Alexandre Pouchkine

"Eugène Onéguine"

CHAPITRE PREMIER.

I

"Dès qu'il tombe sérieusement malade, mon oncle professe les principes
les plus moraux. Il a pu se faire estimer, sans pouvoir inventer rien de
mieux. Son exemple est une leçon. Mais, grand Dieu ! quel ennui de
rester nuit et jour auprès d'un malade sans le quitter d'un seul pas !
Quelle basse perfidie que d'amuser un moribond ! d'arranger ses
coussins, de lui présenter avec recueillement ses remèdes, de pousser de
gros soupirs, en même temps que l'on pense à part soi: Quand donc le
diable t'emportera-t-il?"

II

Ainsi se disait, entraîné par des chevaux de poste, dans des flots de

poussière, un jeune étourdi que les arrêts de Jupiter destinaient à

devenir l'héritier de tous ses parents. Amis de Rouslan et Ludmila,

permettez que, sans plus de préambule, je vous fasse faire la

connaissance du héros de mon roman. Onéguine, mon camarade, est né sur

les bords de la Néva, où peut-être aussi vous êtes né, ou bien où vous

avez brillé, lecteur. Moi aussi je m'y suis promené, mais le climat du

Nord me semble nuisible.


III

Ayant servi d'une façon exemplaire, le père d'Onéguine ne vivait que de

dettes. Il donnait trois grands bals chaque hiver, et il finit par se

ruiner. Mais le destin veillait sur son fils Eugène. Dans son enfance,

une madame prit soin de lui; puis un monsieur la remplaça. Ce monsieur,

pauvre abbé français, pour ne point tourmenter l'enfant, lui apprit tout

en plaisanterie; il ne l'ennuyait point d'une morale trop sévère, le

grondait doucement de ses fredaines, et le menait promener au Jardin

d'Été.

IV

Quand vint pour Onéguine l'époque des orages de la jeunesse, des

espérances immodérées et des tendres rêveries, M. l'abbé fut congédié !

Voilà mon Onéguine libre comme l'air. Les cheveux coupés à la dernière

mode, habillé comme un dandy de Londres, il fit dans le monde son

entrée. Il parlait et écrivait fort bien le français, dansait

correctement la mazourka, et saluait avec grâce. Que faut-il de plus?

Le monde décida qu'il était charmant et plein d'esprit.

V

Nous avons tous, par petites bribes, appris fort peu de choses et fort

mal, de sorte qu'il n'est pas difficile, grâce à Dieu, de briller chez

nous par l'éducation. Onéguine était, de par la décision d'une foule de

juges compétents et sévères, un garçon plein de science, mais pédant. Il

avait l'heureux talent de tout effleurer dans une conversation; de

garder le silence, avec l'air profond d'un connaisseur, dans une

discussion sérieuse, et d'exciter le sourire des dames par un feu

roulant d'épigrammes inattendues.

VI

Le latin est passé de mode aujourd'hui. Aussi, à vrai dire, savait-il

juste assez de latin pour déchiffrer une épigraphe, pour donner son

opinion sur Juvénal, pour mettre Vale à la fin d'une lettre, et, dans

les grandes occasions, pour citer, non sans fautes, deux vers de

l'Énéide. Il n'avait aucun goût pour fouiller la poussière chronologique

des légendes humaines; mais toutes les anecdotes des temps passés,

depuis Romulus jusqu'à nos jours, étaient gravées dans sa mémoire.

VII

N'ayant jamais eu la passion étrange d'user sa vie à la recherche de


vains sons, il ne put jamais, malgré tous nos efforts, distinguer un

dactyle d'un spondée. Il se moquait d'Homère, de Théocrite; mais, en

revanche, il prisait fort Adam Smith. Il était un profond économiste,

c'est-à-dire qu'il savait raisonner sur les causes de la richesse d'un

État, et dire comment cet État subsiste, et pourquoi il n'a nul besoin

d'or quand il a des produits naturels. Son père ne put jamais le

comprendre, et continua à engager ses biens.

VIII

Inutile d'ajouter tout ce que savait encore Onéguine. Mais en quoi il

avait un vrai génie, ce qu'il savait mieux que toute autre science, ce

qui avait été pour lui, dès sa jeunesse, un travail, un tourment, une

jouissance, ce qui occupait du matin au soir sa paresse inquiète,

c'était la science de la tendre passion qu'a chantée Ovide, et pour

laquelle il dut finir dans les souffrances sa vie brillante et orageuse,

exilé en Thrace, au fond des steppes désertes, loin de sa chère Italie.

IX

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X

Oh ! comme il savait feindre, cacher son espérance, montrer de la

jalousie, faire croire et faire cesser de croire, prendre l'air sombre

et désespéré, paraître tantôt fier et tantôt docile, plein d'attention

ou plein d'indifférence ! comme il savait garder un silence langoureux

ou développer une éloquence enflammée ! comme il savait donner une

heureuse négligence aux effusions de cœur de ses lettres ! comme il

savait n'avoir qu'une pensée, qu'un but, s'oublier lui-même ! comme son

regard, rapide ou tendre, timide ou hardi, savait à l'occasion se voiler

d'une larme obéissante !

XI

Ah ! oui, il savait paraître toujours nouveau, étonner l'innocence par

une lointaine allusion, l'effrayer par un désespoir de commande,

l'amuser par une aimable flatterie; il savait saisir l'instant de

l'émotion, vaincre par le raisonnement ou la passion les préjugés de

l'adolescence, attendre la première faveur involontaire, supplier, puis

arracher l'aveu, appeler et faire répondre le premier accent du cœur,

s'obstiner dans sa poursuite, obtenir enfin une entrevue secrète, et

triompher par la solitude et le mystère.

XII

Il avait su de bonne heure émouvoir même le cœur des coquettes de

profession. La médisance la plus acérée était à ses ordres quand il

fallait annuler des rivaux et les faire tomber dans ses filets; mais

vous, heureux maris, vous restiez toujours ses amis. Tous le

caressaient: et le rusé disciple de Faublas, et le vieillard

soupçonneux, et le majestueux trompé, toujours content de lui-même, de

son dîner et de sa femme.

XIII

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XIV

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XV

Il est encore au lit, que déjà on lui apporte des billets. Qu'est-ce?

des invitations, précisément. Dans trois maisons il est prié pour la

soirée. Là, un bal; ici, une fête d'enfants. Où ira-t-il? par où

commencera-t-il? Eh bien, il ira partout. Cela décidé, en toilette du

matin, un large bolivar sur la tête,

Onéguine part pour le boulevard de l'Amirauté, et s'y promène


nonchalamment jusqu'à ce que sa vigilante montre de Bréguet ait marqué

l'heure du dîner.

XVI

Déjà la nuit vient; il se jette dans un traîneau, et le cri de gare !

gare ! retentit. Son collet de poil de castor s'argente d'une fine

poussière glacée. Il arrive chez Talon, sûr que Kavérine

l'y attend. Il entre, et le bouchon saute au plafond; le vin de la

comète jaillit. Il entre, et voici déjà devant lui le roastbeaf

saignant, et les truffes chères au jeune âge, et toute la fleur de la

cuisine française, et l'inaltérable pâté de Strasbourg, entre le

succulent fromage de Limbourg et l'ananas aux flancs dorés.

XVII

La soif demande encore des verres pour arroser la graisse brûlante des

côtelettes; mais le son de la pendule annonce qu'un nouveau ballet

vient de commencer. Législateur exigeant de la scène, adorateur

inconstant des séduisantes actrices, citoyen émérite des coulisses,

Onéguine s'élance vers le théâtre, où chacun, s'érigeant en critique,

tantôt applaudit un entrechat, tantôt siffle Phèdre ou Cléopâtre, et


toujours pour se faire remarquer.

XVIII

Séjour enchanteur ! Là, naguère, brillait le hardi maître de la satire,

l'ami de la liberté, von Wiesin,

et le facile imitateur Kniajinine;

là, Ozérof

partageait avec la jeune Séménof

le tribut des larmes et d'applaudissements arraché à tout le public;

là, notre Katénine

a ressuscité le mâle génie de Corneille; là, le piquant Chakovskoï

a lâché le bruyant essaim de ses comédies; là, Didelot s'est

couronné de gloire; là, là, à l'ombre des coulisses, mes jeunes années

se sont envolées rapidement.

XIX

Ô mes déesses ! où êtes-vous? qu'êtes-vous devenues? Écoutez ma voix

plaintive. Êtes-vous encore là, ou d'autres beautés vous ont-elles

succédé sans vous remplacer? Entendrai-je encore vos chants? verrai-je

encore le vol léger de la Terpsichore russe? Ou bien mon triste regard


ne doit-il plus revoir les visages connus sur la scène éplorée par votre

absence? Et, spectateur indifférent du plaisir d'autrui, sous mon

lorgnon désenchanté, vais-je bâiller silencieusement en me rappelant mon

passé?

XX

Le théâtre est plein. Les loges rayonnent. Le parterre bouillonne et les

stalles s'agitent. Le paradis impatient bat des mains. La toile

s'envole. Alors, étincelante, aérienne, obéissant à l'archet magique, et

entourée d'un cortège de nymphes, paraît Estomina. Rasant à peine

le sol d'un pied agile, elle tourne lentement sur elle-même, puis elle

bondit, s'élance, s'élance comme un duvet qu'emporte le souffle d'Éole,

ploie et déploie sa taille, et frappe son pied de son pied rapide.

XXI

Tous applaudissent. Entre Onéguine; il marche sur les pieds à travers

les fauteuils; il dirige, en faisant la moue, son double lorgnon sur

les loges occupées par des dames inconnues; puis, après avoir parcouru

tous les rangs de spectateurs, il se déclare fort mécontent de tout, des

figures, des toilettes; il échange des saluts avec les gentilshommes,


jette un regard distrait sur la scène, se détourne, et dit au milieu

d'un bâillement: "Il est temps de les chasser tous; j'ai longtemps

souffert les ballets, mais Didelot lui-même me devient insupportable."

XXII

Les Amours, les Diables, les Dragons sautent et tournent encore sur la

scène; les laquais fatigués dorment encore dans le vestibule sur les

pelisses de leurs maîtres; on n'a pas encore cessé de frapper des

pieds, de tousser, de se moucher, d'applaudir; les quinquets brillent

encore au dedans et au dehors du théâtre; les chevaux, couverts de

givre, continuent à piétiner sur place, tandis que les cochers, autour

des grands feux, maudissent les plaisirs de leurs seigneurs et se

réchauffent les mains en se frappant les uns les autres; et déjà

Onéguine a quitté le théâtre. Il rentre à la maison pour faire sa

toilette.

XXIII

Peindrai-je, dans un tableau fidèle, le cabinet solitaire où

l'exemplaire nourrisson de la mode s'habille, se déshabille et se

rhabille? Tout ce que l'esprit mercantile de Londres nous apporte sur

les flots de la Baltique en échange de nos bois et de nos suifs; tout

ce que le goût insatiable de Paris invente pour notre luxe, nos

fantaisies, nos plaisirs; tout cela décorait le cabinet d'un philosophe

de vingt ans:

XXIV

Ambre sur les grandes pipes de Constantinople; porcelaines et bronzes

sur les meubles; cristaux à facettes remplis d'essences; peignes,

limes en acier, ciseaux droits, ciseaux tordus, brosses de trente

espèces pour les ongles et pour les dents. Cela me fait penser que

Rousseau n'a jamais pu comprendre comment l'austère Grimm se permettait

de se nettoyer les ongles en sa présence. Le défenseur de la liberté et

des droits, en cette circonstance, n'avait pas le sens commun.

XXV

On peut être un homme raisonnable et avoir la manie de soigner ses

mains. Ne disputons jamais contre l'opinion du monde; la coutume est le

seul despote sur la terre. Craignant par-dessus tout le blâme qui

s'attache aux misères, Onéguine était très-recherché dans sa toilette.

Il était capable de passer trois heures entre des miroirs, et il sortait

de son boudoir semblable à la pimpante Vénus, si, vêtue d'un habit

d'homme, elle se rendait au bal masqué.

XXVI

Je pourrais, à cette heure, occuper le monde savant par une description

minutieuse d'une toilette à la dernière mode; mais, pantalons, fracs,

gilets, ce sont des mots qu'on ne trouve pas dans la langue russe, et je

vois déjà, je l'avoue à ma honte, que mon pauvre style aurait pu se

moins bigarrer de mots étrangers. Mais il y a trop longtemps que je m'ai

pu mettre le nez dans notre grand dictionnaire de l'Académie.

XXVII

Nous avons autre chose à faire. Partons plutôt pour le bal, lecteur, où

déjà Onéguine a galopé dans une voiture de louage. Le long de la rue

endormie, devant les maisons sombres, les doubles lanternes des voitures

rangées à la file laissent tomber sur la neige de petits arcs-en-ciel

lumineux. Un splendide palais se dresse, tout illuminé d'un cercle de

lampions. Des ombres passent sur les glaces sans tain des fenêtres. Ce

sont des profils, tantôt de femmes charmantes, tantôt d'originaux à la

mode.


XXVIII

Notre héros est déposé sur le perron. Il passe rapidement devant le

suisse, s'élance sur les degrés de marbre, et, ébouriffant ses cheveux

d'un coup de main, il fait son entrée. Le salon est plein de monde. La

musique semble fatiguée du tapage qu'elle a déjà fait. C'est la mazourka

qui retentit. Il y a foule et bruit partout. Les éperons des officiers

résonnent; les petits pieds des dames volent sur le parquet, et des

regards enflammés volent aussi sur leurs traces, tandis que le

grincement des violons étouffe mille sortes de murmures jaloux et

caressants.

XXIX

Au temps des plaisirs et des désirs irrésistibles, j'étais fou des bals.

Il n'y a pas d'endroit plus sûr pour risquer une déclaration ou glisser

un billet. Ô vous, maris que je respecte à présent, faites attention à

mes paroles, car je désire vous être utile. Et vous aussi, mamans,

prenez bien garde à ce que font vos filles. Tenez vos deux yeux bien

ouverts; sans cela, que Dieu vous garde ! Je parle ainsi maintenant,

parce qu'il y a longtemps que je ne pèche plus.

XXX

Hélas ! j'ai sacrifié une bonne part de ma vie à de vains amusements.

Mais si les mœurs n'en souffraient pas trop, j'aimerais les bals même à

présent. Je me plais à la franche folie de la jeunesse, à l'éclat, à la

joie, à la foule pressée, aux toilettes savantes des dames. J'adore

leurs petits pieds; mais, par malheur, c'est à peine si vous trouveriez

dans toute la Russie trois paires de jolis pieds de femme. Une surtout...

longtemps je n'ai pu l'oublier; triste et renfrogné que je suis, elle

revient encore à mon souvenir, et, jusque dans mon sommeil, j'en entends

le doux frôlement.

XXXI

Insensé ! où, quand, dans quel désert, pourras-tu donc oublier le

passé? Et vous, pieds charmants, où êtes-vous à cette heure? où

foulez-vous les fleurs du printemps? Choyés dans la paresse orientale,

vous n'avez pas laissé de traces sur la neige de nos tristes climats.

Vous n'aimiez que le doux attouchement des moelleux tapis. Combien de

temps y a-t-il que j'oubliai pour vous et la soif de la gloire dont je

suis dévoré, et la contrée de mes pères, et l'exil où je languis? Tout

ce grand bonheur de mes jeunes années a disparu comme la trace légère

laissée sur les champs qu'effleuraient vos pas.

XXXII

Le sein de Diane, les joues de Flore sont charmants, je l'avoue; mais

le pied de Terpsichore est plus attrayant pour moi. Je l'aime, Elvina,

sous les longues nappes des tables de banquet, au printemps sur l'herbe

des prairies, en hiver sur le fer des cheminées, sur le parquet

miroitant des salons, sur le granit des rochers qui bordent la mer.

XXXIII

Je me souviens d'une mer soulevée par l'ouragan. Comme je portais envie

aux flots qui accouraient se pressant l'un l'autre pour se coucher

amoureusement à ses pieds ! Comme j'aurais voulu venir avec les flots

toucher de mes lèvres ces pieds charmants ! Non, jamais, au milieu des

élans de ma jeunesse emportée, je n'ai souhaité avec tant d'ardeur les

lèvres des jeunes Armides, ou les roses de leur visage ! Non, jamais la

passion n'avait si fortement ébranlé mon âme !

XXXIV

Je me souviens d'un autre temps encore. Dans mes pensées, je me vois

tenant un heureux étrier, et je sens le doux poids d'un pied dans ma

main. Mon imagination s'enflamme à ce souvenir, et mon cœur se met à

battre comme alors. Mais c'est assez célébrer des coquettes sur ma lyre

bavarde; elles ne valent ni les passions ni les chants qu'elles

inspirent. Les paroles et les regards de ces enchanteresses sont

trompeurs à l'égal de ces pieds que j'ai trop chantés.

XXXV

Et mon Onéguine ! à demi sommeillant, il retourne du bal dans son lit,

tandis que tout Pétersbourg est déjà réveillé par le bruit de

l'infatigable tambour. Les marchands se lèvent; un vendeur des rues a

déjà crié; l'isvochtchik se

dirige lentement vers la station de son attelage; la laitière, ses pots

en équilibre sur l'épaule, marche allègrement en faisant crier sous ses

pas la neige compacte; les bruits agréables du matin s'éveillent; les

volets s'ouvrent; la fumée des poêles monte en spirale bleuâtre, et le

boulanger, allemand ponctuel, coiffé d'un bonnet de coton, a plus d'une

fois ouvert son vasistas.

XXXVI

Cependant, fatigué des travaux du bal et changeant le jour en nuit, dort

tranquillement dans une ombre heureuse l'enfant gâté du luxe et des

plaisirs. Il se réveille après midi, s'habille, et voilà de nouveau

préparée jusqu'au lendemain sa vie monotone et bigarrée. Et demain sera

ce qu'était hier. Mais était-il vraiment heureux, mon Onéguine, libre, à

la fleur des plus belles années, rassasié de conquêtes brillantes et de

plaisirs renouvelés chaque jour? Lui servait-il à quelque chose d'être

toujours imprudent et toujours bien portant au milieu des festins?

XXXVII

Non. La sensibilité s'émoussa bientôt en lui. Le bruit du monde le

fatigua; les beautés ne furent plus l'objet constant de ses pensées.

Les trahisons même finirent par le trouver indifférent. L'amitié

l'ennuya aussi bien que les amis. Et puis, il ne pouvait cependant pas

toujours arroser d'une bouteille de Champagne des beafsteacks et des

pâtés de foie gras, et semer des mots piquants lorsqu'il avait mal à la

tête. Et bien qu'il eût le sang vif, il cessa de trouver du charme à la

perspective d'une pointe de sabre ou d'une balle de pistolet.

XXXVIII

Une certaine maladie, dont il serait vraiment bon de rechercher la

cause, que les Anglais nomment spleen, et nous autres Russes khàndra,

s'empara de lui peu à peu. Il n'essaya point de se brûler la cervelle,

mais il se refroidit complètement dans son amour de la vie. Un nouveau

Childe-Harold, moitié farouche, moitié languissant, apparaissait dans

les salons. Rien ne semblait le toucher, ni les caquets du monde, ni le

boston, ni un regard attendri, ni un soupir indiscret. Il ne remarquait

plus rien.

XXXIX



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XL



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XLI

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XLII

Ô vous, coquettes du grand monde, il vous abandonna avant tout le reste.

On doit avouer que, de notre temps, la vie du haut ton n'est pas mal

ennuyeuse. Bien que certaines dames sachent citer Say et Bentham, en

général leur conversation se compose de balivernes insupportables,

quoique innocentes. En outre, elles sont si impeccables, si

majestueuses, si pleines de science, si riches de piété, si méticuleuses

et si inabordables aux hommes, que leur vue seule engendre l'ennui.

XLIII

Et vous, faciles beautés que de rapides droschkis entraînent, à la nuit

tombante, sur le méchant pavé de Pétersbourg, vous aussi, Onéguine vous

abandonna. Renégat des jouissances bruyantes, il s'enferma dans sa

maison. Il prit une plume, en bâillant, et voulut écrire; mais tout

travail suivi lui était insupportable. Rien ne sortit de sa plume, et il

ne put devenir membre de cette confrérie querelleuse que je ne juge

point puisque j'en fais partie moi-même.

XLIV

Et de nouveau, ressaisi par le far niente, il se rassit devant sa table


dans le louable projet de s'approprier l'esprit d'autrui. Il chargea les

rayons de sa bibliothèque d'un bataillon de livres. Il lut, il lut, il

lut... et sans aucun profit. Là l'ennui, ici la tromperie ou les rêveries

vaines; celui-ci n'a point de conscience, celui-là pas le sens commun.

Et tous portent des chaînes, chacun la sienne. Le vieux a vieilli, et le

neuf ne fait que se traîner dans les pas du vieux. Onéguine abandonna

les livres comme il avait abandonné les femmes. Et il recouvrit d'un

rideau de deuil la famille poudreuse de sa bibliothèque.

XLV

Ayant aussi rejeté le joug des lois du monde; étant comme lui revenu de

toute vanité, je fis à cette époque la connaissance d'Onéguine. Sa

physionomie me plaisait, ainsi que son attachement obstiné aux rêveries

de l'imagination, ainsi que la bizarrerie inimitable de son esprit vif

et refroidi. J'étais aigri; il était triste. Tous deux nous avions

connu l'orage des passions. Tous deux, la vie nous fatiguait, et tous

deux nous étions réservés à éprouver la malignité de la fortune et des

hommes, au matin même de notre vie.

XLVI

Celui qui a vécu et qui a réfléchi ne peut point, quoi qu'il fasse, ne

pas mépriser les hommes dans son âme. Celui qui a senti vivement est

condamné à être hanté par le spectre des jours qui ne peuvent revenir.

Celui-là n'a plus d'enchantement; le serpent du souvenir le mord plus

cruellement que celui du repentir. Tout ceci, du reste, donne un grand

charme à la conversation. Au début, la langue d'Onéguine me troublait;

mais bientôt je m'habituai à sa discussion envenimée, à sa plaisanterie

assaisonnée de fiel, à la cruauté de ses sombres épigrammes.

XLVII

Combien de fois, au cœur de l'été, lorsque le ciel nocturne se dresse

transparent et clair au-dessus de la Neva,

et que le miroir des eaux, dans sa gaie limpidité, ne reflète pourtant

pas le disque de Diane; combien de fois, rappelant les romans de la

jeunesse et l'amour envolé, redevenus sensibles et insouciants, nous

avons bu à longs traits et en silence le souffle de la nuit

bienfaisante ! Ainsi qu'un forçat transporté pendant son sommeil d'un

sombre bagne dans un bois verdoyant, nous étions ramenés par la mémoire

vers les jeunes épanouissements de la vie.

XLVIII

L'âme pleine de je ne sais quels regrets, et appuyé sur le granit des

quais, Onéguine se tenait rêveur, ainsi que le poëte s'est peint

lui-même.

Tout dormait tranquille. On n'entendait que les cris que se renvoyaient

les sentinelles nocturnes, ou le bruit soudain d'un droschki traversant

la Milionaïa, tandis qu'un

bateau solitaire, qui agitait lentement ses rames comme de grandes

ailes, descendait le fleuve endormi, et, disparu dans le lointain, nous

charmait par un chant hardi qui s'en élevait avec le son du cor. C'était

doux, mais combien plus doux encore est le chant des octaves du Tasse !

XLIX

Ô flots de l'Adriatique, ô rives de la Brenta, vous verrai-je avant de

mourir? Et plein d'un enthousiasme encore inconnu, entendrai-je les

chants magiques que vous entendez? Ils sont sacrés pour les fils

d'Apollon. La lyre orgueilleuse d'Albion me les a fait connaître, et je

sens qu'il y a entre eux et moi parenté. Oui, je jouirai librement des

nuits dorées de l'Italie, lorsque, glissant dans une gondole

mystérieuse, aux côtés d'une jeune Vénitienne, tantôt causeuse, tantôt


muette, mes lèvres sauront trouver la langue de Pétrarque et de l'amour.

L

Sonnera-t-elle l'heure de ma délivrance? Je l'appelle, je l'appelle.

J'erre sur le rivage, j'attends un vent favorable, je hèle les

vaisseaux. Quand commencerai-je enfin ma libre course sur les libres

chemins de la mer, n'ayant plus à lutter qu'avec les flots et les

tempêtes? Il est temps que j'abandonne ce monotone élément qui m'est

hostile, et que, bercé sur les vagues brûlées du soleil, sous le ciel de

mon Afrique

je soupire au souvenir de ma sombre Russie, où j'ai souffert, où j'ai

enterré mon cœur, mais où j'ai aimé.

LI

Onéguine était prêt à visiter avec moi des contrées étrangères; mais

alors le destin nous sépara pour longtemps. Ce fut à cette époque que

mourut son père. Une troupe affamée de créanciers vint fondre sur

Onéguine, qui, indifférent à son sort, haïssant les procès et sachant

bien qu'il n'y perdrait pas grand'chose, leur abandonna tout son

héritage. Peut-être prévoyait-il déjà la mort de son oncle.

LII

En effet, il reçut bientôt une missive de l'intendant lui annonçant que

son oncle était alité, mourant, et qu'il désirait lui faire ses derniers

adieux. Ayant lu la triste épître, Onéguine partit en hâte, et, tout en

bâillant, il se préparait déjà, comme nous l'avons vu au début de ce

roman, à l'ennui et aux tromperies, lorsque, arrivé au village de son

oncle, il trouva le vieillard étendu sur la table funèbre, offrande

préparée à la terre.

LIII

La maison était pleine de monde. De tous côtés étaient venus amis et

ennemis, tous également amateurs des repas d'enterrements. On mit le

défunt en terre; les popes et les visiteurs mangèrent et burent tout

leur soûl, puis se séparèrent gravement comme s'ils avaient accompli une

importante fonction. Voilà notre Onéguine devenu campagnard, maître

absolu de fabriques, de bois, d'eaux, de terres. Lui, jusque-là l'ennemi

de tout ordre, jusque-là dissipateur, il fut enchanté de changer sa

précédente carrière contre quoi que ce fût.

LIV

Pendant deux jours, il trouva nouveaux les prés solitaires, la fraîcheur

des bois ombreux, le murmure d'un timide ruisseau. Le troisième jour,

ces bois et ces prés ne l'occupaient plus; puis ils lui furent

indifférents; puis il s'aperçut bientôt que l'ennui est le même à la

campagne, bien qu'il n'y ait ni rues, ni palais, ni bals, ni cartes, ni

poëtes. La khàndra l'attendait à l'affût et se mit à le suivre partout

comme son ombre ou comme une femme trop fidèle.

