir et à ces yeux d'aurore.

- Oui, dit-il, ce serait beau d'établir la société nouvelle, où chacun recevrait le prix de son travail.

- N'est-ce pas que cela sera?... Mais quand? demanda Pauline avec candeur.

Et M. Bergeret répondit, non sans douceur ni tristesse:

- Ne me demande pas de prophétiser, mon enfant. Ce n'est pas sans raison que les anciens ont considéré le pouvoir de percer l'avenir comme le don le plus funeste que puisse recevoir un homme. S'il nous était possible de voir ce qui viendra, nous n'aurions plus qu'à mourir, et peut-être tomberions-nous foudroyés de douleur ou d'épouvante. L'avenir, il y faut travailler comme les tisseurs de haute-lice travaillent à leurs tapisseries, sans le voir.

Ainsi conversaient en cheminant le père et la fille. Devant le square de la rue de Sèvres, ils rencontrèrent un mendigot solidement implanté sur le trottoir.

- Je n'ai plus de monnaie, dit M. Bergeret. As-tu une pièce de dix sous à me donner, Pauline? Cette main tendue me barre la rue. Nous serions sur la place de la Concorde, qu'elle me barrerait la place. Le bras allongé d'un misérable est une barrière que je ne saurais franchir. C'est une faiblesse que je ne puis vaincre. Donne à ce truand. C'est pardonnable. Il

ne faut pas s'exagérer le mal qu'on fait.

- Papa, je suis inquiète de savoir ce que tu feras de Clopinel, dans ta république. Car tu ne penses pas qu'il vive des fruits de son travail?

- Ma fille, répondit M. Bergeret, je crois qu'il consentira à disparaître. Il est déjà très diminué. La paresse, le goût du repos le dispose à l'évanouissement final. Il rentrera dans le néant avec facilité.

- Je crois au contraire qu'il est très content de vivre.

- Il est vrai qu'il a des joies. Il lui est délicieux sans doute d'avaler le vitriol de l'assommoir. Il disparaîtra avec le dernier mastroquet. Il n'y aura plus de marchands de vin dans ma république. Il n'y aura plus d'acheteurs ni de vendeurs. Il n'y aura plus de riches ni de pauvres. Et chacun jouira du fruit de son travail.

- Nous serons tous heureux, mon père.

- Non. La sainte pitié, qui fait la beauté des âmes, périrait en même temps que périrait la souffrance. Cela ne sera pas. Le mal moral et le mal physique, sans cesse combattus, partageront sans cesse avec le bonheur et la joie l'empire de la terre, comme les nuits y succéderont aux jours. Le mal est nécessaire. Il a comme le bien sa source profonde dans la nature et l'un ne saurait être tari sans l'autre. Nous ne sommes heureux que parce que nous sommes malheureux. La souffrance est sœur de la joie et leurs haleines jumelles, en passant sur nos cordes, les font résonner harmonieusement. Le souffle seul du bonheur rendrait un son monotone et fastidieux, et pareil au silence. Mais aux maux inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et augustes qui résultent de la condition humaine ne s'ajouteront plus les maux artificiels qui résultent de notre condition sociale. Les hommes ne seront plus déformés par un travail inique dont ils meurent plutôt qu'ils n'en vivent. L'esclave sortira de l'ergastule et l'usine ne dévorera plus les corps par millions.

" Cette délivrance, je l'attends de la machine elle-même. La machine qui a broyé tant d'hommes viendra en aide doucement, généreusement à la tendre chair humaine. La machine, d'abord cruelle et dure, deviendra bonne, favorable, amie. Comment changera-t-elle d'âme? Écoute. L'étincelle qui jaillit de la bouteille de Leyde, la petite étoile subtile qui se révéla, dans le siècle dernier, au physicien émerveillé, accomplira ce prodige. L'Inconnue qui s'est laissée vaincre sans se laisser connaître, la force mystérieuse et captive, l'insaisissable saisi par nos mains, la foudre docile, mise en bouteille et dévidée sur les innombrables fils qui couvrent la terre de leur réseau, l'électricité portera sa force, son aide, partout où il faudra, dans les maisons, dans les chambres, au foyer où le père et la mère et les enfants ne seront plus

séparés. Ce n'est point un rêve. La machine farouche, qui broie dans l'usine les chairs et les âmes, deviendra domestique, intime et familière. Mais ce n'est rien, non ce n'est rien que les poulies, les engrenages, les bielles, les manivelles, les glissières, les volants s'humanisent, si les hommes gardent un cœur de fer.

" Nous attendons, nous appelons un changement plus merveilleux encore. Un jour viendra où le patron, s'élevant en beauté morale, deviendra un ouvrier parmi les ouvriers affranchis, où il n'y aura plus de salaire, mais échange de biens. La haute industrie, comme la vieille noblesse qu'elle remplace et qu'elle imite, fera sa nuit du 4 Août. Elle abandonnera des gains disputés et des privilèges menacés. Elle sera généreuse quand elle sentira qu'il est temps de l'être. Et que dit aujourd'hui le patron? Qu'il est l'âme et la pensée, et que sans lui son armée d'ouvriers serait comme un corps privé d'intelligence. Eh bien ! s'il est la pensée, qu'il se contente de cet honneur et de cette joie. Faut-il, parce qu'on est pensée et esprit, qu'on se gorge de richesses? Quand le grand Donatello fondait avec ses compagnons une statue de bronze, il était l'âme de l'œuvre. Le prix qu'il en recevait du prince ou des citoyens, il le mettait dans un panier qu'on hissait par une poulie à une poutre de l'atelier. Chaque compagnon dénouait la corde à son tour et prenait dans le panier selon ses besoins. N'est-ce point assez de la joie de produire par l'intelligence, et cet avantage dispense-t-il le maître-ouvrier de partager le gain avec ses humbles collaborateurs? Mais dans ma république il n'y aura plus de gains ni de salaires et tout sera à tous.

- Papa, c'est le collectivisme, cela, dit Pauline avec tranquillité.

- Les biens les plus précieux, répondit M. Bergeret, sont communs à tous les hommes, et le furent toujours. L'air et la lumière appartiennent en commun à tout ce qui respire et voit la clarté du jour. Après les travaux séculaires de l'égoïsme et de l'avarice, en dépit des efforts violents des individus pour saisir et garder des trésors, les biens individuels dont jouissent les plus riches d'entre nous sont encore peu de chose en comparaison de ceux qui appartiennent indistinctement à tous les hommes. Et dans notre société même ne vois-tu pas que les biens les plus doux ou les plus splendides, routes, fleuves, forêts autrefois royales, bibliothèques, musées, appartiennent à tous? Aucun riche ne possède plus que moi ce vieux chêne de Fontainebleau ou ce tableau du Louvre. Et ils sont plus à moi qu'au riche si je sais mieux en jouir. La propriété collective, qu'on redoute comme un monstre lointain, nous entoure déjà sous mille formes familières. Elle effraye quand on l'annonce et l'on use déjà des avantages qu'elle procure.

" Les positivistes qui s'assemblent dans la maison d'Auguste Comte autour du vénéré M. Pierre Laffitte ne sont point pressés de devenir socialistes. Mais l'un d'eux a fait cette remarque judicieuse que la propriété est de source sociale. Et rien n'est plus vrai puisque toute propriété, acquise par un effort individuel, n'a pu naître et subsister que par le concours de la communauté tout entière. Et puisque la propriété privée est de source sociale, ce n'est point en méconnaître l'origine ni en corrompre l'essence que de l'étendre à la communauté et la commettre à l'État dont elle dépend nécessairement. Et qu'est-ce que l'État?...

Mademoiselle Bergeret s'empressa de répondre à cette question:

- L'État, mon père, c'est un monsieur piteux et malgracieux assis derrière un guichet. Tu comprends qu'on n'a pas envie de se dépouiller pour lui.

- Je comprends, répondit M. Bergeret en souriant. Je me suis toujours incliné à comprendre, et j'y ai perdu des énergies précieuses. Je découvre sur le tard que c'est une grande force que de ne pas comprendre. Cela permet parfois de conquérir le monde. Si Napoléon avait été aussi intelligent que Spinoza, il aurait écrit quatre volumes dans une mansarde. Je comprends. Mais ce monsieur malgracieux et piteux qui est assis derrière un guichet, tu lui confies tes lettres, Pauline, que tu ne confierais pas à l'agence Tricoche. Il administre une partie de tes biens, et non la moins vaste, ni la moins précieuse. Tu lui vois un visage morose. Mais quand il sera tout il ne sera plus rien. Ou plutôt il ne sera plus que nous. Anéanti par son universalité, il cessera de paraître tracassier. On n'est plus méchant, ma fille, quand on n'est plus personne. Ce qu'il a de déplaisant à l'heure qu'il est, c'est qu'il rogne sur la propriété individuelle, qu'il va grattant et limant, mordant peu sur les gros et beaucoup sur les maigres. Cela le rend insupportable. Il est avide. Il a des besoins. Dans ma république, il sera sans désirs, comme les dieux. Il aura tout et il n'aura rien. Nous ne le sentirons pas, puisqu'il sera conforme à nous, indistinct de nous. Il sera comme s'il n'était pas. Et quand tu crois que je sacrifie les particuliers à l'État, la vie à une abstraction, c'est au contraire l'abstraction que je subordonne à la réalité, l'État que je supprime en l'identifiant à toute l'activité sociale.

" Si même cette république ne devait jamais exister, je me féliciterais d'en avoir caressé l'idée. Il est permis de bâtir en Utopie. Et Auguste Comte lui-même, qui se flattait de ne construire que sur les données de la science positive, a placé Campanella dans le calendrier des grands hommes.

" Les rêves des philosophes ont de tout temps suscité des hommes

d'action qui se sont mis à l'œuvre pour les réaliser. Notre pensée crée l'avenir. Les hommes d'État travaillent sur les plans que nous laissons après notre mort. Ce sont nos maçons et nos goujats. Non, ma fille, je ne bâtis pas en Utopie. Mon songe, qui ne m'appartient nullement et qui est, en ce moment même, le songe de mille et mille âmes, est véritable et prophétique. Toute société dont les organes ne correspondent plus aux fonctions pour lesquelles ils ont été créés, et dont les membres ne sont point nourris en raison du travail utile qu'ils produisent, meurt. Des troubles profonds, des désordres intimes précèdent sa fin et l'annoncent.

" La société féodale était fortement constituée. Quand le clergé cessa d'y représenter le savoir et la noblesse, d'y défendre par l'épée le laboureur et l'artisan, quand ces deux ordres ne furent plus que des membres gonflés et nuisibles, tout le corps périt; une révolution imprévue et nécessaire emporta le malade. Qui soutiendrait que, dans la société actuelle, les organes correspondent aux fonctions et que tous les membres sont nourris en raison du travail utile qu'ils produisent? Qui soutiendrait que la richesse est justement répartie? Qui peut croire enfin à la durée de l'iniquité?

- Et comment la faire cesser, mon père? Comment changer le monde?

- Par la parole, mon enfant. Rien n'est plus puissant que la parole. L'enchaînement des fortes raisons et des hautes pensées est un lien qu'on ne peut rompre. La parole, comme la fronde de David, abat les violents et fait tomber les forts. C'est l'arme invincible. Sans cela le monde appartiendrait aux brutes armées. Qui donc les tient en respect? Seule, sans armes et nue, la pensée.

" Je ne verrai pas la cité nouvelle. Tous les changements dans l'ordre social comme dans l'ordre naturel sont lents et presque insensibles. Un géologue d'un esprit profond, Charles Lyell, a démontré que ces traces effrayantes de la période glaciaire, ces rochers énormes traînés dans les vallées, cette flore des froides contrées et ces animaux velus succédant à la faune et à la flore des pays chauds, ces apparences de cataclysmes sont, en réalité, l'effet d'actions multiples et prolongées, et que ces grands changements, produits avec la lenteur clémente des forces naturelles, ne furent pas même soupçonnés par les innombrables générations des êtres animés qui y assistèrent. Les transformations sociales s'opèrent, de même, insensiblement et sans cesse. L'homme timide redoute, comme un cataclysme futur, un changement commencé avant sa naissance, qui s'opère sous ses yeux, sans qu'il le voie, et qui ne deviendra sensible que dans un siècle.

XVIII

M. Félix Panneton montait à pied lentement l'avenue des Champs-Élysées. En s'acheminant vers l'Arc de Triomphe, il calculait les chances de sa candidature au Sénat. Elle n'était point encore posée. Et M. Panneton songeait comme Bonaparte: "Agir, calculer, agir"... Deux listes étaient déjà offertes aux électeurs dans le département. Les quatre sénateurs sortants: Laprat-Teulet, Goby, Mannequin et Ledru, se représentaient. Les nationalistes portaient le comte de Brécé, le colonel Despautères, M. Lerond, ancien magistrat et le boucher Lafolie.

Il était difficile de savoir laquelle des deux listes l'emporterait. Les sénateurs sortants se recommandaient aux paisibles populations du département par un long usage du pouvoir législatif, et comme gardiens de ces traditions tout ensemble libérales et autoritaires qui remontaient à la fondation de la République et se rattachaient au nom légendaire de Gambetta. Ils se recommandaient par les services rendus avec discernement et par des promesses abondantes. Ils avaient une clientèle nombreuse et disciplinée. Ces hommes publics, contemporains des grandes époques, demeuraient fidèles à leur doctrine avec une fermeté qui embellissait les sacrifices qu'ils faisaient aux exigences de l'opinion, sous l'empire des circonstances. Antiques opportunistes, ils se nommaient radicaux. Lors de l'Affaire, ils avaient tous quatre témoigné de leur profond respect pour les Conseils de guerre, et chez l'un d'eux ce respect était mêlé d'attendrissement. L'ancien avoué Goby ne parlait qu'avec des larmes de la justice militaire. L'ancêtre, le républicain des âges héroïques, l'homme des grandes luttes, Laprat-Teulet, s'exprimait sur l'armée nationale en termes si tendres et si émus qu'on eût estimé, dans d'autres temps, qu'un tel langage s'appliquait mieux à une pauvre orpheline qu'à une institution forte de tant d'hommes et de tant de milliards. Ces quatre sénateurs avaient voté la loi de dessaisissement et exprimé, au Conseil général, le vœu que le gouvernement prît des mesures rigoureuses pour arrêter l'agitation revisionniste. C'étaient les dreyfusards du département. Et, comme il n'y en avait pas d'autres, ils étaient furieusement combattus par les nationalistes. On faisait un grief à Mannequin d'être le beau-frère d'un conseiller à la Cour de cassation. Quant à Laprat-Teulet, tête de liste, il recevait des injures et des crachats dont la liste entière était éclaboussée. C'était un non-lieu, et il est vrai qu'il avait fait des affaires. On rappelait le temps où, compromis dans le Panama, sous la menace d'un mandat d'arrêt, il laissait croître une barbe blanche qui le rendait vénérable et se faisait rouler dans une petite voiture par sa pieuse femme et par sa fille, habillée comme une béguine.

Il passait chaque jour, dans ce cortège d'humilité et de sainteté, sous les ormes du mail, et se faisait mettre au soleil, pauvre paralytique qui du bout de sa canne traçait des raies dans la poussière, tandis que d'un esprit retors il préparait sa défense. Un non-lieu la rendit inutile. Il s'était redressé depuis. Mais la fureur nationaliste s'acharna contre lui ! Il était panamiste, on le fit dreyfusard. "Cet homme, se disait Ledru, va couler la liste". Il fit part de ses inquiétudes à Worms-Clavelin:

- Ne pourrait-on, monsieur le préfet, faire comprendre à Laprat-Teulet, qui a rendu de signalés services à la République et au pays, que l'heure a sonné pour lui de rentrer dans la vie privée?

Le préfet répondit qu'il fallait y regarder à deux fois avant de décapiter la liste républicaine.

Cependant le journal la Croix, introduit dans le département par madame Worms-Clavelin, faisait une campagne atroce contre les sénateurs sortants. Il soutenait la liste nationaliste qui était habilement formée. M. de Brécé ralliait les royalistes assez nombreux dans le département. M. Lerond, ancien magistrat, avocat des congrégations, était agréable au clergé; le colonel Despautères, obscur vieillard en soi, représentait l'honneur de l'armée: il avait donné des louanges aux faussaires et souscrit pour la veuve du colonel Henry. Le boucher Lafolie plaisait aux ouvriers à demi paysans des faubourgs. On commençait à croire que la liste Brécé obtiendrait plus de deux cents voix et qu'elle pourrait passer. M. Worms-Clavelin n'était pas tranquille. Il fut tout à fait inquiet quand la Croix publia le manifeste des candidats nationalistes. Le président de la République y était outragé, le Sénat traité de basse-cour et de porcherie, le cabinet qualifié de ministère de trahison. Si ces gens-là passent, je saute, pensa le préfet. Et il dit doucement à sa femme:

- Tu as eu tort, ma chère amie, de favoriser la diffusion de la Croix dans le département.

À quoi madame Worms-Clavelin répondit:

- Qu'est-ce que tu veux? Comme juive, j'étais obligée d'exagérer les sentiments catholiques. Cela nous a beaucoup servi jusqu'ici.

- Sans doute, répliqua le préfet. Mais nous sommes peut-être allés un peu loin.

Le secrétaire de préfecture, M. Lacarelle, que sa ressemblance notoire avec Vercingétorix disposait au nationalisme, faisait des pointages favorables à la liste Brécé. M. Worms-Clavelin, plongé dans de sombres rêveries, oubliait ses cigares, mâchés et fumants, sur les bras des fauteuils.

