Ainsi se disait, entraîné par des chevaux de poste, dans des flots de
poussière, un jeune étourdi que les arrêts de Jupiter destinaient à
devenir l'héritier de tous ses parents. Amis de Rouslan et Ludmila,
permettez que, sans plus de préambule, je vous fasse faire la
connaissance du héros de mon roman. Onéguine, mon camarade, est né sur
les bords de la Néva, où peut-être aussi vous êtes né, ou bien où vous
avez brillé, lecteur. Moi aussi je m'y suis promené, mais le climat du
Nord me semble nuisible.
Ayant servi d'une façon exemplaire, le père d'Onéguine ne vivait que de
dettes. Il donnait trois grands bals chaque hiver, et il finit par se
ruiner. Mais le destin veillait sur son fils Eugène. Dans son enfance,
une madame prit soin de lui; puis un monsieur la remplaça. Ce monsieur,
pauvre abbé français, pour ne point tourmenter l'enfant, lui apprit tout
en plaisanterie; il ne l'ennuyait point d'une morale trop sévère, le
grondait doucement de ses fredaines, et le menait promener au Jardin
d'Été.
Quand vint pour Onéguine l'époque des orages de la jeunesse, des
espérances immodérées et des tendres rêveries, M. l'abbé fut congédié !
Voilà mon Onéguine libre comme l'air. Les cheveux coupés à la dernière
mode, habillé comme un dandy de Londres, il fit dans le monde son
entrée. Il parlait et écrivait fort bien le français, dansait
correctement la mazourka, et saluait avec grâce. Que faut-il de plus?
Le monde décida qu'il était charmant et plein d'esprit.
Nous avons tous, par petites bribes, appris fort peu de choses et fort
mal, de sorte qu'il n'est pas difficile, grâce à Dieu, de briller chez
nous par l'éducation. Onéguine était, de par la décision d'une foule de
juges compétents et sévères, un garçon plein de science, mais pédant. Il
avait l'heureux talent de tout effleurer dans une conversation; de
garder le silence, avec l'air profond d'un connaisseur, dans une
discussion sérieuse, et d'exciter le sourire des dames par un feu
roulant d'épigrammes inattendues.
Le latin est passé de mode aujourd'hui. Aussi, à vrai dire, savait-il
juste assez de latin pour déchiffrer une épigraphe, pour donner son
opinion sur Juvénal, pour mettre Vale à la fin d'une lettre, et, dans
les grandes occasions, pour citer, non sans fautes, deux vers de
l'Énéide. Il n'avait aucun goût pour fouiller la poussière chronologique
des légendes humaines; mais toutes les anecdotes des temps passés,
depuis Romulus jusqu'à nos jours, étaient gravées dans sa mémoire.
N'ayant jamais eu la passion étrange d'user sa vie à la recherche de
vains sons, il ne put jamais, malgré tous nos efforts, distinguer un
dactyle d'un spondée. Il se moquait d'Homère, de Théocrite; mais, en
revanche, il prisait fort Adam Smith. Il était un profond économiste,
c'est-à-dire qu'il savait raisonner sur les causes de la richesse d'un
État, et dire comment cet État subsiste, et pourquoi il n'a nul besoin
d'or quand il a des produits naturels. Son père ne put jamais le
comprendre, et continua à engager ses biens.
Inutile d'ajouter tout ce que savait encore Onéguine. Mais en quoi il
avait un vrai génie, ce qu'il savait mieux que toute autre science, ce
qui avait été pour lui, dès sa jeunesse, un travail, un tourment, une
jouissance, ce qui occupait du matin au soir sa paresse inquiète,
c'était la science de la tendre passion qu'a chantée Ovide, et pour
laquelle il dut finir dans les souffrances sa vie brillante et orageuse,
exilé en Thrace, au fond des steppes désertes, loin de sa chère Italie.
Oh ! comme il savait feindre, cacher son espérance, montrer de la
jalousie, faire croire et faire cesser de croire, prendre l'air sombre
et désespéré, paraître tantôt fier et tantôt docile, plein d'attention
ou plein d'indifférence ! comme il savait garder un silence langoureux
ou développer une éloquence enflammée ! comme il savait donner une
heureuse négligence aux effusions de cœur de ses lettres ! comme il
savait n'avoir qu'une pensée, qu'un but, s'oublier lui-même ! comme son
regard, rapide ou tendre, timide ou hardi, savait à l'occasion se voiler
d'une larme obéissante !