LV

J'étais né, moi, pour la vie tranquille, pour le calme du village. Dans

la solitude retentit mieux la voix de la lyre, et les rêves créateurs

ont plus de fécondité. Voué à des loisirs innocents, j'aime à errer sur

les bords d'un lac désert, et je ne prends de loi que de ma paresse.

Chaque matin je me réveille pour la voluptueuse jouissance de la

liberté. Je lis peu, je dors beaucoup. Je n'essaye point d'arrêter au

passage la gloire qui passe en volant. N'est-ce pas ainsi, dans cette

inactivité paisible, qu'ont coulé mes plus heureux jours?

LVI

Ô fleurs, prairies, chaumières, paresse, je vous suis voué de toute mon

âme ! Et je m'empresse de faire remarquer la différence qui me sépare


d'Onéguine pour qu'un lecteur ironique, ou quelque éditeur de calomnies

ingénieuses, ne s'avise pas de prétendre, sans crainte de Dieu, que j'ai

ici barbouillé mon portrait, à l'instar de Byron, ce poète de l'orgueil,

comme s'il était impossible d'écrire des poëmes autrement que sur soi.

LVII

On me reproche aussi de chanter l'amour. Mais les poëtes aiment l'amour

rêveur et mystérieux. Des êtres charmants s'offraient à moi comme en

songe, mon âme gardait en son secret leur image, et la muse venait les

animer de son souffle. C'est ainsi que, libre de chaînes, je chantais

mon idéal, la fille des montagnes,

et les captives des rives du Salghir.

Maintenant, vous m'adressez souvent cette question, mes amis: Pour qui

soupire ta lyre? À qui, dans la foule des jeunes filles, jalouses de la

préférence, en as-tu consacré les chants?

LVIII

De qui le regard, éveillant chez toi l'inspiration, a-t-il récompensé

ton chant mélodieux? Qui fut l'idole de ta poésie? - Eh ! mes amis,

personne, je vous le jure. J'ai ressenti, sans récompense, les folles


agitations de l'amour. Heureux celui qui a pu greffer sur elles la

fièvre des rimes ! Par là, marchant sur les traces de Pétrarque, il a

doublé l'ivresse sacrée de la poésie; il a du même coup calmé les

tourments de son cœur, et de plus il a saisi la gloire. Mais, pendant

que je sentais l'amour, j'étais sot et muet.

LIX

L'amour a passé, la muse est venue; et mon esprit trouble, obscur,

s'est éclairci soudain. Devenu libre, je cherche dans le calme

l'alliance sacrée des paroles sonores, des sentiments et des pensées.

J'écris, et mon cœur a cessé de gémir. J'écris, et ma plume distraite ne

dessine plus, au bout de vers inachevés, des têtes ou des pieds de

femmes. La cendre éteinte ne se rallume plus. Je suis triste encore par

moments; mais je n'ai plus de vaines larmes, et je sens que bientôt

aura disparu de mon âme la dernière trace des tempêtes passées. Alors je

me mettrai à écrire un poëme en vingt-cinq chants.

LX

J'ai pensé déjà au plan de ce poëme et au nom dont j'habillerai le

héros. Mais, en attendant, je vais achever le premier chapitre de ce


roman-ci. J'ai parcouru ce qui en est fait d'un œil critique; j'y ai

trouvé bien des contradictions et bien des fautes de goût. Mais je n'ai

pas le temps de les corriger. Je vais payer ma dette à la censure, et je

livrerai le fruit de mes veilles en pâture aux journalistes. Va donc aux

bords de la Néva, poëme nouveau-né, et mérite-moi les dons de la

gloire: des jugements faux, un bruit inutile et des insultes.

CHAPITRE II.

I

Le village où s'ennuyait Onéguine était un charmant petit coin de

terre. Un ami des jouissances paisibles aurait pu y bénir le ciel. Une

maison de seigneur, isolée, protégée des vents par une colline,

s'élevait sur le bord d'une petite rivière. Devant elle, s'étendaient et

fleurissaient au loin des prairies diaprées et des champs de blé dorés.

Des villages s'apercevaient à l'horizon; des troupeaux erraient dans la

campagne, et un vaste jardin abandonné, refuge des mélancoliques

dryades, étalait autour de la maison ses larges ombres.

II

Cette respectable habitation était construite comme elles devraient

l'être toutes: très-solide et très-commode pour une vie tranquille,

dans le goût de nos sages grands-pères. Partout des appartements élevés,

dans le salon des tapisseries de haute lice, sur les murailles des

portraits d'ancêtres, et des cheminées en carreaux de faïence. Tout cela

a passé de mode, et c'est à mon grand regret. Du reste, il est juste de

dire qu'Onéguine y était fort indifférent; il bâillait aussi bien dans

les salons du vieux temps que dans les salons de l'élégance moderne.

III

Il s'établit dans la chambre où son oncle, campagnard enraciné, avait

passé quarante ans à se quereller avec sa ménagère, à regarder par la

fenêtre et à tuer des mouches. Tout y était fort simple: un parquet en

bois de chêne, de lourdes armoires, une table, un sopha couvert d'un

édredon; nulle part la plus petite tache d'encre. Onéguine ouvrit les

armoires; il trouva dans l'une un cahier de dépenses, dans l'autre

toute une rangée de bouteilles d'eau-de-vie de fruits, des cruches

pleines d'eau de pommes, et un calendrier de 1808. Le vieillard, ayant

eu tant de choses à faire, n'avait jamais regardé dans un autre livre.

IV

Seul au milieu de ses domaines, et ne sachant comment tuer le temps,

Onéguine commença par avoir l'intention d'y établir un nouvel ordre de

choses. Il remplaça par une légère redevance le lourd fardeau de

l'antique corvée, et le paysan bénit son nouveau destin. Par contre, un

propriétaire de ses voisins, homme pratique, se fâcha tout rouge dans

son coin, trouvant à une telle innovation un immense dommage. Un autre

se borna à sourire perfidement, et tous déclarèrent d'une commune voix

que le nouveau venu était un original des plus dangereux.

V

Tous pourtant vinrent lui rendre visite, et plus d'une fois; mais comme

on lui amenait son étalon du Caucase au perron de la porte dérobée dès

qu'on entendait sur la grande route le bruit de leurs lourds carrosses

construits à la maison, offensés d'une pareille façon d'agir, tous

cessèrent toute relation avec lui. "Notre voisin, disaient-ils, est un

mal appris, un maniaque; c'est un franc-maçon. Il boit du vin rouge

dans un grand verre; il ne baise pas la main des dames; il dit

toujours "oui ou non," jamais: "Oui, monsieur; non, monsieur."

Telle était la voix générale sur son compte.

VI

À cette époque, un autre nouveau propriétaire était venu habiter le pays

et se trouvait soumis à une critique non moins sévère. Il se nommait

Vladimir Lenski. Avec une âme venue en droite ligne de l'université de

Gœttingue, c'était un beau jeune homme, à la fleur de l'âge, disciple

fervent de Kant, et poëte. De la Germanie nébuleuse il avait rapporté

ces fruits de la science: des rêveries amoureuses de la liberté, un

esprit inflammable et bizarre, une conversation toujours enthousiaste,

et de longs cheveux noirs tombant sur ses épaules.

VII

N'ayant pas eu le temps de se corrompre au contact de la froide

dépravation, son âme s'échauffait aisément à l'accueil d'un ami, aux

avances d'une jeune fille. Par le cœur, c'était un aimable ignorant.

L'espérance le berçait encore; tout nouvel éclat, toute nouvelle gloire

séduisait encore sa jeune imagination. Les doutes qui pouvaient s'élever

dans son cœur s'effaçaient à la lueur d'une rêverie brillante. Le but de

la vie lui paraissait une séduisante énigme; il y appesantissait sa

réflexion et soupçonnait là-dessous des merveilles.

VIII

Il croyait qu'une âme parente était prédestinée à s'unir avec la

sienne; que dans les angoisses de l'attente, elle l'appelait nuit et

jour. Il croyait que ses amis étaient prêts à se charger de chaînes pour

soutenir son honneur, que leurs mains ne trembleraient pas s'il fallait

briser la coupe empoisonnée du calomniateur. Il croyait qu'il y a des

êtres élus, des amis sacrés de l'humanité, et que le groupe de ces

hommes, libres de toute passion, est appelé à nous éclairer des rayons

irrésistibles d'une nouvelle doctrine, à inonder le monde de félicités.

IX

L'indignation, la pitié, le pur amour du bien et le doux tourment du

désir de la gloire, avaient de bonne heure agité son sang. La lyre à la

main, il errait dans le monde en fixant les yeux sur le ciel de Schiller

et de Gœthe. Son âme s'était enflammée à leur feu poétique, et, heureux

adepte, il n'avait pas fait honte aux leçons des nobles muses; il avait

su fièrement conserver dans ses chants des sentiments toujours élevés,

les purs élans d'une imagination virginale, et le charme d'une grave

simplicité.

X

Il chantait aussi l'amour; mais son chant était serein, limpide, comme

les pensées d'une jeune fille naïve, comme le sommeil d'un enfant, comme

la chaste lune quand elle traverse en silence le calme désert des cieux.

Il chantait aussi l'absence et la tristesse, et le vague inconnu, et le

lointain vaporeux, et les roses romantiques. Il chantait ces contrées où

longtemps, sur le sein de la placidité, s'étaient épanchées ses larmes

vivantes. Il chantait la fleur fanée de sa vie, n'ayant pas encore vingt

ans.

XI

Dans cette solitude, où le seul Onéguine pouvait l'apprécier, il fuyait

les festins des gentilshommes du voisinage. Il fuyait surtout leur

conversation aussi lourde que sensée sur la récolte des foins, la

fabrication de l'eau-de-vie, les chiens de chasse et les parents.

Certes, elle ne brillait ni par le sentiment, ni par l'inspiration, ni

par le piquant de l'esprit, ni par la science du savoir-vivre: mais la

conversation de leurs aimables moitiés était encore bien moins

attrayante.

XII

Riche et bien fait de sa personne, Lenski était reçu partout comme un

fiancé. C'est la coutume à la campagne. Toutes les mamans destinaient

leurs filles à ce voisin demi-russe. Entre-t-il quelque part, on se met

aussitôt à faire allusion aux ennuis de la vie de célibataire. Puis on

invite le voisin à s'approcher du somovar, et c'est Dounia qui verse le thé. On

lui murmure à l'oreille: "Dounia, fais bien attention." Puis on

apporte la guitare, et voilà Dounia qui se met à piailler(justes

dieux !) la romance: "Viens à moi dans mon palais doré."

XIII

Mais, n'ayant aucun désir d'entrer sous le joug du mariage, Lenski

préféra se rapprocher d'Onéguine. Ils se rapprochèrent en effet. L'eau

et le rocher, les vers et la prose, la glace et le feu sont moins

différents. Au commencement, ils se fatiguèrent l'un l'autre par leur

diversité. Puis, ils se plurent par cela même qu'ils différaient. Puis

ils se virent tous les jours, et devinrent bientôt inséparables. Hélas !

j'en fais l'aveu tout le premier, c'est par oisiveté que les hommes

deviennent amis.

XIV

Mais non, cette amitié même n'existe plus parmi les hommes. Ayant secoué

cette dernière superstition, nous nous considérons seuls comme des

unités, et tenons le reste du monde pour des zéros. Tous nous nous

haussons à la hauteur d'un Napoléon. Qu'on nous donne le pouvoir absolu,

et pour nous aussi des millions d'animaux bipèdes seront de la chair à

canon. Soyons francs: la sensibilité ne nous est pas moins singulière

que ridicule. Onéguine était resté plus supportable que beaucoup

d'autres; car, bien qu'il connût les hommes et les méprisât en masse,

il savait faire des exceptions et respectait la sensibilité dans autrui.

XV

Il écoutait Lenski en souriant. L'ardente conversation du poëte, son

esprit encore incertain dans ses jugements, ce qui n'empêchait point son

œil d'étinceler, tout lui était nouveau. Il tâchait de retenir sur ses

lèvres le mot sceptique qui refroidit. Il se disait: "Ce serait une

cruauté de ma part de troubler son bonheur éphémère. Son temps viendra

bien sans moi. Laissons-le vivre en attendant; laissons-lui croire à la

perfection de ce monde; pardonnons à la fièvre des jeunes années cette


jeune flamme et ce jeune délire."

XVI

Tout sujet faisait naître entre eux la discussion et les amenait à

réfléchir; les traces des générations passées, les fruits de la

science, le bien et le mal, les préjugés séculaires, l'impénétrable

mystère du tombeau, le destin et la vie, tout passait tour à tour devant

leur tribunal. Cependant le poëte, s'oubliant dans l'ardeur de ses

propres arrêts, déclamait des fragments de poëmes éclos sous le

septentrion, et le bienveillant Onéguine, quoiqu'il les comprit fort

peu, écoutait le jeune inspiré avec une gravité attentive.

XVII

Mais c'était surtout l'analyse des passions qui occupait les loisirs de

nos deux solitaires. Délivré de leur puissance capricieuse, Onéguine en

parlait toutefois avec un soupir d'involontaire compassion. Heureux

celui qui, ayant connu leurs agitations, a su enfin s'y soustraire !

Mais plus heureux encore celui qui ne les a nullement connues, et qui a

su tempérer l'amour par la séparation, la haine par la médisance, qui,

échappant aux tourments de la jalousie, a su nonchalamment bâiller avec


ses amis et sa femme, et n'a jamais confié le capital assuré, légué par

ses ancêtres, à la perfidie d'un as de carreau !

XVIII

Lorsque, vaincus enfin, nous nous rallions sous la bannière de la

sagesse; lorsque le feu des passions s'est éteint, et que nous

commençons à trouver risibles leur empire, leurs élans et même leurs

échos attardés; humbles, non sans effort, nous aimons à entendre

parfois la langue fougueuse des passions d'autrui, qui nous remue

étrangement le cœur. Ainsi un vieil invalide, oublié dans sa chaumière,

prête volontiers son oreille et son intérêt aux récits des jeunes

bravaches.

XIX

D'ailleurs la jeunesse ardente ne sait rien cacher. Elle est prête à

s'ouvrir également sur sa haine et sur son amour, sur sa tristesse et

sur ses joies. Enrôlé parmi les invalides, Onéguine écoutait d'un air

sérieux comment, épris de la confession de son propre cœur, le poëte

s'épanchait devant lui, comment il mettait naïvement à nu sa conscience

confiante. Onéguine apprit de la sorte toute l'histoire de son jeune

amour. C'était un récit qui n'était riche qu'en sentiment, et plus

touchant que neuf.

XX

Ah ! il aimait comme on n'aime plus de notre temps, comme l'âme insensée

d'un poëte est seule destinée à aimer: toujours, partout la même image,

les mêmes désirs et la même tristesse. Ni l'éloignement qui refroidit,

ni les longues années d'absence, ni les heures données aux Muses, ni les

beautés étrangères, ni les divertissements, ni les sciences, rien

n'avait changé son âme, que, de bonne heure, une chaste flamme avait

consumée.

XXI

À peine adolescent, le cœur encore endormi, il avait été le témoin

attendri des jeux enfantins d'Olga. Il avait partagé ses ébats sous

l'ombre protectrice des bois, et les pères des deux enfants, amis et

voisins, les avaient destinés l'un à l'autre. Sous l'humble toit d'une

demeure solitaire, elle avait grandi, pleine d'un charme innocent, comme

un muguet caché dans l'herbe épaisse, qu'ignorent les abeilles et les

papillons.

XXII

C'est elle qui fit don au poëte des premiers rêves de la naissante

inspiration; ce fut son image qui lui inspira le premier gémissement de

sa lyre. Disant un adieu soudain aux jeux de l'enfance, il s'était mis à

aimer les bois épais, et la solitude, et le silence, et la nuit, et les

larmes, et les étoiles, et la lune, la lune, cette lampe céleste à qui

nous avons consacré tant de promenades nocturnes, et dans laquelle nous

ne voyons plus aujourd'hui qu'un obscur remplaçant de nos fumeux

réverbères.

XXIII

Toujours modeste, toujours obéissante, toujours gaie comme le matin, des

yeux bleus comme le ciel, un sourire naïf, des tresses de lin, une fine

taille, une voix argentine, tout dans Olga....... Mais prenez le premier

roman venu, et vous y trouverez son portrait; il est charmant;

autrefois je l'ai beaucoup aimé, et maintenant il m'ennuie à mourir, et

permettez-moi, lecteur, de vous parler de sa sœur aînée.

XXIV

Son nom était Tatiana. C'est pour la première fois que notre caprice


s'avise d'introduire ce nom dans les pages timorées d'un roman. Et

pourquoi pas? il est agréable, sonore; mais j'avoue qu'il réveille

nécessairement des souvenirs d'antichambre. Hélas ! nous autres Russes,

nous avons aussi peu de goût dans les noms propres qu'en toute autre

chose. La civilisation ne nous sied pas, et tout ce que nous avons su en

prendre, c'est l'affectation.

XXV

Ainsi donc elle s'appelait Tatiana. Ni par les traits mignons, ni par la

fraîcheur rosée de sa sœur, elle ne pouvait attirer les regards. Triste,

solitaire, sauvage, timide comme une biche des bois, elle semblait, dans

sa propre famille, une jeune fille étrangère. Jamais elle ne sut faire

avec ses parents un échange de caresses. Quoique enfant, elle ne voulut

jamais jouer et folâtrer dans la foule des autres enfants; et souvent

elle passait des journées entières gravement assise à la fenêtre.

XXVI

C'était la mélancolie, sa compagne assidue depuis les jours du berceau,

qui embellissait pour elle, par ses rêveries, les longues heures des

loisirs de la campagne. Ses doigts délicats ne connaissaient point

l'aiguille; jamais, penchée sur un métier, elle n'avait animé la toile

de gracieux dessins. Elle n'aimait point le jeu de la poupée, ce jeu

indice certain du penchant à commander. C'est avec sa poupée obéissante

que l'enfant se prépare en riant aux lois et aux convenances du monde,

en lui répétant avec gravité les leçons reçues de sa maman.

XXVII

Jamais Tatiana ne prit dans ses bras une poupée; jamais elle ne

l'entretint des bruits de la ville et des inventions de la mode. Les

espiègleries enfantines lui étaient inconnues. Des récits terribles dans

l'obscurité des nuits d'hiver charmaient bien plus son cœur. Quand la

nourrice rassemblait pour Olga toutes ses petites compagnes sur une

vaste prairie, Tatiana ne jouait point au gorelki.

Le rire évaporé des plaisirs bruyants ne lui causait que de l'ennui.

XXVIII

Elle aimait à devancer sur son balcon la venue de l'aurore, lorsque le

chœur silencieux des étoiles s'efface sur l'horizon pâli, que l'extrême

lointain s'éclaire faiblement, que le vent, messager du matin, commence

à souffler, et que le jour montre peu à peu son visage. En hiver, quand

les ombres de la nuit possèdent plus longtemps la moitié de la terre, et

que l'aurore paresseuse dort plus longtemps, laissant régner au ciel la

lune brumeuse, Tatiana se levait aux lumières à son heure accoutumée.

XXIX

Les romans lui avaient plu de bonne heure. Elle s'était éprise des

fictions de Richardson et de Rousseau. Son père, bon diable du siècle

passé, attardé dans le nôtre, ne voyait aucun péril dans les livres; ne

lisant jamais lui-même, il les tenait pour de vains jouets, et ne

s'inquiétait nullement de savoir quel volume secret sommeillait jusqu'à

l'aube sous l'oreiller de sa fille. Quant à sa femme, elle était

elle-même folle de Richardson.

XXX

Elle aimait cet auteur, non parce qu'elle l'avait lu, non parce qu'elle

préférait Grandisson à Lovelace; mais autrefois sa cousine, la

princesse Aline, de Moscou, lui en avait souvent fait l'éloge. En ce

temps-là, son mari était déjà son fiancé; mais elle soupirait en secret

pour un autre, qui lui plaisait davantage par son esprit et son

éloquence. Ce Grandisson était un petit-maître célèbre, beau joueur et


sergent aux gardes.

XXXI

Elle s'efforçait de l'imiter, en s'habillant à la dernière mode; mais

un beau jour, sans lui demander son avis, on la conduisit à l'autel.

Pour la distraire de sa tristesse, son mari bien avisé l'emmena à la

campagne, où, dans les premiers temps, entourée Dieu sait de qui, elle

se débattit, pleura, et fut à la veille de demander le divorce. Puis

elle finit par s'occuper du ménage, s'habitua peu à peu à son sort, et

devint parfaitement heureuse. L'habitude est un don que nous accorde le

ciel pour remplacer le bonheur qu'il ne peut nous donner.

XXXII

L'habitude adoucit sa tristesse; mais une autre grande découverte

qu'elle fit acheva de la consoler. Entre ses affaires et ses loisirs,

elle trouva tout à coup le secret de commander despotiquement à son

mari; et dès lors tout prit une marche régulière. Elle allait en

voiture surveiller les travaux des champs, salait des champignons pour

l'hiver, ordonnait la dépense, rasait des fronts,

allait au bain chaque samedi, et quand elle entrait en colère, battait


ses servantes, tout cela sans en demander licence à son mari.

XXXIII

Jadis elle avait écrit avec son sang dans les albums des jeunes filles

sensibles; elle nommait Prascovia Pauline;

elle parlait en traînant les mots; elle portait un corset très-étroit,

et prononçait l'n russe en nasillant comme un n français. Bientôt tout

cessa. Elle jeta là son corset, ses cahiers pleins de vers langoureux,

se mit à nommer Akoulka la ci-devant Célina, et inaugura enfin la robe

ouatée avec le bonnet de matrone.

XXXIV

Mais son mari l'aimait de tout son cœur; il ne gênait en rien ses

fantaisies, croyait en elle aveuglément, et mangeait et buvait lui-même

en robe de chambre. Leur vie se déroulait paisiblement. Le soir,

souvent, se rassemblait chez eux la bonne famille des voisins, amis sans

cérémonie, pour geindre un peu, pour médire un peu et pour rire un peu.

Cependant le temps passe; on dit à Olga de verser le thé; puis le

souper vient, puis l'heure de dormir, et les visiteurs quittent la

maison.

XXXV

Dans leur vie tranquille, ils conservaient les habitudes du bon vieux

temps; ils mangeaient des blini à

l'époque du gras carême; deux fois par an ils se confessaient; ils

aimaient l'escarpolette, les danses en rond des paysans et les chants

des jeunes servantes autour du plat d'étain. Au jour de la Trinité,

quand le peuple en bâillant écoutait la messe, ils laissaient tomber

avec componction deux ou trois larmes sur les fleurs qu'ils tenaient à

la main. Le kvass leur était aussi

indispensable que l'air, et, à leur table, on présentait les plats

suivant le rang des convives.

XXXVI

Ils vieillirent tous deux ainsi. Puis s'ouvrirent enfin devant l'époux

les portes du tombeau, et il se couronna d'une nouvelle couronne. Il

mourut une heure avant le dîner, pleuré par ses voisins, ses enfants et

sa fidèle compagne, et pleuré plus sincèrement que maint autre défunt.

Il avait été un bon et simple barine, et là où repose

sa cendre, un monument funéraire annonce que "l'humble pécheur Dmitri

Larine, esclave de Dieu et lieutenant-colonel, goûte un éternel repos


sous cette pierre."

XXXVII

Rendu à ses pénates, Vladimir Lenski alla visiter la modeste sépulture

de son voisin, et consacra un soupir à sa mémoire. "Poor Yorick !"

dit-il d'un cœur profondément attristé; combien de fois m'a-t-il tenu

dans ses bras ! Combien de fois, dans mon enfance, ai-je joué avec sa

médaille d'Oczakof !

Il me destinait Olga; il disait souvent: "Vivrai-je jusqu'à ce

jour?" Et, plein d'une tristesse sincère, Vladimir lui improvisa un

madrigal funèbre.

XXXVIII

Par la même occasion, il composa, en pleurant, de nouvelles épitaphes

pour les tombeaux de son père et de sa mère qui se trouvaient au même

endroit... Hélas ! en moissons éphémères, les générations, que suscite la

volonté secrète de la Providence éclosent, mûrissent et tombent.

D'autres surgissent aussitôt pour les remplacer. Ainsi notre étourdie

génération d'à présent grandit, se presse, s'agite et pousse peu à peu

ses pères vers le tombeau. Mais notre temps viendra à son tour, et nos

fils, à l'heure venue, nous éconduiront hors du monde.

XXXIX

En attendant, ô mes amis ! enivrez-vous de cette légère liqueur de la

vie ! Je comprends sa mince valeur, et j'y suis fort peu attaché; j'ai

fermé les paupières devant le spectre des illusions. Et pourtant, de

lointaines espérances viennent quelquefois me faire battre le cœur.

J'entrevois qu'il me serait triste de quitter cette terre sans y laisser

une trace qui ne fût pas imperceptible. Je n'écris pas pour les

louanges; mais il me semble avoir le désir qu'un son, ne fût-ce qu'un

son, rappelât mon souvenir comme un ami fidèle.

XL

Peut-être saura-t-il toucher le cœur de quelqu'un; peut-être une de mes

strophes, sauvée par le sort, surnagera-t-elle sur le Léthé? Peut-être,

espoir flatteur, quelque ignorant des âges futurs montrera-t-il du doigt

mon portrait en disant: "Celui-là était un poëte." Quoi qu'il

advienne, reçois dès cette heure mes remercîments, ô toi, amant des

Muses paisibles, dont la mémoire conservera mes œuvres fugitives, et

dont la main bienveillante donnera une amicale caresse au laurier du

vieillard !

CHAPITRE III.

I

"Où vas-tu? Oh, ! les poètes ! - Adieu, Onéguine, il est temps. - Je

ne te retiens pas. Mais où passes-tu toutes tes soirées? - Chez les

Larine. - Voilà qui est étrange ! Eh quoi ! tu n'as pas conscience de

tuer ainsi ton temps? - Pas le moins du monde. - C'est

incompréhensible ! Je vois d'ici ce que c'est. Écoute, et tu me diras si

je n'ai pas touché juste: une simple famille russe; un empressement

obséquieux pour les visiteurs; des confitures; l'éternel sujet de

conversation: la pluie, le chanvre, le bétail."