C'est alors que M. Félix Panneton alla le trouver. M. Félix Panneton, frère cadet de Panneton de La Barge, était dans les fournitures militaires. On ne pouvait le soupçonner de ne point aimer assez cette armée qu'il chaussait et coiffait. Il était nationaliste. Mais il était nationaliste gouvernemental. Il était nationaliste avec M. Loubet et avec M. Waldeck-Rousseau. Il ne s'en cachait pas, et quand on lui disait que c'était impossible, il répondait:

- Ce n'est pas impossible; ce n'est pas difficile. Il fallait seulement en avoir l'idée.

Panneton nationaliste restait gouvernemental. "Il est toujours temps de ne plus l'être, pensait-il; et tous ceux qui se sont brouillés trop tôt avec le gouvernement ont eu à le regretter. On ne songe pas assez qu'un gouvernement déjà par terre a encore le temps de vous lâcher un coup de pied et de vous casser les mandibules". Cette sagesse lui venait de son bon esprit et de ce qu'il était fournisseur, aux ordres du ministère. Il était ambitieux, mais il s'efforçait de satisfaire son ambition sans qu'il en coûtât rien à ses affaires ni à ses plaisirs, qui étaient les tableaux et les femmes. Au reste très actif, toujours entre son usine et Paris, où il avait trois ou quatre domiciles.

La pensée de couler sa candidature entre les radicaux et les nationalistes purs lui étant venue un jour, il alla trouver M. le préfet Worms-Clavelin et lui dit:

- Ce que j'ai à vous proposer, monsieur le préfet, ne peut que vous être agréable. Je suis donc certain à l'avance de votre assentiment. Vous souhaitez le succès de la liste Laprat-Teulet. C'est votre devoir. À cet égard, je respecte vos sentiments, mais je ne puis les seconder. Vous redoutez le succès de la liste Brécé. Rien de plus légitime. De ce côté, je puis vous être utile. Je forme avec trois de mes amis une liste de candidats nationalistes. Le département est nationaliste, mais il est modéré. Mon programme sera nationaliste et républicain. J'aurai contre moi les congrégations. J'aurai pour moi l'évêché. Ne me combattez pas. Observez à mon égard une neutralité bienveillante. Je n'ôterai pas beaucoup de voix à la liste Laprat; j'en prendrai au contraire un grand nombre à la liste Brécé. Je ne vous cache pas que j'espère passer au troisième tour. Mais ce sera encore un succès pour vous, puisque les violents resteront sur le carreau.

M. Worms-Clavelin répondit:

- Monsieur Panneton, vous êtes assuré depuis longtemps de mes sympathies personnelles. Je vous remercie de l'intéressante communication que vous avez eu l'amabilité de me faire. J'y réfléchirai

et j'agirai conformément aux intérêts du parti républicain, en m'efforçant de me pénétrer des intentions du gouvernement.

Il offrit un cigare à M. Panneton, puis il lui demanda amicalement s'il ne venait pas de Paris et s'il n'avait pas vu la nouvelle pièce des Variétés. Il faisait cette question parce qu'il savait que Panneton entretenait une actrice de ce théâtre. Félix Panneton passait pour aimer beaucoup les femmes. C'était un gros homme de cinquante ans, noir, chauve, la tête dans les épaules, laid et qu'on disait spirituel.

Quelques jours après son entrevue avec le préfet Worms-Clavelin, il remontait les Champs-Élysées, songeant à sa candidature, qui s'annonçait assez bien et qu'il importait de lancer le plus tôt possible. Mais au moment de publier la liste dont il tenait la tête, un des candidats, M. de Terremondre, s'était dérobé. M. de Terremondre était trop modéré pour se séparer des violents. Il était revenu à eux en entendant redoubler leurs cris. "Je m'y attendais ! songeait Panneton. Le mal n'est pas grand. Je prendrai Gromance à la place de Terremondre. Gromance fera l'affaire. Gromance propriétaire. Il n'y a pas un hectare de ses terres qui ne soit hypothéqué. Mais cela ne lui nuira que dans son arrondissement. Il est à Paris. Je vais le voir."

À cet endroit de sa pensée et de sa promenade, il vit venir madame de Gromance dans un manteau de vison qui lui tombait jusqu'aux pieds. Elle restait fine et mince sous l'épaisse toison. Il la trouva délicieuse ainsi.

- Je suis charmé de vous voir, chère madame. Comment va M. de Gromance?

- Mais... bien.

Quand on lui demandait des nouvelles de son mari, elle craignait toujours que ce ne fût avec une ironie de mauvais goût.

- Voulez-vous me permettre de faire quelques pas avec vous, madame? J'ai à vous parler de choses sérieuses... d'abord.

- Dites.

- Votre manteau vous donne un air farouche, l'air d'une charmante petite sauvage...

- Ce sont là les choses sérieuses que...

- J'y viens. Il est nécessaire que M. de Gromance pose sa candidature au Sénat. L'intérêt du pays l'exige. M. de Gromance est nationaliste, n'est-ce pas?

Elle le regarda avec une légère indignation.

- Ce n'est pas un intellectuel, bien sûr !

- Et républicain?

- Mon Dieu ! oui. Je vais vous expliquer. Il est royaliste... Alors, vous comprenez...

- Ah ! chère madame, ces républicains-là sont les meilleurs. Nous inscrirons le nom de M. de Gromance en belle place sur notre liste de nationalistes républicains.

- Et vous croyez que Dieudonné passera?

- Madame, je le crois. Nous avons pour nous l'évêché et beaucoup d'électeurs sénatoriaux qui, nationalistes de conviction et de sentiment, tiennent au gouvernement par leurs fonctions, leurs intérêts. Et, dans le cas d'un échec, qui ne peut être qu'honorable, M. de Gromance peut compter sur la reconnaissance de l'administration et du gouvernement. Je vous le dis en grand secret: Worms-Clavelin nous est favorable.

- Alors, je ne vois pas d'inconvénient à ce que Dieudonné...

- Vous m'assurez de son acceptation?

- Voyez-le vous-même.

- Il n'écoute que vous.

- Vous croyez?...

- J'en suis sûr.

- Alors, c'est entendu.

- Mais non, ce n'est pas entendu. Il y a des détails très délicats qu'on ne peut pas régler ainsi, dans la rue... Venez me voir. Je vous montrerai mes Baudouin. Venez demain.

Et il lui souffla l'adresse à l'oreille, le numéro d'une rue déserte et languissante dans le quartier de l'Europe. C'est là qu'à une distance respectueuse de son appartement légal et spacieux des Champs-Élysées, il avait un petit hôtel, construit naguère pour un peintre mondain.

- C'est donc bien pressé?

- Si c'est pressé ! Songez donc, chère madame, qu'il ne nous reste plus trois semaines pleines pour faire notre campagne électorale et que Brécé travaille le département depuis six mois.

- Mais, est-ce qu'il est absolument nécessaire que j'aille voir vos?...

- Mes Baudouin... C'est indispensable.

- Croyez-vous?

- Écoutez et jugez-en vous-même, chère madame. Le nom de votre

mari exerce un certain prestige, je ne le nie point, sur les populations rurales, principalement dans les cantons où il est peu connu. Mais je ne puis vous cacher que lorsque j'ai proposé de l'introduire dans notre liste, des résistances se sont produites. Elles subsistent encore. Il faut que vous me donniez la force de les vaincre. Il faut que je puise dans votre... dans votre amitié, cette volonté irrésistible qui... Enfin, je sens que si vous ne m'accordez pas toute votre sympathie, je n'aurai pas l'énergie nécessaire pour...

- Mais ce n'est pas très correct d'aller voir vos...

- Oh ! à Paris !...

- Si j'y vais, ce sera bien pour la patrie et pour l'armée. Il faut sauver la France.

- C'est mon avis.

- Faites bien mes amitiés à madame Panneton.

- Je n'y manquerai pas, chère madame. À demain.

XIX

Il y a dans le petit hôtel de M. Félix Panneton une grande pièce qui servait autrefois d'atelier au peintre mondain, et que le nouveau propriétaire meubla avec la magnificence d'un gros amateur de curiosités et la sagesse d'un savant ami des femmes. M. Panneton y disposa avec art, dans un ordre déterminé, des canapés, des sofas, des divans de formes diverses.

En entrant, le regard, promené de droite à gauche, rencontrait d'abord un petit canapé de soie bleue, dont les bras à col-de-cygne rappelaient le temps où Bonaparte à Paris, comme autrefois Tibère à Rome, restaurait les mœurs; puis un autre canapé, moins étroit, en beauvais, avec des accotoirs de tapisserie; puis une duchesse en trois parties, garnie de soie; puis un petit sofa de bois, à la capucine, couvert de tapisserie de point à la turque; puis un grand sofa de bois doré, couvert de velours cramoisi ciselé, avec son matelas pareil, provenant de mademoiselle Damours; puis un vaste divan bas, mollement rembourré, en satin ponceau. Au-delà il n'y avait plus qu'un amas chancelant de coussins moelleux, sur un divan oriental, très bas, qui, tout baigné d'une ombre rose, touchait à la chambre des Baudouin, à gauche.

Comme de la porte on embrassait d'un coup d'œil tous ces sièges, chaque visiteuse pouvait choisir celui qui convenait le mieux à son caractère moral et à l'état présent de son âme. Panneton, dès l'abord,

observait les amies nouvelles, épiait leurs regards, s'étudiait à deviner leurs préférences et prenait soin de ne les faire asseoir que là où elles voulaient être assises. Les plus pudiques allaient droit au petit canapé bleu et posaient leur main gantée sur le col-de-cygne. Il y avait même un haut fauteuil de velours de Gênes et de bois doré, trône autrefois d'une duchesse de Modène et de Parme, qui était pour les orgueilleuses. Les Parisiennes s'asseyaient tranquillement dans le canapé de beauvais. Les princesses étrangères marchaient d'ordinaire vers l'un ou l'autre sofa. Grâce à cette disposition judicieuse des meubles de conversation, Panneton savait tout de suite ce qui lui restait à faire. Il était en état de garder toutes les convenances, averti de ne point tenter des passages trop brusques dans la succession nécessaire de ses attitudes, et aussi d'éviter à la visiteuse comme à lui-même des stations longues et inutiles entre les politesses de la porte et la vue des Baudouin. Ses démarches en prenaient une sûreté et une maîtrise qui lui faisaient honneur.

Madame de Gromance montra tout de suite un tact dont Panneton lui sut gré. Sans regarder seulement le trône de Parme et de Modène, et laissant à sa droite le col-de-cygne consulaire, elle s'assit dans le beauvais fleuri, comme une Parisienne. Clotilde avait langui dans la petite noblesse agricole du département, un peu traîné avec de petits jeunes gens mal élevés. Mais le sens de la vie lui venait. Les embarras d'argent avaient beaucoup exercé son intelligence et elle commençait à comprendre le devoir social. Panneton ne lui déplaisait pas excessivement. Cet homme chauve, avec des cheveux très noirs collés aux tempes, de gros yeux hors de la tête, un air d'amoureux apoplectique, lui donnait un peu envie de rire et contentait ce besoin de comique qu'elle avait dans l'amour. Sans doute elle eût préféré un superbe garçon, mais elle était encline à la gaieté facile, disposée à l'amusement qu'un homme procure par des plaisanteries un peu grasses et par une certaine laideur. Après un moment de gêne bien naturelle, elle sentit que ce ne serait pas horrible, ni même très ennuyeux.

Ce fut très bien. Le passage du beauvais à la duchesse et de la duchesse au grand sofa se fit convenablement. On jugea inutile de s'arrêter aux coussins orientaux et l'on passa dans la chambre des Baudouin.

Quand Clotilde songea à les regarder, la chambre était, comme ces tableaux du peintre érotique, toute jonchée de vêtements de femme et de linge fin.

- Ah ! les voilà, vos Baudouin. Vous en avez deux...

- Parfaitement.

Il possédait le Jardinier galant et le Carquois épuisé, deux petites gouaches qu'il avait payées soixante mille francs pièce à la vente Godard, et qui lui revenaient beaucoup plus cher que cela par l'usage qu'il en faisait.

Il examinait en connaisseur, très calme maintenant et même un peu mélancolique, cette fine, élégante, coulante figure de femme, et il goûtait à la trouver jolie une petite satisfaction d'amour-propre qui s'avivait à mesure qu'elle revêtait pièce à pièce son caractère social avec ses vêtements.

Elle demanda la liste des candidats:

- Panneton, industriel; Dieudonné de Gromance, propriétaire; docteur Fornerol; Mulot, explorateur.

- Mulot?

- Le fils Mulot. Il faisait des dettes à Paris. Le père Mulot l'envoya faire le tour du monde. Désiré Mulot, explorateur. C'est excellent, un candidat explorateur. Les électeurs espèrent qu'il ouvrira des débouchés nouveaux à leurs produits. Et surtout ils sont flattés.

Madame de Gromance devenait une femme sérieuse. Elle voulut connaître la proclamation aux électeurs sénatoriaux. Il la lui résuma et en récita les passages qu'il savait par cœur.

- D'abord nous promettons l'apaisement. Brécé et les nationalistes purs n'ont pas assez insisté sur l'apaisement. Ensuite nous flétrissons le parti sans nom.

Elle demanda:

- Qu'est-ce que c'est que le parti sans nom?

- Pour nous, c'est celui de nos adversaires. Pour nos adversaires, c'est le nôtre. Il n'y a pas d'équivoque possible... Nous flétrissons les traîtres, les vendus. Nous combattons la puissance de l'argent. Cela, très utile, pour la petite noblesse ruinée. Ennemis de toute réaction, nous répudions la politique d'aventures. La France veut résolument la paix. Mais le jour où elle tirerait l'épée du fourreau..., etc., etc. La Patrie repose ses regards avec orgueil et tendresse sur son admirable armée nationale... Il faudra changer un peu cette phrase-là.

- Pourquoi?

- Parce qu'elle est littéralement dans les deux autres manifestes électoraux, dans celui des nationalistes et dans celui des ennemis de l'armée.

- Et vous me promettez que Dieudonné passera.

- Dieudonné ou Goby.

- Comment?... Dieudonné ou Goby? Si vous n'étiez pas plus sûr que ça, vous auriez dû me prévenir... Dieudonné ou Goby !... À vous entendre, on dirait que c'est la même chose.

- Ce n'est pas la même chose. Mais dans les deux cas, Brécé échoue...

- Vous savez, Brécé est de nos amis.

- Et des miens !... Dans les deux cas, vous dis-je, Brécé échoue avec sa liste, et M. de Gromance, en contribuant à son échec, se sera acquis des titres à la reconnaissance du préfet et du gouvernement. Après les élections, quel qu'en soit le résultat, vous reviendrez voir mes Baudouin, et je fais votre mari... tout ce que vous voudrez qu'il soit.

- Ambassadeur.

Au scrutin du 28 janvier, la liste des nationalistes: comte de Brécé; colonel Despautères; Lerond, ancien magistrat; Lafolie, boucher, obtint cent voix en moyenne. La liste des républicains progressistes: Félix Panneton, industriel; Dieudonné de Gromance, propriétaire; Mulot, explorateur; docteur Fornerol, obtint cent trente voix en moyenne; Laprat-Teulet, compromis dans le Panama, ne réunit sur son nom que cent vingt suffrages. Les trois autres sénateurs sortants, républicains radicaux, obtinrent deux cents voix en moyenne.

Au second tour de scrutin, Laprat-Teulet tomba à soixante voix.

Au troisième tour, Goby, Mannequin, Ledru, sénateurs sortants radicaux, et Félix Panneton, républicain progressiste, furent élus.

XX

- Contemplez ce spectacle, dit, sur les marches du Trocadéro, M. Bergeret à M. Goubin, son disciple, qui essuyait les verres de son lorgnon. Voyez: dômes, minarets, flèches, clochers, tours, frontons, toits de chaume, d'ardoise, de verre, de tuile, de faïences colorées, de bois, de peaux de bêtes, terrasses italiennes et terrasses mauresques, palais, temples, pagodes, kiosques, huttes, cabanes, tentes, châteaux d'eaux, château de feu, contrastes et harmonies de toutes les habitations humaines, féerie du travail, jeux merveilleux de l'industrie, amusement énorme du génie moderne, qui a planté là les arts et métiers de l'univers.

- Pensez-vous, demanda M. Goubin, que la France tirera profit de cette immense Exposition?

- Elle en peut recueillir de grands avantages, répondit M. Bergeret, à la

condition de n'en pas concevoir un stérile et hostile orgueil. Ceci n'est que le décor et l'enveloppe. L'étude du dedans donnera lieu de considérer de plus près l'échange et la circulation des produits, la consommation au juste prix, l'augmentation du travail et du salaire, l'émancipation de l'ouvrier. Et n'admirez-vous pas, monsieur Goubin, un des premiers bienfaits de l'Exposition universelle? Voici que, tout d'abord, elle a mis en déroute Jean Coq et Jean Mouton. Jean Coq et Jean Mouton, où sont-ils? On ne les voit ni ne les entend. Naguère on ne voyait qu'eux. Jean Coq allait devant, la tête haute et le mollet tendu. Jean Mouton allait derrière, gras et frisé. Toute la ville retentissait de leur cocorico et de leur bêe, bêe, bêe; car ils étaient éloquents. J'ouïs, un jour de cet hiver, Jean Coq qui disait:

" - Il faut faire la guerre. Ce gouvernement l'a rendue inévitable par sa lâcheté.