Ah ! oui, il savait paraître toujours nouveau, étonner l'innocence par
une lointaine allusion, l'effrayer par un désespoir de commande,
l'amuser par une aimable flatterie; il savait saisir l'instant de
l'émotion, vaincre par le raisonnement ou la passion les préjugés de
l'adolescence, attendre la première faveur involontaire, supplier, puis
arracher l'aveu, appeler et faire répondre le premier accent du cœur,
s'obstiner dans sa poursuite, obtenir enfin une entrevue secrète, et
triompher par la solitude et le mystère.
Il avait su de bonne heure émouvoir même le cœur des coquettes de
profession. La médisance la plus acérée était à ses ordres quand il
fallait annuler des rivaux et les faire tomber dans ses filets; mais
vous, heureux maris, vous restiez toujours ses amis. Tous le
caressaient: et le rusé disciple de Faublas, et le vieillard
soupçonneux, et le majestueux trompé, toujours content de lui-même, de
son dîner et de sa femme.
Il est encore au lit, que déjà on lui apporte des billets. Qu'est-ce?
des invitations, précisément. Dans trois maisons il est prié pour la
soirée. Là, un bal; ici, une fête d'enfants. Où ira-t-il? par où
commencera-t-il? Eh bien, il ira partout. Cela décidé, en toilette du
matin, un large bolivar sur la tête,
Onéguine part pour le boulevard de l'Amirauté, et s'y promène
nonchalamment jusqu'à ce que sa vigilante montre de Bréguet ait marqué
l'heure du dîner.
Déjà la nuit vient; il se jette dans un traîneau, et le cri de gare !
gare ! retentit. Son collet de poil de castor s'argente d'une fine
poussière glacée. Il arrive chez Talon, sûr que Kavérine
l'y attend. Il entre, et le bouchon saute au plafond; le vin de la
comète jaillit. Il entre, et voici déjà devant lui le roastbeaf
saignant, et les truffes chères au jeune âge, et toute la fleur de la
cuisine française, et l'inaltérable pâté de Strasbourg, entre le
succulent fromage de Limbourg et l'ananas aux flancs dorés.
La soif demande encore des verres pour arroser la graisse brûlante des
côtelettes; mais le son de la pendule annonce qu'un nouveau ballet
vient de commencer. Législateur exigeant de la scène, adorateur
inconstant des séduisantes actrices, citoyen émérite des coulisses,
Onéguine s'élance vers le théâtre, où chacun, s'érigeant en critique,
tantôt applaudit un entrechat, tantôt siffle Phèdre ou Cléopâtre, et
toujours pour se faire remarquer.
Séjour enchanteur ! Là, naguère, brillait le hardi maître de la satire,
l'ami de la liberté, von Wiesin,
et le facile imitateur Kniajinine;
là, Ozérof
partageait avec la jeune Séménof
le tribut des larmes et d'applaudissements arraché à tout le public;
là, notre Katénine
a ressuscité le mâle génie de Corneille; là, le piquant Chakovskoï
a lâché le bruyant essaim de ses comédies; là, Didelot s'est
couronné de gloire; là, là, à l'ombre des coulisses, mes jeunes années
se sont envolées rapidement.
Ô mes déesses ! où êtes-vous? qu'êtes-vous devenues? Écoutez ma voix
plaintive. Êtes-vous encore là, ou d'autres beautés vous ont-elles
succédé sans vous remplacer? Entendrai-je encore vos chants? verrai-je
encore le vol léger de la Terpsichore russe? Ou bien mon triste regard
ne doit-il plus revoir les visages connus sur la scène éplorée par votre
absence? Et, spectateur indifférent du plaisir d'autrui, sous mon
lorgnon désenchanté, vais-je bâiller silencieusement en me rappelant mon
passé?
Le théâtre est plein. Les loges rayonnent. Le parterre bouillonne et les
stalles s'agitent. Le paradis impatient bat des mains. La toile
s'envole. Alors, étincelante, aérienne, obéissant à l'archet magique, et
entourée d'un cortège de nymphes, paraît Estomina. Rasant à peine
le sol d'un pied agile, elle tourne lentement sur elle-même, puis elle
bondit, s'élance, s'élance comme un duvet qu'emporte le souffle d'Éole,
ploie et déploie sa taille, et frappe son pied de son pied rapide.
Tous applaudissent. Entre Onéguine; il marche sur les pieds à travers
les fauteuils; il dirige, en faisant la moue, son double lorgnon sur
les loges occupées par des dames inconnues; puis, après avoir parcouru
tous les rangs de spectateurs, il se déclare fort mécontent de tout, des
figures, des toilettes; il échange des saluts avec les gentilshommes,
jette un regard distrait sur la scène, se détourne, et dit au milieu
d'un bâillement: "Il est temps de les chasser tous; j'ai longtemps
souffert les ballets, mais Didelot lui-même me devient insupportable."