II

- "Je ne vois pas grand mal à cela. - Mais l'ennui, voilà le grand mal.

- Je déteste votre monde élégant, et je préfère un cercle intime où je

puis... - Une autre églogue ! Finis donc. Mais puisque tu es décidé à

partir, ne pourrais-je pas aussi voir cette Philis, objet de tes

pensées, de tes larmes, de tes rimes, etc. Présente-moi. - Tu te

moques? - Nullement. Dis-moi quand il faut nous mettre en route. - Tout

de suite; ils nous recevront avec plaisir."

III

Les amis partent; ils arrivent, ils se présentent. On étale devant eux

le lourd attirail de la vieille hospitalité. Les cérémonies de ces

réceptions sont connues. On apporte des confitures sur de petites

assiettes; on pose une large carafe d'eau de cassis sur une table

recouverte de toile cirée............................................................

IV

Pendant qu'ils reviennent au galop de leur attelage, écoutons la

causerie des deux amis. "Eh bien, Onéguine, tu bâilles? - C'est une

habitude, Lenski. - Tu parais plus ennuyé qu'auparavant? - Non, ni plus

ni moins; mais il fait déjà sombre. Allons, fouette tes chevaux,

Androuchka. Quel stupide pays nous traversons ! À propos, la vieille

Larine est bien simple; mais c'est une gentille petite vieille. J'ai

peur que son eau de cassis m'ait fait mal."

V

"Laquelle des deux est Tatiana? - Celle qui, mélancolique et

silencieuse comme Swetlana, est

assise près de la fenêtre en entrant. - Est-il possible que tu sois

amoureux de l'autre? - Pourquoi non? - J'aurais choisi la Tatiana, si

j'étais comme toi un poëte. Il n'y a pas de vie dans les traits d'Olga,

pas plus que dans ceux de la madone de Van-Dyck. Elle est ronde et rouge

de visage comme cette sotte lune sur ce sot horizon." Vladimir répondit

sèchement et n'ouvrit plus la bouche jusqu'au logis.

VI

Cependant l'apparition d'Onéguine chez les Larine produisit à la ronde

une grande impression, et mit le trouble chez tous les voisins. Les

conjectures se suivirent à la file; tous s'empressèrent de juger le

fait avec force chuchotements et plaisanteries. Tatiana avait trouvé son

fiancé. Il y en avait qui allaient jusqu'à affirmer que le mariage était

complètement arrangé, et que, s'il ne s'était pas fait encore, c'est

parce qu'on n'avait pas pu se procurer des anneaux assez élégants. Quant

au mariage de Lenski, c'était pour eux, et dès longtemps, chose

convenue.

VII

Tatiana écoutait ces caquets avec dépit. Mais la pensée qu'ils


éveillaient en elle et qui revenait involontairement lui causait une

épouvante mêlée de charme. Son temps était venu, et l'amour était né.

C'est ainsi que les feux du printemps font soudainement germer une

graine qui sommeillait inerte. Dès longtemps son imagination se

consumait dans l'approche de cette crise fatale; dès longtemps son

jeune cœur, sans attendre personne, attendait quelqu'un.

VIII

L'attente s'accomplit. Ses yeux s'ouvrirent; elle se dit: c'est lui !

Hélas ! maintenant, les jours, les nuits, les veilles, le sommeil

solitaire, tout est plein de lui. Tout ce qu'elle aperçoit semble lui

répéter constamment et avec mystère le nom aimé. Le son des paroles

caressantes de ses parents et le regard attentif des serviteurs lui sont

également importuns. Elle n'écoute point les visiteurs; elle se borne à

maudire leurs loisirs éternels, leur présence contrariante et leur

séjour sans fin.

IX

Quelle attention elle met maintenant dans la lecture des romans qui

l'abreuvent de leurs séduisantes fictions ! Tous ces fils de

l'imagination, l'amant de Julie, et Malek-Adel, et De Lynar, et Werther,

ce martyr de lui-même, et l'incomparable Grandisson, qui nous fait

aujourd'hui si bien dormir, tous se fondirent en une seule image aux

yeux de la jeune rêveuse, celle d'Onéguine.

X

S'imaginant être l'héroïne de ses histoires favorites, Clarisse, Julie

ou Delphine, Tatiana erre seule, le livre dangereux à la main, dans le

silence des forêts. Elle y cherche, elle y trouve le feu secret qui la

consume et ses propres rêveries; s'appropriant les transports et les

infortunes d'autrui, elle murmure, parmi ses soupirs, une lettre

destinée à son héros chéri... Mais le nôtre n'était certainement pas un

Grandisson.

XI

Il fut un temps, jadis, où les poëtes, montant leur lyre au plus haut

diapason, nous montraient dans leur héros le modèle de toutes les

perfections humaines. À cet objet aimable, toujours injustement

persécuté, ils prêtaient une âme sensible, un esprit brillant, une

figure angélique. Nourrissant le feu de la passion la plus chaste,

toujours en proie à l'extase, ce héros était perpétuellement prêt au


sacrifice de lui-même, et à la fin de la dernière partie le crime était

toujours puni, tandis qu'une couronne digne d'elle venait toujours

ceindre le front de la vertu.

XII

Maintenant, au contraire, un brouillard s'étend sur tous les esprits. La

morale nous endort, et le péché, partout aimable, triomphe jusque dans

le roman. Les fantômes de la muse britannique troublent le sommeil de la

jeune vierge; son idole est le Vampire mélancolique, ou Melmoth, ce

sinistre vagabond, ou le Juif-Errant, ou le Corsaire, ou le mystérieux

Sbogar. Byron, par un caprice qui a fait fortune, a vêtu l'égoïsme

effréné des atours d'un langoureux romantisme.

XIII

Mais moi, mes amis, je ne parle pas de la sorte. Si jamais, par la

volonté des cieux, je cesse d'être poëte; si un nouveau démon s'empare

de moi, et si, bravant les menaces d'Apollon, je m'abaisse jusqu'à

l'humble prose, alors un roman à la vieille mode occupera mon paisible

couchant. Je n'y représenterai pas sous des formes effrayantes les

secrets tourments du crime; mais je vous raconterai simplement les


anciennes traditions des familles du pays, les tranquilles agitations

d'un amour légitime et les mœurs de nos ancêtres.

XIV

Je répéterai les simples discours d'un père ou d'un oncle; je dirai les

rencontres arrangées d'avance des enfants près d'un ruisseau ou sous de

vieux tilleuls; je dirai les tourments imaginaires d'une jalousie sans

objet, la séparation, l'absence, les larmes de la réconciliation; je

les ferai se quereller encore une fois, et enfin je les conduirai à

l'église. Alors je me rappellerai les paroles de l'amour anxieux qui,

aux jours envolés, me venaient sur les lèvres aux pieds d'une charmante

maîtresse, ces paroles dont je suis depuis longtemps déshabitué.

XV

Tatiana, ma chère Tatiana, je pleure maintenant avec toi et sur toi, car

je vois que tu as remis ton cœur aux mains d'un conquérant à la mode. Tu

périras, pauvre enfant; mais auparavant, éblouie par un mirage

d'espérance, tu te consumeras à appeler un bonheur ignoré. Tu

t'imagineras jouir de la vie en buvant à longs traits un breuvage

empoisonné qui ne saurait seulement étancher ta soif. Et cependant tu

vois à chaque pas l'endroit d'une heureuse rencontre; partout, devant

toi, apparaît l'image de ton vainqueur.

XVI

L'angoisse de l'amour poursuit Tatiana. Elle la chasse au jardin; et

tout à coup, fixant ses yeux immobiles, Tatiana se sent hors d'état de

faire un pas de plus. Son sein s'élève, ses joues se couvrent d'un

incarnat subit, la respiration s'arrête sur ses lèvres; elle éprouve

des tintements dans les oreilles, elle voit des lueurs devant ses yeux...

La nuit vient; la lune fait la ronde au plus haut des cieux et le

rossignol prélude sous l'ombre des arbres. Tatiana ne dort point et

cause à voix basse avec sa nourrice.

XVII

"Je ne puis dormir, nourrice. On étouffe ici. Ouvre la fenêtre et

assieds-toi près de moi. - Qu'as-tu, Tania? - Je m'ennuie. Conte-moi

quelque chose. - Que puis-je te conter, Tania? Il fut un temps où je

gardais dans ma mémoire toutes sortes de vieilles histoires, de contes

sur les méchants esprits ou sur les jeunes filles. Mais maintenant en

moi tout est devenu sombre, Tania; j'ai oublié ce que j'ai su. Ah !


oui; le mauvais temps est venu. Vois-tu, quand on devient vieux... -

Parle-moi, nourrice, de tes jeunes années. As-tu été amoureuse?"

XVIII

" - Y penses-tu, Tania? Dans ce temps-là, nous n'avions jamais ouï

parler de l'amour. Sinon, feu ma belle-mère m'aurait envoyée dans

l'autre monde. - Alors, comment t'es-tu mariée, nourrice? - Sans doute

que Dieu l'a voulu ainsi. Mon Vania était

plus jeune que moi, mon cœur; et pourtant je n'avais que treize ans. La

svakhâ

vint chez sous deux semaines durant, et enfin mon père me donna sa

bénédiction. Je pleurais amèrement de frayeur. On me défit ma tresse

pendant que je pleurais

et l'on me conduisit à l'église en chantant."

XIX

"Et puis je fus introduite dans une famille étrangère... Mais tu ne

m'écoutes point. - Ah ! nourrice, nourrice, je me sens mal, je souffre,

je suis prête à pleurer, à sangloter. - Tu es malade, mon enfant? Que

Dieu te prenne en pitié ! Demande ce que tu veux. Laisse-moi t'asperger

d'eau bénite. Tu es toute brûlante. - Non, je ne suis pas malade.

Sais-tu, nourrice? je suis amoureuse. - Oh ! mon enfant, que Dieu soit

avec toi !" Et de sa vieille main, la nourrice se mit à faire des

signes de croix sur la jeune fille en marmottant des prières."

XX

"Je suis amoureuse, répétait Tatiana à voix basse, avec désolation. -

Mon cher cœur, tu es malade. - Laisse-moi, je suis amoureuse." Et

cependant la lune brillait; elle éclairait de sa faible lueur la pâle

beauté de Tatiana, et ses cheveux épars, et les gouttes de ses larmes,

et sur un petit banc, aux pieds de notre héroïne, la vieille enveloppée

d'une longue casaque, un mouchoir roulé sur sa tête grise; tandis

qu'autour d'elles tout sommeillait dans le calme sous les rayons de

l'astre de paix.

XXI

Tatiana y fixait ses regards, et son cœur s'élançait dans l'espace

lorsqu'une idée subite vint frapper son esprit. "Va, nourrice,

laisse-moi seule. Donne-moi une plume, de l'encre; approche-moi la

table. Je me coucherai bientôt. Adieu." Et la voilà seule. Le silence

l'entoure. Le coude appuyé sur la table, elle écrit. Onéguine ne quitte


point ses pensées, et l'amour de la jeune innocente respire à chaque

ligne de cette lettre irréfléchie. Elle est écrite, pliée. Tatiana que

viens-tu de faire?

XXII

J'ai connu des beautés inabordables, froides et pures comme la neige de

l'hiver, impossibles à toucher, à séduire, incompréhensibles même à

l'esprit. J'admirais leur morgue de grand ton, leur vertu de naissance.

Mais j'avoue que je fuyais à leur approche, car je croyais lire avec

terreur, au-dessus de leurs sourcils, l'inscription de la porte de

l'Enfer: "Laissez toute espérance."

Inspirer de l'amour, c'est un malheur pour elles; effrayer les hommes,

c'est leur unique jouissance. Vous avez pu, cher lecteur, en rencontrer

de semblables sur les bords de la Néva.

XXIII

Entourées d'adorateurs obéissants, j'ai vu d'autres capricieuses,

vaniteusement indifférentes aux soupirs et aux louanges de la passion.

Que découvrais-je avec étonnement? effrayant l'amour timide par une

conduite farouche, elles semblaient pourtant l'attirer par une feinte


pitié. Tout au moins le son de leur voix paraissait plus tendre, et,

dans son aveuglement crédule, le novice soupirant courait de nouveau

après ce séduisant mensonge.

XXIV

En quoi donc Tatiana serait-elle plus coupable que celles-là? Est-ce

parce que, dans sa simplicité naïve, elle ne connaît point la ruse, et

se fie à ses impressions? Est-ce parce qu'elle aime sans artifice,

qu'elle est confiante, que le Ciel lui a donné une imagination ardente,

une volonté rapide, et un caractère opiniâtre avec un cœur tendre,

facile à enflammer? Ne sauriez-vous lui pardonner l'étourderie de la

passion?

XXV

Une coquette agit de sang-froid; mais ce n'est pas en plaisantant

qu'aime Tatiana; elle s'abandonne sans conditions à son sentiment. Elle

ne se dit pas: "Ajournons; nous doublerons ainsi le prix de nos

faveurs; nous attirerons plus sûrement dans nos filets. Aiguillonnons

la vanité par l'espérance, tourmentons le cœur par l'incertitude, puis

réchauffons-le aux feux de la jalousie. Sinon, ennuyé de sa facile

victoire, l'esclave rusé est toujours prêt à briser sa chaîne."

XXVI

Je prévois une autre difficulté. Pour l'honneur de notre idiome

national, je me vois obligé sans nul doute à traduire la lettre de

Tatiana. Elle savait assez mal le russe, ne lisait point nos gazettes,

et avait de la peine à s'exprimer par écrit dans sa langue maternelle.

De sorte qu'elle écrivit sa lettre en français. Qu'y faire? je le

répète, jusqu'à présent l'amour de nos dames n'a pu s'exprimer en

russe; jusqu'à présent notre fière langue n'a pu se plier à la petite

prose des petits billets doux.

XXVII

Je sais qu'on veut maintenant forcer nos dames à lire le russe; j'en

frémis, sur ma parole. Puis-je me les représenter le Bien intentionné à

la main?

J'en appelle à vous, ô poëtes mes collègues: n'est-il pas vrai que tous

ces charmants objets auxquels vous avez consacré vos rimes discrètes,

n'est-il pas vrai que tous, sans exception, possédant imparfaitement la

langue russe, la défiguraient avec gentillesse, et que, dans leur

bouche, une langue étrangère était devenue leur langue maternelle?


XXVIII

Pour moi, je prie Dieu de me faire la grâce de ne jamais rencontrer au

bal, ou sur le perron où se font les adieux, un séminariste en châle

jaune ou un académicien en bonnet de dentelle. Pas plus qu'une bouche

rose sans sourire, je n'aime une phrase russe sans faute de grammaire.

Il est possible que, pour mon malheur, la nouvelle génération des jeunes

beautés, cédant aux supplications gémissantes de nos gazettes,

s'habituent à respecter la grammaire. Mais moi..... que m'importe? je

resterai fidèle au vieil ordre de choses.

XXIX

Le murmure incorrect d'une jolie voix, une prononciation fautive,

exciteront comme autrefois un frémissement de cœur dans ma poitrine.

Jamais je ne m'en repentirai, et les gallicismes auront toujours pour

moi la douceur des péchés de ma jeunesse et des vers de Bogdanovitch.

Mais c'est assez; il est temps que je revienne à la lettre de Tatiana.

J'ai donné ma parole, et pourtant, devant Dieu, je suis prêt à y

manquer. Il faudrait la plume de Parny; mais elle n'est plus à la mode.

XXX

Ah ! si tu étais encore avec moi, ô chantre des Festins et de la

Mélancolie,

je t'aurais fatigué de ma demande indiscrète jusqu'à ce que tu eusses

consenti à prêter tes rimes enchanteresses aux paroles étrangères de la

jeune amoureuse. Où es-tu? viens; je t'abandonne tous mes droits avec

un profond salut. Mais au milieu de rochers sombres et farouches, le

cœur déshabitué de toutes louanges, tu erres seul sous le ciel rigoureux

de la Finlande, et ton âme n'entend point ma requête.

XXXI

J'ai là, devant mes yeux, la lettre de Tatiana; je la conserve avec un

saint respect; je la lis avec une sainte angoisse, et je ne puis la

lire assez.

Qui lui a donné cette tendresse et cette charmante négligence des mots?

Qui lui a inspiré ces folies touchantes, cette conversation du cœur avec

lui-même, entraînante et périlleuse? je n'en sais rien. Mais voici une

traduction incomplète et faible, comme une pâle copie d'un tableau plein

d'éclat, ou bien comme l'ouverture du Freyschutz sous les doigts timides

d'une pensionnaire.

Lettre de Tatiana.

"Je vous écris. Que puis-je ajouter à cela? Maintenant, je le sais, il

est en votre pouvoir de me punir par votre mépris; mais si vous

conservez une goutte de pitié pour mon triste sort, vous ne me

repousserez point. J'avais commencé par vouloir me taire. Croyez-moi,

vous n'auriez jamais connu la honte de mon aveu, si j'avais eu

l'espérance de vous voir dans notre maison de village, ne fût-ce que

rarement, ne fût-ce qu'une fois par semaine, seulement pour vous

entendre parler, vous dire un seul mot, et puis penser, toujours penser

la même pensée, nuit et jour, jusqu'à une nouvelle rencontre; mais on

dit que vous vivez retiré. Dans cet obscur village rien ne peut vous

plaire, et nous, nous ne brillons par rien, bien que nous soyons

naïvement heureux de vous voir. Pourquoi êtes-vous venu? Au fond de ma

retraite ignorée, je ne vous aurais jamais connu; je n'aurais jamais

connu ces amers tourments. Ayant calmé avec le temps(en suis-je bien

sûre?) les agitations d'une âme inexpérimentée, j'aurais pu trouver un

ami selon mon cœur, et je serais devenue une épouse fidèle, une mère

vertueuse.

"Un autre ! non, à nul autre au monde je n'aurais donné mon cœur.

C'est

décidé dans les conseils d'en haut; c'est la volonté du ciel: je suis

à toi. Toute ma vie est une preuve certaine que je devais te rencontrer.

Je le sais, c'est Dieu qui t'a envoyé à moi; c'est toi qui seras mon

gardien jusqu'au tombeau; c'est toi qui m'apparaissais dans mes rêves;

inconnu, tu m'étais déjà cher; ton regard me suivait; ta voix

résonnait dès longtemps dans mon âme. Non, ce n'était pas un rêve. À

peine entré, je t'ai reconnu. Je me sentis frémir, je me sentis

consumer. N'est-ce pas, je t'avais déjà entendu? C'est toi qui me

parlais dans le silence quand j'allais secourir des pauvres, ou calmer

par la prière les angoisses d'une âme agitée. Et, dans cet instant même,

n'est-ce pas toi, chère vision, qui as passé dans l'obscurité

transparente, et qui est penchée lentement sur mon chevet? N'est-ce pas

toi qui me murmures d'une voix caressante des paroles d'espoir? Qui

es-tu? Mon ange gardien ou un perfide tentateur? Résous mes doutes.

Peut-être que tout ceci n'est qu'une vaine illusion, l'erreur d'une âme

qui ne se connaît plus. Peut-être qu'une tout autre destinée m'attend;

mais c'en est fait. Dès à présent je te remets ma vie; je verse mes

larmes devant toi; j'implore ton secours..... Imagine-toi: je suis

seule, personne ne me comprend; ma raison succombe dans la lutte, et je

suis condamnée à périr en silence. Je t'attends. Par un seul regard

ranime les espérances de mon cœur, ou bien interromps ce rêve d'un lourd

sommeil par un reproche, hélas ! trop mérité.

"J'ai fini..... Je n'ose relire. Je me meurs de honte et d'effroi; mais

votre honneur est ma garantie. Je m'y confie hardiment."

XXXII

Tatiana laisse échapper tantôt un soupir, tantôt un faible gémissement.

La lettre tremble dans sa main: un pain à cacheter se dessèche sur ses

lèvres brûlantes; sa tête se penche languissamment sur son épaule, d'où

est descendue sa légère chemise. Mais voilà que le scintillement des

rayons de la lune s'éteint déjà; la vallée apparaît à travers le

brouillard; le ruisseau laisse voir ses reflets d'argent; la cornemuse

du vacher réveille le village; c'est le matin. On se lève; Tatiana ne

remarque rien.

XXXIII

Elle ne voit pas l'aurore qui vient l'éclairer. Elle se tient la tête


basse, et n'appuie pas sur la lettre son cachet ciselé. Cependant,

ouvrant doucement la porte, voilà que la vieille Filipièvna lui apporte

une tasse de thé sur un plateau. "Il est temps, mon enfant, lève-toi...

Mais tu es déjà toute prête, ma belle. Ô mon petit oiseau matinal, hier

j'eus bien peur pour toi; mais grâce à Dieu, tu te portes bien

aujourd'hui. Il ne reste plus trace de l'angoisse de la nuit; ta figure

est comme une fleur de pavot.

XXXIV

" - Ah ! nourrice, fais-moi la grâce... - Daigne seulement ordonner, ma

petite mère. - Ne t'imagine point, je t'en prie... un soupçon... mais tu

vois bien... Ah ! ne me refuse pas. - Ma petite, Dieu m'est témoin... -

Envoie seulement en secret ton petit-fils avec ce billet chez Oné... chez

lui, chez ce voisin, et surtout qu'il ne dise pas un seul mot, qu'il ne

me nomme pas. - Mais chez qui envoyer, ma petite? je suis devenue bien

bête. Il y a tant de voisins dans les environs. Je ne saurais pas

seulement les compter."

XXXV

" - Que tu es lente à deviner, nourrice ! - Ah ! mon cher cœur, je suis


vieille. Je suis vieille, Tania; mon esprit s'engourdit. Il fut un

temps où j'étais une fine mouche. Un seul signe de la volonté des

maîtres... - Ah ! nourrice, nourrice, que dis-tu là? qu'ai-je à faire de

ton esprit? tu vois bien qu'il s'agit d'une lettre pour Onéguine. -

Ah ! j'entends, j'entends. Ne te fâche pas, mon âme. Tu sais bien que

j'ai l'entendement dur. Mais pourquoi as-tu pâli de nouveau? - Ce n'est

rien, nourrice. Seulement n'oublie pas d'envoyer ton petit-fils."

XXXVI

Le jour se passe, point de réponse. Un autre jour commence; rien

encore. Pâle comme une ombre, habillée dès le matin, Tatiana attend,

attend toujours. Arrive l'adorateur d'Olga: "Dites-donc, où est votre

ami? lui demande la maîtresse de la maison; il nous a tout à fait

oubliés." Tatiana rougit soudain. "Il avait promis de venir

aujourd'hui, répond Lenski à la bonne dame. La poste l'aura sans doute

retenu." Tatiana baissa les yeux comme à une cruelle moquerie.

XXXVII

Il se faisait tard. Sur la table sifflait le brillant samovar du soir,

échauffant une théière de la Chine. Une légère vapeur se déroulait

au-dessus. Déjà versé par la main d'Olga, le thé parfumé coulait en jets

sombres dans les tasses; un petit domestique présentait la crème.

Tatiana se tenait devant la fenêtre. Elle avait soufflé sur les vitres

froides, et, rêveuse, elle avait tracé du bout d'un doigt, sur la glace

ternie, les deux lettres chères, E, O.

XXXVIII

Mais son âme était pleine d'angoisses, et des larmes voilaient son

regard éteint. Tout à coup, des pas de chevaux... son sang se fige. Plus

près... un galop... et, dans la cour, Onéguine. "Ah !..." et plus légère

qu'une biche, Tatiana s'élance dans la première antichambre, puis du

perron dans le jardin. Elle court, elle vole, elle n'ose pas regarder en

arrière. Elle traverse en un clin d'œil le parterre, le petit pont, la

prairie, l'allée qui mène au lac, le bois de bouleaux, brise un buisson

de seringat, franchit les plates-bandes, et, haletante, sur un escabeau,

XXXIX

Tombe...

"Il est ici... Onéguine est ici... Oh ! grand Dieu, qu'a-t-il pensé?" Son

cœur, plein d'angoisses, conserve pourtant je ne sais quelle vague

espérance. Elle frémit, elle écoute: "N'est-ce pas lui qui vient?"

Personne. En ce moment, dans le potager, les servantes cueillaient des

framboises sur les tiges, et, suivant l'ordre, chantaient en chœur. Cet

ordre était donné pour que, occupées de leur chant, ces bouches rosées

ne pussent manger les fruits du Seigneur: notable invention de la

finesse villageoise !

Chanson des servantes.

"Belles jeunes filles, compagnes bien-aimées, jouez à cœur joie,

divertissez-vous, petites âmes. Entonnez une chanson, votre meilleure

chanson, attirez un beau garçon vers notre ronde ! Quand nous aurons

attiré le beau garçon, dès que nous le verrons de loin, éparpillons-nous

de tous côtés, et lapidons-le avec des cerises, des framboises et des

groseilles rouges: Ne viens pas écouter nos jolies chansonnettes; ne

viens pas épier nos jeux de jeunes filles."

XL

Elles chantent, et, prêtant une oreille distraite à leurs voix sonores,

Tatiana attend avec impatience que la palpitation de son cœur se calme;

que la rougeur de sa joue s'efface. Mais son cœur palpite toujours, et

sa joue rougit davantage. Ainsi un pauvre papillon, fait prisonnier par

un étourdi de collège, agite en vain son aile diaprée. Ainsi, dans le

jeune blé qu'il broutait, un pauvre lièvre frémit à la vue d'un chasseur

qui le met en joue derrière un buisson.

XLI

Elle poussa enfin un long soupir, se leva de son escabeau, et se mit en

marche. Mais, à peine a-t-elle tourné l'allée, que, droit devant elle,

le regard étincelant, et pareil à une apparition menaçante, se dresse

Onéguine. Elle s'arrête comme frappée de la foudre... Mais, amis, je ne me

sens pas d'humeur à vous raconter aujourd'hui les résultats de cette

rencontre inattendue. Il faut que je me repose après le long discours

que j'ai tenu. Je finirai plus tard comme je pourrai.

<

CHAPITRE IV.

...........................................................................

VII

"Moins nous aimons une femme, plus nous avons chance de lui plaire; et

plus sûrement nous la faisons tomber dans nos filets." Ainsi parlait

jadis le froid libertinage, qui, se glorifiant d'avoir réduit l'amour en

science, sonnait sa propre fanfare, et croyait pouvoir être heureux sans

aimer. Mais ce grave amusement est digne des vieux singes imitateurs de

ce bon vieux temps trop vanté. La gloire des Lovelaces est tombée en

décrépitude, avec celle des talons rouges et des solennelles perruques.