" Et Jean Mouton répondait:

" - J'aimerais assez une guerre navale.

" - Certes, disait Jean Coq, une naumachie serait congruente à l'exaltation du nationalisme. Mais ne pouvons-nous faire la guerre sur terre et sur mer? Qui nous en empêche?

" - Personne, répondait Jean Mouton. Je voudrais bien voir que quelqu'un nous en empêchât ! Mais auparavant il faut exterminer les traîtres et les vendus, les juifs et les francs-maçons. C'est nécessaire.

" - Je l'entends bien ainsi, disait Jean Coq, et ne partirai en guerre que lorsque le sol national sera purgé de tous nos ennemis.

" Jean Coq est vif, Jean Mouton est doux. Mais ils savent trop bien tous deux comment on trempe les énergies nationales pour ne pas s'efforcer, par tous les moyens possibles, d'assurer à leur pays les bienfaits de la guerre civile et de la guerre étrangère.

" Jean Coq et Jean Mouton sont républicains. Jean Coq vote, à chaque élection, pour le candidat impérialiste, et Jean Mouton pour le candidat royaliste; mais ils sont tous deux républicains plébiscitaires, n'imaginant rien de mieux, pour affermir le gouvernement de leur choix, que de le livrer aux hasards d'un suffrage obscur et tumultueux. En quoi ils se montrent habiles gens. En effet, il vous est profitable, si vous possédez une maison, de la jouer aux dés contre une botte de foin, car, par ce moyen, vous risquez de gagner votre maison, ce dont vous serez bien avancé.

" Jean Coq n'est pas pieux, et Jean Mouton n'est pas clérical bien qu'il ne soit pas libre penseur, mais ils vénèrent et chérissent la moinerie qui

s'enrichit à vendre des miracles et qui rédige des papiers séditieux, injurieux et calomniateurs. Et vous savez si une telle moinerie pullule en ce pays et le dévore !

" Jean Coq et Jean Mouton sont patriotes. Vous pensez l'être aussi et vous vous sentez attaché à votre pays par les forces invincibles et douces du sentiment et de la raison. Mais c'est une erreur, et si vous souhaitez de vivre en paix avec l'univers, vous êtes un complice de l'étranger. Jean Coq et Jean Mouton vous le prouveront bien en vous assommant à coups de matraque, au cri de guerre: "La France aux Français !" Et ce sera bien fait pour vous. "La France aux Français", c'est la devise de Jean Coq et de Jean Mouton; et comme évidemment ces trois mots [Note de l'éditeur numérique: quatre mots] rendent un compte exact de la situation d'un grand peuple au milieu des autres peuples, expriment les conditions nécessaires de sa vie, la loi universelle de l'échange, le commerce des idées et des produits, comme enfin ils renferment une philosophie profonde et une large doctrine économique, Jean Coq et Jean Mouton, pour assurer la France aux Français, avaient résolu de la fermer aux étrangers, étendant ainsi, par un coup de génie, aux personnes humaines le système que M. Méline n'avait appliqué qu'aux produits que l'agriculture et de l'industrie, pour le plus grand profit d'un petit nombre de propriétaires fonciers. Et cette pensée, que conçut Jean Coq, d'interdire le sol national aux hommes des nations étrangères s'imposa par sa beauté farouche à l'admiration d'une assez grande foule de menus bourgeois et de limonadiers.

" Jean Coq et Jean Mouton n'ont point de méchanceté. C'est avec innocence qu'ils sont les ennemis du genre humain. Jean Coq a plus d'ardeur, Jean Mouton plus de mélancolie; mais ils sont simples tous deux, et ils croient ce que dit leur journal. C'est là qu'éclate leur candeur. Car ce que dit leur journal n'est pas aisément croyable. Je vous atteste, imposteurs célèbres, faussaires de tous les temps, menteurs insignes, trompeurs illustres, artisans fameux de fictions, d'erreurs et d'illusions, vous dont les fraudes vénérables ont enrichi la littérature profane et la littérature sacrée de tant de livres supposés, auteurs des ouvrages apocryphes grecs, latins, hébraïques, syriaques et chaldaïques, qui ont abusé si longtemps les ignorants et les doctes, faux Pythagore, faux Hermès-Trismégiste, faux Sanchoniathon, rédacteurs fallacieux des poésies orphiques et des Livres sibyllins, faux Enoch, faux Esdras, pseudo-Clément et pseudo-Timothée; et vous seigneurs abbés qui, pour vous assurer la possession de vos terres et de vos privilèges, forgeâtes sous le règne de Louis IX des chartes de Clotaire et de Dagobert; et vous, docteurs en droit canon, qui appuyâtes les prétentions du

Saint-Siège sur un tas de sacrées décrétales que vous aviez vous-mêmes composées; et vous, fabricants à la grosse de mémoires historiques, Soulavie, Courchamps, Touchard-Lafosse, faux Weber, Bourrienne faux; vous, feints bourreaux et policiers feints, qui écrivîtes sordidement les Mémoires de Samson et les Mémoires de M. Claude; et toi Vrain-Lucas qui de ta main sus tracer une lettre de Marie-Madeleine et un billet de Vercingétorix, je vous atteste; je vous atteste, vous dont la vie entière fut une œuvre de simulation, faux Smerdis, faux Nérons, fausses Pucelles d'Orléans qui trompâtes les frères même de Jeanne d'Arc, faux Démétrius, faux Martin Guerre et faux ducs de Normandie; je vous atteste, ouvriers en prestiges, faiseurs de miracles par qui les foules furent séduites, Simon le Magicien, Apollonius de Tyane, Cagliostro, comte de Saint-Germain; je vous atteste, voyageurs qui, revenant de loin, eûtes toutes facilités de mentir et en usâtes pleinement, vous qui nous dites avoir vu les Cyclopes et les Lestrygons, la montagne d'aimant, l'oiseau Rok et le poisson-évêque; et vous Jean de Mandeville, qui rencontrâtes en Asie des diables crachant du feu; et vous beaux faiseurs de contes, de fables et de gabs, ô ma Mère l'Oie, ô Till l'Espiègle, ô baron de Münchhausen ! et vous Espagnols chevaleresques et picaresques, grands hâbleurs, je vous atteste; soyez témoins qu'à vous tous, vous n'avez pas accumulé autant de mensonges, en une longue suite de siècles, que n'en assemble en un jour un seul des journaux que lisent Jean Coq et Jean Mouton. Après cela comment s'étonner qu'ils aient tant de fantômes dans la tête !

XXI

Impliqué dans les poursuites intentées aux auteurs du complot contre la République, Joseph Lacrisse mit en sûreté sa personne et ses papiers. Le commissaire de police chargé de saisir la correspondance du Comité royaliste était trop homme du monde pour ne pas avertir préalablement de sa visite MM. les membres du Comité. Il les en avisa vingt-quatre heures à l'avance, mettant ainsi sa courtoisie d'accord avec le légitime souci de bien conduire ses affaires, car il croyait, conformément à l'opinion commune, que le ministère républicain serait bientôt renversé et remplacé par un ministère Méline ou Ribot. Quand il se présenta au siège du Comité, tous les cartons et tous les tiroirs étaient vides. Le magistrat y apposa les scellés. Il mit pareillement sous scellés un Bottin de 1897, le catalogue d'un constructeur d'automobiles, un gant d'escrime et un paquet de cigarettes, qui se trouvaient sur le marbre de la cheminée. De cette manière, il observa les formes de la loi, ce dont il

convient de le féliciter; on doit toujours observer les formes de la loi. Il se nommait Jonquille. C'était un magistrat distingué et un homme d'esprit. Il avait composé, dans sa jeunesse, des chansons pour les cafés-concerts. Une de ses œuvres, les Cancrelats dans le pain, obtint un grand succès aux Champs-Élysées, en 1885.

Après l'étonnement causé par une poursuite inattendue, Joseph Lacrisse se rassura. Il s'aperçut vite que, sous le présent régime, on risque moins à conspirer qu'on ne risquait sous le premier Empire et sous la royauté légitime, et que la troisième République n'est pas sanguinaire. Il l'en estima moins, mais il en éprouva un grand soulagement. Madame de Bonmont seule le considérait comme une victime. Elle l'en aima davantage, car elle était généreuse, et elle lui témoignait son amour dans les larmes, les sanglots et les spasmes, en sorte qu'il passa avec elle, à Bruxelles, quinze jours inoubliables. Ce fut tout son exil. Il bénéficia d'une des premières ordonnances de non-lieu rendues par la Haute Cour. Je ne m'en plains pas, et si l'on m'en avait cru, la Haute Cour n'aurait condamné personne. Puisqu'on n'osait pas poursuivre tous les coupables, il n'était pas très élégant de condamner seulement ceux dont on avait le moins de peur, et de les condamner pour des faits qui n'étaient pas, ou du moins ne semblaient pas suffisamment distincts des faits pour lesquels ils avaient été déjà poursuivis. Enfin que, dans un complot militaire, seuls des civils fussent impliqués, cela pouvait paraître étrange.

À quoi d'excellentes gens m'ont répondu:

- On se défend comme on peut.

Joseph Lacrisse n'avait rien perdu de son énergie. Il était prêt à renouer les fils rompus du complot, mais on reconnut vite que c'était impossible. Bien que, pour la plupart, les commissaires de police qui avaient reçu un mandat de perquisition eussent agi à l'égard des prévenus royalistes avec la même délicatesse que M. Jonquille, la malice du hasard ou l'imprudence des conspirateurs mit malgré eux, entre leurs mains, assez de papiers pour révéler au procureur de la République l'organisation intime des Comités. On ne pouvait plus conspirer en sûreté, et toute espérance était perdue de voir le Roi revenir avec les hirondelles.

Madame de Bonmont vendit les six chevaux blancs qu'elle avait achetés dans le dessein de les offrir au Prince pour l'entrée à Paris, par l'avenue des Champs-Élysées. Elle les céda, sur l'avis de son frère Wallstein, à M. Gilbert, directeur du Cirque national du Trocadéro. Elle n'eut point la douleur de les vendre à perte. Elle fit même un petit

bénéfice dessus. Cependant ses beaux yeux pleurèrent quand ces six chevaux blancs comme des lis quittèrent son écurie pour n'y plus revenir. Il lui semblait qu'ils prenaient les funérailles de cette royauté dont ils devaient conduire le triomphe.

Cependant la Haute Cour, qui avait instruit l'affaire avec une curiosité limitée, siégeait longuement.

Un jour, chez madame de Bonmont, le jeune Lacrisse se donna la naturelle satisfaction de maudire les juges qui l'avaient acquitté, mais qui retenaient quelques accusés.

- Quels bandits ! s'écria-t-il.

- Ah ! soupira madame de Bonmont, le Sénat est aux gages du ministère. Nous avons un gouvernement affreux. Ce n'est pas M. Méline qui aurait fait cet abominable procès. C'était un républicain, M. Méline, mais c'était un honnête homme. S'il était resté ministre, le Roi serait aujourd'hui en France.

- Hélas ! le Roi en est loin, aujourd'hui, dit Henri Léon, qui n'avait jamais eu beaucoup d'illusions.

Joseph Lacrisse secoua la tête. Et il y eut un grand silence.

- C'est peut-être un bien pour vous, reprit Henri Léon.

- Comment?

- Je dis que, d'une manière, c'est plutôt un avantage pour vous, Lacrisse, que le Roi reste en exil. Et même vous devriez en être enchanté, abstraction faite de vos sentiments patriotiques, naturellement.

- Je ne comprends pas.

- C'est pourtant bien simple. Si vous étiez financier, comme moi, la monarchie pourrait vous être profitable. Ne serait-ce que l'emprunt du sacre... Le Roi aurait fait un emprunt peu après son avènement, car il aurait eu besoin d'argent pour régner, ce cher prince. Il y avait gros à gagner pour moi, dans cette affaire-là. Mais vous, un avocat, qu'est-ce que vous auriez gagné à la restauration? Une préfecture? La belle affaire ! Vous pouvez avoir beaucoup mieux comme royaliste dans la République. Vous parlez très bien... Ne vous en défendez pas. Vous parlez avec facilité, avec élégance. Vous êtes un des vingt-cinq ou trente membres du jeune barreau que le nationalisme a mis en vue. Vous pouvez m'en croire, je ne vous flatte pas. Un homme qui parle a tout à gagner à ce que le Roi ne revienne pas. Philippe à l'Élysée, vous êtes mis en devoir d'administrer, de gouverner. On s'use vite à ce métier. Vous prenez les intérêts du peuple, vous mécontentez le Roi, il vous chasse.

Vous êtes dévoué au Roi, le public murmure, et le Roi vous congédie. Il fait des fautes, vous en faites, et vous êtes puni des vôtres et des siennes. Populaire ou impopulaire, vous vous coulez fatalement. Mais tant que le Prince est en exil, vous ne pouvez commettre de fautes. Vous ne pouvez rien: vous n'avez pas de responsabilité. C'est une situation excellente. Vous n'avez à craindre ni la popularité ni l'impopularité: vous êtes au-dessus de l'une et de l'autre. Vous ne pouvez être maladroit: aucune maladresse n'est possible au défenseur d'une cause perdue. L'avocat du malheur est toujours éloquent. Dans une république on est royaliste sans danger quand on l'est sans espoir. On fait au pouvoir une opposition sereine; on est libéral; on a la sympathie de tous les ennemis du régime existant et l'estime du gouvernement que l'on combat sans lui nuire. Serviteur de la monarchie déchue, la vénération avec laquelle vous vous agenouillerez aux pieds de votre Roi rehaussera la noblesse de votre caractère, et vous pouvez sans bassesse épuiser sur lui toutes les flatteries. Vous pouvez également, sans inconvénient aucun, faire la leçon au Prince, lui parler avec une rude franchise, lui reprocher ses alliances, ses abdications, ses conseillers intimes, lui dire, par exemple: "Monseigneur, je vous avertis respectueusement que vous vous encanaillez". Les journaux recueilleront cette noble parole. Votre renom de fidélité en grandira et vous dominerez votre propre parti de toute la hauteur de votre âme. Avocat, député, vous avez au Palais, à la tribune, les plus beaux gestes; vous êtes incorruptible... Et les bons Pères vous protègent. Lacrisse, connaissez votre bonheur.

Lacrisse répliqua sèchement:

- C'est peut-être drôle, ce que vous dites, Léon; mais je ne trouve pas. Et je doute que vos plaisanteries soient très à propos.

- Je ne plaisante pas.

- Si ! vous plaisantez. Vous êtes sceptique. J'ai horreur du scepticisme. C'est la négation de l'action. Moi je suis pour l'action, toujours et quand même.

Henri Léon protesta:

- Je vous assure que je suis très sérieux.

- Eh bien ! mon cher ami, j'ai le regret de vous dire que vous ne comprenez pas le moins du monde l'esprit de votre époque. Vous avez dessiné là un bonhomme genre Berryer, qui aurait l'air d'un portrait de famille, d'un trumeau. On pouvait lui trouver une certaine allure, à votre royaliste, sous le second Empire. Mais je vous assure qu'aujourd'hui il paraîtrait vieux jeu et bigrement démodé. Le courtisan du malheur serait tout bonnement ridicule, au XXe siècle. Il ne faut pas être vaincu et les

faibles ont tort. Voilà notre morale, mon cher. Est-ce que nous sommes pour la Pologne, pour la Grèce, pour la Finlande? Non, non ! Nous ne pinçons pas de cette guitare-là. On n'est pas des naïfs !... Nous avons crié "Vivent les Boërs !" c'est vrai. Mais nous savions ce que nous faisions. C'était pour ennuyer le gouvernement en lui créant des difficultés avec l'Angleterre, et parce que nous espérions que les Boërs seraient victorieux. D'ailleurs je ne suis pas découragé. J'ai bon espoir que nous renverserons la République, avec l'aide des républicains.

" Ce que nous ne pouvons faire tout seuls, nous le ferons avec les nationalistes de toutes nuances. Avec eux nous étranglerons la gueuse. Et tout d'abord il faut travailler les élections municipales."

XXII

Joseph Lacrisse l'avait dit: il était homme d'action. L'oisiveté lui pesait. Secrétaire d'un Comité royaliste qui n'agissait plus, il entra dans un Comité nationaliste qui agissait beaucoup. L'esprit en était violent. On y respirait un amour haineux de la France et un patriotisme exterminateur. On y organisait des manifestations assez farouches, qui avaient lieu soit dans les théâtres, soit dans les églises. Joseph Lacrisse prenait la tête de ces manifestations. Lorsqu'elles avaient lieu dans les églises, madame de Bonmont, qui était pieuse, s'y rendait en toilette sombre. Domus mea domus orationis. Un jour, après s'être joints aux nationalistes, dans la cathédrale, pour y prier avec éclat, madame de Bonmont et Lacrisse se mêlèrent, sur la place du Parvis, à des hommes qui exprimaient leur patriotisme par des cris frénétiques et concertés. Lacrisse unit sa voix à la voix de la foule, et madame de Bonmont anima les courages par les sourires humides de ses yeux bleus et de ses lèvres rouges, qui brillaient sous la voilette.

La clameur fut auguste et formidable. Elle grandissait encore, quand, sur un ordre de la Préfecture, une escouade de gardiens de la paix marcha contre les manifestants. Lacrisse la vit venir sans s'étonner, et dès que les agents furent à portée de la voix, il cria: "Vive la police !"