Les Amours, les Diables, les Dragons sautent et tournent encore sur la
scène; les laquais fatigués dorment encore dans le vestibule sur les
pelisses de leurs maîtres; on n'a pas encore cessé de frapper des
pieds, de tousser, de se moucher, d'applaudir; les quinquets brillent
encore au dedans et au dehors du théâtre; les chevaux, couverts de
givre, continuent à piétiner sur place, tandis que les cochers, autour
des grands feux, maudissent les plaisirs de leurs seigneurs et se
réchauffent les mains en se frappant les uns les autres; et déjà
Onéguine a quitté le théâtre. Il rentre à la maison pour faire sa
toilette.
Peindrai-je, dans un tableau fidèle, le cabinet solitaire où
l'exemplaire nourrisson de la mode s'habille, se déshabille et se
rhabille? Tout ce que l'esprit mercantile de Londres nous apporte sur
les flots de la Baltique en échange de nos bois et de nos suifs; tout
ce que le goût insatiable de Paris invente pour notre luxe, nos
fantaisies, nos plaisirs; tout cela décorait le cabinet d'un philosophe
de vingt ans:
Ambre sur les grandes pipes de Constantinople; porcelaines et bronzes
sur les meubles; cristaux à facettes remplis d'essences; peignes,
limes en acier, ciseaux droits, ciseaux tordus, brosses de trente
espèces pour les ongles et pour les dents. Cela me fait penser que
Rousseau n'a jamais pu comprendre comment l'austère Grimm se permettait
de se nettoyer les ongles en sa présence. Le défenseur de la liberté et
des droits, en cette circonstance, n'avait pas le sens commun.
On peut être un homme raisonnable et avoir la manie de soigner ses
mains. Ne disputons jamais contre l'opinion du monde; la coutume est le
seul despote sur la terre. Craignant par-dessus tout le blâme qui
s'attache aux misères, Onéguine était très-recherché dans sa toilette.
Il était capable de passer trois heures entre des miroirs, et il sortait
de son boudoir semblable à la pimpante Vénus, si, vêtue d'un habit
d'homme, elle se rendait au bal masqué.
Je pourrais, à cette heure, occuper le monde savant par une description
minutieuse d'une toilette à la dernière mode; mais, pantalons, fracs,
gilets, ce sont des mots qu'on ne trouve pas dans la langue russe, et je
vois déjà, je l'avoue à ma honte, que mon pauvre style aurait pu se
moins bigarrer de mots étrangers. Mais il y a trop longtemps que je m'ai
pu mettre le nez dans notre grand dictionnaire de l'Académie.
Nous avons autre chose à faire. Partons plutôt pour le bal, lecteur, où
déjà Onéguine a galopé dans une voiture de louage. Le long de la rue
endormie, devant les maisons sombres, les doubles lanternes des voitures
rangées à la file laissent tomber sur la neige de petits arcs-en-ciel
lumineux. Un splendide palais se dresse, tout illuminé d'un cercle de
lampions. Des ombres passent sur les glaces sans tain des fenêtres. Ce
sont des profils, tantôt de femmes charmantes, tantôt d'originaux à la
mode.
Notre héros est déposé sur le perron. Il passe rapidement devant le
suisse, s'élance sur les degrés de marbre, et, ébouriffant ses cheveux
d'un coup de main, il fait son entrée. Le salon est plein de monde. La
musique semble fatiguée du tapage qu'elle a déjà fait. C'est la mazourka
qui retentit. Il y a foule et bruit partout. Les éperons des officiers
résonnent; les petits pieds des dames volent sur le parquet, et des
regards enflammés volent aussi sur leurs traces, tandis que le
grincement des violons étouffe mille sortes de murmures jaloux et
caressants.
Au temps des plaisirs et des désirs irrésistibles, j'étais fou des bals.
Il n'y a pas d'endroit plus sûr pour risquer une déclaration ou glisser
un billet. Ô vous, maris que je respecte à présent, faites attention à
mes paroles, car je désire vous être utile. Et vous aussi, mamans,
prenez bien garde à ce que font vos filles. Tenez vos deux yeux bien
ouverts; sans cela, que Dieu vous garde ! Je parle ainsi maintenant,
parce qu'il y a longtemps que je ne pèche plus.
Hélas ! j'ai sacrifié une bonne part de ma vie à de vains amusements.
Mais si les mœurs n'en souffraient pas trop, j'aimerais les bals même à
présent. Je me plais à la franche folie de la jeunesse, à l'éclat, à la
joie, à la foule pressée, aux toilettes savantes des dames. J'adore
leurs petits pieds; mais, par malheur, c'est à peine si vous trouveriez
dans toute la Russie trois paires de jolis pieds de femme. Une surtout...
longtemps je n'ai pu l'oublier; triste et renfrogné que je suis, elle
revient encore à mon souvenir, et, jusque dans mon sommeil, j'en entends
le doux frôlement.