VIII

Qui ne s'ennuierait de feindre toujours? de répéter différemment la

même chose? de prouver gravement ce que tout le monde sait? d'entendre

les mêmes répliques? de détruire des scrupules qui n'existent plus, et

qu'il faut faire naître dans une âme de quinze ans? qui ne se

fatiguerait des menaces, supplications, feintes terreurs; des petits

billets de six pages, des ruses, des caquets, des bagues, des larmes;

de la surveillance des tantes et des mères, et de la pressante amitié

des maris?

IX

Ainsi pensait Onéguine. Dans la première jeunesse, il avait été victime

de passions effrénées et d'erreurs irrésistibles. Gâté par les facilités


de sa vie, enchanté sans raison, désenchanté sans motif, tourmenté à

petit feu par le désir, tourmenté bien plus cruellement par le succès

éphémère, poursuivi, dans le monde et dans la solitude, par l'éternel

murmure des reproches de son âme, s'efforçant d'étouffer le bâillement

par un rire, voilà comment il avait tué huit années, voilà comment il

avait flétri la fleur de sa vie.

X

Il ne s'éprenait plus des beautés du monde; il courtisait ce qui lui

tombait sous la main. On lui refusait; il s'en consolait sur-le-champ;

on le trahissait, il était enchanté de reprendre haleine. Il recherchait

la société des femmes, sans entraînement, et les quittait sans regret,

se souvenant à peine de leur tendresse ou de leur cruauté. C'est ainsi

qu'un visiteur indifférent vient faire sa partie de whist. Il se met à

la table; le jeu fini, il quitte la maison, s'endort tranquillement

dans son lit, et, le lendemain matin, ne sait pas lui-même qui fera sa

partie le soir.

XI

Mais, à la réception de l'épître de Tania, Onéguine fut vivement touché.


Le langage de ces jeunes rêveries remua toutes ses fibres comme on remue

un essaim d'abeilles. Il se souvint de la pâleur et de l'expression

triste de la jeune fille; son âme se plongea un instant dans un songe

doux et sans souillure. Son ancienne fougue se réveilla aussi; mais il

ne voulut pas tromper la confiance de ce cœur innocent. Et maintenant

suivons-le au jardin où Tatiana vient de le rencontrer.

XII

Ils restèrent silencieux pendant quelques minutes. Puis Onéguine

s'approcha d'elle, et dit: "C'est vous qui m'avez écrit, ne le niez

pas. J'ai lu ces aveux charmants, ces épanchements candides. Votre

franchise me touche. Elle a fait parler dans mon âme une voix qui s'y

taisait depuis longtemps. Mais je ne veux pas faire votre éloge; je

veux payer votre sincérité d'un aveu non moins sincère. Recevez ma

confession; je me soumets à votre sentence.

XIII

"Si j'avais voulu borner ma vie au cercle de la famille; si un destin

bienveillant m'avait ordonné d'être mari et père; si, ne fût-ce que

pour un instant, j'avais pu être charmé par le tableau du bonheur


domestique, croyez-moi, je n'aurais pas cherché d'autre compagne que

vous. Je vous dirais, sans fadeur sentimentale, qu'ayant trouvé en vous

l'idéal de mes premières années, je vous aurais certainement offert de

vous associer à mes tristes jours. Je vous aurais acceptée comme un

garant de tout ce qui est beau, et j'aurais été heureux... comme j'aurais

pu.

XIV

"Mais, je ne suis pas créé pour le bonheur. Mon âme et lui sont

étrangers l'un à l'autre. Toutes vos perfections sont vaines; j'en suis

indigne. Croyez-moi, c'est la voix de ma conscience qui parle en ce

moment: un mariage entre nous n'eût été qu'un supplice. J'aurais eu

beau vous aimer; en m'habituant à vous, j'aurais cessé de vous aimer.

Vous pleureriez; vos larmes ne toucheraient pas mon cœur; elles ne

feraient que l'aigrir. Jugez vous-même quelles roses vous aurait

préparées l'hymen, et pour bien des jours, peut-être !

XV

"Que peut-il y avoir de plus triste au monde qu'un ménage où la pauvre

femme se désespère de l'indignité de son mari, passant seule tous ses


jours et toutes ses soirées? Où le mari ennuyé, tout en reconnaissant

le mérite de sa femme, et maudissant pourtant le sort, est toujours

maussade, silencieux, colère et froidement jaloux? Tel je suis. Est-ce

là l'homme que cherchait votre âme aussi pure qu'ardente, lorsque vous

m'écriviez avec tant de naïveté et de grâce? Je ne veux pas croire

qu'un pareil sort vous soit réservé par la sévère destinée.

XVI

"Il n'y a pas plus de retour aux illusions qu'aux années. Je ne

rajeunirai plus mon âme. Je vous aime d'une affection de frère, et

peut-être plus tendrement encore. Écoutez-moi donc sans colère: Une

jeune fille remplace plus d'une fois ses rêveries par d'autres rêveries.

Ainsi un jeune arbre change ses feuilles à chaque printemps. Le Ciel l'a

voulu, et vous aimerez de nouveau. Mais... apprenez à vous dominer. Ce

n'est pas chacun qui vous comprendra comme moi. Une irréflexion conduit

aux catastrophes."

XVII

Ainsi prêchait Onéguine. N'apercevant rien à travers ses larmes,

respirant à peine, ne répondant rien, Tatiana l'écoutait. Il lui offrit


son bras. Elle s'y appuya avec une résignation triste, et, comme on dit,

machinalement. Elle baissa la tête, et ils retournèrent à la maison sans

mot dire, en faisant un détour par le potager. Ils revinrent ensemble au

salon, et personne ne sembla prendre garde à leur absence. La liberté du

village a ses heureux droits tout aussi bien que la pédantesque pruderie

de Moscou.

XVIII

Vous avouerez, mon lecteur, que notre ami s'était conduit d'une façon

fort chevaleresque avec la pauvre Tania. Et ce n'était pas pour la

première fois qu'il montrait une véritable noblesse d'âme, quoique la

malveillance humaine ne l'eût guère épargné. Ses ennemis, ses amis

(c'est peut-être la même chose), l'avaient accommodé de toutes les

façons. Chacun a ses ennemis dans ce monde; mais Dieu nous garde de nos

amis ! Oh ! les amis, les amis ! ce n'est pas sans raison que je me

souviens d'eux !

XIX

- Alors, pourquoi...? - Oh ! rien, rien. Je tâche de laisser dormir en

moi des pensées sombres et malsaines. Je me borne à remarquer, entre

parenthèses, qu'il n'y a point de calomnie méprisable, mise au monde par

un coquin dans son grenier, et choyée par la canaille du grand monde;

qu'il n'y a point de sotte ineptie, point d'épigramme de carrefour, que

votre ami, le sourire sur les lèvres, dans un cercle de gens bien

élevés, sans le moindre sentiment de malignité, ne répète cent fois par

hasard. Du reste, il se fait votre champion. Il vous aime tant !... comme

s'il était de votre famille.

XX

Hum, hum ! respectable lecteur, toute votre famille se porte-t-elle

bien? Permettez: vous désirez peut-être savoir de moi quelle espèce de

gens sont les parents? Ce sont des gens que nous sommes contraints de

caresser, d'aimer, d'estimer de toute notre âme; à qui, d'après la

coutume populaire, nous devons rendre visite le jour de Noël,

ou bien écrire par la poste des lettres de félicitation, pour que, tout

le reste de l'année, ils ne songent point à nous. Que Dieu leur donne

donc de longs jours !

XXI

Vous me direz que l'affection des femmes est plus sûre que l'amitié et

que la parenté; et que vous conservez certains droits sur cette

affection, même après que les désastres vous ont frappé. C'est possible.

Mais le tourbillon de la mode, le caprice inhérent à leur nature, le

torrent de l'opinion du monde... Comment leur résister quand on est léger

comme une plume? En outre, l'opinion d'un époux doit être toujours

respectable aux yeux d'une femme vertueuse. De sorte que votre fidèle

amie peut être détournée de vous en un clin d'œil. Quant à l'amour

proprement dit... c'est la plaisanterie du diable.

XXII

Qui donc faut-il aimer? À qui croire? De qui n'attendre aucune

trahison? Qui mesure obséquieusement toutes les choses et toutes les

paroles de ce monde sur notre mètre? Qui ne répand point de calomnies

contre nous? Qui se préoccupe constamment de nos intérêts? Pour qui

nos défauts ne sont-ils pas désagréables? Qui ne nous ennuie jamais?

Sans chercher un vain idéal, sans perdre votre peine à cette recherche,

aimez-vous vous-même, cher lecteur.

XXIII

Quel fut le résultat de l'entrevue? Hélas ! il n'est pas difficile de

le deviner. Les souffrances insensées de l'amour ne cessèrent point de

déchirer cette jeune âme avide d'affliction. La pauvre Tatiana ne brûle

que plus fort d'une passion sans espoir. Le sommeil fuit sa couche;

santé, fleur et douceur de la vie, sourire, calme virginal, tout a

disparu comme un vain songe. C'est ainsi que les ténèbres d'un orage

obscurcissent quelquefois le jour qui vient à peine de naître.

XXIV

Hélas ! Tatiana se flétrit, pâlit, s'éteint, et doit se taire. Rien ne

l'occupe, rien ne la touche. En hochant gravement la tête, tous les

voisins chuchotent entre eux: "Il est temps, il est bien temps que

cette fille se marie." Mais c'est assez, je veux sans délai me réjouir

l'imagination par le tableau d'un amour heureux. Et vous, amis, si je me

suis trop laissé aller à la compassion que m'inspire ma pauvre enfant,

excusez-moi, je l'aime tant !

XXV

D'heure en heure captivé davantage par les charmes de la jeune Olga,

Vladimir s'abandonnait pleinement à son doux servage. Il est

perpétuellement avec elle. Quand vient le crépuscule, ils sont assis


dans sa chambrette; aux premières lueurs matinales, ils se promènent au

jardin, la main dans la main. Et pourtant, ivre d'amour, c'est à peine

si, dans le trouble d'une tendre pudeur, Vladimir ose parfois, encouragé

par le sourire d'Olga, jouer avec une boucle de cheveux déroulée, ou

déposer un baiser sur le pan de sa robe.

XXVI

Quelquefois il lit à Olga un roman moral, où l'auteur se pique de

dépeindre la nature mieux que Chateaubriand, et cependant il saute en

rougissant deux ou trois pages de vaines divagations dangereuses pour le

cœur des jeunes filles. D'autres fois, dans quelque recoin bien éloigné,

ils se tiennent, les coudes appuyés sur la table, devant un jeu

d'échecs, et Lenski, plongé dans ses rêveries, prend sa tour avec un de

ses pions.

XXVII

Il rentre à la maison, et là aussi son Olga l'occupe; pour elle il orne

assidûment les pages volantes d'un album. En traits à la plume,

légèrement coloriés, il y dessine tantôt des vues champêtres, tantôt une

pierre sépulcrale, le temple de Cypris, une tourterelle perchée sur une

lyre. Ou bien encore, au-dessous des autres inscriptions, il dépose un

tendre vers, monument silencieux d'une rêverie soudaine, trace rapide

d'une pensée fugitive qu'on retrouve ensuite, après de longues années,

immobile et figée.

XXVIII

Sans doute vous avez vu plus d'une fois l'album d'une demoiselle de

province, que ses compagnes ont barbouillé sur toutes les pages, du

commencement à la fin. C'est là que, sans respect de l'orthographe, des

vers sans mesure, raccourcis, rallongés, venus par tradition, sont

inscrits en témoignage d'inaltérable amitié. Sur la première page, on

lit ces mots: Qu'écrirez-vous sur ces tablettes? Puis l'inscription:

Tout à vous: ANNETTE. Et au bas de la dernière page: "Qui plus que

moi aime toi, qu'il écrive plus loin que moi."

XXIX

Sur ces pages vous êtes sûr de trouver deux cœurs, une torche et des

guirlandes; vous êtes sûr de lire des serments d'amour jusqu'au delà

des portes du tombeau. Quelque enfant de Mars, poëte dans un régiment de

ligne, y a paraphé un petit vers scélérat. Eh bien, amis, j'aurais été

fort aise d'écrire, moi, dans cet album, persuadé que chacun de mes

enfantillages, offerts de bon cœur, aurait mérité un regard indulgent,

et qu'on ne s'aviserait pas ensuite, avec un visage grave et un sourire

narquois, d'examiner si j'ai su mettre ou non de l'esprit dans mes

bêtises.

XXX

Mais vous, tomes dépareillés de la bibliothèque de Satan; vous,

magnifiques albums, tourments des versificateurs en renom; vous,

rapidement embellis par le pinceau magique de Tolstoï ou par la plume de

Baratinski, que la foudre de Dieu vous

écrase ! Quand une belle dame me présente son in-4°, un tremblement de

colère me saisit, et je sens une épigramme sourdre au fond de mon âme.

Eh bien non, misérable; tu vas lui écrire un madrigal !

XXXI

Ce ne sont pas des madrigaux que trace Lenski dans l'album de la jeune

Olga. Sa plume est guidée par l'amour, et ne sait pas briller par de

froids jeux d'esprit. Dans la simplicité de son cœur, il va jusqu'à

répéter ce qu'il entend dire ou ce qu'il remarque d'Olga; quant à ses

élégies, elles coulent à flots. C'est ainsi que toi, Lézikof l'inspiré,

dans les élans de ton cœur, tu chantes Dieu sait qui, tellement qu'un

jour le recueil précieux de tes élégies te dévoilera ta propre histoire.

XXXII

Mais silence ! qu'entendons-nous? Un sévère critique

nous ordonne de fouler aux pieds la maigre couronne de l'élégie. À nous

autres faiseurs de vers, il crie comme un général à la parade: "Assez

pleuré, assez gémi sur l'irréparable passé ! basta ! chantez autre

chose." - Tu as raison, ami; et sans doute tu vas nous montrer du

doigt le masque et le poignard tragiques, en nous ordonnant d'y

renouveler le capital épuisé de nos pensées. N'est-ce pas? - Point du

tout ! point du tout ! écrivez des odes, messieurs.

XXXIII

Écrivez comme au temps de notre grande époque,

comme le prescrivent les anciennes règles. - Quoi ! rien que des odes

pour les occasions solennelles ! Rappelle-toi, critique, ce qu'a dit à

ce propos l'ingénieux auteur des Commérages;


et, avoue-le, ce même auteur t'est-il plus supportable que ces rimeurs

mélancoliques par toi si décriés? - J'en conviens; mais votre

romantisme est vide, vain, pitoyable; tandis que le but de la poésie

doit être noble et élevé. - Je pourrais réfuter cet argument; mais je

me tais. Ne brouillons pas deux siècles.

XXXIV

Épris de la liberté autant que de la gloire, agité d'inspirations

incessantes, Vladimir aurait fort bien pu écrire des odes. Mais Olga ne

les aurait pas lues. Il tenait encore plus à lui lire ses œuvres qu'à

les faire, car on dit qu'il n'est pas dans le monde de jouissance plus

grande que celle d'un auteur modeste et amoureux qui peut lire les

produits de ses rêveries à celle qui en est l'objet, une beauté que ses

chants jettent dans une agréable mélancolie. Il est heureux, le poète...

mais peut-être pense-t-elle à autre chose.

XXXV

Pour moi, je ne lis les productions de ma lyre harmonieuse qu'à ma

vieille nourrice, la fidèle compagne de ma jeunesse. Ou bien, après un

maussade dîner, si j'attrape par le pan de l'habit quelque voisin que

m'a livré son sort malencontreux, je l'emprisonne dans un coin, et je

l'y étouffe de ma tragédie. Ou bien encore... et croyez que je ne

plaisante pas, tout gonflé de rimes, errant le long de mon étang,

j'effraye des éclats de ma voix une bande de canards sauvages. À peine

ont-ils entendu le doux son de mes strophes, qu'ils s'empressent de

quitter ces rivages.

XXXVI

...........................................................................

XXXVII

Et Onéguine ! - À ce propos, frères, je vous demande un peu de patience,

et je vais décrire en détail ses occupations de chaque jour: Vous savez

qu'il vit en anachorète; en été, il se lève à six heures du matin, et

s'en va, en toilette légère, à la rivière qui coule au bas du tertre de

sa maison. Il traverse à la nage cet Hellespont, ni plus ni moins que le

chantre de Gulnare. Puis il boit son café, en parcourant avec négligence

un journal aussi mal informé qu'attardé dans sa publication...

XXXVIII

...........................................................................

XXXIX

La promenade, la lecture, un sommeil profond et salutaire, l'ombre des

bois, le babil des eaux, quelquefois le jeune et frais baiser d'une

blanche fille aux yeux noirs, le galop d'un cheval fougueux et docile au

frein, un dîner assez délicat, une bouteille de vin limpide, et surtout

la solitude, le silence: Voilà la vie d'Onéguine. Et petit à petit, il

y prit goût, laissant, dans son bien-être insouciant, couler les belles

journées de soleil, oubliant et la ville, et les amis qu'il y avait

laissés, et l'ennui de ses fêtes.

XL

Mais notre été septentrional, cette caricature de l'hiver du Midi, passe

en un moment. Chez nous personne n'en doute, et personne ne l'avoue.

Déjà le ciel annonçait l'automne. Le soleil brillait moins fréquemment;

le jour s'accourcissait; la mystérieuse toiture des bois se dépouillait

avec un bruit lugubre; des brouillards se roulaient sur les champs;

les caravanes d'oies criardes se dirigeaient vers le sud; la plus

triste époque de l'année s'approchait: novembre était sur le seuil de

la porte.

XLI

L'aurore se lève au milieu d'une froide brume. Le bruit du travail a

cessé dans les champs. Avec sa louve affamée, le loup sort sur les

chemins de traverse; les flairant de loin, le cheval renâcle, et le

voyageur prudent se lance au galop quand il faut monter la colline. Le

berger ne fait plus sortir les vaches de l'étable, et, vers midi, sa

trompe ne les appelle plus en rond autour de lui. En chantant dans son

humble isba, la jeune fille file son lin, et l'amie des longues nuits

d'hiver, la loutchina,

pétille devant elle.

XLII

Et voici que, étendant au loin sur les campagnes un glacis d'argent, les

premières gelées sont écloses...; je parie que mon lecteur attend la

rime: roses. Eh bien ! qu'il la prenne, et que tout soit dit. Plus

coquette que le parquet ciré d'un salon élégant, brille la petite

rivière couverte d'une récente couche de glace. La bruyante population

des jeunes gars y trace des raies avec les patins sonores. Une lourde

oie, aux pattes rouges, s'étant proposé une promenade sur l'eau, glisse

et tombe. Les premiers flocons de neige papillonnent gaiement dans l'air

et se déposent sur le rivage en étoiles légères.

XLIII

Que faire à cette époque au village? Se promener? Les champs fatiguent

la vue par leur nudité monotone. Traverser au galop les mornes steppes?

Le cheval, s'accrochant à la neige traîtresse par son fer émoussé,

menace de broncher à chaque pas. Reste sous ton toit, solitaire; lis;

voici De Pradt, voici Walter Scott. Tu ne veux pas lire? Eh bien,

vérifie tes comptes; gourmande ton intendant, ou prends ton verre; et

la longue soirée finira par s'écouler. Demain sera la même chose, et de

la sorte tu passeras un fameux hiver.

XLIV

En digne imitateur de Childe-Harold, Onéguine s'enferma dans une paresse

mélancolique. Dès son réveil, il se plonge dans un bain glacé; puis,

s'armant d'une queue émoussée, tout le long du jour il joue avec

lui-même une partie de billard à deux billes. Mais la nuit arrive, le

billard est abandonné; une table couverte se dresse devant la cheminée.

Onéguine attend; et voilà que Lenski arrive avec sa troïka de chevaux

fleur-de-pêcher. Vite, qu'on serve le dîner !


XLV

Aussitôt, pour le poëte, le vin béni de Moet ou de la veuve Cliquot est

apporté dans une bouteille hérissée de frimas. C'est la source

d'Hippocrène; son jet pétillant et son écume brillante, si semblables à

l'amour et à la jeunesse, m'ont toujours séduit. Vous souvenez-vous,

amis, comment je le payais jadis de mon pauvre denier? Hélas ! son flot

magique a fait commettre bien des folies. Mais aussi, combien de vers,

d'heureuses plaisanteries, de gaies discussions et d'illusions plus

gaies encore !

XLVI

Mais aujourd'hui sa bruyante écume trompe mon estomac, et je lui préfère

le sage bordeaux. J'ai abandonné l'Aï; il est semblable à une

maîtresse, vive, séduisante, pleine d'éclat, mais capricieuse et futile.

Tandis que toi, bordeaux, tu es pareil à un ami qui, toujours et partout

bon camarade, même dans la tristesse et le malheur, est prêt, soit à

nous rendre service, soit à partager nos tranquilles plaisirs. Donc,

vive le bordeaux, notre véritable ami !

XLVII

Le feu s'est éteint; le charbon doré est à peine recouvert d'une poudre

de cendre. Une imperceptible vapeur se balance au-dessus, et de la

cheminée vient à peine un souffle de chaleur. La fumée de deux pipes

s'en va par l'ouverture, et une dernière coupe bruit encore au milieu de

la table. Doucement se glisse l'obscurité. - Que j'aime les bavardages

intimes et l'amical verre de vin à ce moment qu'on a nommé, je ne sais

pourquoi, entre chien et loup ! - Les amis causent en ce moment.

XLVIII

"Eh bien, que font les voisines? Que fait Tatiana et la mutine Olga?

- Verse encore un demi-verre. Assez, ami. Toute la famille se porte

bien; elle te salue. Ah ! mon cher, que les épaules d'Olga sont

devenues belles ! quelle taille ! et quelle âme ! Il faut que nous

allions chez eux un jour; tu leur feras grand plaisir...; sans cela...

juge toi-même. Tu t'y es montré une couple de fois; et puis l'on ne

voit plus le bout de ton nez. Mais à propos... quel imbécile je suis ! tu

es invité pour samedi prochain."

XLIX

" - Moi ! - Oui, toi. C'est le jour de la fête de Tatiana. C'est Olga et


la maman qui te font cette invitation. Tu n'as pas de raison pour ne pas

t'y rendre. - Mais il y aura là un tas de monde, un ramassis de toutes

sortes de figures? - Personne, je t'assure. Nous serons en famille.

Viens, fais-moi cette grâce. - Allons, je veux bien. - Tu es charmant."

En disant ce mot, il vida son verre en l'honneur de la voisine et se

remit à parler d'Olga. C'était un vrai amoureux.

L

Il était heureux et gai: le terme fortuné avait été fixé à deux

semaines. La couronne de myrte, les charmes discrets du ménage

attendaient ses transports; les soucis et les ennuis de l'hymen ne lui

apparaissaient pas, même en rêve. Tandis que nous autres ennemis de

cette divinité nous ne voyons dans la vie domestique autre chose qu'une

série de tableaux monotones, un roman dans le genre d'Auguste

Lafontaine, mon pauvre Lenski... Son cœur était créé pour cette vie.

LI

Il était aimé; il le croyait au moins, et il était heureux. Fortuné,

cent fois fortuné celui qui sait croire; qui, domptant son esprit

sceptique, se repose dans la voluptueuse insouciance de son cœur, comme


un voyageur aviné dans une auberge, ou bien, si vous voulez une plus

gracieuse comparaison, comme un papillon qui s'est plongé dans une fleur

de printemps. Mais digne de pitié est celui qui prévoit toujours, à qui

la tête ne tourne jamais, qui finit par détester chaque parole, chaque

geste dans la traduction qu'il s'en fait à lui-même, celui dont le cœur

paralysé par l'expérience a perdu la force de s'oublier.

CHAPITRE V.

I

Cette année-là, l'automne avait duré longtemps; la nature avait attendu

l'hiver, et la neige n'était tombée qu'en janvier, dans la nuit du

troisième jour. S'étant éveillée de bonne heure, Tatiana aperçut par sa

fenêtre la cour toute blanchie, et blanchis aussi, les toits, les haies,

les parterres. Elle revit les légers dessins sur les vitres, les arbres

dans leur robe d'argent, les pies sautillant gaiement dans la neige, et

au loin les collines couvertes d'un tapis moelleux et brillant: Tout

est blanc, tout étincelle à l'entour.

II

C'est l'hiver. Le paysan inaugure triomphalement le traînage sur sa

charrette à patins. Son bidet, flairant la neige, s'essaye à trottiner

plus lestement. Entr'ouvrant un double sillon dans le duvet de neige,

une rapide kibitka passe au galop; le cocher, dans sa pelisse serrée

par une ceinture rouge, se tient sur son siège, assis de côté; un petit

villageois le suit de loin, traînant un chien dans un traîneau dont il

est lui-même le cheval. Le polisson s'est déjà gelé un doigt. Il en

souffre, et il rit pourtant, et sa mère le menace à travers la fenêtre.

III

Mais on m'assure que les tableaux de ce genre n'attirent pas les

lecteurs. Tout cela, dit-on, c'est de la nature vulgaire, qui n'a rien

d'élégant. Et pourtant un autre poète, échauffé par le dieu du Parnasse,

nous a peint, en style magique, la première neige et toute la variété

des plaisirs de l'hiver.

Il vous a séduit, j'en suis convaincu, en décrivant, dans ses vers

enflammés, les promenades nocturnes en traîneau. Mais je ne me sens pas

de force à lutter avec lui, et moins encore avec toi, chantre de la

Jeune Finnoise.

IV

Russe jusqu'au fond de l'âme, et sans le savoir, Tatiana aimait l'hiver

russe avec ses froides beautés: le givre étincelant au soleil dans un

jour de gelée, et le traîneau rapide, et la teinte rosée de la neige au

crépuscule, et les ténèbres des soirées qui accompagnent le baptême des

eaux. Dans leur maison, l'on

célébrait ces soirées d'après l'antique usage; les servantes de tout

étage interrogeaient le sort au compte de leurs jeunes maîtresses, et,

chaque année, leur annonçaient des maris officiers et la guerre.