Cet enthousiasme ne manquait point de prudence, et il était sincère. Des liens d'amitié avaient été noués entre les brigades de la Préfecture et les manifestants nationalistes aux temps à jamais regrettables, si l'on ose dire, du ministre laboureur, qui laissait les porteurs de matraque assommer sur le pavé des rues les républicains silencieux. C'est ce qu'il appelait agir avec modération ! Ô douces mœurs agricoles ! Ô simplicité première ! Ô jours heureux ! qui ne vous a pas connus n'a pas vécu ! Ô

candeur de l'homme des champs, qui disait: "La République n'a point d'ennemis. Où voyez-vous des conspirateurs royalistes et des moines séditieux? Il n'y en a point". Il les avait tous cachés sous sa longue redingote des dimanches. Joseph Lacrisse n'avait pas oublié ces heures fortunées. Et sur la foi de cette antique alliance des émeutiers avec les agents, il acclamait les brigades noires. Au premier rang des ligueurs, agitant son chapeau au bout de sa canne, en signe de paix, il cria vingt fois: "Vive la police !" Mais les temps étaient changés. Indifférents à cet accueil amical, sourds à ces cris flatteurs, les agents chargèrent. Le choc fut rude. La troupe nationaliste oscilla et plia. Juste retour des choses humaines, Lacrisse, qui avait cessé de saluer et s'était couvert devant les assaillants, eut son chapeau défoncé d'un coup de poing. Indigné de l'offense, il cassa sa canne sur la tête d'un sergot. Et, sans l'effort de ses amis qui le dégagèrent, il aurait été mené au poste et passé à tabac, comme un socialiste.

L'agent, qui avait la tête fendue, fut porté à l'hôpital où il reçut de M. le préfet de police une médaille d'argent. Joseph Lacrisse fut désigné par le Comité nationaliste du quartier des Grandes-Écuries comme candidat aux élections municipales du 6 mai.

C'était l'ancien Comité de M. Collinard, conservateur blackboulé aux précédentes élections, et qui, cette fois, ne se présentait pas. Le président du Comité, M. Bonnaud, charcutier, s'engagea à faire triompher la candidature de Joseph Lacrisse. Le conseiller sortant, Raimondin, républicain radical, demandait le renouvellement de son mandat. Mais il avait perdu la confiance des électeurs. Il avait mécontenté tout le monde et négligé les intérêts du quartier. Il n'avait pas même obtenu un tramway, réclamé depuis douze ans, et on l'accusait d'avoir eu quelques complaisances pour les dreyfusards. Le quartier était excellent. Les gens de maison étaient tous nationalistes et les commerçants jugeaient sévèrement le ministère Waldeck-Millerand. Il y avait des juifs; mais ils étaient antisémites. Les congrégations, nombreuses et riches, marcheraient. On pouvait compter notamment sur les Pères qui avaient ouvert la chapelle de Saint-Antoine. Le succès était certain. Il fallait seulement que M. Lacrisse ne se déclarât pas expressément et en propres termes royaliste, par ménagement pour le petit commerce qui avait peur d'un changement de régime, surtout pendant l'Exposition.

Lacrisse résista. Il était royaliste et n'entendait pas mettre son drapeau dans sa poche. M. Bonnaud insista. Il connaissait l'électeur. Il savait quelle bête c'était et comment il fallait la prendre. Que M. Lacrisse se présentât comme nationaliste et Bonnaud enlevait l'élection. Sinon, il

n'y avait rien à faire.

Joseph Lacrisse était perplexe. Il pensa en écrire au Roi. Mais le temps pressait. D'ailleurs le Prince pouvait-il, à distance, être bon juge de ses propres intérêts? Lacrisse consulta ses amis.

- Notre force est dans notre principe, lui répondit Henri Léon. Un monarchiste ne peut pas se dire républicain, même pendant l'Exposition. Mais on ne vous demande pas de vous déclarer républicain, mon cher Lacrisse. On ne vous demande pas même de vous déclarer républicain progressiste ou républicain libéral, ce qui est tout autre chose que républicain. On vous demande de vous proclamer nationaliste. Vous pouvez le faire la tête haute, puisque vous êtes nationaliste. N'hésitez pas. Le succès en dépend, et il importe à la bonne cause que vous soyez élu.

Joseph Lacrisse céda par patriotisme. Et il écrivit au Prince pour lui exposer la situation et protester de son dévouement.

On arrêta sans difficulté les termes du programme. Défendre l'armée nationale contre une bande de forcenés. Combattre le cosmopolitisme. Soutenir les droits des pères de famille violés par le projet du gouvernement sur le stage universitaire. Conjurer le péril collectiviste. Relier par un tramway le quartier des Grandes-Écuries à l'Exposition. Porter haut le drapeau de la France. Améliorer le service des eaux.

De plébiscite il n'en fut pas question. On ne savait ce que c'était dans le quartier des Grandes-Écuries. Joseph Lacrisse n'eut point l'embarras de concilier sa doctrine, qui était celle du droit divin, avec la doctrine plébiscitaire. Il aimait et admirait Déroulède. Il ne le suivait pas aveuglément.

- Je ferai faire des affiches tricolores, dit-il à Bonnaud. Ce sera d'un bel effet. Il ne faut rien négliger pour frapper les esprits.

Bonnaud l'approuva. Mais le conseiller sortant, Raimondin, ayant obtenu à la dernière heure l'établissement d'une ligne de tramways à vapeur allant des Grandes-Écuries au Trocadéro, publiait abondamment cet heureux succès. Il honorait l'armée dans ses circulaires et célébrait les merveilles de l'Exposition comme le triomphe du génie industriel et commercial de la France, et la gloire de Paris. Il devenait un concurrent redoutable.

Sentant que la lutte serait rude, les nationalistes haussèrent leur courage. Dans d'innombrables réunions, ils accusèrent Raimondin d'avoir laissé mourir de faim sa vieille mère et voté la souscription municipale au livre d'Urbain Gohier. Ils flétrirent chaque nuit Raimondin,

candidat des juifs et des panamistes. Un groupe de républicains progressistes se forma pour soutenir la candidature de Joseph Lacrisse et lança la circulaire que voici:

Messieurs les Électeurs,

Les graves circonstances que nous traversons nous font un devoir de demander compte aux candidats aux élections municipales de leur sentiment sur la politique générale, de laquelle dépend l'avenir du pays. À l'heure où des égarés ont la prétention criminelle d'entretenir une agitation malsaine de nature à affaiblir notre cher pays; à l'heure où le Collectivisme, audacieusement installé au pouvoir, menace nos biens, fruits sacrés du travail et de l'épargne; à l'heure où un gouvernement établi contre l'opinion publique prépare des lois tyranniques, vous voterez tous pour

M. Joseph LACRISSE
AVOCAT À LA COUR D'APPEL
Candidat de la liberté de conscience et de la République honnête.

Les socialistes nationalistes du quartier avaient pensé d'abord désigner un candidat à eux, dont les voix, au second tour, se fussent reportées sur Lacrisse. Mais le péril imminent imposait l'union. Les socialistes nationalistes des Grandes-Écuries se rallièrent à la candidature Lacrisse et firent un appel aux électeurs:

Citoyens,

Nous vous recommandons la candidature nettement républicaine, socialiste et nationaliste du

citoyen LACRISSE

À bas les traîtres ! À bas les dreyfusards ! À bas les panamistes ! À bas les juifs ! Vive la République sociale nationaliste !

Les Pères, qui possédaient dans le quartier une chapelle et d'immenses immeubles, se gardèrent d'intervenir dans une affaire électorale. Ils étaient trop soumis au Souverain Pontife pour enfreindre ses ordres; et le soin des œuvres pies les tenait éloignés du siècle. Mais des amis laïques, qu'ils avaient, exprimèrent à propos, dans une circulaire, la pensée des bons religieux. Voici le texte de cette circulaire, qui fut distribuée dans le quartier des Grandes-Écuries:

Œuvre de Saint-Antoine, pour retrouver les objets perdus, bijoux, valeurs, et généralement tous objets, meubles et immeubles, sentiments, affections, etc., etc.

Messieurs,

C'est principalement dans les élections que le diable s'efforce de

troubler les consciences. Et pour atteindre ce but, il a recours à d'innombrables artifices. Hélas ! n'a-t-il pas à son service toute l'armée des francs-maçons? Mais vous saurez déjouer les ruses de l'ennemi. Vous repousserez avec horreur et dégoût le candidat des incendiaires, des brûleurs d'églises et autres dreyfusards.

C'est en portant au pouvoir des honnêtes gens que vous ferez cesser la persécution abominable qui sévit si cruellement à cette heure, et que vous empêcherez un gouvernement inique de mettre la main sur l'argent des pauvres. Votez tous pour

M. Joseph LACRISSE
AVOCAT À LA COUR D'APPEL
Candidat de Saint-Antoine

N'infligez point, messieurs, au bon saint Antoine cette douleur imméritée de voir échouer son candidat.

Signé: RIBAGOU, avocat; WERTHEIMER, publiciste; FLORIMOND, architecte; BÈCHE, capitaine en retraite; MOLON, ouvrier.

On voit par ces documents à quelle hauteur intellectuelle et morale le nationalisme a porté la discussion des candidatures municipales à Paris.

XXIII

Joseph Lacrisse, candidat nationaliste, mena très activement la campagne, dans le quartier des Grandes-Écuries, contre Anselme Raimondin, conseiller sortant, radical. Tout de suite il se sentit à l'aise dans les réunions publiques. Étant avocat et très ignorant, il parlait abondamment, sans que rien l'arrêtât jamais. Il étonnait, par la rapidité de son débit, les électeurs avec lesquels il demeurait en sympathie par le petit nombre et la simplicité de ses idées, et ce qu'il disait était toujours ce qu'ils auraient dit ou du moins voulu dire. Il prenait de grands avantages sur Anselme Raimondin. Il parlait sans cesse de son honnêteté et de l'honnêteté de ses amis politiques, répétait qu'il fallait nommer des honnêtes gens, et que son parti était le parti des honnêtes gens. Et comme c'était un parti nouveau, on le croyait.

Anselme Raimondin, dans ses réunions, répliqua qu'il était honnête et très honnête; mais ses déclarations, venant après les autres, semblaient fastidieuses. Et, puisqu'il avait été en place et mêlé aux affaires, on ne croyait pas facilement qu'il fût honnête, tandis que Joseph Lacrisse brillait d'innocence.

Lacrisse était jeune, agile, d'aspect militaire. Raimondin était petit,

gros, à lunettes. Cela fut remarqué en un moment où le nationalisme avait soufflé dans les élections municipales le genre d'enthousiasme et même de poésie qui lui est propre, et un idéal de beauté sensible au petit commerce.

Joseph Lacrisse ignorait absolument toutes les questions d'édilité et jusqu'aux attributions des Conseils municipaux. Cette ignorance le servait. Son éloquence en était tout affranchie et soulevée. Anselme Raimondin, au contraire, se perdait dans les détails. Il avait pris le pli des affaires, l'habitude de la discussion technique, le goût des chiffres, la manie du dossier. Et, bien qu'il connût son public, il se faisait quelque illusion sur l'intelligence des électeurs qui l'avaient nommé. Il leur gardait un peu de respect, n'osait risquer des bourdes trop grosses et entrait dans des explications. Aussi semblait-il froid, obscur, ennuyeux.

Ce n'était pas un innocent. Il avait le sens de ses intérêts et de la petite politique. Voyant depuis deux ans son quartier submergé par les journaux nationalistes, par les affiches nationalistes, par les brochures nationalistes, il s'était dit que, le moment venu, il saurait bien, lui aussi, faire le nationaliste, et qu'il n'était pas bien difficile de flétrir les traîtres et d'acclamer l'armée nationale. Il n'avait pas assez redouté ses adversaires, estimant qu'il pourrait toujours dire comme eux. En quoi il s'était trompé. Joseph Lacrisse avait, pour exprimer la pensée nationaliste, un tour inimitable. Il avait trouvé notamment une phrase dont il faisait un fréquent usage, et qui semblait toujours belle et toujours nouvelle, celle-ci: "Citoyens, levons-nous tous pour défendre notre admirable armée contre une poignée de sans-patrie qui ont juré de la détruire". C'était exactement ce qu'il fallait dire aux électeurs des Grandes-Écuries. Cette parole, chaque soir répétée, soulevait dans l'assemblée entière un enthousiasme auguste et formidable. Anselme Raimondin ne trouva rien de si bon, à beaucoup près. Et si les mots patriotiques lui venaient, il n'avait pas le ton qu'il fallait et ne produisait pas d'effet.

Lacrisse couvrait les murailles d'affiches tricolores. Anselme Raimondin fit faire aussi des affiches aux trois couleurs. Mais soit que la peinture en fût trop lavée, soit que le soleil la mangeât, elles paraissaient pâles. Tout le trahissait; tous l'abandonnaient. Il perdait son assurance, il se faisait humble, prudent, petit. Il se dissimulait. Il devenait imperceptible.

Et lorsque dans une salle de mastroquet, devant un décor de bastringue, il se levait pour parler, ce n'était plus qu'une ombre blafarde, d'où sortait une voix faible que couvraient la fumée des pipes et les

rumeurs des citoyens. Il rappelait son passé. Il était, disait-il, un vieux lutteur. Il défendait la République. Cela aussi coulait sans bruit et sans nul écho sonore. Les électeurs des Grandes-Écuries voulaient que la République fût défendue par Joseph Lacrisse, qui avait conspiré contre elle. C'était leur idée.

Les réunions n'étaient pas contradictoires. Une fois seulement, Raimondin fut invité à se rendre à une réunion nationaliste. Il y vint; mais il ne put parler et il fut flétri par un ordre du jour voté dans le tumulte et l'obscurité, le propriétaire ayant coupé le gaz lorsque l'on commençait à briser les banquettes. Les réunions, aux Grandes-Écuries comme dans tous les quartiers de Paris, furent tumultueuses médiocrement. On y déploya de part et d'autre la molle violence propre à ce temps, et qui est le caractère le plus sensible de nos mœurs politiques. Les nationalistes y jetèrent, selon l'usage, ces injures monotones dans lesquelles les noms de vendu, de traître et d'infâme prennent un air de faiblesse et de langueur. Les cris qu'on y poussa témoignaient d'un extrême affaiblissement physique et moral, d'un vague mécontentement uni à une profonde stupeur et d'une inaptitude définitive à penser les choses les plus simples. Beaucoup d'invectives et peu de rixes. C'est à peine s'il y eut chaque nuit deux ou trois blessés ou contus, dans les deux partis. On portait ceux de Lacrisse chez Delapierre, pharmacien nationaliste, à côté du manège, et ceux de Raimondin chez Job, pharmacien radical, vis-à-vis du marché. Et à minuit, il n'y avait plus personne dans les rues.

Le dimanche 6 mai, à six heures, Joseph Lacrisse, entouré de ses amis, attendait le résultat du scrutin dans une boutique à louer, décorée d'affiches et de drapeaux. C'était le siège du Comité. M. Bonnaud, charcutier, vint lui annoncer qu'il était élu par deux mille trois cent neuf voix contre mille cinq cent quatorze données à M. Raimondin.

- Citoyen, lui dit Bonnaud, nous sommes bien contents. C'est une victoire pour la République.

- Et pour les honnêtes gens, répondit Lacrisse.

Il ajouta avec une bienveillance pleine de dignité:

- Je vous remercie, monsieur Bonnaud, et je vous prie de remercier en mon nom nos vaillants amis.

Puis, se tournant vers Henri Léon, qui se tenait à son côté:

- Léon, lui dit-il à l'oreille, rendez-moi un service, je vous prie: télégraphiez tout de suite à Monseigneur notre succès.

Cependant des cris partaient de la rue joyeuse:

- Vive Déroulède ! vive l'Armée ! vive la République ! À bas les traîtres ! à bas les juifs !

Lacrisse se jeta en voiture au milieu des acclamations. La foule barrait la rue. Le baron israélite Golsberg se tenait à la portière. Il saisit la main du nouveau conseiller municipal.

- J'ai voté pour vous, monsieur Lacrisse. Vous entendez, j'ai voté pour vous. Parce que, je vais vous dire, l'antisémitisme, c'est une blague - je le sais bien, et vous le savez comme moi - une pure blague, tandis que le socialisme, c'est sérieux.

- Oui, oui. Adieu ! monsieur Golsberg.

Mais le baron ne le lâchait point.

- Le socialisme, c'est le danger. M. Raimondin faisait des concessions aux collectivistes. C'est pourquoi j'ai voté pour vous, monsieur Lacrisse.

Cependant la foule criait:

- Vive Déroulède ! Vive l'Armée ! À bas les dreyfusards ! À bas Raimondin ! Mort aux juifs !

Le cocher parvint à fendre le flot des électeurs.

Joseph Lacrisse trouva madame de Bonmont chez elle, seule, émue, triomphante.

Elle savait déjà.

- Élu ! lui dit-elle, le regard au ciel et les bras ouverts.

Et ce nom d'élu, sur les lèvres d'une dame si pieuse, prenait un sens mystique.

Elle le pressa dans ses beaux bras:

- Ce dont je suis le plus heureuse, c'est que tu me dois ton élection.