Insensé ! où, quand, dans quel désert, pourras-tu donc oublier le
passé? Et vous, pieds charmants, où êtes-vous à cette heure? où
foulez-vous les fleurs du printemps? Choyés dans la paresse orientale,
vous n'avez pas laissé de traces sur la neige de nos tristes climats.
Vous n'aimiez que le doux attouchement des moelleux tapis. Combien de
temps y a-t-il que j'oubliai pour vous et la soif de la gloire dont je
suis dévoré, et la contrée de mes pères, et l'exil où je languis? Tout
ce grand bonheur de mes jeunes années a disparu comme la trace légère
laissée sur les champs qu'effleuraient vos pas.
Le sein de Diane, les joues de Flore sont charmants, je l'avoue; mais
le pied de Terpsichore est plus attrayant pour moi. Je l'aime, Elvina,
sous les longues nappes des tables de banquet, au printemps sur l'herbe
des prairies, en hiver sur le fer des cheminées, sur le parquet
miroitant des salons, sur le granit des rochers qui bordent la mer.
Je me souviens d'une mer soulevée par l'ouragan. Comme je portais envie
aux flots qui accouraient se pressant l'un l'autre pour se coucher
amoureusement à ses pieds ! Comme j'aurais voulu venir avec les flots
toucher de mes lèvres ces pieds charmants ! Non, jamais, au milieu des
élans de ma jeunesse emportée, je n'ai souhaité avec tant d'ardeur les
lèvres des jeunes Armides, ou les roses de leur visage ! Non, jamais la
passion n'avait si fortement ébranlé mon âme !
Je me souviens d'un autre temps encore. Dans mes pensées, je me vois
tenant un heureux étrier, et je sens le doux poids d'un pied dans ma
main. Mon imagination s'enflamme à ce souvenir, et mon cœur se met à
battre comme alors. Mais c'est assez célébrer des coquettes sur ma lyre
bavarde; elles ne valent ni les passions ni les chants qu'elles
inspirent. Les paroles et les regards de ces enchanteresses sont
trompeurs à l'égal de ces pieds que j'ai trop chantés.
Et mon Onéguine ! à demi sommeillant, il retourne du bal dans son lit,
tandis que tout Pétersbourg est déjà réveillé par le bruit de
l'infatigable tambour. Les marchands se lèvent; un vendeur des rues a
déjà crié; l'isvochtchik se
dirige lentement vers la station de son attelage; la laitière, ses pots
en équilibre sur l'épaule, marche allègrement en faisant crier sous ses
pas la neige compacte; les bruits agréables du matin s'éveillent; les
volets s'ouvrent; la fumée des poêles monte en spirale bleuâtre, et le
boulanger, allemand ponctuel, coiffé d'un bonnet de coton, a plus d'une
fois ouvert son vasistas.
Cependant, fatigué des travaux du bal et changeant le jour en nuit, dort
tranquillement dans une ombre heureuse l'enfant gâté du luxe et des
plaisirs. Il se réveille après midi, s'habille, et voilà de nouveau
préparée jusqu'au lendemain sa vie monotone et bigarrée. Et demain sera
ce qu'était hier. Mais était-il vraiment heureux, mon Onéguine, libre, à
la fleur des plus belles années, rassasié de conquêtes brillantes et de
plaisirs renouvelés chaque jour? Lui servait-il à quelque chose d'être
toujours imprudent et toujours bien portant au milieu des festins?
Non. La sensibilité s'émoussa bientôt en lui. Le bruit du monde le
fatigua; les beautés ne furent plus l'objet constant de ses pensées.
Les trahisons même finirent par le trouver indifférent. L'amitié
l'ennuya aussi bien que les amis. Et puis, il ne pouvait cependant pas
toujours arroser d'une bouteille de Champagne des beafsteacks et des
pâtés de foie gras, et semer des mots piquants lorsqu'il avait mal à la
tête. Et bien qu'il eût le sang vif, il cessa de trouver du charme à la
perspective d'une pointe de sabre ou d'une balle de pistolet.
Une certaine maladie, dont il serait vraiment bon de rechercher la
cause, que les Anglais nomment spleen, et nous autres Russes khàndra,
s'empara de lui peu à peu. Il n'essaya point de se brûler la cervelle,
mais il se refroidit complètement dans son amour de la vie. Un nouveau
Childe-Harold, moitié farouche, moitié languissant, apparaissait dans
les salons. Rien ne semblait le toucher, ni les caquets du monde, ni le
boston, ni un regard attendri, ni un soupir indiscret. Il ne remarquait
plus rien.