V

Tatiana croyait aux vieilles traditions populaires, aux songes, aux

cartes, aux présages pris de la lune; toutes sortes d'indices

superstitieux la troublaient; chacun des objets qui l'entouraient lui

semblait prédire mystérieusement quelque chose, et maintes fois des

pressentiments resserraient son sein. Si quelque chat, coquettement

pelotonné sur le poêle, se lavait le museau avec sa patte en ronflant,

c'était pour elle un signe certain que des visites allaient arriver. Si

elle apercevait d'aventure la jeune face à double corne de la lune dans

le ciel à gauche,


VI

Elle tremblait et pâlissait. Quand une étoile filante traversait le ciel

obscur, avant que celle-ci s'éparpillât en étincelles, Tatiana, tout

émue, se hâtait de lui jeter le désir de son cœur. S'il lui arrivait de

rencontrer un prêtre ou un moine à la robe noire; si, dans la campagne,

un lièvre rapide traversait la route devant elle, éperdue de terreur,

agitée de funestes pressentiments, elle s'attendait aussitôt à quelque

malheur.

VII

Eh bien, elle trouvait dans cette terreur un charme secret. Ainsi nous a

faits la nature, cette nature à qui plaisent tant les contradictions.

Voici qu'arrivent les fêtes du Baptême des eaux. Quelle joie ! La

jeunesse étourdie interroge le sort; elle qui n'a rien à regretter, qui

voit s'étendre serein et à perte de vue le lointain de la vie. La

vieillesse interroge aussi le sort, à travers ses lunettes, accoudée sur

la pierre de son cercueil, ayant tout perdu sans retour. Et l'espérance

menteuse les berce toutes deux de son babil enfantin.

VIII

Tatiana fixe un regard curieux sur la cire qu'on vient de retirer de

l'eau, et dont les dessins bizarres semblent lui annoncer aussi une

bizarre destinée. Et cependant les jeunes filles retirent l'une après

l'autre les bagues jetées dans le plat; et sa bague sort de l'eau au

son de la vieille complainte: "Tous les paysans sont riches dans ce

village; ils remuent l'argent à la pelle. Qu'à celui pour qui nous

chantons adviennent honneur et profit." Mais le ton gémissant de cette

complainte prédit des malheurs; le petit chat est plus du goût des

jeunes filles

.

IX

La nuit est glaciale; le ciel est pur; le chœur des étoiles semble

couler avec une lente et harmonieuse majesté. Tatiana sort en robe

légère du côté de la large cour, présentant un miroir aux reflets de la

lune. Mais la face de l'astre mélancolique tremblote seule au fond du

verre obscur... Soudain la neige crie sous des pas... Quelqu'un ! La jeune

fille court à lui sur la pointe des pieds, et sa voix résonne plus douce

que le son d'un chalumeau: "Quel est votre nom?" Le passant la

regarde avec surprise et finit par répondre: "Agathon."

X

Sur les conseils de sa nourrice, et voulant interroger le sort avec

certitude, Tatiana avait donné secrètement l'ordre de placer dans la

salle isolée du bain une table avec deux couverts. Mais, au moment de

s'y rendre, une terreur subite la saisit; elle se borna, au moment, du

coucher, à mettre sous l'oreiller son petit miroir, et à détacher le

cordonnet de soie qui lui servait de ceinture. Tout s'est apaisé autour

d'elle; Tatiana dort. Lel, dieu de la jeunesse,

voltige en silence autour de sa couche.

XI

Tatiana voit un rêve étrange: il lui semble qu'entourée par une ombre

lugubre, elle marche dans une vaste plaine de neige. Tout à coup un

torrent sombre et gris d'écume, que l'hiver n'a point enchaîné,

bouillonne à ses pieds, s'ouvrant passage à travers la neige amoncelée.

Deux poutrelles, collées par un glaçon, pont vacillant et périlleux,

sont posées sur le torrent, et devant l'abîme grondant, pleine de

terreur, elle s'arrête.

XII

Comme s'il était la cause d'une séparation, Tatiana murmure contre le


torrent; elle ne voit personne sur l'autre rive qui puisse lui tendre

la main. Mais soudain un tas de neige s'agite, et qui en sort? un grand

ours tout hérissé ! Elle pousse un cri, et l'ours, hurlant, lui tend sa

patte aux griffes aiguës. Elle prend courage, s'y appuie d'une main

tremblante, et d'un pied timide traverse le torrent. Elle s'avance,

l'ours la suit.

XIII

Sans oser regarder en arrière, elle presse le pas. Mais il lui est

impossible de se débarrasser de ce laquais velu. Elle entend l'ours

insupportable souffler en pataugeant derrière elle. Une forêt se

présente. Les pins se tiennent immobiles dans leur beauté farouche.

Leurs branches sont alourdies par des filaments de neige. À travers les

cimes nues des trembles et des bouleaux, passent les rayons des astres

nocturnes. Pas de chemin; les broussailles, les ravins, envahis par la

bourrasque, sont tous profondément ensevelis sous la couche blanche.

XIV

Tatiana pénètre dans le bois, l'ours la suit. La neige molle monte

jusqu'aux genoux de la jeune fille. Tantôt une longue branche l'arrête

par le col, ou lui arrache des oreilles ses boucles d'or; tantôt un

soulier humide quitte son pied; tantôt elle perd son mouchoir. Mais

elle n'ose pas le ramasser; elle n'ose pas s'arrêter un moment; l'ours

est toujours derrière elle. Elle ne peut pas même se décider à relever

sa robe. Elle court, elle court, toujours suivie, et voilà qu'elle n'a

plus la force de courir.

XV

Elle tombe dans la neige. L'ours la saisit et l'emporte. Soumise jusqu'à

l'insensibilité, elle ne bouge et ne respire pas. Il l'entraîne par un

sentier et s'enfonce dans la forêt. Une hutte apparaît entre les arbres.

La neige intacte l'enveloppe de toutes parts; mais une lumière brille

par la lucarne, et dans l'intérieur on entend du tapage et des cris.

L'ours lui dit: "Ici demeure mon parrain, réchauffe-toi un peu dans sa

hutte." Disant cela, il la dépose doucement sur le seuil.

XVI

Tatiana revient à la vie et regarde autour d'elle. L'ours a disparu.

Elle se trouve dans une petite chambre, et, derrière la porte, entend

des exclamations et le choc des verres comme à un grand festin

d'enterrement. Ne comprenant rien à ce bruit, elle regarde furtivement


par une fente de la porte. Que voit-elle? Autour de la table sont

rassemblés une foule de monstres divers: l'un avec des cornes sur un

museau de chien, l'autre avec une tête de coq; ici une sorcière avec

une barbe de bouc, là un squelette qui se donne des airs d'importance;

plus loin un nain avec une grande queue, et, près de lui, un être

demi-chat et demi-cigogne.

XVII

Puis d'autres encore plus terribles et plus étranges: une écrevisse à

cheval sur une araignée; un crâne tournant en tous sens sur un cou

d'oie, affublé d'un bonnet rouge; un moulin à vent qui danse la

prisiatka, en faisant bruire et tournoyer ses ailes; aboiements,

sifflements, éclats de rire, chansons, battements de mains, voix

humaines et piétinements de chevaux. Mais que dut penser Tatiana quand

elle reconnut parmi les convives celui qui lui est à la fois cher et

terrible, le héros de cette histoire? Onéguine, assis devant la table,

jette à la dérobée des regards vers la porte.

XVIII

Il fait un signe, tous s'empressent; il boit, tous vident leurs verres


avec des cris; il sourit, tous partent d'un éclat de rire; il fronce

le sourcil, tous font silence. Il est le maître du logis, c'est évident.

Tatiana se rassure un peu, et, curieuse, elle entr'ouvre la porte. Tout

à coup un vent souffle, éteignant les torches fumeuses. La bande des

monstres se trouble; Onéguine, les yeux ardents, se lève brusquement de

la table, et tous se lèvent avec lui. Il s'avance vers la porte.

XIX

La terreur reprend Tatiana. Elle s'efforce de fuir, ne le peut.

S'agitant avec angoisses, elle veut au moins jeter un cri; impossible.

Onéguine pousse violemment la porte, et aux regards des monstres

infernaux apparaît la jeune fille. Un rire féroce s'élève en éclats

sauvages. Les yeux de tous, les trompes recourbées, les sabots, les

queues velues, les longues dents, les moustaches hérissées, les langues

sanglantes, les cornes, les doigts décharnés, tous la désignent, tous

hurlent en chœur: "Elle est à moi, elle est à moi."

XX

"Elle est à moi," crie Onéguine d'une voix formidable, et toute la

bande disparaît en un clin d'œil. Dans les ténèbres glacées, la jeune


fille reste seule avec lui; il l'entraîne doucement vers un banc

vermoulu, l'y dépose, et se penche sur son épaule. Soudain entre Olga,

Lenski la suit. Une vive lumière se répand. Onéguine lève la main avec

menace, et, roulant des yeux terribles, insulte ces visiteurs

inattendus. Tatiana est étendue demi-morte.

XXI

La dispute devient plus vive et plus bruyante. Onéguine saisit un long

couteau, et sur-le-champ Lenski tombe, frappé de mort. L'ombre

s'épaissit démesurément; un cri strident retentit; la hutte vacille, et

Tatiana s'éveille, froide de terreur. Elle regarde; il fait déjà jour

dans sa chambre. Le rayon rougeâtre de l'aurore joue à travers les

vitres gelées; et plus rose que l'aurore, plus légère que l'hirondelle,

Olga entre en courant: "Eh bien ! dit-elle, qui as-tu vu en songe?"

XXII

Mais Tatiana, sans remarquer sa sœur, se tient dans son lit, feuilletant

un livre, et ne répond pas un mot. Ce livre n'offrait ni les inventions

séduisantes de la poésie, ni de sages conseils, ni d'agréables

descriptions. Mais pourtant ni Virgile, ni Racine, ni Scott, ni Byron,

ni Sénèque, ni même le journal des Modes, n'intéressèrent jamais à ce

point leurs lectrices. Amis, c'était Martin Zadéka, le chef des Mages de

la Chaldée, un devin, un explicateur des songes.

XXIII

Cette œuvre profonde avait été apportée dans la solitude des Larine par

un colporteur ambulant, qui, après en avoir longtemps débattu le prix,

l'avait cédé à Tatiana, avec une Malvina dépareillée, pour trois roubles

et demi, prenant encore par-dessus le marché un recueil de fables, une

grammaire, deux exemplaires de la Pétriade

et un troisième volume de Marmontel. Martin Zadéka est devenu le favori

de Tatiana; il la console dans ses chagrins, et dort toutes les nuits

sous son oreiller.

XXIV

Ne sachant quel sens attribuer à ce rêve effroyable, et voulant

toutefois s'en rendre compte, Tatiana se met à chercher dans l'index du

volume les mots suivants dans leur ordre alphabétique: bourrasque,

écrevisse, forêt, neige, ours, pont, sapin, ténèbres, etc. Martin Zadéka

ne résout point ses doutes; mais il lui dit que ce rêve de mauvaise


augure lui promet de tristes événements. Pendant plusieurs jours, elle

en resta préoccupée.

XXV

Mais voici que l'aurore aux doigts de rose, traînant le soleil après

elle, amène des plaines du matin la fête joyeuse de la sainte patronne.

Dès le point du jour, la maison des Larine regorge de visiteurs. Les

voisins sont arrivés par familles entières, en traîneaux, en kibitkas,

en berlines sur patins: Dans l'antichambre, presse et jurons; dans le

salon, présentations et rencontres, aboiements de carlins, bruyants

baisers de jeunes filles, éclats de rire, foule aux portes, profonds

saluts, frottements de pieds sur le parquet, querelles de nourrices et

vagissements de nourrissons.

XXVI

Avec son épouse à l'épaisse corpulence, est arrivé le gros Poustiakof,

et Gvosdine, savant agronome, possesseur de paysans ruinés; et les

Skotinine, couple grisonnant, avec des enfants de tout âge, depuis deux

ans jusqu'à trente; et Pétouchkof, le dandy du district, et mon propre

cousin Bouyanof, en casquette à visière et tout sali de duvet, sous

cette figure que vous lui connaissez certainement;

enfin le conseiller en retraite Flanof, lourd colporteur de caquets,

vieux roué, goinfre, avaleur de pots-de-vin, et bouffon.

XXVII

En compagnie des Kharlikof, est aussi tenu Mousié Triquet, bel esprit,

tout fraîchement débarqué de Tambof, en lunettes et perruque rousse. En

digne Français, Triquet apportait dans sa poche un couplet dédié à

Tatiana, sur l'air connu même des enfants: "Réveillez-vous, belle

endormie." Ce couplet avait été imprimé dans les chansons d'un ancien

almanach; mais Triquet, en poëte sagace, l'avait tiré de sa poussière

pour le remettre au jour, et hardiment, au lieu de "belle Nina," il

avait mis, "belle Tatiana."

XXVIII

Et voici que, de la ville voisine, l'idole des demoiselles mûres, la

coqueluche des mamans, le chef d'escadron enfin, arrive à son tour; il

entre: "ô grand Dieu, quelle nouvelle ! quel bonheur ! nous aurons la

musique du régiment; le colonel l'envoie, il y aura un bal." Les

fillettes en sautent d'avance. Mais le dîner est servi. Les convives

s'avancent par couples, en se donnant la main. D'un côté toutes les

femmes se pressent autour de Tatiana; de l'autre, tous les hommes; et

la foule se met à table en bourdonnant et en faisant des signes de

croix.

XXIX

Les conversations s'apaisent un instant, car les mâchoires sont

occupées. De tous côtés on entend le bruit des couteaux sur les

assiettes et le choc des verres. Mais peu à peu les convives soulèvent

un tapage unanime. Personne n'écoute son voisin, chacun crie à tue-tête,

rit sans savoir de quoi et se dispute sans savoir sur quoi: tout à coup

la porte s'ouvre à deux battants. Lenski entre, suivi d'Onéguine. "Ah,

mon créateur ! s'écrie la maîtresse de maison; enfin !" Les convives

se pressent; les valets apportent des sièges; on salue les nouveaux

venus, on leur fait place.

XXX

On les met en face de Tatiana; et, plus pâle que la lune au matin, plus

palpitante qu'une biche poursuivie, elle n'ose pas lever ses regards qui

s'obscurcissent. Le feu de la fièvre l'envahit; elle se sent mal, elle

étouffe; elle n'entend point les compliments des deux amis; des larmes

vont jaillir de ses yeux; la pauvre enfant se sent prête à défaillir.

Mais la volonté et la raison prirent pourtant le dessus, elle murmura

deux mots de réponse, et eut la force de rester à table.

XXXI

Dès longtemps Onéguine ne pouvait souffrir les évanouissements, les

larmes, toutes les scènes tragi-nerveuses; il en avait assez subi. Rien

que de se voir tombé au milieu d'un grand festin avait déjà fâché cet

homme bizarre; mais, en apercevant l'agitation manifeste de la jeune

fille, il sentit redoubler son dépit, et, plein de colère contre Lenski,

il se fit le serment de se venger en le poussant à bout; triomphant par

avance, il commença à se crayonner à lui-même la caricature de tous ses

voisins.

XXXII

Onéguine n'eût pas été le seul à remarquer le trouble de Tatiana; mais,

par bonheur, en cet instant, le but de tous les propos et de tous les

regards se trouvait être un large pâté, dans lequel malheureusement le

cuisinier avait mis trop de sel. Et puis, voilà qu'on apporte, entre le


rôti et le blanc-manger, dans une bouteille goudronnée, du Champagne

fabriqué à Tsimliansk. Elle est suivie d'une phalange de verres longs et

étroits, semblables à ta fine taille, Zizi,

cristal de mon âme, toi, objet de mes premiers vers innocents, toi qui,

dans ta coupe, m'as si souvent versé l'ivresse.

XXXIII

Se délivrant de son humide bouchon, la bouteille fait feu; le vin

s'échappe en mousse pétillante. Prenant alors un maintien digne, et dès

longtemps tourmenté par son couplet, Triquet se lève. Toute l'assemblée

fait un respectueux silence. Tatiana est à demi morte. Triquet, se

tournant vers elle, son feuillet à la main, entonne sa chanson d'une

voix fausse. Des cris, des transports le laissent à peine achever.

Tatiana se voit contrainte de faire la révérence au poëte, tandis que

lui, aussi modeste qu'ingénieux, boit le premier à sa santé, et lui

présente le manuscrit d'un air galant.

XXXIV

Les compliments, les félicitations pleuvent de toutes parts. Tatiana

répand les remercîments autour d'elle. Quand vint le tour des derniers

convives, l'air abattu de la jeune fille, son trouble, sa fatigue,

firent naître un mouvement de pitié dans l'âme d'Onéguine. Il la salua

en silence; mais le regard de ses yeux avait je ne sais quoi d'étrange

et de tendre. Était-il réellement touché? Ne faisait-il que de la

coquetterie? était-ce exprès ou involontairement? Son regard exprima

vraiment la sensibilité, et ranima le cœur de Tatiana.

XXXV

Les chaises repoussées se heurtent avec bruit; la foule se rue vers le

salon. Ainsi un essaim bruyant d'abeilles s'envole de la ruche pour

butiner dans les champs. Ravi de son dîner de fête, le voisin souffle

auprès du voisin; les dames s'approchent de la cheminée; les

demoiselles chuchotent dans les coins; on ouvre les tables vertes où le

boston, l'antique hombre et le whist, illustre jusqu'à présent, toute

cette monotone famille, tous enfants de l'avide ennui, convient les

joueurs infatigables.

XXXVI

Les héros du whist ont déjà parachevé huit robbers; huit fois ils ont

changé de place. On apporte le thé. J'aime à déterminer la mesure du

temps par le dîner, le souper et le thé; nous autres campagnards, nous


connaissons l'heure sans grande étude; notre estomac est notre Bréguet

ponctuel. Et à ce propos, je dois faire observer que je parle aussi

souvent dans mes strophes de festins, de plats et de mangeaille, que

toi, divin Homère, toi, l'idole de trente siècles.

...........................................................................

XXXIX

Mais à peine les demoiselles avaient-elles saisi leurs tasses du bout

des doigts, que, derrière la porte du vaste salon, on entendit résonner

une flûte et un basson. Transporté par le tonnerre de cette sérénade, et

posant sa tasse de thé au rhum, le Pâris des villes voisines, Pétouchkof

s'approche d'Olga et Lenski de Tatiana; le poëte de Tambof s'empare de

mademoiselle Karlikof, fille à marier d'un âge mûr; Bouyanof entraîne

la première femme qui lui tombe sous la main, et tous s'élancent. Le bal

s'ouvre et brille de toute sa splendeur.

XL

Monotone et insensée comme le tourbillon qui emporte la jeune vie,

tourne la valse rapide. Un couple suit l'autre. Sentant venue l'heure de

la vengeance, et souriant d'un sourire intérieur, Onéguine s'approche


d'Olga. Il l'invite, il tourne avec elle, il la dépose sur une chaise,

et entame avec elle une conversation animée; puis il reprend la valse,

puis la recommence encore. Tous les assistants le regardent avec

surprise; Lenski n'en peut croire ses yeux.

XLI

La mazourke a son tour. Jadis, quand éclataient les sons de la mazourke,

tout tremblait dans la plus vaste salle; les parquets retentissaient,

frappés par les talons; les vitres mêmes tintaient aux fenêtres. Il

n'en est plus ainsi. Comme les dames, nous glissons sur les planches

vernissées. Mais en province, dans les maisons de campagne, la mazourke

conserve encore ses charmes primitifs. Les cabrioles, les coups de

talon, les moustaches retroussées, sont toujours les mêmes. La cruelle

mode, notre commun tyran, la maladie des nouveaux Russes, n'y a encore

rien changé.

XLII

Bouyanof, mon fougueux cousin, amène à notre héros Olga et Tatiana.

C'est Olga que choisit Onéguine; et, tout en la menant, tout en


glissant avec nonchalance sur le parquet, il lui murmure tendrement à

l'oreille je ne sais quel fade madrigal. Puis il lui serre la main, et

la rougeur de l'amour-propre flatté se répand sur le visage de la

danseuse. Lenski a tout vu. Éperdu, hors de lui, dévoré d'une fureur

jalouse, il attend la fin de la mazourke, et s'empresse d'inviter Olga

pour le cotillon.

XLIII

Impossible ! - Impossible? pourquoi? - Olga a déjà donné sa parole à

Onéguine. Ô grand Dieu ! qu'a-t-il entendu? Elle a pu, elle !... à peine

sortie des langes, et déjà coquette !... Elle connaît la ruse, elle a

appris la trahison ! Lenski ne peut supporter ce coup terrible. Il sort

en maudissant l'inconstance des femmes, il demande son cheval et part au

galop. Une paire de pistolets, deux balles, rien de plus, vont

sur-le-champ décider de son sort.

CHAPITRE VI.

I

À peine avait-il remarqué le départ de Vladimir, que, retombant dans son

ennui, et satisfait de sa vengeance, Onéguine se mit à rêver, assis près

d'Olga. Olga, de son côté, répondait en bâillant aux bâillements

d'Onéguine, cherchant Lenski des yeux, et l'éternel cotillon l'excédait

comme un songe pénible. Il s'achève enfin. On soupe. Ensuite on étale

par terre des matelas pour les invités, depuis le perron jusqu'à la

chambre des servantes. Chacun sent le besoin d'un sommeil paisible.

Onéguine seul retourne chez lui.

II

Tout dort. Le lourd Poustiakof ronfle dans le salon avec sa lourde

moitié. Gvozdine, Bouyanof, Pétouchkof, et Flanof qui se sent indisposé,

se sont établis sur des chaises dans la salle à manger; et M. Triquet,

en gilet de flanelle et bonnet de coton, sur le plancher. Pressées dans

les chambres de Tatiana et d'Olga, les demoiselles aussi sont toutes

envahies par le sommeil. Seule, appuyée contre la fenêtre, aux pâles

rayons de Diane, la triste Tatiana regarde, sans dormir, les champs

assombris.

III

L'apparition inattendue d'Onéguine, l'éclair de tendresse fugitive

qu'ont jeté ses yeux, puis sa bizarre conduite avec Olga, ont pénétré


jusqu'au fond de son âme. Une angoisse de jalousie la déchire, et

cependant elle sent comme une main glacée qui lui serre le cœur; elle

voit comme un abîme qui s'ouvre devant elle, au fond duquel des flots

sombres la menacent en mugissant. "Je périrai, se dit Tania; mais,

venant de lui, la mort même me sera douce. Je ne murmure point. À quoi

bon? Il ne peut me donner le bonheur."

IV

En avant, en avant ! mon histoire. Un nouveau personnage nous appelle. À

cinq verstes du village de Lenski, vivait et vit encore à présent, dans

une retraite de philosophe, un certain Zaretski, jadis mauvais sujet,

chef d'une bande de grecs et de tapageurs, tribun de taverne, devenu

maintenant un simple et bon père de famille, célibataire, ami sûr,

seigneur débonnaire et même honnête homme: ainsi se corrige et s'amende

notre siècle.

V

Naguère la voix flatteuse du monde avait vanté sa fougueuse bravoure. Il

est vrai de dire qu'à quinze pas il logeait une balle de pistolet dans


un as, et qu'une fois entre autres, il s'était effectivement distingué

dans une bataille, où, pris d'une ivresse manifeste et s'étant hardiment

jeté de son cheval dans la boue, il avait été ramassé par les Français

comme un otage précieux. Nouveau Régulus, idolâtre du point d'honneur,

il n'eût pas mieux demandé que de reprendre ses fers pour aller chez

Véry, chaque matin, vider trois bouteilles à crédit.

VI

Naguère il savait fort bien manier la raillerie; il excellait à berner

un sot ou à mystifier un homme d'esprit, soit ouvertement, soit en

sournois, suivant le sujet et l'occasion. Il est vrai que mainte de ces

plaisanteries ne se passait pas sans qu'il y gagnât une leçon, ou sans

qu'il lui arrivât de donner lui-même dans le panneau comme un imbécile.

Pourtant il savait toujours soutenir avec gaieté la discussion, répondre

avec ou sans esprit, mais répondre; se taire parfois avec calcul;

d'autres fois, par calcul, prendre la mouche; exciter l'un contre

l'autre deux jeunes gens et les amener sur le terrain;

VII

Ou bien les engager à se réconcilier, pour ensuite déjeuner à trois,


puis les diffamer en secret par une malice aussi perfide qu'insouciante.

Sed alia tempora. Mais le goût des farces, aussi bien que l'amour, autre

folie, passe avec la bouillante jeunesse. Comme je viens de le dire, mon

Zaretski, s'étant mis enfin à l'abri des orages sous l'ombre des acacias

et des merisiers, vit en véritable sage, plante des choux comme Horace,

élève des canards et des oies, et enseigne l'alphabet aux petits

enfants.

VIII

Il avait de l'esprit, et, sans accorder de l'estime à son caractère,

Onéguine aimait la tournure de ses jugements et sa conversation aussi

dénuée de prétention que pleine de bon sens. Il le voyait avec plaisir;

aussi ne fut-il nullement étonné de le voir paraître un beau matin dans

sa chambre. Après l'échange des saints, Zaretski interrompit subitement

l'entretien commencé, et donnant à son regard une expression d'aménité,

il présenta à Onéguine un billet du poëte. Onéguine s'approcha de la

fenêtre et lut tout bas.

IX

C'était un gentil petit cartel, très-court et très-élégamment tourné.


Avec une politesse exquise et froide, Lenski faisait à son ami la

proposition de se couper la gorge l'un l'autre. Emporté par son premier

mouvement, Onéguine se retourna vers le porteur du message, et lui dit,

sans paroles superflues, qu'il était toujours prêt. Zaretski se leva,

sans autre explication, et prétextant qu'il avait beaucoup à faire chez

lui, il sortit sur-le-champ. Resté en tête-à-tête avec son âme, Onéguine

se sentit très-mécontent de lui-même.

X

En effet, s'étant appelé au tribunal de sa conscience, où il

s'interrogea sévèrement, il dut s'avouer coupable. D'abord, il avait eu

le tort de plaisanter dédaigneusement, la veille, d'un amour aussi

timide que tendre; et puis, que le poëte fasse un coup de tête, c'est

pardonnable à vingt ans; mais Onéguine, qui, après tout, aimait

l'adolescent de tout son cœur, n'aurait pas dû se montrer un ballon aux

mains des préjugés, un écervelé, un spadassin; il aurait dû agir en

homme, en homme de sens et d'honneur...