Elle n'y avait pas contribué de ses deniers. Les fonds, certes, n'avaient pas manqué, et le candidat nationaliste avait puisé à plus d'une caisse. Mais la tendre Élisabeth n'avait rien donné, et Joseph Lacrisse ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire. Elle s'expliqua:

- J'ai fait brûler tous les jours un cierge à saint Antoine. C'est pourquoi tu as eu ta majorité. Saint Antoine accorde tout ce qu'on lui demande. Le père Adéodat me l'a affirmé et j'en ai fait l'expérience plusieurs fois.

Elle le couvrit de baisers. Et une idée lui vint, qu'elle trouvait belle et rappelant les usages de la chevalerie. Elle lui demanda:

- Mon ami, les conseillers municipaux portent une écharpe, n'est-ce pas? Ces écharpes sont brodées, dis?... Je veux t'en broder une...

Il était très fatigué. Il tomba accablé dans un fauteuil. Mais elle,

agenouillée à ses pieds, murmura:

- Je t'aime !

Et la nuit seule entendit le reste.

Ce même soir, Anselme Raimondin apprit le résultat de l'élection dans son petit logement "d'enfant du quartier", comme il disait. Il y avait sur la table de la salle à manger une douzaine de litres de vin et un pâté froid. Son échec l'étonna.

- Je m'y attendais, dit-il.

Et il fit une pirouette. Il la fit mal et se tordit le pied.

- C'est ta faute, lui dit en manière de consolation le docteur Maufle, président de son Comité, vieux radical à face de Silène. Tu as laissé empoisonner le quartier par les nationalistes; tu n'as pas eu le courage de les combattre. Tu n'as rien tenté pour dévoiler leurs mensonges. Au contraire, tu as, comme eux, avec eux, entretenu toutes les équivoques. Tu savais la vérité, tu n'as pas osé détromper les électeurs quand il en était temps encore. Tu as été lâche. Tu es battu, c'est bien fait !

Anselme Raimondin haussa les épaules.

- Tu es un vieil enfant, Maufle. Tu ne comprends pas le sens de cette élection. Il est pourtant bien clair. Mon échec n'a qu'une cause: le mécontentement des petits boutiquiers écrasés entre les grands magasins et les sociétés coopératives. Ils souffrent; ils m'ont fait payer leurs souffrances. Voilà tout.

Et avec un pâle sourire:

- Ils seront bien attrapés !

XXIV

M. Bergeret, rencontrant dans une allée du Luxembourg MM. Goubin et Denis, ses élèves:

- J'ai, dit-il, une heureuse nouvelle à vous annoncer, messieurs. La paix de l'Europe ne sera pas troublée. Les Trublions eux-mêmes m'en ont donné l'assurance.

Et voici ce que conta M. Bergeret:

- J'ai rencontré Jean Coq, Jean Mouton, Jean Laiglon et Gilles Singe qui, à l'Exposition, épiaient le craquement des passerelles. Jean Coq s'approcha de moi et m'adressa ces paroles sévères:

" - Monsieur Bergeret, vous avez dit que nous voulions la guerre et que nous la ferions, que je débarquerais à Douvres, que j'occuperais

militairement Londres avec Jean Mouton, et que je prendrais ensuite Berlin et diverses autres capitales. Vous l'avez dit; je le sais. Vous l'avez dit méchamment, pour nous nuire, en faisant croire aux Français que nous sommes belliqueux. Or, sachez, monsieur, que cela est faux. Nous n'avons point de sentiments guerriers; nous avons des sentiments militaires - ce qui est tout autre chose. Nous voulons la paix, et, quand nous aurons établi en France la République impériale, nous ne ferons pas la guerre.

" Je répondis à Jean Coq que j'étais prêt à le croire; qu'au surplus je voyais bien que je m'étais trompé et que mon erreur était manifeste, que Jean Coq, Jean Mouton, Jean Laiglon, Gilles Singe et tous les Trublions avaient suffisamment montré leur amour de la paix en se défendant de partir pour la Chine, où ils étaient conviés par de belles affiches blanches.

" - J'ai senti dès lors, ajoutai-je, toute la civilité de vos sentiments militaires et la force de votre attachement à la patrie. Vous n'en sauriez quitter le sol. Je vous prie, monsieur Coq, d'agréer mes excuses. Je me réjouis de vous voir pacifique comme moi.

" Jean Coq me regarda de cet œil qui fait trembler le monde:

" - Je suis pacifique, monsieur Bergeret. Mais, Dieu merci ! je ne le suis pas comme vous. La paix que je veux n'est pas la vôtre. Vous vous contentez bassement de la paix qui nous est imposée aujourd'hui. Nous avons l'âme trop haute pour la supporter sans impatience. Cette paix molle et tranquille, dont vous êtes satisfait, offense cruellement la fierté de nos cœurs. Quand nous serons les maîtres, nous en ferons une autre. Nous ferons une paix terrible, éperonnée et sonore, équestre ! Nous ferons une paix implacable et farouche, une paix menaçante, horrible, flamboyante et digne de nous, grondante, tonnante, fulgurante, qui lancera des éclairs; une paix qui, plus épouvantable que la plus épouvantable guerre, glacera d'effroi l'univers et fera périr tous les Anglais par inhibition. Voilà, monsieur Bergeret, voilà comment nous serons pacifiques. Dans deux ou trois mois, vous verrez éclater notre paix: elle embrasera le monde.

" Je fus bien forcé, après ce discours, de reconnaître que les Trublions étaient pacifiques, et ainsi me fut confirmée la vérité de cet oracle écrit par la sibylle de Panzoust sur une feuille de sycomore antique:

Toi qui de vent te repais,

Trublion, ma petite outre,

Si vraiment tu veux la paix,

Commence par nous la f...

XXV

Le salon de madame de Bonmont était singulièrement animé et brillant depuis la victoire des nationalistes à Paris et l'élection de Joseph Lacrisse aux Grandes-Écuries. La veuve du grand baron réunissait chez elle la fleur du parti nouveau. Un vieux rabbin du faubourg Saint-Antoine croyait que la douce Élisabeth avait attiré à elle les ennemis du peuple saint par un décret spécial du Dieu d'Israël. La main, pensait-il, qui mit la nièce de Mardochée dans le lit d'Assuérus s'était plu à rassembler les chefs de l'antisémitisme et les princes des Trublions autour d'une juive. Il est vrai que la baronne avait abjuré la foi de ses pères. Mais qui peut pénétrer les desseins d'Iaveh? Aux yeux des artistes qui, comme Frémont, se rappelaient les figures mythologiques des palais allemands, sa grasse beauté d'Érigone viennoise semblait l'allégorie des vendanges nationalistes.

Ses dîners avaient un air de joie et de puissance, et chez elle le moindre déjeuner prenait un caractère vraiment national. C'est ainsi que, ce matin-là, elle avait réuni à sa table plusieurs illustres défenseurs de l'Église et de l'armée. Henri Léon, vice-président des Comités royalistes du Sud-Ouest, qui venait d'adresser des félicitations aux élus nationalistes de Paris. Le capitaine de Chalmot, fils du général Cartier de Chalmot, et sa jeune femme, Américaine, qui exprimait dans les salons ses sentiments nationalistes en un tel gazouillis qu'on croyait, à l'entendre, que les oiseaux des volières prenaient part à nos querelles. M. Tonnellier, professeur suspendu de cinquième au lycée Sully; on sait que M. Tonnellier, convaincu d'avoir fait à ses jeunes élèves l'apologie d'un attentat commis sur la personne de M. le président de la République, avait été frappé d'une peine disciplinaire et tout aussitôt reçu dans le meilleur monde, où il se tenait bien, à cela près qu'il faisait des jeux de mots. Frémont, ancien communard, inspecteur des beaux-arts, qui, sur le déclin de l'âge, s'accommodait à merveille de la société bourgeoise et capitaliste, fréquentait assidûment les juifs riches, gardiens des trésors de l'art chrétien, et aurait volontiers vécu sous la dictature d'un cheval, pourvu qu'il caressât, toute la journée, de ses mains délicates, des bibelots d'une matière précieuse et d'un fin travail. Le vieux comte Davant, teint, ciré, verni, toujours beau, un peu morose, remémorant l'âge d'or des juifs, quand il fournissait aux grands financiers fastueux des meubles de Riesener et des bronzes de Thomyre. Rabatteur du baron, il lui avait procuré pour quinze millions d'objets d'art

et d'ameublement. Aujourd'hui, ruiné par des spéculations malheureuses, il vivait parmi les fils, regrettant les pères, chagrin, amer, parasite des plus insolents, sachant que ce sont les seuls qui se fassent supporter. Elle avait aussi à sa table Jacques de Cadde, un des promoteurs de la souscription Henry, Philippe Dellion, Astolphe de Courtrai, Joseph Lacrisse, Hugues Chassons des Aigues, président du Comité nationaliste de La Celle-Saint-Cloud, et Jambe-d'Argent, en veste et culotte de serpillière, au bras le brassard blanc à fleurs de lis d'or, très chevelu sous son chapeau rond, que jamais il ne quittait, non plus que son chapelet de noyaux d'olives. C'était un chansonnier de Montmartre, nommé Dupont, qui, s'étant fait chouan, était reçu dans le meilleur monde. Il y mangeait sur le pouce, un vieux fusil à pierre entre les jambes, et il y buvait sec. Depuis l'Affaire, un nouveau classement s'est fait dans la haute société française.

Le jeune baron Ernest tenait, en face de sa mère, la place du maître de la maison.

La conversation vint à rouler sur la politique.

- Vous avez tort, dit Jacques de Cadde à Philippe Dellion, croyez-moi, vous avez tort de ne pas travailler le coup du père François... On ne sait pas ce qui peut arriver... après l'Exposition... Et du moment que nous faisons des réunions publiques...

- Il y a une chose vraie, dit Astolphe de Courtrai. C'est que, pour avoir de bonnes élections dans vingt mois, il faut se préparer à faire campagne. Je vous réponds que, moi, je serai prêt. Je travaille tous les jours la boxe et le bâton.

- Quel est votre professeur? demanda Philippe Dellion.

- Gaudibert. Il a perfectionné la boxe française. C'est étonnant ! Il a des coups de savate exquis, et bien à lui... C'est un professeur de premier ordre, qui comprend l'importance capitale de l'entraînement.

- L'entraînement, tout est là, dit Jacques de Cadde.

- Bien sûr, reprit Astolphe de Courtrai. Et Gaudibert a des méthodes supérieures d'entraînement, tout un système basé sur l'expérience: massages, frictions, régime diététique précédant une alimentation substantielle. Sa devise est "Contre la graisse, pour le muscle". Et il vous obtient, en six mois, mes amis, un coup de poing d'une élasticité... et un coup de pied d'une souplesse...

Madame de Chalmot demanda:

- Est-ce que vous ne pouvez pas jeter en bas cet insipide ministère?

Et à la seule idée du cabinet Waldeck, elle secouait avec indignation sa

jolie tête de petit Samuel.

- Ne vous inquiétez donc pas, madame, dit Lacrisse. Ce ministère sera remplacé par un autre tout pareil.

- Un autre ministère de dépense républicaine, dit M. Tonnellier. La France sera ruinée.

- Oui, dit Léon, un autre ministère tout pareil à celui-ci. Mais le nouveau déplaira moins, ce ne sera plus le ministère de l'Affaire. Il nous faudra, avec tous nos journaux, mener une campagne de six semaines au moins, pour le rendre odieux.

- Êtes-vous allée, madame, au Petit Palais? demanda Frémont à la baronne.

Elle répondit qu'oui et qu'elle y avait vu de belles boîtes et de jolis carnets de bal.

- Émile Molinier, reprit l'Inspecteur des beaux-arts, a organisé une admirable exposition de l'art français. Le Moyen Âge y est représenté par les monuments les plus précieux. Le XVIIIe siècle y figure honorablement, mais il reste de la place encore. Vous, madame, qui possédez des trésors d'art, ne nous refusez pas l'aumône de quelque chef-d'œuvre.

Il est vrai que le grand baron avait laissé des trésors d'art à sa veuve. Le comte Davant avait fait pour lui des rafles dans les châteaux de province et tiré, par toute la France, sur les bords de la Somme, de la Loire et du Rhône, à des gentilshommes moustachus, ignares et besogneux, les portraits des ancêtres, les meubles historiques, dons des rois à leurs maîtresses, souvenirs augustes de la monarchie, gloire des plus illustres familles. Elle avait dans son château de Montil et dans son hôtel de l'avenue Marceau des ouvrages des plus fameux ébénistes français et des plus grands ciseleurs du XVIIIe siècle: commodes, médailliers, secrétaires, horloges, pendules, flambeaux, et des tapisseries exquises, aux couleurs mourantes. Mais bien que Frémont et, avant lui, Terremondre l'eussent priée d'envoyer quelques meubles, des bronzes, des tentures, à l'exposition rétrospective, elle s'y était toujours refusée. Vaine de ses richesses et désireuse de les étaler, elle n'avait, cette fois, rien voulu prêter. Joseph Lacrisse l'encourageait dans ce refus: "Ne donnez donc rien à leur Exposition. Vos objets seront volés, brûlés. Sait-on seulement s'ils parviendront à organiser leur foire internationale? Il vaut mieux n'avoir pas affaire à ces gens-là."

Frémont, qui avait déjà essuyé plusieurs refus, insista:

- Vous, madame, qui possédez de si belles choses, et qui êtes si digne

de les posséder, montrez-vous ce que vous êtes, libérale, généreuse et patriote, car il s'agit de patriotisme. Envoyez au Petit Palais votre meuble de Riesener, décoré de sèvres en pâte tendre. Avec ce meuble, vous ne craindrez pas de rivaux. Car il n'y a son pareil qu'en Angleterre. Nous mettrons dessus vos vases en porcelaine, qui proviennent du Grand Dauphin, ces deux merveilleuses potiches en céladon, montées en bronze par Caffieri. Ce sera éblouissant !...

Le baron Davant arrêta Frémont:

- Ces montures, dit-il avec un ton de sagesse attristée, ne sont pas de Philippe Caffieri. Elles sont marquées d'un C surmonté d'une fleur de lis. C'est la marque de Cressent. On peut l'ignorer. Mais il ne faut pas dire le contraire.

Frémont reprit ses supplications:

- Madame, montrez votre magnificence, ajoutez à cet envoi votre tenture de Leprince, la Fiancée moscovite. Et vous vous assurerez des droits à la reconnaissance nationale.

Elle était près de céder. Avant de consentir, elle interrogea du regard Joseph Lacrisse, qui lui dit:

- Envoyez-leur votre XVIIIe siècle, puisqu'ils en manquent.

Puis, par déférence pour le comte Davant, elle lui demanda ce qu'il fallait faire.

Il lui répondit:

- Faites ce que vous voudrez. Je n'ai pas de conseils à vous donner. Envoyez ou n'envoyez pas vos meubles à l'Exposition, ce sera tout un. Rien ne fait rien, comme disait mon vieil ami Théophile Gautier.

- Ça y est, pensa Frémont ! Je vais tout à l'heure aller annoncer au ministère que j'ai décroché la collection Bonmont. Cela vaut bien la rosette.

Et il sourit intérieurement. Ce n'est pas qu'il fût un sot. Mais il ne méprisait pas les distinctions sociales, et il trouvait piquant qu'un condamné de la Commune fût officier de la Légion d'honneur.

- Il faut pourtant, dit Joseph Lacrisse, que je prépare le discours que je prononcerai dimanche au banquet des Grandes-Écuries.

- Oh ! soupira la baronne. Ne vous donnez pas de peine. C'est inutile. Vous improvisez si merveilleusement !...

- Et puis, mon cher, dit Jacques de Cadde, ce n'est pas difficile de parler aux électeurs.

- Ce n'est pas difficile, si vous voulez, reprit l'élu Lacrisse, mais c'est

délicat. Nos adversaires crient que nous n'avons pas de programme. C'est une calomnie; nous avons un programme, mais...

- La chasse à la perdrix, voilà le programme, messieurs, dit Jambe-d'Argent.

- Mais l'électeur, poursuivit Joseph Lacrisse, est plus complexe qu'on ne se le figure tout d'abord. Ainsi, moi, j'ai été élu aux Grandes-Écuries, par les monarchistes naturellement, et par les bonapartistes, et aussi par les... comment dirai-je? par les républicains qui ne veulent plus de la République, mais qui sont républicains tout de même. C'est un état d'esprit qui n'est pas rare à Paris, dans le petit commerce. Ainsi le charcutier, qui est le président de mon Comité, me le crie à plein gosier:

"La République des républicains, je n'en veux plus. Si je pouvais, je la ferais sauter, dussé-je sauter avec. Mais la vôtre, monsieur Lacrisse, je me ferais tuer pour elle"... Sans doute il y a un terrain d'entente. "Groupons-nous autour du drapeau... Ne laissons pas attaquer l'armée... Sus aux traîtres qui, soudoyés par l'étranger, travaillent à énerver la défense nationale"... Ça, c'est un terrain.

- Il y a aussi l'antisémitisme, dit Henri Léon.

- L'antisémitisme, répondit Joseph Lacrisse, réussit très bien aux Grandes-Écuries, parce qu'il y a dans le quartier beaucoup de juifs riches qui font campagne avec nous.

- Et la campagne antimaçonnique ! s'écria Jacques de Cadde, qui était pieux.