Ô vous, coquettes du grand monde, il vous abandonna avant tout le reste.
On doit avouer que, de notre temps, la vie du haut ton n'est pas mal
ennuyeuse. Bien que certaines dames sachent citer Say et Bentham, en
général leur conversation se compose de balivernes insupportables,
quoique innocentes. En outre, elles sont si impeccables, si
majestueuses, si pleines de science, si riches de piété, si méticuleuses
et si inabordables aux hommes, que leur vue seule engendre l'ennui.
Et vous, faciles beautés que de rapides droschkis entraînent, à la nuit
tombante, sur le méchant pavé de Pétersbourg, vous aussi, Onéguine vous
abandonna. Renégat des jouissances bruyantes, il s'enferma dans sa
maison. Il prit une plume, en bâillant, et voulut écrire; mais tout
travail suivi lui était insupportable. Rien ne sortit de sa plume, et il
ne put devenir membre de cette confrérie querelleuse que je ne juge
point puisque j'en fais partie moi-même.
Et de nouveau, ressaisi par le far niente, il se rassit devant sa table
dans le louable projet de s'approprier l'esprit d'autrui. Il chargea les
rayons de sa bibliothèque d'un bataillon de livres. Il lut, il lut, il
lut... et sans aucun profit. Là l'ennui, ici la tromperie ou les rêveries
vaines; celui-ci n'a point de conscience, celui-là pas le sens commun.
Et tous portent des chaînes, chacun la sienne. Le vieux a vieilli, et le
neuf ne fait que se traîner dans les pas du vieux. Onéguine abandonna
les livres comme il avait abandonné les femmes. Et il recouvrit d'un
rideau de deuil la famille poudreuse de sa bibliothèque.
Ayant aussi rejeté le joug des lois du monde; étant comme lui revenu de
toute vanité, je fis à cette époque la connaissance d'Onéguine. Sa
physionomie me plaisait, ainsi que son attachement obstiné aux rêveries
de l'imagination, ainsi que la bizarrerie inimitable de son esprit vif
et refroidi. J'étais aigri; il était triste. Tous deux nous avions
connu l'orage des passions. Tous deux, la vie nous fatiguait, et tous
deux nous étions réservés à éprouver la malignité de la fortune et des
hommes, au matin même de notre vie.
Celui qui a vécu et qui a réfléchi ne peut point, quoi qu'il fasse, ne
pas mépriser les hommes dans son âme. Celui qui a senti vivement est
condamné à être hanté par le spectre des jours qui ne peuvent revenir.
Celui-là n'a plus d'enchantement; le serpent du souvenir le mord plus
cruellement que celui du repentir. Tout ceci, du reste, donne un grand
charme à la conversation. Au début, la langue d'Onéguine me troublait;
mais bientôt je m'habituai à sa discussion envenimée, à sa plaisanterie
assaisonnée de fiel, à la cruauté de ses sombres épigrammes.
Combien de fois, au cœur de l'été, lorsque le ciel nocturne se dresse
transparent et clair au-dessus de la Neva,
et que le miroir des eaux, dans sa gaie limpidité, ne reflète pourtant
pas le disque de Diane; combien de fois, rappelant les romans de la
jeunesse et l'amour envolé, redevenus sensibles et insouciants, nous
avons bu à longs traits et en silence le souffle de la nuit
bienfaisante ! Ainsi qu'un forçat transporté pendant son sommeil d'un
sombre bagne dans un bois verdoyant, nous étions ramenés par la mémoire
vers les jeunes épanouissements de la vie.
L'âme pleine de je ne sais quels regrets, et appuyé sur le granit des
quais, Onéguine se tenait rêveur, ainsi que le poëte s'est peint
lui-même.
Tout dormait tranquille. On n'entendait que les cris que se renvoyaient
les sentinelles nocturnes, ou le bruit soudain d'un droschki traversant
la Milionaïa, tandis qu'un
bateau solitaire, qui agitait lentement ses rames comme de grandes
ailes, descendait le fleuve endormi, et, disparu dans le lointain, nous
charmait par un chant hardi qui s'en élevait avec le son du cor. C'était
doux, mais combien plus doux encore est le chant des octaves du Tasse !
Ô flots de l'Adriatique, ô rives de la Brenta, vous verrai-je avant de
mourir? Et plein d'un enthousiasme encore inconnu, entendrai-je les
chants magiques que vous entendez? Ils sont sacrés pour les fils
d'Apollon. La lyre orgueilleuse d'Albion me les a fait connaître, et je
sens qu'il y a entre eux et moi parenté. Oui, je jouirai librement des
nuits dorées de l'Italie, lorsque, glissant dans une gondole
mystérieuse, aux côtés d'une jeune Vénitienne, tantôt causeuse, tantôt
muette, mes lèvres sauront trouver la langue de Pétrarque et de l'amour.