XI

Il n'aurait pas dû craindre de montrer ses vrais sentiments, au lieu de

se hérisser aussitôt comme une bête fauve; son devoir lui prescrivait

de désarmer ce jeune cœur. "Mais il est trop tard, se dit-il; le

moment a passé. Et puis, dans cette affaire, s'est entremêlé un vieux

duelliste, méchant et bavard. Certes, le mépris devrait être la

récompense de ses plates plaisanteries; mais le murmure malicieux et

les rires étouffés des sots..." Voilà ce qu'on nomme l'opinion publique,

voilà ce qu'est l'honneur, notre idole, voilà sur quel axe tourne notre

globe !

XII

Tout bouillant d'une impatiente inimitié, le poëte attendait chez lui la

réponse; et voici que son voisin le beau parleur lui apporte

solennellement les paroles d'Onéguine. Quelle fête pour le jeune

jaloux ! il avait craint jusque-là que son adversaire ne s'abritât

derrière quelque invention plaisante, et ne dérobât ainsi sa poitrine à

la balle de son pistolet. Maintenant, plus de doute. Dès le lendemain,

au point du jour, ils doivent se rencontrer près du moulin, et chacun

aura le loisir de viser son ami à la cuisse ou à la tempe.

XIII

Décidé à haïr la coquette, Lenski, dans son indignation, ne voulait plus


revoir Olga avant le duel. Mais il regarda le soleil, puis sa montre,

changea d'avis, et le voilà chez les voisines. Il s'attendait à troubler

Olga par son arrivée, à l'effrayer même. Point du tout; comme

auparavant, Olga sauta sur le perron à la rencontre du pauvre poëte,

gaie, vive, insouciante, semblable à la déesse étourdie de l'Espérance,

en un mot comme elle avait toujours été.

XIV

"Pourquoi avez-vous disparu hier de si bonne heure?" Telle fut sa

première question. Tous les sentiments de Lenski furent bouleversés sens

dessus dessous; il baissa la tête en silence. Toute jalousie, tout

dépit disparurent soudain devant cette limpidité de regard, cette tendre

simplicité, cette vivacité d'enfant. Il la regarde avec un doux

attendrissement, il voit qu'il est encore aimé. Et déjà, bourrelé par le

remords, il voudrait lui demander pardon. Mais il tremble, sans trouver

de paroles. Il est heureux, il est presque bien portant.

............................................................................

XVII

Redevenu triste et rêveur devant sa chère Olga, Vladimir n'a pas la

force de lui rappeler la soirée de la veille. Il se dit: "Je serai son

sauveur; je ne souffrirai pas qu'un séducteur trouble cette jeune âme

par le feu de ses soupirs et de ses flatteries; qu'un vil ver

empoisonné ronge la tige de ce lis; que cette fleur qui n'a vu que deux

matins se flétrisse à demi épanouie." Tout cela signifiait:

"Messieurs, je me bats avec mon ami."

XVIII

Ah ! si Lenski pouvait savoir quelle blessure brûlait le cœur de

Tatiana ! si elle-même pouvait prévoir, pouvait se douter que, dès

demain, Lenski et Onéguine allaient se disputer à qui descendra dans la

nuit du tombeau ! son amour aurait peut-être réconcilié les deux amis.

Mais personne, même par hasard, ne soupçonnait ce qui se passait en

elle. Onéguine gardait le silence; Tatiana dépérissait en secret; la

nourrice seule aurait pu savoir quelque chose; mais, depuis longtemps,

elle ne savait plus rien deviner.

XIX

Toute la soirée, Lenski fut distrait, tantôt silencieux, tantôt bruyant

de gaieté. Mais celui qu'a nourri la muse est toujours ainsi: fronçant


le sourcil, il s'asseyait brusquement devant un piano pour n'en tirer

que des accords; ou bien, fixant ses regards sur Olga, il murmurait:

"N'est-ce pas? je suis heureux?" Mais il se fit tard; l'heure vint

de partir. Son cœur se resserra soudain, plein d'angoisses, et sembla

éclater quand il prit congé de la jeune fille. Elle le regarde droit aux

yeux: "Qu'avez-vous? - Rien." Et il descend le perron.

XX

De retour à la maison, il examine ses pistolets, les replace dans leur

boîte, et, déshabillé, se met à lire Schiller à la lueur d'une bougie.

Mais une seule pensée l'obsède; son triste cœur ne peut sommeiller. Il

voit toujours Olga devant lui, rayonnante d'une beauté ineffable.

Vladimir ferme le livre, et prend la plume. Ses vers, pleins d'un

désordre amoureux, coulent et sonnent. Il les lit à haute voix dans un

transport lyrique, comme Delvig ivre à

un festin.

XXI

Le hasard a conservé ses vers. Je les ai, les voici: "Où êtes-vous,

comment avez-vous disparu, jours dorés de ma jeunesse? Le jour qui

vient, que me prépare-t-il? Mon regard tâche en vain de le saisir dans

les ténèbres profondes où il se cache encore. Qu'importe? La loi de la

destinée est toujours juste. Que je tombe percé par la flèche mortelle,

ou qu'elle passe sans m'atteindre, tout est bien. L'heure fixée pour la

veille et pour le sommeil vient à son temps. Bénie soit la lumière qui

éclaire nos soucis et nos travaux, et bénie encore l'ombre calme de la

nuit !"

XXII

"Demain poindra le rayon de l'aurore, et le jour serein se jouera dans

les cieux. Et moi, peut-être, je serai déjà descendu sous la voûte

mystérieuse du sépulcre; et le Léthé, aux lentes ondes, dévorera

jusqu'au souvenir du jeune poëte. Le monde m'oubliera; mais toi, ô ma

jeune et belle fiancée, viendras-tu répandre une larme sur mon urne

prématurée? Te diras-tu: Il m'a aimée, il a consacré à moi seule la

triste aurore d'une vie orageuse et courte? Ô mon amie, ô mon

espérance, viens, viens: je suis ton époux."

XXIII

C'est ainsi qu'il écrivait d'un style obscur et languissant

(ce style qu'on nous fait passer pour romantique, bien qu'à vrai dire je


ne sache pas pourquoi). Enfin, vers le point du jour, Lenski, courbant

sa tête fatiguée, s'endormit d'un léger somme sur le mot à la mode

idéal. Mais à peine avait-il eu le temps de se plonger dans l'oubli du

rêve, que son voisin pénètre dans le cabinet silencieux, et réveille

Lenski en s'écriant: "Allons, il est temps. Six heures sont sonnées,

et sans nul doute Onéguine nous attend."

XXIV

Mais il se trompait. Onéguine dormait encore à ce moment d'un sommeil de

plomb. Déjà les ombres de la nuit s'éclaircissent, et Vesper est salué

par le chant du coq. Onéguine dort profondément. Déjà le soleil roule

dans les cieux, et les brins de neige que le vent fait tourbillonner

brillent à ses rayons. Onéguine n'a pas encore quitté sa couche. Il se

réveille enfin, écarte paresseusement ses rideaux, et voit qu'il aurait

dû depuis longtemps quitter la maison.

XXV

Il sonne précipitamment. Son valet de chambre, français, du nom de

Guillot, lui présente sa robe de chambre et ses pantoufles. Mais

Onéguine se hâte de s'habiller, donne l'ordre à son domestique de se


préparer à l'accompagner et de prendre la botte aux pistolets. Un

traîneau de course s'avance; il part au galop; il arrive au moulin. Il

commande à son domestique d'apporter les canons meurtriers de Lepage, et

au cocher de s'éloigner jusqu'à deux chênes isolés dans la campagne.

XXVI

Appuyé sur la digue, Lenski se consumait d'impatience, tandis que,

mécanicien de village, Zaretski critiquait le jeu des meules du moulin.

Onéguine s'avance en s'excusant. "Mais, répond Zaretski avec

stupéfaction, où donc est votre témoin?" Classique et pédant en

matière de duels, il aimait la méthode par conviction, et, s'il

permettait bien d'étendre un homme par terre, ce ne devait pas être

négligemment, mais selon les règles sévères de l'art et d'après toutes

les traditions admises: ce que nous devons louer en lui.

XXVII

"Mon témoin? répondit Onéguine; le voici, mon ami M. Guillot. Je ne

vois nulle objection à ce qu'il soit accepté. C'est, il est vrai, un

homme inconnu, mais c'est assurément un galant homme, lui." Zaretski se

mordit les lèvres. "Eh bien, commençons-nous? demanda Onéguine à

Lenski. - Commençons, pourquoi pas?" répliqua celui-ci. Ils se placent

derrière le moulin. Tandis que, dans l'éloignement, Zaretski et le

galant homme sont gravement à se concerter, les adversaires se tiennent

vis-à-vis l'un de l'autre, les yeux baissés.

XXVIII

Les adversaires ! y a-t-il longtemps que la soif du sang les excite l'un

contre l'autre? y a-t-il longtemps qu'ils partageaient amicalement les

heures de loisir, les repas, les actions et jusqu'aux pensées? À cette

heure, pareils à des ennemis héréditaires, comme à travers un rêve

terrible et inexplicable, ils préparent dans un froid et cruel silence

leur perte mutuelle. S'ils se mettaient à rire avant que leurs mains ne

fussent tachées de sang? s'ils se séparaient cordialement, redevenus

bons camarades? mais non; gens du monde, le faux point d'honneur leur

inspire une crainte farouche, et les arrête.

XXIX

Le fer poli des pistolets brille au soleil; le marteau retentit sur la

baguette; les balles s'enfoncent dans les rainures des canons; les

chiens se lèvent en craquant; la poudre tombe en minces filets

grisâtres dans le bassinet. La pierre à feu, fortement vissée, se lève

une seconde fois. Guillot, tout troublé, s'efface devant un tronc

voisin. Les deux adversaires jettent leurs manteaux. Zaretski mesure

avec une parfaite exactitude trente-deux pas, place aux deux bouts

Onéguine et Lenski, et présente à chacun d'eux le pistolet qui lui est

destiné.

XXX

"Maintenant avancez-vous." Avec sang-froid, sans se viser encore, d'un

pied lent et ferme, les deux ennemis font quatre pas, quatre degrés vers

la mort. Onéguine, continuant à s'avancer, lève le premier et lentement

son pistolet. Ils font encore cinq pas, et Lenski, fermant l'œil gauche,

se met à viser aussi. Soudain, Onéguine tire... L'heure fatale a sonné;

le poëte laisse échapper son arme en silence,

XXXI

Pose doucement sa main sur sa poitrine, et tombe. Ce n'est pas la

souffrance, c'est la mort qu'exprime son œil déjà voilé. Ainsi, glissant

avec lenteur sur le flanc d'une colline, et jetant de pâles étincelles

sous les rayons du soleil, s'écroule un bloc de neige au printemps.


Glacé d'un froid subit, Onéguine s'élance vers l'adolescent. Il se

penche sur son corps, il l'appelle; en vain. Le poëte est mort. Cette

jeune vie a trouvé sa fin. L'orage a soufflé, la fleur s'est flétrie dès

l'aurore; le feu s'est éteint sur l'autel.

XXXII

Il était étendu, immobile; et étrange était la paisible langueur de son

front. La balle avait traversé sa poitrine, et le sang s'échappait en

fumant de la blessure. Une minute avant, fermentaient dans ce cœur

l'enthousiasme, la haine, l'espérance et l'amour; la vie y bouillonnait

en flots ardents. À présent, comme dans une maison abandonnée, tout y

est tranquille et sombre; tout y est muet pour jamais. Les volets sont

fermés, les fenêtres mêmes sont blanchies à la chaux; la maîtresse est

partie. Où est-elle allée? nul ne le sait.

XXXIII

Il est agréable, par une épigramme insolente, de mettre hors de lui un

ennemi pris au dépourvu; il est agréable de voir comment, penchant avec

obstination ses lourdes cornes, il jette un regard de travers dans le

miroir qu'on lui présente et craint de s'y reconnaître; il est encore


plus agréable de l'entendre beugler bêtement: "C'est moi." Il y a

même un certain plaisir à lui préparer une sépulture honorable en visant

avec soin son front pâli, à une distance voulue entre gentilshommes.

Mais qui trouverait des charmes à le renvoyer définitivement auprès de

ses ancêtres?

XXXIV

Que dire alors si votre arme a frappé un jeune ami qui vous aurait

offensé, devant une bouteille, par un regard provoquant ou une brusque

réponse, ou quelque autre misère, ou même qui vous aurait appelé au

combat dans un élan de dépit? Dites, quel sentiment s'emparera de votre

âme, quand, là, sur la terre, immobile à vos pieds et l'empreinte de la

mort sur les traits, il se contracte et se roidit peu à peu? Quand il

reste sourd, inerte, à votre appel désespéré?

XXXV

Déchiré de remords, sa main pressant convulsivement le pistolet,

Onéguine regardait Lenski. "Eh bien, quoi? il est tué;" décida le

voisin. Il est tué ! Foudroyé par cette exclamation terrible, Onéguine

s'éloigne en frémissant et appelle ses valets. Zaretski pose


soigneusement sur le traîneau le corps déjà glacé; il va apporter à la

maison ce fardeau sinistre. Flairant un cadavre, les chevaux renâclent

et se cabrent; ils blanchissent d'écume leur mors d'acier, et partent

comme la flèche.

XXXVI

Ô mes amis, vous prenez pitié du poëte. Dans la fleur de ses joyeuses

espérances, n'ayant pas encore eu le temps de rien achever, à peine

sorti des langes de l'enfance, il est tombé. Où sont les agitations

ardentes, les élans généreux, les sentiments et les pensées jeunes,

élevés, tendres, hardis? Où sont les désirs infinis de l'amour, et la

soif de la science et du travail, et la terreur du mal et de la honte?

Et vous, illusions mystérieuses, vous, apparitions d'une vie qui n'est

point celle de la terre, vous, rêves de la sainte poésie?

XXXVII

Il était né peut-être pour le bien du monde, au moins pour la gloire. Sa

lyre, soudainement muette, aurait pu prolonger dans les siècles un son

toujours grandissant. Peut-être, s'il eût monté les degrés de la vie, un

haut degré l'attendait. Son ombre de martyr a peut-être emporté avec

elle un secret sacré. Une voix vivifiante a péri pour nous; et, au delà

de la muette limite du tombeau, n'arriveront pas jusqu'à elle l'hymne

solennel des siècles et les bénédictions de la postérité.

XXXVIII

Peut-être aussi qu'une destinée tout ordinaire attendait le poëte. Les

années de la jeunesse auraient passé; l'ardeur de son âme se serait

refroidie. Changé peu à peu, et complètement, il aurait quitté les

Muses, et se serait marié. Enfoui dans un village, heureux et trompé, il

aurait porté une robe de chambre ouatée. Acceptant la vie telle qu'elle

est, il aurait eu la goutte à quarante ans, il aurait bu, mangé, bâillé,

engraissé, maigri, et finalement il aurait rendu l'âme dans son lit,

entouré d'enfants, de femmes en larmes et de médecins ignorants.

XXXIX

Quoi qu'il en fût advenu, ô lecteur, hélas ! le jeune amoureux, le

poëte, le rêveur mélancolique a péri par la main d'un ami. Il est un

endroit, non loin du village qu'habitait le nourrisson de la muse; deux

pins ont entrelacé leurs racines; les eaux du ruisseau de la vallée

voisine sont venues y former un petit lac; le laboureur aime à reposer

sur ses bords, et les moissonneuses viennent plonger dans les ondes


froides leurs cruches sonores. Là, sous l'ombre épaisse, on a posé une

simple pierre.

XL

Quand les pluies printanières commencent à mouiller de leurs gouttes

fines la naissante herbe des champs, un berger, assis près de là, et

tissant son lapott bigarré,

chante "les Pêcheurs du Volga;" et quelque jeune citadine qui passe

l'été à la campagne, quand elle galope seule à travers champs, tire

brusquement la bride de son cheval devant ce monument, et, rejetant le

voile de son chapeau, lit d'un regard rapide la simple inscription, et

une larme vient mouiller sa paupière.

XLI

Puis elle s'éloigne au pas, plongée dans de longues réflexions.

Involontairement soucieuse du destin de Lenski, elle se demande ce

qu'est devenue Olga. Son cœur a-t-il longtemps saigné? ou bien le temps

des larmes a-t-il passé vite? Et sa sœur, qu'est-elle devenue? Et lui,

cet original farouche, ce fuyard des hommes et du monde, cet ennemi à la

mode des beautés à la mode, le meurtrier du jeune poëte, où est-il? À

ces questions je donnerai avec le temps une réponse détaillée;

XLII

Mais pas à présent. Bien que j'aie une certaine sympathie pour mon

héros, bien que je doive y revenir, j'ai à m'occuper d'autre chose. Les

années me font pencher vers la mâle prose; les années chassent la rime

folâtre. Et moi-même, j'en dois faire l'aveu, je la courtise plus

paresseusement. Ma plume n'a plus l'ancienne manie de barbouiller des

feuilles volantes. D'autres idées plus froides, d'autres soucis plus

sévères troublent et occupent mon âme dans le bruit du monde et dans le

silence de la solitude.

XLIII

J'ai appris à entendre la voix de nouveaux désirs; j'ai appris à

connaître de nouveaux chagrins. Mais je n'ai point d'espérance pour ces

désirs nouveaux, et je regrette les chagrins passés. Illusions,

illusions, où est votre charme? où est votre rime constante: la

jeunesse?

Quoi ! vraiment, sa couronne de fleur se serait-elle flétrie? Quoi ! en

toute vérité, sans fadeurs élégiaques, le printemps de ma vie se

serait-il évanoui(ce que je n'ai dit jusqu'alors qu'en plaisantant)?

Quoi ! il aurait fui sans retour? Est-il possible que j'aie bientôt

trente ans?

XLIV

Oui, mon midi a sonné. Point de subterfuge, il faut en convenir. Eh

bien, soit; séparons-nous en bons amis, ô ma jeunesse légère. Je te

remercie pour tes plaisirs, pour tes tristesses, pour tes tourments qui

me sont devenus chers; pour ton bruit, tes orages, tes fêtes, pour tous

tes dons, je te remercie. De toi, dans les agitations et le

recueillement, j'ai joui... pleinement joui. C'est assez. Avec une âme

rassérénée, j'entre à présent dans une nouvelle voie, après m'être

reposé de ma vie passée.

XLV

Jetons un dernier regard en arrière. Adieu, humble toit où mes jours se

sont écoulés dans l'obscurité, remplis de passion, de paresse et des

rêves d'une âme en fermentation. Et toi, enthousiasme, reste jeune,

secoue mon imagination, vivifie mon cœur sommeillant,; accours plus

souvent sur tes ailes dans mon réduit, et ne permets pas à l'âme du


poëte de se glacer, de s'aigrir, de s'endurcir comme un roc dans les

séductions délétères du monde, au milieu d'orgueilleux sans cœur, de

sots majestueux;

XLVI

Au milieu d'enfants gâtés, aussi rusés que lâches, de scélérats

ridicules et ennuyeux, de juges ineptes et tranchants; au milieu de

coquettes dévotes, de serfs volontaires, de scènes journalières et

triviales, de trahisons polies et caressantes; au milieu de

condamnations froidement prononcées par la vanité cruelle, du vide

insupportable des pensées, des entretiens et même des calculs, dans ce

vil marais où je suis plongé jusqu'au cou... avec vous, mes chers amis.

CHAPITRE VII.

I

Poussées par les rayons du printemps, les neiges des collines

environnantes sont déjà descendues en ruisseaux bourbeux sur les

prairies inondées. À peine sortant de son sommeil, la nature salue d'un

sourire attendri le matin de l'année. Les cieux, d'un bleu plus foncé,

sont plus rayonnants; encore transparents, les bois se couvrent d'un

duvet de verdure; l'abeille quitte sa cellule de cire pour aller

butiner sur les premières fleurs; les champs se sèchent et se

nuancent; les troupeaux mugissent joyeusement, et le rossignol a déjà

chanté dans le silence des nuits.

II

Comme ta venue m'est triste, ô printemps; printemps époque de l'amour !

Quelle agitation pleine de langueur se fait alors dans mon âme, dans mon

sang ! Avec quelle émotion pesante je sens ton souffle me caresser le

visage au sein de la tranquille campagne ! Serait-ce que toute

jouissance m'est désormais étrangère? que tout ce qui égaye et vivifie,

tout ce qui est joie et splendeur, inspire de l'ennui et de l'abattement

à une âme dès longtemps morte et qui ne voit plus que des couleurs

sombres?

III

Ou bien, loin de nous réjouir du retour des feuilles tombées à

l'automne, nous rappelons-nous nos pertes cruelles au nouveau

bruissement des forêts? Ou bien, dans notre pensée consternée,

rapprochons-nous du rajeunissement de la nature la flétrissure de nos

années, pour lesquelles il n'est pas de résurrection? Ou bien encore,

nous vient-il à la mémoire, à travers je ne sais quel rêve poétique, le

souvenir d'un autre vieux printemps qui nous fait palpiter le cœur par

les images d'une contrée lointaine, d'une lune resplendissante, d'une

nuit délicieuse?...

IV

Le moment est venu. Paresseux insouciants, épicuriens philosophes,

heureux indifférents, vous aussi, disciples de Lèvchine,

et vous, patriarches de village, et vous, dames sensibles, le printemps

vous appelle aux champs. C'est le temps de la chaleur douce, des fleurs,

des travaux paisibles, des promenades inspirées et des nuits

séduisantes. Vite, vite, amis, partez; partez sur des voitures

pesamment chargées, avec des chevaux de poste ou de louage; sortez en

longues files des barrières de la ville.

V

Et toi aussi, lecteur bienveillant, assis dans ta calèche de fabrique

étrangère, quitte la bruyante capitale où tu t'es amusé pendant

l'hiver; viens avec ma muse capricieuse écouter le murmure du feuillage

sur le ruisseau innommé, près des lieux où Onéguine, ce solitaire

inoccupé et rêveur, a passé naguère un hiver entier dans le voisinage de

Tatiana; ces lieux où il n'est plus maintenant, mais où il a laissé une

trace douloureuse.

VI

Allons là-bas où, venu des collines couchées en demi-cercle, le ruisseau

coule en serpentant vers la rivière, à travers la prairie verte et le

bois de tilleuls. Là, le rossignol, amant du printemps, chante toute la

nuit. L'églantine y fleurit, et l'on y entend le murmure des eaux. Plus

loin, se voit une pierre funéraire sous l'ombre de deux pins blanchis de

vieillesse. Là, une inscription dit aux passants: "Ci-gît Vladimir

Lenski, mort trop tôt de la mort des âmes hardies, en telle année, à tel

âge. Repose en paix, poëte adolescent."

VII

Naguère le vent du matin balançait une couronne mystérieuse suspendue à

la branche de pin inclinée sur l'humble monument; naguère deux amies

venaient là, le soir, et, assises aux rayons de la lune, elles

pleuraient en se tenant embrassées. Et maintenant... le triste monument

est oublié. L'herbe a poussé sur le sentier qu'on avait frayé à

l'entour. Il n'y a plus de couronne à la branche. Seul, le berger, vieux

et cassé, y chante comme autrefois en tissant sa pauvre chaussure.

VIII

...........................................................................

IX

...........................................................................

X

Pauvre Lenski ! le chagrin d'Olga ne la fit pas pleurer longtemps.

Hélas ! toute jeune fille est infidèle à sa douleur. Un autre sut

attirer son attention et endormir sa souffrance par d'amoureuses

flatteries. Ce fut un uhlan. Un uhlan fut choisi par son âme. Et déjà,

elle se tient devant l'autel, la tête pudiquement baissée sous sa

couronne, le feu du bonheur dans ses yeux qui ne se lèvent point et un

léger sourire errant sur ses lèvres.

IX

Pauvre Lenski ! Dans son tombeau, enveloppé de la sourde éternité,

s'est-il troublé à la fatale nouvelle de cette trahison? Ou bien,

penché sur le Léthé, somnolent et heureux de son insensibilité, le poëte

n'est-il plus touché de rien, et le monde entier est-il muet et fermé

devant lui? Oui, l'oubli et l'indifférence nous attendent tous au delà

du tombeau. La voix des ennemis, des amis, des amantes, cesse à

l'instant même, et si nous pouvions entendre quelque chose, ce serait le

chœur hargneux de nos héritiers qui se livrent à des querelles

indécentes.

XII

La voix sonore d'Olga cessa bientôt aussi de retentir dans la famille

des Larine. Le uhlan, esclave de son service, fut obligé de partir avec

elle pour le régiment. La maman, disant adieu à sa fille, répandit des

torrents de larmes et sembla cesser de vivre. Mais Tania ne put pas

pleurer. Seulement son triste visage se couvrit d'une pâleur mortelle.

Quand toute la famille se pressait sur le perron et autour de la voiture

des jeunes époux pour leur adresser le dernier adieu, Tatiana vint aussi

les reconduire.

XIII

Et longtemps, comme à travers un brouillard, son regard suivit leurs

traces. La voilà seule, restée seule. Hélas ! sa compagne de tant

d'années, sa jeune colombe, sa confidente chérie, est entraînée au loin

par la destinée, et à jamais séparée d'elle. Elle erre sans but, comme

une ombre; elle va dans le jardin devenu désert; nulle part et de

nulle chose elle n'a de plaisir; elle ne peut parvenir à répandre ses

larmes scellées sous ses paupières, et son cœur est brisé.

XIV

Dans ce cruel isolement, sa passion se met à brûler avec plus de force,

et son cœur lui parle plus haut de cet Onéguine absent. Elle ne le verra

jamais; elle doit haïr en lui l'assassin de son frère. Ce frère a péri,

et déjà personne ne se souvient de lui; sa fiancée s'est donnée à un

autre, et la mémoire du poëte a passé comme une traînée de fumée sur le

ciel bleu. Deux cœurs, peut-être, s'attristent encore à son souvenir... À

quoi bon s'attrister?

XV

Le soir était venu. Les eaux semblaient couler plus lentement sous le

ciel obscurci; les hannetons bourdonnaient dans l'air; les rondes des

jeunes gens s'étaient déjà dispersées; un feu de pêcheur fumait au delà

de la rivière. Plongée dans ses rêveries, Tatiana marcha longtemps à

travers les champs ouverts; elle marcha, elle marcha, et tout à coup,

du sommet d'une colline, elle aperçut devant elle une maison

seigneuriale, un village, un petit bois, un vaste jardin sur les bords

d'une limpide rivière. Elle regarde, et son cœur se met à battre plus

vite et plus fort.