- Nous sommerions d'accord aux Grandes-Écuries pour combattre les francs-maçons, répondit Joseph Lacrisse. Ceux qui vont à la messe leur reprochent de n'être pas catholiques. Les socialistes nationalistes leur reprochent de n'être pas antisémites. Et toutes nos réunions sont levées sur le cri mille fois répété de: "À bas les francs-maçons !" Sur quoi le citoyen Bissolo s'écrie: "À bas la calotte !" Il est aussitôt frappé, renversé, foulé aux pieds par nos amis et traîné au poste par les agents. L'esprit est excellent aux Grandes-Écuries. Mais il y a des idées fausses à détruire. Le petit bourgeois ne comprend pas encore que seule la monarchie peut faire son bonheur. Il ne sent pas encore qu'il se grandit en s'inclinant devant l'Église. Le boutiquier a été empoisonné par les mauvais livres et les mauvais journaux. Il est contre les abus du clergé et l'ingérence des prêtres dans la politique. Beaucoup de mes électeurs eux-mêmes se disent anticléricaux.

- Vraiment ! s'écria madame la baronne de Bonmont attristée et surprise.

- Madame, dit Jacques de Cadde, c'est la même chose en province. Et j'appelle cela être contre la religion. Qui dit anticlérical dit antireligieux.

- Ne nous le dissimulons pas, reprit Lacrisse: il nous reste encore beaucoup à faire. Par quels moyens? C'est ce qu'il faut rechercher.

- Moi, dit Jacques de Cadde, je suis pour les moyens violents.

- Lesquels? demanda Henri Léon.

Il y eut un silence et Henri Léon reprit.

- Nous avons remporté des succès prodigieux. Mais Boulanger aussi avait remporté des succès prodigieux. Il s'est usé.

- On l'a usé, dit Lacrisse. Mais nous n'avons pas à craindre qu'on nous use de même. Les républicains, qui se sont très bien défendus contre lui, se défendent très mal contre nous.

- Aussi, dit Léon, ce ne sont pas nos ennemis, ce sont nos amis que je crains. Nous avons des amis à la Chambre. Qu'est-ce qu'ils fichent? Ils n'ont pas pu nous donner seulement une bonne petite crise ministérielle compliquée d'une bonne petite crise présidentielle.

- C'eût été désirable, dit Lacrisse. Mais ce n'était pas possible. Si ç'avait été possible, Méline l'aurait fait. Il faut être juste. Méline fait ce qu'il peut.

- Alors, dit Léon, nous attendrons patiemment que les républicains du Sénat et de la Chambre nous cèdent la place. C'est votre avis, Lacrisse?

- Ah ! soupira Jacques de Cadde, je regrette le temps où l'on se cognait. C'était le bon temps.

- Il peut revenir, dit Henri Léon.

- Croyez-vous?

- Dame ! si nous le ramenons.

- C'est vrai !

- Nous sommes le nombre, comme dit le général Mercier. Agissons.

- Vive Mercier ! cria Jambe-d'Argent.

- Agissons, poursuivit Henri Léon. Ne perdons pas de temps. Et surtout prenons garde de nous refroidir. Le nationalisme veut être avalé chaud. Tant qu'il est bouillant, c'est un cordial. Froid, c'est une drogue !

- Comment ! une drogue? demanda sévèrement Lacrisse.

- Une drogue salutaire, un remède efficace, une bonne médecine. Mais que le malade n'avalera pas avec plaisir, ni volontiers... Il ne faut pas laisser reposer la mixture. Agitez le flacon avant de verser, selon le précepte du sage pharmacien. En ce moment, notre mixture

nationaliste, bien secouée, est d'un beau rose agréable à voir, et d'une saveur légèrement acide qui flatte le palais. Si nous laissons reposer la bouteille, la liqueur perdra beaucoup en coloration et en saveur. Elle déposera. Le meilleur ira au fond, les parties de monarchie et de religion, qui entrent dans sa composition, se fixeront au culot. Le malade, défiant, en laissera les trois quarts dans la fiole. Agitez, messieurs, agitez.

- Qu'est-ce que je vous disais ! s'écria le jeune de Cadde.

- Agiter, c'est facile à dire. Encore faut-il le faire à propos. Sans quoi on risque de mécontenter l'électeur, objecta Lacrisse.

- Oh ! dit Léon, si vous songez à votre réélection !...

- Qui vous dit que j'y songe? Je n'y songe pas.

- Vous avez raison, il ne faut pas prévoir les malheurs de si loin.

- Comment? les malheurs ! Vous croyez que mes électeurs changeront?

- Je crains, au contraire, qu'ils ne changent pas. Ils étaient mécontents, et ils vous ont élu. Ils seront mécontents encore dans quatre ans. Et cette fois ce sera de vous... Voulez-vous un conseil, Lacrisse?

- Donnez toujours.

- Vous avez été nommé par deux mille électeurs?

- Deux mille trois cent neuf.

- Deux mille trois cent neuf... On ne peut pas contenter deux mille trois cent neuf personnes. Mais il ne faut pas seulement s'attacher au nombre, il faut aussi regarder à la qualité. Vous avez parmi vos électeurs un assez gros paquet de républicains anticléricaux, petits commerçants, petits employés. Ce ne sont pas les plus intelligents.

Lacrisse, qui était devenu un homme sérieux, répondit avec lenteur et gravité:

- Je vais vous expliquer. Ils sont républicains, mais ils sont avant tout patriotes. Ils ont voté pour un patriote qui ne pensait pas comme eux, qui était d'un avis différent du leur sur des questions qu'ils jugeaient secondaires. Leur conduite est parfaitement honorable, et je pense que vous n'hésitez pas à l'approuver.

- Certainement, je l'approuve. Mais nous pouvons dire, entre nous, qu'ils ne sont pas très forts.

- Pas très forts !... reprit Lacrisse amèrement, pas très forts... Je ne vous dis pas qu'ils sont aussi forts que...

Il chercha dans son esprit le nom d'un homme fort, mais soit qu'il n'en

connût pas parmi ses amis, soit que sa mémoire ingrate lui refusât le nom qu'il voulait, soit qu'une naturelle malveillance lui fît repousser les exemples qui lui venaient à l'esprit, il n'acheva pas sa phrase, et il reprit avec un peu d'humeur:

- Enfin, je ne vois pas pourquoi vous les débinez.

- Je ne les débine pas. Je dis qu'ils sont moins intelligents que vos électeurs monarchistes et catholiques qui ont marché pour vous avec les bons Pères. Ceux-là, ils savaient ce qu'ils faisaient. Eh bien ! votre intérêt, comme votre devoir, est de travailler pour eux, d'abord parce qu'ils pensent comme vous et ensuite parce qu'on ne les trompe pas, les bons Pères, tandis qu'on trompe les imbéciles.

- Erreur ! profonde erreur ! s'écria Joseph Lacrisse. On voit bien, mon cher, que vous ne connaissez pas l'électeur. Je le connais, moi ! Les imbéciles ne sont pas plus faciles à tromper que les autres. Ils se trompent, c'est vrai. Ils se trompent à chaque instant. Mais on ne les trompe pas...

- Si ! si ! on les trompe, seulement il faut savoir s'y prendre.

- N'en croyez rien, répondit Lacrisse avec sincérité.

Puis, se ravisant:

- D'ailleurs, je ne veux pas les tromper.

- Qui vous parle de les tromper? Il faut les satisfaire. Et vous le pouvez à peu de frais. Vous ne voyez pas assez le père Adéodat. C'est un homme de bon conseil, et si modéré ! Il vous dira avec son fin sourire, les mains dans ses manches: "Monsieur le conseiller, gardez, contentez votre majorité. Nous ne serons pas offensés çà et là d'un vote sur l'imprescriptibilité des droits de l'homme et du citoyen, ou même contre l'ingérence du clergé dans le gouvernement. Pensez en séance publique à vos électeurs républicains, et soyez à nous dans les commissions. C'est là, dans la paix et le silence, qu'on fait de bonne besogne. Que la majorité du Conseil se montre parfois anticléricale, c'est un mal que nous supporterons avec patience. Mais il importe que les grandes commissions soient profondément religieuses. Elles seront plus puissantes que le Conseil lui-même, parce qu'une minorité active et compacte l'emporte toujours sur une majorité inerte et confuse."

" Voilà, mon cher Lacrisse, ce que vous dira le père Adéodat. Il est admirable de patience et de sérénité. Quand nos amis viennent lui dire en frémissant: "Oh ! mon père ! quelles abominations nouvelles préparent les francs-maçons ! le stage scolaire, l'article 7, la loi sur les associations, ce sont des horreurs !" le bon Père sourit et ne répond rien.

Il ne répond rien, mais il pense: "Nous en avons vu d'autres. Nous avons vu 89 et 93, la suppression des communautés religieuses et la vente des biens ecclésiastiques. Et jadis, sous la monarchie très chrétienne, croit-on que nous avons gardé et accru nos biens sans efforts et sans luttes? C'est mal connaître l'histoire de France. Nos grasses abbayes, nos villes et villages, nos serfs, nos prairies et nos moulins, nos bois et nos étangs, nos justices et nos juridictions, nous ont été sans cesse disputés par de puissants ennemis, seigneurs, évêques et rois. Nous avions à défendre, à main armée ou devant les tribunaux, un jour un pré, une route, le lendemain, un château, un gibet. Pour soustraire nos richesses à la cupidité du pouvoir laïque, il nous fallait à tout moment produire ces vieilles chartes de Clotaire et de Dagobert que la science impie, enseignée aujourd'hui dans les écoles du gouvernement, argue de faux. Nous avons plaidé pendant dix siècles contre les gens du Roi. Il n'y a que trente ans que nous plaidons contre la justice de la République. Et l'on croit que nous sommes las ! Non, nous ne sommes ni effrayés ni découragés. Nous avons de l'argent et des immeubles. C'est le bien des pauvres. Pour le conserver et le multiplier, nous comptons sur deux secours qui ne nous feront pas défaut: la protection du Ciel et l'impuissance parlementaire."

" Telles sont les pensées qui se forment harmonieusement sous le crâne luisant du père Adéodat. Lacrisse, vous avez été le candidat du père Adéodat. Vous êtes son élu. Voyez-le. C'est un grand politique. Il vous donnera de bons conseils. Vous apprendrez de lui à contenter le charcutier qui est républicain et à charmer le marchand de parapluies qui est libre penseur. Voyez le père Adéodat, voyez-le sans cesse et le revoyez.

- J'ai plusieurs fois causé avec lui, dit Joseph Lacrisse. Il est en effet très intelligent. Ces bons Pères se sont enrichis avec une rapidité surprenante. Ils font beaucoup de bien dans le quartier.

- Beaucoup de bien, reprit Henri Léon. Tout l'énorme quadrilatère compris entre la rue des Grandes-Écuries, le manège, l'hôtel du baron Golsberg et le boulevard extérieur leur appartient. Ils réalisent patiemment un plan gigantesque. Ils ont entrepris d'élever en plein Paris, dans votre circonscription, mon cher, une autre Lourdes, une immense basilique, qui attirera, chaque année, des millions de pèlerins. En attendant ils construisent sur leurs vastes terrains des maisons de rapport.

- Je le sais bien, dit Lacrisse.

- Je le sais aussi, dit Frémont. Je connais leur architecte. C'est

Florimond, un homme extraordinaire. Vous savez que les bons Pères organisent des tournées de pèlerinage en France et à l'étranger. Florimond, les cheveux incultes et la barbe vierge, accompagne les pèlerins dans leurs visites aux cathédrales. Ils s'est fait la tête d'un maître maçon du XIIIe siècle. Il contemple les tours et les clochers avec des yeux extatiques. Il explique aux dames l'arc en tiers-point et la Symbolique chrétienne. Il montre, au cœur de la grande rose des portails, Marie, fleur de l'arbre de Jessé. Il calcule la résistance des murs avec des larmes, des soupirs et des prières. À la table d'hôte, qui réunit les moines et les pèlerins, son visage et ses mains, encore tout gris des vieilles pierres qu'il a embrassées, attestent sa foi d'artisan catholique. Il dit son rêve: "Apporter, humble ouvrier, sa pierre au nouveau sanctuaire qui durera autant que le monde". Et, rentré à Paris, il bâtit des maisons ignobles, des immeubles de rapport avec de mauvais plâtras et des briques creuses posées de champ, de misérables bâtisses qui ne dureront pas vingt ans.

- Mais, dit Henri Léon, elles ne doivent pas durer vingt ans. Ce sont les immeubles des Grandes-Écuries dont je parlais tout à l'heure, et qui feront place un jour à la grande basilique de Saint-Antoine et à ses dépendances, à toute une cité religieuse qui naîtra dans une quinzaine d'années. Avant quinze ans, les bons Pères posséderont tout le quartier de Paris qui a élu notre ami Lacrisse.

Madame de Bonmont se leva et prit le bras du comte Bavant.

- Vous comprenez, je n'aime pas à me séparer de mes affaires... Des objets prêtés courent des risques... On a des ennuis... Mais du moment que c'est dans l'intérêt national... Le pays avant tout. Vous choisirez avec M. Frémont ce qu'il faudra exposer.

- C'est égal, dit Jacques de Cadde en quittant la table, vous avez tort, Dellion, de ne pas travailler le coup du père François.

On prit le café dans le petit salon.

Jambe-d'Argent, chansonnier chouan, se mit au piano. Il venait d'ajouter à son répertoire quelques chansons royalistes de la Restauration avec lesquelles il comptait bien se faire un joli succès dans les salons.

Il chanta, sur l'air de la Sentinelle:

Au champ d'honneur frappé d'un coup mortel,

Le preux Bayard, dans l'ardeur qui l'enflamme,

Fier de périr pour le sol paternel,

Avec ivresse exhalait sa grande âme:

Ah ! sans regret je puis mourir;

Mon sort, dit-il, sera digne d'envie,

Puisque jusqu'au dernier soupir,

Sans reproche j'ai pu servir

Mon roi, ma belle et ma patrie.

Chassons des Aigues, président du Comité d'action nationaliste, s'approcha de Joseph Lacrisse:

- Mon cher conseiller, décidément, faisons-nous quelque chose le 14 Juillet?

- Le Conseil, répondit gravement Lacrisse, ne peut pas organiser un mouvement d'opinion. Ce n'est pas dans ses attributions; mais si des manifestations spontanées se produisent...

- Le temps presse, le péril grandit, répliqua Chassons des Aigues, qui s'attendait à être exécuté à son cercle, et contre qui une plainte en escroquerie était déposée au Parquet. Il faut agir.

- Ne vous énervez pas, dit Lacrisse. Nous sommes le nombre et nous avons l'argent.

- Nous avons l'argent, répéta Chassons des Aigues, pensif.

- Avec le nombre et l'argent, on fait les élections, poursuivit Lacrisse. Dans vingt mois, nous prendrons le pouvoir, et nous le garderons vingt ans.

- Oui, mais d'ici là... soupira Chassons des Aigues, dont les yeux arrondis regardaient, pleins d'inquiétude, dans le vague de l'avenir.

- D'ici là, répondit Lacrisse, nous travaillerons la province. Nous avons déjà commencé.

- Il vaut mieux en finir tout de suite, déclara Chassons des Aigues avec l'accent d'une conviction profonde. Nous ne pouvons pas laisser à ce gouvernement de trahison le loisir de désorganiser l'armée et de paralyser la défense nationale.

- C'est évident, dit Jacques de Cadde. Suivez bien mon raisonnement. Nous crions: "Vive l'armée !..."

- Je te crois, dit le petit Dellion.

- Laissez-moi dire. Nous crions: "Vive l'armée !" C'est notre cri de ralliement. Si le gouvernement se met à remplacer les généraux nationalistes par des généraux républicains, nous ne pouvons plus crier: "Vive l'armée !"

- Pourquoi? demanda le petit Dellion.

- Parce qu'alors ce serait crier: "Vive la République !", ça crève les yeux !

- Ce n'est pas à craindre, dit Joseph Lacrisse. L'esprit des officiers est excellent. Si le ministère de trahison arrive à mettre dans le haut commandement un républicain sur dix, c'est tout le bout du monde.

- Ce sera déjà très désagréable, dit Jacques de Cadde. Car alors nous serons obligés de crier: "Vivent les neuf dixièmes de l'armée !" Et pour un cri, c'est trop long.

- Soyez calme, dit Lacrisse, quand nous crions: "Vive l'armée !" on sait bien que ça veut dire: "Vive Mercier !"

Jambe-d'Argent, au piano, chanta:

Vive le Roi ! Vive le Roi !

De nos vieux marins c'est l'usage,

Aucun d'eux ne pensait à soi,

Tout en succombant au naufrage,

Chacun criait avec courage:

Vive le Roi !

- Tout de même, dit Chassons des Aigues, le 14 juillet c'est un bon jour pour commencer le chambardement. La foule dans les rues, la foule électrisée, revenant de la revue et acclamant les régiments au passage !... Avec de la méthode, on peut faire beaucoup ce jour-là. On peut soulever les masses profondes.

- Vous vous trompez, dit Henri Léon. Vous méconnaissez la physiologie des foules. Le bon nationaliste qui revient de la revue tient un nourrisson dans ses bras, et il traîne un moutard par la main. Sa femme l'accompagne, portant un litre, du pain et de la charcuterie dans un panier. Allez donc soulever un homme avec ses deux gosses, sa femme et le déjeuner de sa famille !... Et puis, voyez-vous, les foules sont inspirées par des associations d'idées très simples. Vous ne leur ferez pas faire une émeute un jour de fête. Les cordons de gaz et les feux de Bengale suggèrent aux foules des idées joyeuses et pacifiques. Le populaire voit devant les cabarets un carré de lanternes chinoises et une estrade drapée d'andrinople pour les musiciens; et il ne pense qu'à danser. Si on veut faire un mouvement dans la rue, il faut saisir le moment psychologique.