Sonnera-t-elle l'heure de ma délivrance? Je l'appelle, je l'appelle.
J'erre sur le rivage, j'attends un vent favorable, je hèle les
vaisseaux. Quand commencerai-je enfin ma libre course sur les libres
chemins de la mer, n'ayant plus à lutter qu'avec les flots et les
tempêtes? Il est temps que j'abandonne ce monotone élément qui m'est
hostile, et que, bercé sur les vagues brûlées du soleil, sous le ciel de
mon Afrique
je soupire au souvenir de ma sombre Russie, où j'ai souffert, où j'ai
enterré mon cœur, mais où j'ai aimé.
Onéguine était prêt à visiter avec moi des contrées étrangères; mais
alors le destin nous sépara pour longtemps. Ce fut à cette époque que
mourut son père. Une troupe affamée de créanciers vint fondre sur
Onéguine, qui, indifférent à son sort, haïssant les procès et sachant
bien qu'il n'y perdrait pas grand'chose, leur abandonna tout son
héritage. Peut-être prévoyait-il déjà la mort de son oncle.
En effet, il reçut bientôt une missive de l'intendant lui annonçant que
son oncle était alité, mourant, et qu'il désirait lui faire ses derniers
adieux. Ayant lu la triste épître, Onéguine partit en hâte, et, tout en
bâillant, il se préparait déjà, comme nous l'avons vu au début de ce
roman, à l'ennui et aux tromperies, lorsque, arrivé au village de son
oncle, il trouva le vieillard étendu sur la table funèbre, offrande
préparée à la terre.
La maison était pleine de monde. De tous côtés étaient venus amis et
ennemis, tous également amateurs des repas d'enterrements. On mit le
défunt en terre; les popes et les visiteurs mangèrent et burent tout
leur soûl, puis se séparèrent gravement comme s'ils avaient accompli une
importante fonction. Voilà notre Onéguine devenu campagnard, maître
absolu de fabriques, de bois, d'eaux, de terres. Lui, jusque-là l'ennemi
de tout ordre, jusque-là dissipateur, il fut enchanté de changer sa
précédente carrière contre quoi que ce fût.
Pendant deux jours, il trouva nouveaux les prés solitaires, la fraîcheur
des bois ombreux, le murmure d'un timide ruisseau. Le troisième jour,
ces bois et ces prés ne l'occupaient plus; puis ils lui furent
indifférents; puis il s'aperçut bientôt que l'ennui est le même à la
campagne, bien qu'il n'y ait ni rues, ni palais, ni bals, ni cartes, ni
poëtes. La khàndra l'attendait à l'affût et se mit à le suivre partout
comme son ombre ou comme une femme trop fidèle.
J'étais né, moi, pour la vie tranquille, pour le calme du village. Dans
la solitude retentit mieux la voix de la lyre, et les rêves créateurs
ont plus de fécondité. Voué à des loisirs innocents, j'aime à errer sur
les bords d'un lac désert, et je ne prends de loi que de ma paresse.
Chaque matin je me réveille pour la voluptueuse jouissance de la
liberté. Je lis peu, je dors beaucoup. Je n'essaye point d'arrêter au
passage la gloire qui passe en volant. N'est-ce pas ainsi, dans cette
inactivité paisible, qu'ont coulé mes plus heureux jours?
Ô fleurs, prairies, chaumières, paresse, je vous suis voué de toute mon
âme ! Et je m'empresse de faire remarquer la différence qui me sépare
d'Onéguine pour qu'un lecteur ironique, ou quelque éditeur de calomnies
ingénieuses, ne s'avise pas de prétendre, sans crainte de Dieu, que j'ai
ici barbouillé mon portrait, à l'instar de Byron, ce poète de l'orgueil,
comme s'il était impossible d'écrire des poëmes autrement que sur soi.
On me reproche aussi de chanter l'amour. Mais les poëtes aiment l'amour
rêveur et mystérieux. Des êtres charmants s'offraient à moi comme en
songe, mon âme gardait en son secret leur image, et la muse venait les
animer de son souffle. C'est ainsi que, libre de chaînes, je chantais
mon idéal, la fille des montagnes,
et les captives des rives du Salghir.
Maintenant, vous m'adressez souvent cette question, mes amis: Pour qui
soupire ta lyre? À qui, dans la foule des jeunes filles, jalouses de la
préférence, en as-tu consacré les chants?