XVI

Des scrupules l'assaillissent: "Irai-je plus loin ou retournerai-je

sur mes pas? Il n'est pas ici; on ne me connaît point. Je jetterai un

regard sur cette maison et sur ce jardin." Tatiana descend la colline.

Regardant autour d'elle avec inquiétude, et la poitrine haletante, elle

entre dans la cour déserte. Des chiens se précipitent à sa rencontre en

aboyant. À ses cris d'effroi accourt bruyamment une troupe des jeunes

dvoroviés;

ils prennent la demoiselle sous leur protection et réussissent, non sans

peine, à écarter les chiens.

XVII

"Peut-on voir la maison du barine?" demanda

Tania. Les enfants partirent aussitôt pour aller chercher la femme de

charge. Elle arriva bientôt, ses clefs à la main, et devant Tania

s'ouvrirent les portes de la maison vide qu'Onéguine avait habitée

naguère. Elle entre. Dans le salon, une queue oubliée gisait sur le

billard; une cravache traînait sur le sopha, qui semblait encore

froissé. Tatiana s'avance plus loin, et la bonne femme qui la suit lui

dit tout à coup: "Voici la cheminée; c'est ici que le barine se

tenait souvent seul."

XVIII

"Ici, notre voisin, le défunt Lenski, a dîné souvent avec lui pendant

un hiver. Prenez la peine d'entrer dans cette chambre, c'est le cabinet

du barine. C'est ici qu'il dormait, qu'il prenait son café, qu'il

recevait les rapports de l'intendant et qu'il lisait son livre chaque

matin. Et le vieux barine a vécu également ici. Chaque dimanche, sous

cette fenêtre, après avoir mis ses lunettes, il daignait jouer au

douraki avec moi. Que Dieu donne le salut à son âme et le repos à ses os

dans le tombeau, sous notre humide mère, la terre."

XIX

Tatiana promène autour d'elle un regard attendri; tout lui semble cher

et précieux; tout nourrit son triste cœur d'un plaisir mêlé de peine:

tout, la table avec une lampe éteinte et le monceau de livres, et le lit

recouvert d'un large tapis, et la vue, par la fenêtre, des ténébreuses

clartés de la lune et la pâleur immobile du demi-jour qui remplit la

chambre, et le portrait de lord Byron, et sur son socle la statuette en

bronze au front soucieux sous le chapeau à cornes et aux bras croisés

sur la poitrine.

XX

Tatiana reste longtemps, comme enchantée, dans cette cellule élégante.

Mais il est tard; un vent froid s'est élevé; il fait sombre dans la

vallée; le bois endormi domine la rivière chargée de brouillard; la

lune s'est cachée derrière une colline, et, dès longtemps, la jeune

pèlerine aurait dû retourner chez elle. Cachant son émotion, bien que

non sans soupirer, Tatiana se remet en route; mais elle a demandé la

permission de visiter la maison solitaire pour y lire des livres toute

seule.

XXI

La bonne Anicia reconduisit Tatiana jusqu'au delà des portes de la cour.

Dès le surlendemain, de bonne heure, celle-ci était de retour, et,

s'étant enfermée dans le cabinet silencieux, oubliant le reste du monde,

elle y pleura longtemps. Puis elle prit les livres pour les examiner,

et, sans les lire encore, en trouva le choix assez étrange. Tatiana

finit par lire avec avidité, et tout un nouveau monde s'ouvrit devant

elle.

XXII

Bien que nous sachions que, depuis longtemps, Onéguine se fût dégoûté de

la lecture, toutefois il avait exclu plusieurs ouvrages de cet

ostracisme: le chantre du Giaour et de Don Juan, et encore deux ou

trois romans dans lesquels l'époque s'est réfléchie, et l'homme

contemporain est assez exactement représenté, avec son âme immorale,

égoïste et sèche, mais adonnée sans mesure à la rêverie, avec son esprit

aigu et sceptique, qui bouillonne d'une vide et vaine activité.

XXIII

Beaucoup de pages gardaient la trace profonde des ongles, et les yeux de

la jeune fille attentive s'y dirigent avec plus de curiosité. Tantôt

avec effroi, tantôt avec étonnement, Tatiana reconnaît par quelles

pensées, par quelles observations Onéguine avait été frappé, à quoi il

acquiesçait en silence. Son âme se montre là dans une intimité

involontaire, soit par un mot rapide, soit par une croix ou par un signe

d'interrogation que le crayon a tracés en marge.

XXIV

Et, grâce à Dieu, ma Tatiana commence à comprendre celui pour lequel la

tyrannie du destin l'a condamnée à soupirer. Cet homme bizarre,

mélancolique et dangereux, cette création de l'enfer ou du ciel, cet

ange ou ce démon orgueilleux, qu'est-il enfin? Ne serait-ce qu'une

imitation, qu'un fantôme plein de néant? ou bien un Moscovite drapé du

manteau de Harold? un commentaire de manies venues de l'étranger? un

dictionnaire rempli de mots élégants?... Ne serait-ce, après tout, qu'une

parodie?

XXV

Est-ce que Tatiana aurait déchiffré l'énigme, aurait trouvé le mot?

Cependant les heures s'écoulent; elle oublie que dès longtemps elle est

attendue à la maison, où deux voisins réunis à la famille tiennent une

conversation dont elle est le sujet. "Que faire? Tatiana n'est plus

une enfant, dit en gémissant la bonne vieille; il est grand temps de

l'établir. Olga est plus jeune qu'elle; mais elle n'entend point

raison. À tout le monde elle dit sèchement la même chose: Je ne veux

pas. Et puis elle est toujours triste; elle erre seule dans les bois."

XXVI

- "Ne serait-elle pas amoureuse? - Mais de qui donc? Bouyanof a fait

une proposition; refus. Ivan Petouchkof; autre refus. Le hussard

Piktine a passé quelques jours chez nous en visite. Comme il paraissait

épris de Tania ! comme il faisait le galantin ! je me disais: Elle

consentira peut-être. Ah bien, oui ! la fusée est partie par les deux

bouts." - "Alors, petite mère, pourquoi hésiter? Allez à Moscou, à la

foire aux fiancés. On dit qu'il y a là beaucoup de places vacantes. -

Ah ! mon père, je n'ai pas assez d'argent pour ça. - Il y en aura bien

assez pour un hiver. Sinon, je pourrais vous en prêter."

XXVII

La bonne vieille goûta fort ce conseil sage et opportun. Elle fit ses

calculs, et se décida sur-le-champ à partir pour Moscou; dès l'hiver

venu. Tatiana apprend cette nouvelle: Quoi ! offrir aux jugements

malicieux du monde les marques évidentes de la simplicité provinciale,

des toilettes surannées et des tournures de phrases surannées aussi !

Attirer les regards moqueurs des petits-maîtres et des Circés de

Moscou ! Ô terreur ! non. Mieux vaut pour elle rester enfouie au fond

des forêts.

XXVIII

Levée aux premiers rayons du jour, elle parcourt les champs, et, jetant

autour d'elle un regard attendri: "Adieu, disait-elle, tranquille

vallon, et vous, bois si connus, sommets si fréquentés des collines;

adieu, beauté d'un ciel pur; adieu, riant pays; j'échange une vie

chère et tranquille pour le vain bruit du monde. Et toi, adieu, ma

liberté. Où suis-je entraînée? Que me tient en réserve mon destin?"

XXIX

Ses promenades se prolongent plus que d'habitude; elle s'arrête

involontairement charmée, tantôt sur le bord d'un ruisseau, tantôt au

pied d'une colline; elle se hâte de faire ses dernières conversations


avec les champs et les prairies. Mais, à la suite de l'été rapide, est

déjà venu l'automne doré; comme une victime qu'on pare magnifiquement,

la nature résignée et froide se couvre de pourpre. Et voilà que le vent

du nord chassant devant lui les nuages, pousse un long souffle, puis un

hurlement, et voilà que le grand sorcier lui-même, que l'hiver s'avance.

XXX

Il est venu, il règne; il se pend en franges aux branches des chênes;

il s'étend en tapis onduleux sur les champs, autour des collines; il a

égalisé sous le niveau d'une molle couverture les rivages et les

rivières immobiles; il a fait scintiller la glace. Tous sont charmés de

ses facétieux sortilèges; seul, le cœur de Tania n'en est pas

satisfait. Elle ne va point comme d'habitude au-devant de l'hiver, pour

respirer la poussière de la gelée, pour se laver la figure, les épaules

et la poitrine avec la première neige prise sur le toit de l'étuve. Elle

s'effraye du voyage dont la menace l'hiver.

XXXI

Le jour fixé pour le départ est dès longtemps passé. Voici qu'arrive le

dernier terme. La lourde voiture à patins, vouée à l'oubli, est remise à


la lumière, tapissée à neuf, raffermie partout. Trois kibitkas, nombre

habituel de l'aboze, sont

chargées d'ustensiles de ménage: casseroles, chaises, coffres, pots de

confitures, lits de plume, matelas, cages à poules, pots et cuvettes,

etc. Et voilà que dans l'isba des serviteurs s'élèvent déjà le bruit et

les sanglots de l'adieu. On amène dans la cour dix-huit rosses;

XXXII

On les attelle à la voiture seigneuriale; les cuisiniers préparent le

dernier déjeuner; on empile de nouvelles montagnes sur les kibitkas;

les cochers et les femmes de ménage se querellent et s'injurient. Un

postillon barbu sommeille, assis sur un misérable cheval maigre et velu.

Tous les gens de cour se sont réunis près de la porte pour baiser la

main aux maîtres. On a pris place enfin, et le respectable véhicule

rampe en gémissant hors du mur d'enceinte. "Adieu, paisible asile,

retraite solitaire; vous reverrai-je jamais?" Et un ruisseau de

larmes coule des yeux de Tatiana.

XXXIII

Quand nous aurons élargi chez nous les frontières de la bienfaisante

civilisation, avec le temps(d'après le calcul des tablettes

philosophiques dans cinq siècles) nos chemins se changeront

complètement. De tous côtés, des grandes routes, en coupant la Russie,

la réuniront; des ponts en fer feront, avec leurs arches, de larges

enjambées par-dessus les rivières; nous trancherons les montagnes, nous

creuserons sous les eaux des voûtes hardies, et nous construirons à

chaque relais une belle auberge.

XXXIV

Maintenant nos routes sont détestables; les ponts oubliés tombent en

ruine; aux relais, les punaises et les puces ne laissent pas une minute

de sommeil; il n'y a point d'auberges. Dans une froide isba, un pompeux

mais famélique prix courant est suspendu pour l'apparence, et irrite en

vain votre appétit, pendant que les cyclopes de village, devant un feu

languissant, raccommodent avec le marteau russe les légers produits de

l'industrie européenne, tout en bénissant l'aubaine que leur donnent les

ornières et les fondrières du sol paternel.

XXXV

Mais aussi, à l'époque de l'hiver glacial, le voyage est facile et

commode. La route est unie et coulante comme un vers sans pensée, tel

qu'on en voit dans les poésies à la mode. Nos automédons sont hardis;

nos troïkas

infatigables, et les poteaux des werstes, au grand amusement des regards

inoccupés, glissent à la vue du voyageur comme les pieux d'une clôture.

Par malheur, madame Larine, qui craignait la dépense, se traînait, non

point avec des chevaux de poste, mais avec ses propres chevaux, et notre

jeune fille put savourer jusqu'à la lie tout l'ennui du voyage. Il dura

sept jours entiers.

XXXVI

Mais voici qu'on approche; voici qu'apparaît à leurs yeux Moscou aux

blanches pierres; et les croix d'or des vieux dômes de ses églises

reluisent comme du feu au soleil. Ô mes amis, que je me suis senti

heureux, lorsque, pour la première fois, s'épanouit tout à coup devant

moi l'amphithéâtre de ses temples, de ses clochers, de ses jardins et de

ses palais ! Ô Moscou, combien de fois, dans mon triste exil, dans ma

vie errante, j'ai pensé à toi ! Moscou... que de choses, comme les eaux

qui affluent dans un bassin, se réunissent à ton nom dans un cœur


russe ! Que de nobles échos il éveille !

XXXVII

Voici, entouré de ses bosquets, le château Pétrofski. Il est à la fois

sombre et orgueilleux de sa récente gloire. C'est là que Napoléon,

enivré du dernier bonheur que lui réservait la fortune, a vainement

attendu Moscou agenouillée, présentant les clefs de son vieux Kremlin.

Non, notre Moscou n'alla point lui tendre sa tête soumise; ce n'est pas

une fête, ce n'est pas un présent de bienvenue qu'elle préparait au

héros impatient; c'est un incendie. D'ici, plongé dans ses pensées, il

considéra longtemps ces flammes terribles.

XXXVIII

Adieu, château, témoin de l'écroulement d'une gloire ! - En avant,

cocher ! - Déjà blanchissent les piliers de la barrière; déjà la

voiture plonge et bondit dans les oukhâbis

de la Tverskaïa.

On voit défiler à la suite guérites de factionnaires, vieilles femmes,

gamins, échopes, réverbères, palais, monastères, jardins, Tartares

vendeurs de robes de chambre, petits traîneaux, potagers, gros

marchands, huttes misérables, paysans déguenillés, boulevards, tours

antiques, cosaques à cheval, pharmacies, magasins de mode, balcons,

lions en pierre sur les portes, et troupes de corbeaux sur les croix.

XXXIX

Une heure et deux passent dans cette fatigante promenade, et voilà

qu'enfin, dans une ruelle, près de l'église de Saint-Charitoine, la

voiture s'arrête devant une maison. Là, demeure une vieille tante malade

d'étisie depuis quatre années. Un Kalmouk à cheveux blancs, en caftan

déchiré, tricotant un bas, ses lunettes sur le nez, ouvre à deux

battants la porte du salon. Le cri plaintif de la princesse, étendue sur

un divan, retentit jusqu'aux voyageuses. Les deux bonnes vieilles

s'embrassèrent en pleurant, et les exclamations mutuelles se mirent à

couler comme un torrent.

XL

" Princesse, mon ange !... - Pachette !...

- Alina !... - Qui l'aurait cru?... - Il y a un siècle... - Est-ce pour

longtemps?... - Chère cousine !... - Assieds-toi donc... que c'est étrange !

Devant Dieu... une vraie scène de roman... - Et ceci c'est ma fille Tatiana...


- Ah ! Tania, viens ici.... Vraiment je crois que je délire... Cousine, te

souviens-tu de Grandisson?... - Quel Grandisson?... Ah oui, je m'en

souviens; où est-il? - Ici, à Moscou; il demeure paroisse de

Saint-Siméon; il est venu me voir la veille de Noël. Il n'y a pas

longtemps qu'il a marié son fils."

XLI

"Et l'autre, tu sais? Mais nous en causerons plus tard. Nous

montrerons dès demain Tania à tous ses parents. Malheureusement je n'ai

plus la force de faire des visites; à peine puis-je traîner les pieds.

Mais vous aussi, vous devez être fatiguées de la route; allons-nous

reposer. Ouf ! je n'ai plus de forces; je suis abattue... la poitrine... La

joie, maintenant, m'est tout aussi lourde que le chagrin. Ah ! mon cœur,

je ne suis plus bonne à rien.... Quelle vilaine chose que la vie quand on

est vieux !" À ces mots, et fatiguée de l'effort, une toux larmoyante

la saisit.

XLII

Les caresses amicales de la pauvre malade touchent le cœur de Tatiana;

mais, habituée à sa chambrette, elle se trouve mal à l'aise en ce

nouveau séjour. Dans son nouveau lit, sous des rideaux de soie, elle ne

peut dormir, et le son matinal des cloches, cet avertisseur des travaux

du jour, lui fait quitter sa couche. Assise à la fenêtre, elle voit se

dissiper l'obscurité; mais elle ne reconnaît pas les champs de son

pays; elle aperçoit une cour inconnue, une écurie, une cuisine et une

haute clôture.

XLIII

Voici qu'on mène chaque jour Tania à des dîners de famille, pour

présenter à des grands-pères et des grand'mères sa préoccupation

distraite. Un accueil bienveillant, le pain et le sel de l'hospitalité,

des exclamations de surprise attendent partout ces parents arrivés de

loin: "Comme Tania a grandi ! Y a-t-il donc longtemps que je t'ai

tenue au baptême ! - Et moi, je te portais sur mes bras. - Et moi, je

t'ai tiré les oreilles. - Moi je t'ai donné des gâteaux..." Et toutes les

grand'mères reprennent en chœur: "Comme nos années s'envolent !"

XLIV

Mais, dans ces grands parents, nul changement ne se remarque; tout est

resté à la vieille mode. La tante, princesse Héléna, porte le même

bonnet de tulle; Loukeria Lvovna met toujours du blanc; et Lubov

Pétrovna dit les mêmes mensonges. Ivan Pétrovitch est tout aussi bête;

Siméon Pétrovitch est tout aussi avare. Pélaguéïa Nicolavna le même ami,

M. Finemouche, et le même carlin, et le même mari. Et celui-ci, membre

toujours aussi exact du club anglais, est toujours aussi humble, aussi

sourd, et mange et boit pour quatre, comme autrefois.

XLV

Leurs filles embrassent à l'envi Tania. Les jeunes grâces de Moscou la

parcourent d'abord du regard des pieds à la tête; la trouvent un peu

étrange, provinciale, maniérée, un peu pâle et maigre, mais pourtant

agréable. Puis, s'abandonnant à leur instinct, se font ses amies,

l'emmènent dans leurs chambres, l'embrassent, lui serrent tendrement les

mains, la mettent à la mode en lui relevant les boucles de ses cheveux,

et finissent par lui confier, sous le sceau du secret, les mystères de

leurs cœurs, mystères de jeunes filles,

XLVI

Leurs conquêtes, celles des autres, leurs espérances, leurs rêves, leurs


espiègleries. Ces causeries innocentes coulent tout naturellement,

légèrement teintées de médisance. Puis, en retour de ce babil, elles lui

demandent avec force câlineries l'aveu de son secret. Mais Tania, comme

à travers un rêve, écoute tous ces discours sans s'y intéresser, ne les

comprend même pas, et garde dans un silence jaloux, sans en faire part à

personne, son mystère à elle, ce trésor enfoui de bonheur et de larmes.

XLVII

Tatiana, dans les salons, s'efforce de prêter son attention aux

conversations générales; mais quelles niaiseries incohérentes et plates

y occupent tout le monde ! Que tout y est pâle et insipide ! On y est

ennuyeux même quand on calomnie. Dans la désolante sécheresse des

questions, des caquets, des nouvelles, pendant des journées entières,

même par hasard et sans intention, il ne jaillit pas une pensée.

L'esprit, las de ce vide, n'a pas de quoi sourire; le cœur n'a pas de

quoi battre. On ne rencontre pas même une bêtise risible en tes cercles,

monde nul et trivial !

XLVIII

La jeunesse des archives

contemple Tania du haut de sa roideur; ils parlent d'elle entre eux

avec peu de bienveillance. Seul, je ne sais quel benêt mélancolique la

trouve idéale, et, appuyé contre la porte du salon où elle se trouve,

lui prépare une longue élégie. Ailleurs, l'ayant rencontrée chez une

tante ridicule, V. s'assit à ses côtés, et réussit pendant quelques

minutes à captiver son attention. En le voyant auprès d'elle, un

vieillard important, tout en redressant sa perruque, s'enquit du nom de

Tatiana.

XLIX

Mais là où de la Melpomène froidement violente retentit le long

hurlement; où elle agite en vain son manteau constellé de similor

devant la foule indifférente; là où Thalie sommeille doucement au bruit

d'applaudissements de complaisance; là où la seule Terpsichore excite

l'admiration des spectateurs; là ne se dirigèrent point sur Tatiana, ni

des loges ni des stalles, ni les lorgnettes jalouses des dames, ni les

binocles des fins connaisseurs.

L

On la mène aussi à l'assemblée de la noblesse. Ici, la foule compacte,


le bruit, la chaleur, l'éclat des lumières, le tonnerre de la musique,

le tourbillon des couples entraînés, les galeries bigarrées de monde, le

large hémicycle des filles à marier vêtues de leurs plus beaux atours,

tout frappe à la fois tous les sens. Ici les élégants de Pétersbourg

viennent étaler leur impertinence, leurs gilets et leurs lorgnons

mensongèrement inattentifs. Ici les hussards en congé s'empressent de se

montrer, de faire sonner leurs éperons, de briller, de plaire et de

disparaître.

LI

La nuit a beaucoup de charmantes étoiles; Moscou a beaucoup de

charmantes beautés. Mais, plus brillante que toutes ses compagnes

célestes, est la lune plongée dans l'éther d'azur. Celle que j'ose à

peine troubler par le son de ma lyre, brille aussi sans rivale, comme la

lune splendide, au milieu du chœur des femmes et des filles. Avec quelle

fierté divine elle daigne à peine toucher la terre ! Que son regard est

à la fois superbe et touchant ! Et quelle volupté !... Tais-toi, cesse;

assez de sacrifice à la folie.

LII

On court, on rit, on se salue, on se pousse; le galop, la mazourke et

la valse se succèdent. Cependant, entre deux de ses tantes, et sans que

personne la remarque, se tient Tatiana. Elle regarde devant elle et ne

voit rien; elle étouffe; tout lui semble haïssable, et sa pensée la

remporte à sa campagne, à ses pauvres paysans, à ce coin de terre ignoré

où coulent des ruisseaux limpides, à ses fleurs, à ses romans, aux

ténèbres des grandes allées de tilleuls, là où il lui est apparu.

LIII

Sa pensée erre ainsi au loin, et le bal qui bruit autour d'elle est

oublié. Mais depuis longtemps un général, homme d'importance, ne la

quitte pas des yeux. Ses deux tantes se font un signe d'intelligence, et

chacune d'elles, la poussant du coude, lui dit à l'oreille: "Regarde

vite à gauche. - À gauche? Pourquoi? Qu'y a-t-il? - N'importe;

regarde. Dans ce groupe, vois-tu, en avant, là où sont encore deux

messieurs en uniforme, il s'est avancé, il s'est mis de côté. - Qui? ce

gros général?

LIV

Mais ici, après avoir félicité notre Tatiana de sa nouvelle conquête,

nous allons derechef nous détourner de notre voie pour revenir à celui

que nous chantons. À propos, il faut que j'en dise deux paroles.

Je chante un mien ami, et quantité de ses extravagances. Ô toi, Muse de

l'épopée, bénis mon long travail, et, me mettant un solide bâton à la

main, empêche-moi de marcher de travers.

Assez. Ce fardeau est tombé de mes épaules. J'ai rendu honneur à la Muse

classique. L'invocation est venue un peu tard, mais elle est venue.

CHAPITRE VIII.

I

En ce temps-là, lorsque, dans les jardins du lycée, je fleurissais

insouciant, lorsque je lisais avidement Apulée et ne lisais point du

tout Cicéron; en ce temps-là, dans les vallons mystérieux, aux cris

printaniers des cygnes, près des eaux silencieuses et étincelantes, la

Muse m'apparut pour la première fois. Ma cellule d'étudiant en fut

illuminée. La Muse y servit son premier festin: elle se mit à chanter

les amusements de l'enfance, les gloires de notre histoire passée et les

rêves encore vagues de mon cœur.

II

Le monde l'accueillit d'un sourire. Notre premier succès nous donna des

ailes. Lui-même, le vieux Derjavine, nous remarqua, et au moment de

descendre dans la tombe, nous laissa sa bénédiction

III

Ne prenant pour loi que le seul caprice des passions, et ne rougissant

point de partager les sentiments de la foule, j'amenais ma muse étourdie

dans le tumulte des orgies nocturnes et des querelles insensées; elle

apportait ses dons venus du ciel dans les festins en démence; elle

s'agitait comme une bacchante et chantait pour les convives, la coupe à

la main. Les jeunes hommes de ce temps-là lui faisaient une cour

insolente, et moi, je me glorifiais avec mes amis de ma compagne

échevelée.

IV

Mais j'eus bientôt assez de leur alliance; je m'enfuis au loin, elle me

suivit. Que de fois cette muse caressante ne m'aplanit-elle pas mon

chemin solitaire par la magie d'un récit intérieur ! Que de fois, sur

les rochers du Caucase, elle galopait avec moi, comme Lénore, aux rayons

de la lune ! Que de fois, sur les rivages de la Tauride, elle m'a

conduit, à travers l'obscurité nocturne, pour me faire écouter le bruit

de la mer, le murmure incessant de la Néréide, ce chœur profond et

éternel des flots immenses qui s'élève vers le père des mondes en hymne

de glorification !

V

Puis, oubliant les fêtes et l'éclat de la capitale éloignée, elle visita

en ma compagnie les humbles tentes des races errantes dans les déserts

de la triste Moldavie. Parmi ces races, elle devint sauvage; elle

oublia la langue des dieux pour des idiomes pauvres et bizarres, pour

les rudes chansons de la steppe dont elle s'était éprise. Soudain, tout

change autour d'elle. La voilà au milieu de mon jardin, en demoiselle de

province, une rêverie mélancolique dans les yeux, un livre français dans

les mains.

VI

Et maintenant, je mène pour la première fois ma muse dans un raout du

grand monde. Je contemple avec une timidité jalouse ses attraits de la

steppe. Elle se glisse modestement à travers les rangs pressés des

grands seigneurs, des militaires élégants, des diplomates, des dames de

haut parage; et de son coin, elle regarde étonnée l'apparition

successive des invités devant la jeune maîtresse de maison, les

bigarrures des costumes et des conversations, le cadre sombre des hommes

qui entoure les dames comme une bordure de tableau.

VII

L'ordre immuable de ces assemblées oligarchiques, la froideur de

l'orgueil assuré, tout ce mélange de rangs et d'âges, la frappent sans

lui déplaire. Mais qui se tient là, dans cette foule choisie, silencieux

et sauvage? Il paraît étranger à tous, et les figures passent devant

lui comme une file de fantômes insipides. Qu'y a-t-il sur son visage?

L'ennui ou l'orgueil déçu? Pourquoi est-il ici? Qui est-il enfin?

Serait-ce Onéguine? C'est lui, en effet. Depuis quand le flot l'a-t-il

apporté?

VIII

Est-il toujours le même? ou s'est-il calmé? ou se donne-t-il toujours

les airs d'un original? Quel rôle va-t-il jouer maintenant devant

nous? Sera-t-il misanthrope, cosmopolite, patriote, quaker, dévot? ou

mettra-t-il quelque autre masque? ou bien sera-t-il tout simplement un

bon enfant, comme vous, comme moi, comme tout le monde? Je le lui

conseillerais, car il a déjà suffisamment mystifié le monde. Le

connaissez-vous, lecteur? - Oui et non.