- Je ne comprends pas, dit Jacques de Cadde.

- Il faudrait pourtant tâcher de comprendre, dit Henri Léon.

- Vous trouvez que je ne suis pas intelligent?

- Quelle idée !

- Si vous le croyez, vous pouvez le dire: vous ne me fâcherez pas. Je ne pose pas pour l'esprit. Et puis j'ai remarqué que les hommes qu'on trouve intelligents combattent nos idées, nos croyances, qu'ils veulent détruire enfin tout ce que nous aimons. Aussi je serais bien désolé d'être ce qu'on appelle un homme intelligent. J'aime mieux être un imbécile et penser ce que je pense, croire ce que je crois.

- Vous avez bien raison, dit Léon. Nous n'avons qu'à rester ce que nous sommes. Et si nous ne sommes pas bêtes, il faut faire comme si nous l'étions. C'est encore la bêtise qui réussit le mieux en ce monde. Les hommes d'esprit sont des sots. Ils n'arrivent à rien.

- C'est bien vrai, ce que vous dites là, s'écria Jacques de Cadde.

Jambe-d'Argent chanta:

Vive le Roi ! ce cri de ralliement

Des vrais Français est le seul qui soit digne.

Vive le Roi ! de chaque régiment

Que ces trois mots soient la seule consigne.

- C'est égal ! dit Chassons des Aigues. Vous avez tort, Lacrisse, de repousser les moyens révolutionnaires; ce sont les bons.

- Enfants !... dit Henri Léon; nous n'avons qu'un moyen d'action, un seul, mais sûr, puissant, efficace. C'est l'Affaire. Nous sommes nés de l'Affaire: nationalistes, ne l'oubliez pas. Nous avons grandi et prospéré par l'Affaire. Elle seule nous a nourris, elle seule nous sustente encore. C'est d'elle que nous tirons notre suc et notre aliment; c'est elle qui nous fournit notre vivifique substance. Si, arrachée du sol, elle se dessèche et meurt, nous languissons et nous dépérissons.

" Feignons de l'extirper, mais élevons-la soigneusement, nourrissons-la, arrosons-la. Le public est simple; il est prévenu en notre faveur. En nous voyant bêcher, gratter, racler autour de la plante nourricière, il croira que nous nous efforçons d'en arracher jusqu'à la dernière racine. Et il nous chérira, il nous bénira de notre zèle. Il n'imaginera jamais que nous la cultivons avec amour. Elle a refleuri en pleine Exposition. Et ce peuple candide ne s'est pas aperçu que c'était par nos soins."

Jambe-d'Argent chanta:

Puisqu'ici notre général

Du plaisir nous donn' le signal,

Mes amis, poussons à la vente;

Si nous voulons bien le r'mercier,

Chantons, soldat, comme officier:

Moi,

Jarnigoi !

Je suis soldat du Roi,

J'm'en pique, j'm'en flatte et j'm'en vante.

- C'est bien joli, cette chanson, murmura la baronne de Bonmont, les yeux mi-clos.

- Oui, dit Jambe-d'Argent en secouant sa rude crinière. Cela s'appelle Cadet-Buteux enrégimenté ou le Soldat du Roi. C'est un petit chef-d'œuvre. J'ai eu une bonne idée en exhumant ces vieilles chansons royalistes de la Restauration.

Moi,

Jarnigoi !

Je suis soldat du Roi.

Et tout à coup, abattant une main démesurée sur la queue du piano où il avait posé son chapelet et ses médailles:

- Nom de D..., Lacrisse, touchez pas à mon rosaire. Il est bénit par notre Saint-Père le pape.

- C'est égal, dit Chassons des Aigues, nous devons manifester dans la rue. La rue est à nous. Il faut qu'on le sache. Allons à Longchamp, le quatorze !...

- J'en suis, dit Jacques de Cadde.

- Moi aussi, j'en suis, s'écria Dellion.

- Vos manifestations, c'est idiot, dit le petit baron, qui avait jusque-là gardé le silence.

Il était assez riche pour se dispenser d'appartenir à aucun parti politique.

Il ajouta:

- Le nationalisme commence à me raser.

- Ernest ! fit la baronne avec la douce sévérité d'une mère.

- C'est vrai, reprit Ernest, vos manifestations, c'est crevant.

Le petit Dellion qui lui devait de l'argent et Chassons des Aigues, qui voulait lui en emprunter, évitèrent de le heurter de front.

Chassons s'efforça de sourire, comme charmé par un trait d'esprit, et Dellion eut une parole de consentement.

- Je ne dis pas non. Mais qu'est-ce qui n'est pas crevant?

Cette pensée inspira de profondes réflexions à Ernest, qui, après un moment de silence, dit avec un accent sincère de mélancolie:

- C'est vrai ! Tout est crevant... Et, pensif, il ajouta:

- Ainsi les teuf-teuf, ça vous laisse en panne aux endroits où on ne voudrait pas. Ce n'est pas qu'on regrette d'arriver en retard... Pour ce qu'on trouve dans les endroits où l'on va... Mais je suis resté l'autre jour cinq heures entre Marville et Boulay. Vous connaissez pas cet endroit-là? C'est avant d'arriver à Dreux. Pas une maison, pas un arbre, pas un pli de terrain. C'est plat, c'est jaune, c'est rond, avec un bête de ciel posé dessus comme une cloche à melons. On se fait vieux dans des localités pareilles... C'est égal, je vais essayer d'un nouveau système... soixante-dix kilomètres à l'heure... et moelleux... Venez-vous avec moi, Dellion? je pars ce soir.

XXVI

- Les Trublions, dit M. Bergeret, m'inspirent le plus vif intérêt. Aussi n'est-ce point sans plaisir que j'ai découvert dans le livre assez précieux de Nicole Langelier, Parisien, un deuxième chapitre relatif à ces petits êtres. Vous souvient-il du premier, monsieur Goubin?

M. Goubin répondit qu'il le savait par cœur.

- Je vous en loue, dit M. Bergeret. Car c'est bréviaire. Je vais tout de suite vous lire le chapitre deuxième, qui ne vous plaira pas moins que le précédent.

Et le maître lut ce qui suit:

"Du garbouil et grant tintamarre que menoient les Trublions et de une belle harangue que Robin Mielleux leur feict.

" Lors faisoient les Trublions grant tintamarre par la ville, cité et université, chacun d'iceulx frappant avec cuiller à pot sur trublio, ce qui est à dire marmite de fer et casserole en françois, et estoit concert bien mélodieux. Et alloient gridant: "Mort aux traistres et marranes !" Pendoient aussi ès murailles et lieux secrets et retraicts beaux petits escussons portant telles inscriptions que: "Mort aux marranes ! Achetez mie aux juifs ne aux lombars ! Longue vie à Tintinnabule !" Se armoient de armes à feu et armes blanches, car estoient gentilshommes. Cependant se accompagnoient aussi de Martin Baton et estoient si bons princes que frappoient des poings, ne desdaignant point jeux de villains. Tenoient propos seulement de fendre et pourfendre, et disoient en leur langaige et idiome bien idoine, très congru et correspondant à leur

pensée, que vouloient décerveler gens, ce qui est proprement tirer la cervelle hors la boette cranienne où elle gist par ordre et disposition de Nature. Et faisoient comme disoient, toutes et quantes fois qu'en avoient occasion. Et pour ce qu'estoient bien simples esprits, entendoient soi estre les bons et que hors d'eulx n'estoient nuls bons, ains tous mauvais, ce qui estoit ordonnance merveilleusement claire, distinction parfaicte et bel ordre de bataille.

" Et avoient par mi eulx belles et haultes dames, des mieux nippées, lesquelles très gracieusement, par blandices et mignardises, incitoient ces gallants Trublions à escarbouiller, descrouller, transpercer, subvertir et déconfire quiconque ne trublionnoit pas. N'en soyez esbahi, et reconnoissez à cela l'inclination naturelle des dames à cruelletés et violences et admiration du fier courage et vaillance guerrière, comme il se voit jà par les histoires anticques où il est conté que le dieu Mars fust aimé de Vénus ainsi que de déesses et de mortelles à foison, et que Apollo, au rebours, bien qu'il fust plaisant joueur de viole, ne reçut que desdains des nymphes et des chambrières.

" Et ne se tenoit, en la ville, conventicule, ni procession de Trublions, n'estaient festins ni obsèques de Trublions, que ung povre homme ou deux, ou davantage, ne fust assommé par eulx, et laissé demi-mort ou mort aux trois quarts, voire tout à fait, sur le pavé. Ce qui estoit bien merveilleuse chose. Estoit coutume que, les Trublions passés, cestuy qui, sur refus de trublionner, avoit été escarbouillé fust porté bien piteusement en civière es bouticques et officines de ung apothicaire. Et pour cette raison, ou aultres, estoient les apothicaires de la ville du parti des Trublions.

" Or, estoit en ce temps la grande foire de Paris en France, insigne et plus ample que ne furent jamais les foires d'Aix-la-Chapelle et de Francfort, ni le Lendit, ni la belle foire de Beaucaire. Estoit ladite foire de Paris si copieuse et abondante en marchandises, ouvrages d'art et gentilles inventions, que un preu'd'homme nommé Cornely, qui avait jà beaucoup veu et n'estoit point badau, souloit dire qu'à la veüe, pratique et contemplation d'icelle, il perdoit le souci de son salut éternel et mêmement le boire et le manger. Les peuples estranges se pressoient dans la ville des Parisiens pour y prendre plaisir et y faire dépense. Rois et roitelets y venoient à l'envi, dont se rengorgeoient cocquebins et galloises, disant: "Ce nous est grand honneur". Les marchands, du plus gros au moindre, Tout-profict et Gaigne-petit, les gens de métiers et industries, entendoient bien vendre force marchandises aux estrangiers venus en leur ville pour la foire. Les camelots et colporteurs déballoient toute la balle, les traicteurs et cabaretiers dressoient tables, et la ville

entière estoit vrayment d'un bout à l'autre abondant marché et joyeux refectoire. Faut dire que les dicts marchands, non tous, mais la plus part, avaient goust des Trublions, que ils admiroient pour la grande force de gueule et les grands tours de bras d'iceulx, et n'estoit point jusqu'aux négocians et banquiers marranes qui ne les reguardassent avec respect et desir bien humble de n'estre point maltraités par eulx.

" Les amoient donc les gens de metier et marchands, mais amoient aussi naturellement leurs marchandises et gaigne-pain, et vinrent à craindre que par vives saillies, irruptions soubdaines, ruades, pétarades et trublionnades, ne culbutassent leurs étals et menses ès quarrefours, jardins et boullevarts, et que aussi les dicts Trublions, par occisions furieuses et rapides, ne effrayassent les peuples estranges et les fissent fuir hors la ville, la bourse encore pleine. Vray de dire que ce dangier n'estoit pas grand. Les Trublions menaçoient horriblement et terriblement. Ains ils décroulloient gens en petit nombre, un, deux, trois à la fois, comme ai dict, et gens de la ville; jamais ne attaquoient Angloys ou Alemans, ne autres peuples, mais tant seulement concitoyens. Descrouilloient en un lieu, et la ville estoit grande; il n'y paraissoit guères. Ains possible estoit que ils y prissent goust, et voulussent subvertir davantage. Il ne sembloit point opportun qu'en ceste foire du monde et abondante frairie, feussent veus les Trublions grinçant des dents, roulant œils enflammés, serrant les poings, escartant les jambes et poussant abois rabiques et ululements lamentables, et doutaient les Parisiens que Trublions fissent en ce moment mal à propos ce que ils pouvoient faire sans inconvénient ne empeschement après la feste et négoce, sçavoir: assommer de ci de là ung povre diable.

" Lors commencèrent les citoyens à dire qu'il falloit soi apaiser et estoit la sentence publicque qu'il y eust paix dans la ville. Ce que les Trublions n'escoutoient que d'une oreille. Et répondoient: "Voire, mais vivre sans desconfire un ennemi ou tant seulement un incongneu, est-ce contentement? Si laissons en repos les juifs ne gaignerons point le paradis. Faut-il nous croiser les bras? Dieu a dict que devons labourer pour vivre". Et, pesant en leur esprit le sentiment universel et commun vouloir, estoient perplexes.

" Lors ung vieil Trublion, nommé Robin Mielleux, assembla les principaux du Trublionnage. Il estoit estimé, vénéré et haut prisé des Trublions qui le sçavoient expert en piperies et abundant en ruses et cautèle. Ouvrant la bouche qu'il avoit en semblance de la gueule de ung antique brochet, ébréchée, ains encore assez dentue pour mordre petits poissons, il dict bien doucement:

"Oyez, amis; oyez tous. Sommes honnestes gens et bons compagnons. Sommes point fols. Demandons apaisement. Dirai mieulx: voulons apaisement. Apaisement est doulce chose. Apaisement est précieux onguent, hippocratique électuaire et dictame apollonien. C'est belle infusion médicinale, c'est tilleul, mauve et guimauve. C'est sucre, c'est miel. C'est miel, dis-je, et suis-je pas Robin Mielleux? Me nourris de miel. Revienne l'aage d'or et leicherai le miel au tronc des chesnes vénérables. Vous en assure. Veux apaisement. Voulez apaisement."

" Oyant telles paroles de Robin Mielleux, commençoient les Trublions à faire vilaine grimace et chuchetoient entre eulx: "Est-ce Robin Mielleux, notre ami, qui parle de ceste façon? Il ne nous ame plus. Il nous trahit. Il serche à nous nuire, ou bien ses esprits sont esgarez". Et les mieulx trublillonnans disoient: "Que prétend ce vieil tousseux? Pense-t-il que nous lairrerons nos bastons, gourdins, martins et matraques et les jolis petits bastons à feu que avons en poche? Que sommes nous en paix? Rien. Ne valons que par les coups que donnons. Veut-il que nous ne frappions plus? Veut-il que nous ne trublionnions plus?" Et s'éleva grande rumeur et murmures en l'assemblée, et estoit le concile des Trublions comme mer houleuse.

" Lors le bon Robin Mielleux estendit ses petites mains jaunes sur les testes agitées, en façon de ung Neptune qui calme la tempeste, et ayant remis ainsi l'océan trublion en sa sereine et tranquille assiette, ou à peu près, reprit bien courtoisement:

"Vous suis ami, mes mignons, et bon conseiller. Entendez que veuil dire devant que vous fascher. Quand dis: Voulons apaisement, est clair que dis apaisement de nos ennemis, adversaires et de tous contrepensans, contredisans et contre-agissans. Est visible et apparent que dis apaisement de tous aultres que nous, apaisement de police et magistrature à nous opposée et contraire, apaisement des paisibles officiers civils investis de fonctions et pouvoir pour prévenir, contenir, réprimer et refréner trublionnage, apaisement de justice et loi dont sommes menacés. Voulons que soyent ceux-là plongés dans profond et mortel apaisément; voulons pour quiconque n'est Trublion gouffre et abyme d'apaisement et repos sempiternel. Requiem æternam dona eis, Domine. Voilà que nous voulons ! Demandons pas apaisement nostre. Sommes pas apaisés. Quand chantons requiescat, est-ce pour nous? N'avons pas envie de dormir. Quand on est mort, c'est pour longtemps. Nos qui vivimus, donnons la paix à autrui, non en ce monde, ains dans l'autre. C'est la plus seure. Je veulx apaisèment. Suis-je une andouille? Connoissez vous point Robin Mielleux? Je ai, mes mignons, plus d'un tour en ma gibecière. Mes agnelets, estes vous donc moins avisés que

marmots et grimauds d'escole qui, jouant ensemble aux barres ou chat-coupé, quand l'un d'eulx veut prendre l'autre en défaut, lui crie "Poulce" qui est trêve et suspension d'armes, et l'ayant ainsi démuni de toute défiance et défense, gaigne aisément sur luy et le fait quinaud?

" Ainsi fais-je, moi Robin Mielleux, procureur du Roy. Lorsque ai, comme souvent il se treuve, adversaires déifiants et éveillez en chambre du Conseil, leur dis: - Paix, paix, paix, messieurs. Pax vobiscum, et leur coule bien doulcement une potée de pouldre à canon et de vieux clous dessoubs leur banc, avec belle mèche dont tiens le bout. Puis, feignant dormir paisiblement, je allume la mèche au bon moment. Et s'ils ne sautent en l'air, ce n'est pas ma faute. C'est que pouldre estoit éventée. Ce sera pour une aultre fois.