De qui le regard, éveillant chez toi l'inspiration, a-t-il récompensé
ton chant mélodieux? Qui fut l'idole de ta poésie? - Eh ! mes amis,
personne, je vous le jure. J'ai ressenti, sans récompense, les folles
agitations de l'amour. Heureux celui qui a pu greffer sur elles la
fièvre des rimes ! Par là, marchant sur les traces de Pétrarque, il a
doublé l'ivresse sacrée de la poésie; il a du même coup calmé les
tourments de son cœur, et de plus il a saisi la gloire. Mais, pendant
que je sentais l'amour, j'étais sot et muet.
L'amour a passé, la muse est venue; et mon esprit trouble, obscur,
s'est éclairci soudain. Devenu libre, je cherche dans le calme
l'alliance sacrée des paroles sonores, des sentiments et des pensées.
J'écris, et mon cœur a cessé de gémir. J'écris, et ma plume distraite ne
dessine plus, au bout de vers inachevés, des têtes ou des pieds de
femmes. La cendre éteinte ne se rallume plus. Je suis triste encore par
moments; mais je n'ai plus de vaines larmes, et je sens que bientôt
aura disparu de mon âme la dernière trace des tempêtes passées. Alors je
me mettrai à écrire un poëme en vingt-cinq chants.
J'ai pensé déjà au plan de ce poëme et au nom dont j'habillerai le
héros. Mais, en attendant, je vais achever le premier chapitre de ce
roman-ci. J'ai parcouru ce qui en est fait d'un œil critique; j'y ai
trouvé bien des contradictions et bien des fautes de goût. Mais je n'ai
pas le temps de les corriger. Je vais payer ma dette à la censure, et je
livrerai le fruit de mes veilles en pâture aux journalistes. Va donc aux
bords de la Néva, poëme nouveau-né, et mérite-moi les dons de la
gloire: des jugements faux, un bruit inutile et des insultes.
Il s'établit dans la chambre où son oncle, campagnard enraciné, avait
passé quarante ans à se quereller avec sa ménagère, à regarder par la
fenêtre et à tuer des mouches. Tout y était fort simple: un parquet en
bois de chêne, de lourdes armoires, une table, un sopha couvert d'un
édredon; nulle part la plus petite tache d'encre. Onéguine ouvrit les
armoires; il trouva dans l'une un cahier de dépenses, dans l'autre
toute une rangée de bouteilles d'eau-de-vie de fruits, des cruches
pleines d'eau de pommes, et un calendrier de 1808. Le vieillard, ayant
eu tant de choses à faire, n'avait jamais regardé dans un autre livre.
Seul au milieu de ses domaines, et ne sachant comment tuer le temps,
Onéguine commença par avoir l'intention d'y établir un nouvel ordre de
choses. Il remplaça par une légère redevance le lourd fardeau de
l'antique corvée, et le paysan bénit son nouveau destin. Par contre, un
propriétaire de ses voisins, homme pratique, se fâcha tout rouge dans
son coin, trouvant à une telle innovation un immense dommage. Un autre
se borna à sourire perfidement, et tous déclarèrent d'une commune voix
que le nouveau venu était un original des plus dangereux.
Tous pourtant vinrent lui rendre visite, et plus d'une fois; mais comme
on lui amenait son étalon du Caucase au perron de la porte dérobée dès
qu'on entendait sur la grande route le bruit de leurs lourds carrosses
construits à la maison, offensés d'une pareille façon d'agir, tous
cessèrent toute relation avec lui. "Notre voisin, disaient-ils, est un
mal appris, un maniaque; c'est un franc-maçon. Il boit du vin rouge
dans un grand verre; il ne baise pas la main des dames; il dit
toujours "oui ou non," jamais: "Oui, monsieur; non, monsieur."
Telle était la voix générale sur son compte.
À cette époque, un autre nouveau propriétaire était venu habiter le pays
et se trouvait soumis à une critique non moins sévère. Il se nommait
Vladimir Lenski. Avec une âme venue en droite ligne de l'université de
Gœttingue, c'était un beau jeune homme, à la fleur de l'âge, disciple
fervent de Kant, et poëte. De la Germanie nébuleuse il avait rapporté
ces fruits de la science: des rêveries amoureuses de la liberté, un
esprit inflammable et bizarre, une conversation toujours enthousiaste,
et de longs cheveux noirs tombant sur ses épaules.
N'ayant pas eu le temps de se corrompre au contact de la froide
dépravation, son âme s'échauffait aisément à l'accueil d'un ami, aux
avances d'une jeune fille. Par le cœur, c'était un aimable ignorant.
L'espérance le berçait encore; tout nouvel éclat, toute nouvelle gloire
séduisait encore sa jeune imagination. Les doutes qui pouvaient s'élever
dans son cœur s'effaçaient à la lueur d'une rêverie brillante. Le but de
la vie lui paraissait une séduisante énigme; il y appesantissait sa
réflexion et soupçonnait là-dessous des merveilles.