IX

Vous ne le connaissez pas. Pourquoi donc parlez-vous de lui avec tant de

malveillance? Est-ce parce que vous avez la manie d'être juge et de

prononcer un jugement? Parce que l'imprudence des âmes ardentes paraît

blessante ou ridicule à la vanité amoureuse d'elle-même? Parce que

l'esprit qui aime le large met les autres à l'étroit? Parce que nous

prenons trop souvent des paroles pour des actions? Parce que la

méchanceté n'est pas moins étourdie que méchante? Parce que, pour les

gens importants, les niaiseries seules sont importantes? Parce qu'enfin

la médiocrité seule nous vient à l'épaule et ne nous offusque pas?

X

Heureux celui qui a été jeune dans sa jeunesse; qui a mûri au temps de


la maturité; qui a su résister au refroidissement progressif qu'apporte

la vie; qui ne s'est jamais abandonné à des rêves étranges; qui n'a

jamais fui la plèbe des salons; qui, à vingt ans, était un élégant et

un brave, et qui, à trente ans, avait fait un beau mariage; qui, à

cinquante, s'était délivré des dettes hypothécaires et autres; qui, son

tour venu, et sans se hâter, avait acquis argent, titres et gloire;

duquel on a dit toute sa vie: N. N. est un parfait galant homme.

XI

Oui, mais il est triste de penser que la jeunesse nous a été donnée en

vain; que, trompée à chaque pas, elle nous a trompés nous-mêmes; que

nos plus nobles désirs, que nos rêves les plus généreux, ont été

corrompus aussi soudainement que les feuilles des arbres l'ont été au

souffle de l'automne. Il est insupportable pour un homme de ne voir

devant lui qu'une longue file de dîners; de ne plus considérer la vie

que comme une cérémonie à effectuer, et de marcher sur les traces de la

foule disciplinée, sans partager avec elle ni aucune de ses opinions, ni

aucune de ses passions.

XII

Quand on est devenu l'objet d'appréciations opposées et bruyantes, il

est insupportable, pour un homme de cœur, convenez-en, de passer parmi

les gens sensés pour un soi-disant original, un triste fou, ou même un

monstre satanique, un démon. Mais c'est assez. Revenons à Onéguine.

Après avoir tué en duel son ami, arrivé à l'âge de vingt-huit ans sans

avoir rien fait, sans s'être rien proposé de faire, fatigué de son

inactivité, n'ayant ni emploi, ni femme, il avait fini par ne plus

savoir de quoi occuper ses instants.

XIII

Une sourde inquiétude, un désir constant de changer de place s'était

emparé de lui. C'est une croix volontaire que s'imposent bien des gens.

Il quitta son village, la solitude des champs et des bois où semblait,

chaque jour, lui apparaître une ombre sanglante; et il se mit à errer à

travers le monde sans aucune pensée, mais toujours plein du même

sentiment d'inquiétude. Les voyages aussi finirent par l'ennuyer comme

tout le reste, et pareil à Tchatski, il

tomba d'un vaisseau dans un bal.

XIV

Mais voici que la foule s'ébranle; un murmure parcourt la salle; une

dame s'approchait de la maîtresse de la maison, suivie d'un général qui

paraissait un personnage important. Elle n'était ni flatteuse, ni

hautaine, ni bavarde. Point de regards provoquants pour tout le monde;

point de prétentions au succès; point de grimaces ni d'airs affectés.

Tout en elle était calme et simple. Elle semblait une image parfaite du

"comme il faut." Pardonne-moi, Pletnef,

je ne sais comment traduire.

XV

Les jeunes dames s'efforçaient d'approcher d'elle, les vieilles lui

souriaient amicalement. Les messieurs la saluaient plus profondément que

toute autre, et tâchaient d'attirer un de ses regards. Les demoiselles

passaient plus modestement devant elle, tandis que le général qui

l'avait accompagnée levait plus haut que personne les épaules et le nez.

Nul ne l'aurait nommée une beauté, mais aussi nul n'aurait trouvé en

elle, de la tête aux pieds, rien de ce que, dans le grand monde de

Londres, on nomme vulgar. C'est comme un fait exprès:

XVI

Voilà encore un autre mot que je ne puis traduire. Celui-ci est nouveau

chez nous, et je ne crois pas que la signification qu'on lui donne y ait

jamais cours. Si je faisais une épigramme... Mais revenons à la nouvelle

arrivée. Belle de son charme insouciant, elle était assise à côté de la

brillante Nina Voronskaïa, cette Cléopâtre de la Néva, et vous seriez

convenus avec moi que, si éclatante qu'elle fût, Nina ne pouvait

éclipser sa voisine par sa beauté de marbre.

XVII

"Est-ce possible? pense Onéguine. Serait-ce elle? Non. Mais

pourtant.. Quoi ! de ce village perdu dans les steppes..." et il dirige

incessamment son lorgnon curieux sur celle dont la vue a confusément

rappelé des traits presque oubliés. "Dis-moi, prince, ne sais-tu pas

qui est cette personne en béret rouge qui cause avec l'ambassadeur

d'Espagne?" Le prince regarde Onéguine avec un sourire: "Eh, eh !

l'on voit bien qu'il y a longtemps que tu es absent du monde. Attends,

je vais te présenter. - Mais, qui donc est-elle? - Ma femme."

XVIII

"Tu es marié? Je ne savais pas. Y a-t-il longtemps? - Près de deux

ans. - Avec qui? - Avec mademoiselle Larine. - Tatiana ! - Tu la


connais donc? - Je suis son voisin de campagne. - Alors, viens." Le

prince s'approche de sa femme et lui présente son parent et ami. La

princesse regarda Onéguine, et, fut-elle étonnée, troublée? Rien de ce

qui se passa dans son âme ne se trahit. Le son de sa voix resta le

même; son salut fut également affable et gracieux.

XIX

Parole d'honneur ! Non-seulement elle ne frémit pas, ne devint ni pâle

ni rouge; mais son sourcil même ne fit aucun mouvement, et sa lèvre ne

se serra point. Avec quelque attention que l'observât Onéguine, il ne

put trouver trace de la Tatiana d'autrefois. Il voulut entamer une

causerie avec elle et n'en put venir à bout. Elle lui demanda s'il y

avait longtemps qu'il était de retour, d'où il revenait, et si ce

n'était pas de leur pays. Puis elle tourna vers son mari un regard

fatigué, se glissa dehors, et laissa Onéguine stupéfait.

XX

Eh quoi ! c'est cette même Tatiana à laquelle(voyez les premiers

chapitres de notre roman), dans une contrée perdue, il avait lu, dans un

accès d'ardeur moralisante, un si beau sermon ! Cette Tatiana dont il

garde une lettre où le cœur parle, où tout est abandon et confiance !

Cette petite fille, est-ce un rêve? cette petite fille qu'il a méprisée

dans son humble condition, est-ce bien elle qui vient de le traiter avec

tant d'indifférence et de sans-gêne?

XXI

Il quitte le raout étouffant et rentre pensif à la maison. Des rêves

tristes et charmants troublent son sommeil tardif. Il se réveille; on

lui apporte une lettre: le prince N. a l'honneur de l'inviter à la

soirée qu'il donne. "Ô grands dieux ! chez elle ! J'y serai, j'y

serai." Et aussitôt il griffonne une réponse polie. Qu'a-t-il?

Qu'est-ce qui a remué dans le fond de son âme paresseuse et froide?

Est-ce le dépit, la vanité, ou de nouveau le tyran de la jeunesse,

l'amour?

XXII

Onéguine compte encore les heures; il ne peut encore attendre la fin de

la journée. Mais dix heures sonnent. Il s'élance, il part; le voilà

devant le perron. Il entre en frissonnant chez la princesse, et, pendant

quelques instants, ils se trouvent seuls assis face à face. Les paroles

ne peuvent sortir des lèvres d'Onéguine. Farouche, maladroit, à peine

lui répond-il. Sa tête est remplie d'une pensée obstinée, et il regarde

obstinément. Quant à elle, elle reste assise, tranquille et libre.

XXIII

Le mari vient; il interrompt ce pénible tête-à-tête. Il rappelle à

Onéguine les amusements et les traits de jeunesse des années passées.

Ils rient tous deux. Les visites arrivent. Voici que la conversation

commence à s'épicer du sel mordant de la malignité mondaine. Un léger

babil s'établit autour de la dame du logis; dépourvu de sottes

minauderies, il était maintes fois interrompu par une discussion sensée

où l'on ne trouvait ni thèmes rebattus, ni prétendues vérités

éternelles, ni pédantisme, où rien n'effrayait nulle oreille par une

trop libre allure.

XXIV

Il y avait là pourtant la fine fleur de la capitale, et les grands

seigneurs, et les modèles de la mode, et ces figures qu'on rencontre

partout, ces sots inévitables. Il y avait là des dames avancées en âge,

avec une physionomie méchante sous des bonnets de roses. Il y avait

aussi quelques jeunes filles, visages qui ne sourient jamais. Il y avait


aussi un ambassadeur parlant avec aplomb des affaires d'État, et un

vieillard, aux cheveux blancs et parfumés, lequel plaisantait à la

vieille mode avec une délicatesse excessive qui paraîtrait aujourd'hui

ridicule.

XXV

Il y avait encore un monsieur, tout farci d'épigrammes et mécontent de

tout: du thé que l'on offrait et qui était trop sucré, de la nullité

des dames, des manières des hommes, du bruit que faisait un roman

ténébreux, du chiffre

que l'on venait de donner à deux sœurs, des mensonges des journaux, de

la guerre, de la neige et de sa femme.

...........................................................................

XXVI

Il y avait de plus ***, qui s'était fait une célébrité par la bassesse

de son âme, et qui avait émoussé tes crayons dans tous les albums, ô

Saint-Priest ! Un dictateur de bal se tenait appuyé contre la porte en

figurine de mode, rouge comme un chérubin dans les palmes du

dimanche

des Rameaux, tiré à quatre épingles, immobile et muet; tandis qu'un

voyageur venu de loin, insolent, roide, empesé, excitait le sourire des

invités par son maintien plein de suffisance, et un regard échangé en

silence portait sur lui un jugement général.

XXVII

Mais Onéguine, pendant toute la soirée, ne fut occupé que de la seule

Tatiana; non pas de cette petite fille timide, simple, amoureuse; mais

de la hautaine princesse, de l'inabordable divinité des rives de la

Neva. Ô hommes ! vous êtes tous semblables à notre grand'mère Ève: Ce

qui vous est donné ne vous attire pas. Un serpent vous appelle à lui

sans relâche à l'arbre mystérieux; il faut qu'on vous donne le fruit

défendu; sinon, le paradis n'est plus le paradis.

XXVIII

Oh ! que Tatiana est changée ! comme elle est fermement entrée dans son

rôle ! Comme elle a rapidement pris les allures du rang dominateur !

Quoi ! c'est de cette indifférente et fière reine des salons qu'il a

fait battre le cœur ! C'est à lui que, dans le silence de la nuit, avant


l'heure du sommeil, elle adressait ses pensées virginales; c'est avec

lui que, soulevant vers la lune ses regards émus, elle rêvait d'achever

un jour le modeste chemin de sa vie !

XXIX

Tous les âges sont soumis à l'amour; mais aux cœurs jeunes et purs ses

agitations sont bienfaisantes comme aux champs les orages printaniers.

Sous la pluie des passions, ils se rafraîchissent, se renouvellent,

mûrissent, et la vie, ainsi fortifiée, donne une floraison splendide et

des fruits exquis. Mais, dans l'âge tardif et qui ne peut plus germer,

au déclin de nos années, tristes et mortes sont les traces de la

passion. Ainsi les tempêtes du froid automne changent les prairies en

marais et achèvent de dépouiller les bois.

XXX

Plus de doute, hélas ! Onéguine s'est épris de Tatiana comme un enfant.

Il passe les nuits et les jours dans les perplexités d'une méditation

amoureuse. Sans écouter les sévères remontrances de sa raison, il se

fait conduire chaque jour au vestibule vitré de l'hôtel qu'elle habite;

il la poursuit comme son ombre; il se tient pour heureux s'il peut lui

jeter sur les épaules le duvet d'un boa, s'il effleure sa main, s'il

relève son mouchoir, s'il écarte devant elle la foule bigarrée des

laquais.

XXXI

Quoi qu'il fasse, mourût-il, elle ne le remarque point. Elle le reçoit

librement à la maison, et si elle le rencontre dans le monde, elle lui

adresse deux ou trois paroles; quelquefois un simple salut;

quelquefois elle ne l'aperçoit pas même. Il n'y a pas en elle une goutte

de coquetterie; le très-grand monde n'en saurait admettre. Onéguine

commence à pâlir. "Ou elle ne me voit pas, dit-il, ou elle n'a nulle

pitié." Onéguine maigrit; il menace de devenir phthisique. Tous ses

amis en chœur l'envoient aux médecins, et tous les médecins en chœur

l'envoient prendre les eaux.

XXXII

Mais il ne part pas. Il aimerait mieux écrire à ses ancêtres de

l'attendre là-haut. Cela ne touche point Tatiana; le sexe est ainsi

fait. Lui s'obstine, ne veut point quitter la partie; il espère, il

s'agite. Enfin, tout malade qu'il est, et plus hardi qu'un homme bien


portant, il écrit d'un main faible à la princesse une lettre passionnée.

Bien qu'il attribuât, et avec raison, peu d'influence aux lettres,

cependant il paraît que la souffrance était devenue plus forte que lui.

Voici sa lettre mot à mot:

"Je prévois tout: dévoiler ce triste secret sera vous offenser. Quel

amer mépris exprimera votre fier regard ! Qu'est-ce que je veux? Dans

quelle intention vais-je vous ouvrir mon âme? À quelle cruelle gaieté

vais-je peut-être donner cours?

"Quand je vous ai rencontrée par hasard, je ne sais où; quand je crus

remarquer en vous une étincelle de tendresse, je n'osai pas y croire. Je

ne donnai point carrière à la douce habitude qui allait s'établir; je

ne voulus point perdre une liberté qui me pesait pourtant. Autre chose

encore nous sépara: Lenski tomba, victime infortunée. Alors j'arrachai

mon cœur à tout ce qui lui était cher. Étranger à tous, dégagé de tout

lien, je crus que la liberté et le repos remplaceraient le bonheur.

Grand Dieu ! combien je me suis trompé ! combien je suis puni !

"Non; vous voir à chaque instant, vous suivre partout, saisir avec des

regards amoureux le sourire de vos lèvres et chaque mouvement de vos

yeux, vous écouter longtemps, pénétrer son âme de vos perfections,


pâlir, s'éteindre, se mourir devant vous, voilà le bonheur.

"Et j'en suis privé ! je me traîne partout au hasard pour vous

rencontrer; chaque jour, chaque heure, m'est un précieux reste de vie,

et je dissipe dans un ennui dévorant mes jours déjà comptés. Je le

répète: ma vie est déjà mesurée; mais, pour qu'elle se prolonge, je

dois être assuré, chaque matin, que je vous verrai dans le cours de la

journée.

"Je crains: dans mon humble supplication votre regard sévère pourrait

découvrir les artifices d'une ruse misérable, et j'entends déjà votre

reproche indigné. Si vous saviez combien il est affreux de brûler,

d'être dévoré par la soif d'amour, et de dompter incessamment par la

raison l'effervescence du sang ! de vouloir embrasser vos genoux, et

répandre à vos pieds, en sanglotant, des aveux, des reproches, des

prières, tout ce qui remplit l'âme; et, au lieu de cela, d'armer sa

parole et son regard d'une feinte froideur, de suivre un entretien

tranquille, de vous regarder d'un œil réjoui !

"Mais c'en est fait; je ne suis plus de force à lutter contre

moi-même. Je me livre à vous, et je m'abandonne à ma destinée."

XXXIII

Point de réponse. De lui, autre missive. À sa seconde, à sa troisième

lettre, point de réponse. Il va à un bal. À peine est-il entré qu'elle

se trouve à sa rencontre. Quelle mine sévère ! On ne le voit pas; on ne

lui adresse point la parole. Ouf ! comme la voilà maintenant tout

enveloppée d'une glace de janvier ! Comme ses lèvres retiennent

obstinément l'explosion de la colère ! En vain Onéguine dirige sur elle

un regard pénétrant. Où est le trouble, la pitié? où sont les marques

des larmes? Rien, rien. Sur ce visage, il n'y a que les traces de

l'indignation.

XXXIV

Et peut-être aussi d'une peur secrète que le mari ou le monde n'ait

deviné une faiblesse passée et passagère; tout ce qu'Onéguine seul

pouvait savoir.... Plus d'espérance. Il part, et, tout en maudissant sa

folie, il s'y replonge, et de nouveau renonce au monde. Là, dans son

cabinet silencieux, il dut se rappeler le temps où la cruelle Khandrâ

l'avait poursuivi à travers le bruit de la vie, l'avait atteint, pris au

collet et enfermé dans un réduit obscur.

XXXV

De nouveau il se mit à lire sans choix. Il lut Gibbon, Rousseau,

Manzoni, Herder, Champfort, madame de Staël, Bichat, Tissot; il lut le

sceptique Bayle, il lut même les œuvres de Fontenelle, et aussi

quelques-uns des nôtres, sans rien rejeter, ni almanachs, ni revues, ni

journaux où l'on nous fait la leçon, où maintenant l'on me dit tant

d'injures, où jadis je rencontrais tant de madrigaux: e sempre bene,

messieurs.

XXXVI

Mais quoi ! ses yeux lisaient et ses pensées étaient loin. Des rêves,

des désirs, des tristesses, se pressaient sourdement au fond de son âme.

Entre les lignes imprimées, les yeux de son esprit lisaient d'autres

lignes qui l'absorbaient tout entier. Ce que c'était, on le dirait

difficilement. C'était, ou de mystérieuses traditions d'une obscure

antiquité, des rêves incohérents, des menaces, des prédictions, des

bruits vagues; ou bien les vives et folles inventions d'un conte

d'enfant, ou bien des lettres de jeune fille.

XXXVII

Et peu à peu il tombe dans une somnolence de sentiments et de pensées,

tandis que l'imagination jette devant lui les cartes bigarrées de son

pharaon. Tantôt il voit sur la neige fondante un adolescent étendu

immobile comme un voyageur endormi, et il entend les mots: "Eh bien,

quoi ! il est tué." Tantôt il voit des ennemis oubliés, des

calomniateurs, des poltrons méchants, et l'essaim des jeunes

traîtresses, et le cercle des camarades indignes. Tantôt c'est une

maison de village, et à la fenêtre est assise elle, toujours elle.

XXXVIII

Il s'habitua si bien à se perdre dans ces rêveries qu'il en devint

presque fou, ou poëte, ce qui eût été bien drôle à voir. En effet, par

je ne sais quelle force magnétique, mon élève à tête dure fut sur le

point de saisir le mécanisme de la versification russe. Il ressemblait

vraiment à un poëte, lorsque, assis seul au coin de la cheminée, il

chantonnait benedetta ou idol mio, et laissait tomber au feu sa

pantoufle ou son journal.

XXXIX

Les jours s'écoulaient rapidement. Dans l'air réchauffé, déjà l'hiver se

dissolvait. Et il ne se fit pas poëte, ne mourut pas, ne devint pas fou.

Le printemps le ranime; il quitte pour la première fois, par une tiède


matinée, son appartement clos où il avait hiverné comme une marmotte,

ses doubles croisées, sa cheminée et ses chenets. Il vole en traîneau le

long de la Néva. Le soleil se joue sur les blocs bleuâtres de la glace

qu'on en a tirée. Dans les rues, la neige, battue et rebattue, se fond

en boueuses flaques d'eau. Où, à travers cette neige, se dirige

Onéguine?

XL

Vous l'avez deviné. En effet, cet original incorrigible est arrivé chez

elle, chez Tatiana. Il s'avance, semblable à un mort. Pas âme qui vive

dans l'antichambre. Il entre dans le salon, plus loin... personne. Il

ouvre encore une porte. Que voit-il? Quelle vision le frappe si

violemment? La princesse est devant lui, seule, pâle, assise, vêtue

négligemment, lisant une lettre, et versant des larmes silencieuses, la

joue appuyée sur sa main.

XLI

Oh ! qui n'aurait pas lu, dans ces rapides instants, ses souffrances

muettes? Qui n'aurait reconnu dans la princesse la Tania, la pauvre

Tania d'autrefois? Dans l'angoisse d'un regret insensé, Onéguine tombe

à ses pieds. Elle frissonne et se tait. Elle le regarde sans surprise,

sans colère. L'œil éteint d'Onéguine, son air suppliant, son reproche

muet, elle a tout compris. La simple jeune fille, avec le cœur et les

rêves d'autrefois, revit en elle.

XLII

Elle ne le relève pas, et, sans le quitter des yeux, elle ne retire pas

sa main inanimée aux lèvres avides qui la pressent. À quoi rêve-t-elle?

Un long silence se passe; puis elle lui dit doucement: "C'est assez,

levez-vous. Je dois m'expliquer avec vous franchement. Onéguine, vous

rappelez-vous l'heure où le destin nous a mis face à face dans l'allée

de notre jardin? Vous rappelez-vous avec quelle humilité j'écoutai

votre leçon? C'est à présent mon tour.

XLIII

"Onéguine, j'étais plus jeune alors, plus jolie peut-être, et je vous

aimais. Cependant, qu'ai-je trouvé dans votre cœur? Quel retour? Le

dédain seul. L'amour d'une simple petite fille, n'est-ce pas, n'était

pas nouveau pour vous? Maintenant encore, grand Dieu ! tout mon sang se

fige au souvenir de ce froid regard, de ce sermon. Mais je ne vous

accuse pas; vous avez agi généreusement à cette heure terrible; vous

aviez toute raison, et je vous suis reconnaissante au fond de mon âme.

XLIV

"Alors, n'est-ce pas, dans ce désert, loin de tout éclat, je ne vous

plaisais point? Pourquoi donc me persécutez-vous aujourd'hui? Pourquoi

cette poursuite incessante? Est-ce parce que je dois paraître dans le

grand monde? parce que je suis riche et titrée? parce que mon mari a

été blessé dans des batailles, et que la cour nous caresse pour ses

services? Ou bien est-ce parce que ma honte serait à présent connue de

tous, et qu'elle vous donnerait dans la société un honneur infini?

XLV

"Je pleure. Si vous n'avez pas oublié votre Tania d'autrefois, vous

devriez savoir que, si j'en avais le choix, je préférerais vos mordantes

épigrammes, vos paroles froides et sévères, à cette passion qui

m'offense, à ces lettres et à ces larmes. Autrefois, vous aviez au moins

de la pitié pour mes rêves enfantins, du respect pour mon âge; et

maintenant, qui vous amène à mes pieds? Quelle petitesse ! Comment,

avec votre cœur et votre esprit, êtes-vous devenu l'esclave d'un

sentiment misérable?


XLVI

"Quant à moi, Onéguine, toute cette splendeur, ce clinquant d'une

triste vie, mes succès dans le tourbillon du monde, ma maison à la mode,

mes soirées recherchées, qu'est-ce que tout cela? Je serais heureuse de

donner à l'instant tous ces oripeaux, toute cette mascarade, cet éclat,

ce bruit, cette fumée, pour un rayon de livres, pour un jardin sauvage,

pour notre pauvre habitation, pour ces lieux où je vous ai vu la

première fois, pour l'humble cimetière où maintenant une croix et

l'ombre des branches couvrent ma pauvre nourrice.

XLVII

"Et le bonheur était si possible, si proche !... Mais mon sort est fixé.

J'ai peut-être agi sans prudence... Ma mère me suppliait en pleurant...

toutes les destinées m'étaient égales... je me mariai. Vous devez me

laisser; je vous en prie. Je sais que votre cœur abrite la fierté, la

droiture, l'honneur. Je vous aime... à quoi bon dissimuler? Mais je me

suis donnée à un autre, je lui serai éternellement fidèle."

XLVIII

Elle sort à ces mots. Onéguine est resté immobile, comme frappé de la

foudre. Par quel tourbillon d'émotion son cœur est agité ! Mais un bruit

inattendu d'éperons retentit, et le mari de Tatiana paraît. Lecteur, en

cet instant cruel pour notre héros, nous allons l'abandonner pour

longtemps... pour toujours. Nous avons assez erré avec lui par les mêmes

chemins. Félicitons-nous d'être au rivage. Hurrah ! il y a longtemps que

nous aurions dû faire ainsi, n'est-ce pas?

XLIX

Qui que tu sois, ô mon lecteur, ami ou ennemi, je veux me séparer de toi

cordialement. Adieu. Quoi que tu aies cherché dans ces strophes

insouciantes... ou des souvenirs ravivés, ou du repos après tes fatigues,

ou des tableaux animés, ou des mots piquants, ou tout bonnement des

fautes de grammaire, Dieu veuille que tu trouves dans ce livre, ne

fût-ce qu'un grain de mil, pour ton divertissement, pour ton cœur, ou

pour des querelles de journaux. Sur ce, séparons-nous, et adieu.

L

Adieu, toi aussi, mon bizarre camarade; et toi, mon idéal constant; et

toi aussi, ma tâche, non grande, certes, mais qui m'était chère. J'ai


connu avec vous tout ce qui est enviable dans le sort d'un poëte:

l'oubli de la vie au milieu de ses tempêtes, et la douce intimité des

amis. Bien des jours se sont écoulés depuis que la jeune Tatiana, et

Onéguine avec elle, me sont apparus pour la première fois comme dans un

songe confus, alors qu'à travers un cristal magique, je ne distinguais

pas encore avec clarté le lointain horizon du libre roman.

LI

Mais de ceux à qui, dans d'amicales réunions, j'ai lu les premières

strophes, les uns ne sont plus et les autres sont loin, comme l'a dit

jadis le poëte Saadi. Onéguine s'est achevé sans eux, et celle qui m'a

inspiré l'image chérie de Tatiana.... Oh ! le sort m'a beaucoup ôté !

Heureux celui qui a pu quitter de bonne heure le festin de la vie, sans

boire jusqu'à la lie la coupe pleine de vin ! celui qui n'a pas achevé

son roman, et qui a su s'en séparer brusquement, comme moi de mon

Onéguine.



FIN