" Mes bons amis, prenez exemple et modelle de vos chefs, maistres et dynastes. Voyez vous point que Tintinnabule se tient coi? Pour l'heure, il ne tintinnabule plus. Il guette occasion favorable pour retintinnabuler. Est-il apaisé? Vous ne le pensez point. Et le jeune Trublio, veut-il apaisement? Non. Il attend. Entendez bien. Est à vous utile, profitable et nécessaire, que paroissiez avoir favorable, benigne, lenifiante et detergente volonté de apaisement. Que vous en coûte? Rien. Et vous en tirerez grant prouffict. Faut que" vous, inapaisés, sembliez apaisés, et que les aultres(ceulx qui ne trublionnent point, je veuil dire), qui de vray sont apaisés, semblent inapaisés, courroucés, hargneux, enraigés, tout opposés, contraires et hostiles à bel apaisement, tant souhaitable, aimable et désirable. Ainsi sera manifeste que avez grand zèle et amour du bien et paix publics, et que, à contre poil, vos opposans ont maligne envie de troubler et détruire la ville et environs. Et ne dictes point que c'est difficile. En sera comme vouldrez. Ferez voir couleurs au simple public, ainsi qu'il vous plaira. Le public croira ce que vous direz. Avez son oreille. Si dictes: Veux apaisement, croira tout de suite que voulez apaisement. Dites le, pour lui faire plaisir. Cela ne couste rien. Et cependant, vos ennemis et adversaires qui premiers ont bêlé bien piteusement: Apaisement, apaisement(car ils ont été doulx comme moutons, on n'y peut contredire), vous sera loisible de leur escarbouiller la cervelle et de dire: - Vouloient pas apaisement: les avons desconfits. Voulons apaisement, ferons apaisement quand serons seuls maistres. Est louable faire pacifiquement guerre. Criez: Paix ! paix ! et assommez. Voilà qui est chrétien. Paix ! paix ! cet homme est mort ! Paix, paix ! j'en ai crevé trois. L'intention estoit pacifique et serez jugés sur vos intentions. Allez, dites: Apaisement ! et tapez dur. Les cloches des moustiers sonneront à toute volée pour vous qui estes pacifiques, et serez poursuivis de louanges très belles par les bourgeois paisibles qui,

voyant vos victimes estendues, le ventre ouvert, sur les pavés des rues, diront: Voilà qui est bien faict ! C'est pour apaisement. Vive apaisement ! Sans apaisement on ne sçauroit vivre à l'aise."

XXVII

Madame la comtesse de Bonmont connaissait l'Exposition pour y avoir dîné plusieurs fois. Ce soir-là, c'est à "la Belle Chocolatière", restaurant suisse, situé, comme on sait, au bord de la Seine, que dînait madame de Bonmont avec l'élite guerrière du nationalisme, Joseph Lacrisse, Henri Léon, Jacques de Cadde, Gustave Dellion, Hugues Chassons des Aigues, et madame de Gromance qui, comme le remarqua Henri Léon, ressemblait beaucoup à la jolie servante du pastel de Liotard, dont une copie très agrandie servait d'enseigne au cabaret. Madame de Bonmont était douce et tendre. C'est l'amour, l'inexorable amour, qui l'avait mise au sein des guerriers. Elle y portait une âme faite comme l'Antigone de Sophocle, non pour la haine, mais pour la sympathie. Elle plaignait les victimes. Jamont était la plus touchante qu'elle eût su découvrir et la retraite prématurée de ce général lui tirait des larmes. Elle pensait lui broder un coussin de tapisserie sur lequel il reposât sa gloire. Elle faisait volontiers de ces présents, dont tout le prix était dans le sentiment. Son amour, agrandi d'admiration, pour le conseiller municipal Joseph Lacrisse, lui laissait des loisirs qu'elle employait à s'attendrir sur les malheurs de l'armée nationale et à manger des pâtisseries. Elle engraissait beaucoup et devenait une dame respectable. La jeune madame de Gromance formait des pensées moins généreuses. Elle avait aimé et trompé Gustave Dellion, et puis elle ne l'avait plus aimé. Mais Gustave, en lui ôtant son manteau clair à fleurs roses sur la terrasse de la "Belle Chocolatière", lui murmura dans l'oreille les noms de "sale rosse" et de "vadrouille", sous les yeux baissés du maître d'hôtel respectueux. Elle ne laissa paraître aucun trouble sur son visage. Mais au-dedans d'elle-même elle le trouvait gentil, et elle sentit qu'elle allait l'aimer encore. De son côté, Gustave, pensif, comprit qu'il avait prononcé, pour la première fois de sa vie, une parole d'amour. Et gravement, il alla s'asseoir à table à côté de Clotilde. Le dîner, qui était le dernier de la saison, ne fut point joyeux. La mélancolie des adieux se fit sentir, et une certaine tristesse nationaliste. Sans doute, on espérait encore, que dis-je, on nourrissait encore des espérances infinies. Mais il est douloureux, quand on a tout, le nombre et l'argent, d'attendre de l'avenir, du vague et lointain avenir, le contentement des longs désirs et des ambitions pressantes. Seul, Joseph Lacrisse gardait quelque

sérénité, pensant avoir assez fait pour son roi en se faisant élire conseiller municipal par les républicains nationalistes des Grandes-Écuries.

- En somme, dit-il, tout s'est bien passé le 14 juillet, à Longchamp. L'armée a été acclamée. On a crié: "Vive Jamont ! vive Bougon !" Il y a eu de l'enthousiasme.

- Sans doute, sans doute, dit Henri Léon, mais Loubet est rentré intact à l'Élysée, et cette journée-là n'a pas beaucoup avancé nos affaires.

Hugues Chassons des Aigues, qui portait une balafre toute fraîche sur le nez, qu'il avait grand et royal, fronça les sourcils et dit fièrement:

- Je vous réponds que ça a chauffé à la Cascade. Quand les socialistes ont crié: "Vive la République ! vivent les soldats !..."

- La police, dit madame de Bonmont, ne devrait pas permettre de pareils cris...

- Quand les socialistes ont crié: "Vive la République ! Vivent les soldats !" nous avons répondu: "Vive l'armée ! mort aux juifs !" Les "œillets blancs", que j'avais dissimulés dans les massifs, ont rallié à mon cri. Ils ont chargé les "églantines rouges" sous une pluie de chaises de fer. Ils étaient superbes. Mais que voulez-vous? La foule n'a pas rendu. Les Parisiens étaient venus avec femmes, enfants, paniers, filets de ménagère pleins de nourriture... et les parents de province arrivés pour voir l'Exposition... de vieux cultivateurs, les jambes raides, qui nous regardaient avec des yeux de poisson... et les paysannes en fichu, méfiantes comme des chouettes. Comment vouliez-vous soulever ces familles?

- Sans doute, dit Lacrisse, le moment était mal choisi. D'ailleurs, nous devons respecter, dans une certaine mesure, la trêve de l'Exposition.

- C'est égal, reprit Chassons des Aigues, nous avons bien cogné, à la Cascade. J'ai, pour ma part, asséné un coup de poing au citoyen Bissolo, qui lui a renfoncé la tête dans sa bosse. Je le voyais par terre: on aurait dit une tortue... Et "Vive l'armée ! mort aux Juifs !"

- Sans doute, sans doute, dit gravement Henri Léon; mais "Vive l'armée !" et "mort aux juifs !" c'est un peu fin... pour les foules. C'est, si j'ose dire, trop littéraire, trop classique, et ce n'est pas assez révolutionnaire. "Vive l'armée !" c'est beau, c'est noble, c'est régulier, c'est froid... Mais oui, c'est froid. Et puis, voulez-vous que je vous dise, il n'y a qu'un moyen, un seul, d'emballer la foule: la panique. Croyez-moi, on ne fait courir une masse d'hommes sans armes qu'en leur mettant la peur au ventre. Il fallait courir en criant... que sais-je... "Sauve qui peut !

alerte !... Vous êtes trahis !... Français, vous êtes trahis !" Si vous aviez crié cela ou quelque chose de pareil, d'une voix lugubre, sur la pelouse, en courant, cinq cent mille individus couraient avec vous, plus vite que vous, et ne s'arrêtaient plus. C'eût été superbe et terrible. Vous étiez renversés, foulés aux pieds, mis en bouillie... Mais la révolution était faite.

- Vous croyez? demanda Jacques de Cadde.

- N'en doutez pas, reprit Léon. "Trahison ! trahison !" c'est le vrai cri d'émeute, le cri qui donne des ailes aux foules, qui fait marcher du même pas les braves et les lâches, qui communique un même cœur à cent mille hommes et rend des jambes aux paralytiques. Ah ! mon bon Chassons, si vous aviez crié à Longchamp: "Nous sommes trahis !" vous auriez vu votre vieille chouette avec son panier d'œufs durs et son parapluie et votre bonhomme aux jambes de bois courir comme des lièvres.

- Courir où? demanda Joseph Lacriase.

- Où, je n'en sais rien. Dans les paniques sait-on où va la foule? Le sait-elle elle-même? Mais qu'importe ! Le mouvement est donné. Ça suffit. On ne fait plus des émeutes avec méthode. Occuper des points stratégiques, c'était bon aux temps antiques de Barbès et de Blanqui. Aujourd'hui, avec le télégraphe, le téléphone ou seulement les bicyclettes des flics, tout mouvement concerté est impossible. Voyez-vous Jacques de Cadde occupant le poste de la rue de Grenelle? Non. Il n'y a de possibles que les mouvements vagues, immenses, tumultueux. Et la peur, la peur unanime et tragique est seule capable d'emporter l'énorme masse humaine des fêtes publiques et des spectacles en plein air. Vous me demandez où la foule du 14 Juillet aurait fui, flagellée, comme par un immense drapeau noir, par les cris lugubres de "Trahison ! trahison ! l'étranger ! trahison !" Où elle aurait fui?... mais dans le lac, je pense.

- Dans le lac, dit Jacques de Cadde. Alors elle se serait noyée, voilà tout.

- Eh bien ! reprit Henri Léon, trente mille citoyens noyés, ce n'était donc rien? Le ministère et le gouvernement n'en auraient donc éprouvé ni difficultés sérieuses ni péril réel? Ce n'était donc pas une journée?... Tenez, vous n'êtes pas des politiques. Vous n'êtes pas fichus de renverser la République.

- Vous verrez ça après l'Exposition, dit le jeune de Cadde avec la candeur de la foi. Moi, pour commencer, à Longchamp, j'en ai crevé un.

- Ah ! vous en avez crevé un? Demanda le jeune Dellion avec intérêt. Quel type était-ce?

- Un ouvrier mécanicien... Si ç'avait été un sénateur, ç'aurait mieux valu. Mais dans une foule on a plus de chances de tomber sur un ouvrier que sur un sénateur.

- Qu'est-ce qu'il faisait, votre mécanicien? demanda Lacrisse.

- Il criait: "Vivent les soldats !" Je l'ai crevé.

Alors le jeune Dellion, piqué d'une émulation généreuse, fit connaître qu'un socialiste dreyfusard ayant crié "Vive Loubet !", il lui avait cassé la gueule.

- Tout va bien ! dit Jacques de Cadde.

- Il y a des choses qui pourraient aller mieux, dit Hugues Chassons des Aigues. Ne nous congratulons pas trop. Le 14 Juillet, Loubet, Waldeck, Millerand, André sont rentrés chacun chez soi. Ils n'y seraient pas rentrés si on m'avait écouté. Mais on ne veut pas agir. Nous manquons d'énergie.

Joseph Lacrisse répondit gravement:

- Non ! Nous ne manquons pas d'énergie. Mais il n'y a rien à faire pour l'instant. Après l'Exposition nous agirons vigoureusement. Le moment sera favorable. La France, après la fête, aura mal aux cheveux. Elle sera de mauvaise humeur. Il y aura des chômages et des cracks. Rien ne sera plus facile alors que de provoquer une crise ministérielle et même une crise présidentielle. N'est-ce pas votre avis, Léon?

- Sans doute, sans doute, répondit Léon. Mais il ne faut pas se dissimuler que dans trois mois nous serons un peu moins nombreux et que Loubet sera un peu moins impopulaire.

Jacques de Cadde, Dellion, Chassons des Aigues, Lacrisse, tous les Trublions ensemble protestèrent et s'efforcèrent d'étouffer par leurs cris une si fâcheuse prédiction. Mais Henri Léon d'une voix très douce poursuivit:

- C'est fatal ! Loubet sera de jour en jour moins impopulaire. Il était haï sur l'idée que nous avions donnée de lui: il ne la remplira pas toute. Il n'est pas assez grand pour égaler l'image que nous en avions dressée, à l'épouvante des foules. Nous avons montré un Loubet de cent coudées, protégeant les voleurs parlementaires et détruisant l'armée nationale. La réalité paraîtra moins effrayante. On ne le verra pas toujours sauver les voleurs et désorganiser l'armée. Il passera des revues. Cela vous pose un homme. Il ira en voiture. C'est plus honorable que d'aller à pied. Il donnera des croix; il répandra abondamment les palmes académiques.

Ceux qu'il aura décorés ou palmés ne croiront plus qu'il veut livrer la France à l'étranger. Il aura des mots heureux. N'en doutez pas. Les mots heureux ce sont les plus bêtes. Il n'a qu'à voyager pour être acclamé. Les paysans crieront sur son passage: "Vive le président" comme si c'était encore le bon tanneur que nous pleurons parce qu'il aimait bien l'armée. Et si l'alliance russe venait à repiquer... j'en frissonne... Vous verriez nos amis nationalistes dételer sa voiture. Je ne dis pas que c'est un homme d'un puissant génie. Mais il n'est pas plus bête que nous. Il cherche à améliorer sa position. C'est bien naturel. Nous avons voulu le couler; il nous use.

- Nous user, je l'en défie, s'écria le jeune de Cadde.

- Le temps seul, reprit Henri Léon, suffit à nous user. Ainsi, notre Conseil municipal de Paris, qu'il fut beau le soir du ballottage qui nous donna la majorité ! "Vive l'armée ! mort aux juifs !" criaient les électeurs, ivres de joie, d'orgueil et d'amour. Et les élus radieux répondaient: "Mort aux juifs ! Vive l'armée !" Mais comme le nouveau Conseil ne pourra ni dispenser du service militaire tous les fils de ses électeurs, ni distribuer aux petits commerçants l'argent des riches Israélites, ni même épargner aux ouvriers les souffrances du chômage, il trompera de vastes espérances et deviendra d'autant plus odieux qu'il aura été plus désiré. Il risque avant peu de perdre sa popularité dans la question des monopoles, eaux, gaz, omnibus.

- Vous êtes dans l'erreur, mon cher Léon ! s'écria Joseph Lacrisse. Pour ce qui est du renouvellement des monopoles, rien à craindre. Nous dirons à l'électeur: "Nous vous donnons le gaz à bon marché", et l'électeur ne se plaindra pas. Le Conseil municipal de Paris, élu sur un programme exclusivement politique, exercera une action décisive dans la crise politique et nationale qui va éclater après la fermeture de l'Exposition.

- Oui, mais pour cela, dit Chassons des Aigues, il faut qu'il prenne la tête du mouvement démagogique. S'il est modéré, régulier, sage, conciliant, gentil, tout est fichu. Qu'il sache bien qu'on l'a nommé pour renverser la République et chambarder le parlementarisme.

- La trompe ! la trompe !... s'écria Jacques de Cadde.

- Qu'on y parle peu, mais bien, poursuivit Chassons des Aigues...

- La trompe ! la trompe !

Chassons des Aigues dédaigna l'interruption:

- Qu'on émette de temps à autre un vœu, un pur vœu, tel que celui-ci:

"Mise en accusation des ministres..."

Le jeune de Cadde cria plus fort:

- La trompe ! La trompe !...

Chassons des Aigues essaya de lui faire entendre raison.

- Je ne suis pas opposé, en principe, à ce que nos amis sonnent l'hallali des parlementaires. Mais la trompe est, dans les assemblées, l'argument suprême des minorités. Il faut la réserver pour le Luxembourg et le Palais Bourbon. Je vous ferai remarquer, mon cher ami, qu'à l'Hôtel de Ville nous avons la majorité.

Cette considération ne toucha pas le jeune de Cadde, qui cria plus fort que devant:

- La trompe ! la trompe ! Savez-vous sonner de la trompe, Lacrisse? Si vous ne savez pas, je vous apprendrai. Il est nécessaire qu'un conseiller municipal sache sonner de la trompe.

- Je reprends, dit Chassons des Aigues, sérieux comme s'il taillait un bac; premier vœu du Conseil: mise en accusation des ministres; deuxième vœu: mise en accusation des sénateurs; troisième vœu: mise en accusation du président de la République... Après quelques vœux de cette force le ministère procède à la dissolution du Conseil. Le Conseil résiste et fait un véhément appel à l'opinion. Paris outragé se soulève...

- Croyez-vous, demanda doucement Léon, croyez-vous, Chassons, que Paris outragé se soulèvera?

- Je le crois, dit Chassons des Aigues.

- Je ne le crois pas, dit Henri Léon... Vous connaissez le citoyen Bissolo, puisque vous l'avez décervelé, le 14, à la revue. Je le connais aussi. Une nuit, sur le boulevard, pendant une des manifestations qui suivirent l'élection du triste Loubet, le citoyen Bissolo vint à moi comme au plus constant et au plus généreux de ses ennemis. Nous échangeâmes quelques paroles. Tous nos camelots donnaient. Les cris de: "Vive l'armée !" grondaient de la Bastille à la Madeleine. Les promeneurs, amusés et souriants, nous étaient favorables. Lançant comme une faux son long bras de bossu vers la foule, Bissolo me dit: "Je la connais la rosse. Montez dessus. Elle vous cassera les reins, en se couchant par terre tout d'un coup, quand vous ne vous méfierez pas". Ainsi parla Bissolo au coin de la rue Drouot le jour où Paris s'offrait à nous.

- Mais il outrage le peuple, votre Bissolo, s'écria Joseph Lacrisse. Il est infâme.

- Il est prophétique, répliqua Henri Léon.

- La trompe, la trompe, il n'y a que ça, chanta, d'une voix pâteuse, le jeune Jacques de Cadde.