Il croyait qu'une âme parente était prédestinée à s'unir avec la
sienne; que dans les angoisses de l'attente, elle l'appelait nuit et
jour. Il croyait que ses amis étaient prêts à se charger de chaînes pour
soutenir son honneur, que leurs mains ne trembleraient pas s'il fallait
briser la coupe empoisonnée du calomniateur. Il croyait qu'il y a des
êtres élus, des amis sacrés de l'humanité, et que le groupe de ces
hommes, libres de toute passion, est appelé à nous éclairer des rayons
irrésistibles d'une nouvelle doctrine, à inonder le monde de félicités.
L'indignation, la pitié, le pur amour du bien et le doux tourment du
désir de la gloire, avaient de bonne heure agité son sang. La lyre à la
main, il errait dans le monde en fixant les yeux sur le ciel de Schiller
et de Gœthe. Son âme s'était enflammée à leur feu poétique, et, heureux
adepte, il n'avait pas fait honte aux leçons des nobles muses; il avait
su fièrement conserver dans ses chants des sentiments toujours élevés,
les purs élans d'une imagination virginale, et le charme d'une grave
simplicité.
Il chantait aussi l'amour; mais son chant était serein, limpide, comme
les pensées d'une jeune fille naïve, comme le sommeil d'un enfant, comme
la chaste lune quand elle traverse en silence le calme désert des cieux.
Il chantait aussi l'absence et la tristesse, et le vague inconnu, et le
lointain vaporeux, et les roses romantiques. Il chantait ces contrées où
longtemps, sur le sein de la placidité, s'étaient épanchées ses larmes
vivantes. Il chantait la fleur fanée de sa vie, n'ayant pas encore vingt
ans.
Dans cette solitude, où le seul Onéguine pouvait l'apprécier, il fuyait
les festins des gentilshommes du voisinage. Il fuyait surtout leur
conversation aussi lourde que sensée sur la récolte des foins, la
fabrication de l'eau-de-vie, les chiens de chasse et les parents.
Certes, elle ne brillait ni par le sentiment, ni par l'inspiration, ni
par le piquant de l'esprit, ni par la science du savoir-vivre: mais la
conversation de leurs aimables moitiés était encore bien moins
attrayante.
Riche et bien fait de sa personne, Lenski était reçu partout comme un
fiancé. C'est la coutume à la campagne. Toutes les mamans destinaient
leurs filles à ce voisin demi-russe. Entre-t-il quelque part, on se met
aussitôt à faire allusion aux ennuis de la vie de célibataire. Puis on
invite le voisin à s'approcher du somovar, et c'est Dounia qui verse le thé. On
lui murmure à l'oreille: "Dounia, fais bien attention." Puis on
apporte la guitare, et voilà Dounia qui se met à piailler(justes
dieux !) la romance: "Viens à moi dans mon palais doré."
Mais, n'ayant aucun désir d'entrer sous le joug du mariage, Lenski
préféra se rapprocher d'Onéguine. Ils se rapprochèrent en effet. L'eau
et le rocher, les vers et la prose, la glace et le feu sont moins
différents. Au commencement, ils se fatiguèrent l'un l'autre par leur
diversité. Puis, ils se plurent par cela même qu'ils différaient. Puis
ils se virent tous les jours, et devinrent bientôt inséparables. Hélas !
j'en fais l'aveu tout le premier, c'est par oisiveté que les hommes
deviennent amis.
Mais non, cette amitié même n'existe plus parmi les hommes. Ayant secoué
cette dernière superstition, nous nous considérons seuls comme des
unités, et tenons le reste du monde pour des zéros. Tous nous nous
haussons à la hauteur d'un Napoléon. Qu'on nous donne le pouvoir absolu,
et pour nous aussi des millions d'animaux bipèdes seront de la chair à
canon. Soyons francs: la sensibilité ne nous est pas moins singulière
que ridicule. Onéguine était resté plus supportable que beaucoup
d'autres; car, bien qu'il connût les hommes et les méprisât en masse,
il savait faire des exceptions et respectait la sensibilité dans autrui.
Il écoutait Lenski en souriant. L'ardente conversation du poëte, son
esprit encore incertain dans ses jugements, ce qui n'empêchait point son
œil d'étinceler, tout lui était nouveau. Il tâchait de retenir sur ses
lèvres le mot sceptique qui refroidit. Il se disait: "Ce serait une
cruauté de ma part de troubler son bonheur éphémère. Son temps viendra
bien sans moi. Laissons-le vivre en attendant; laissons-lui croire à la
perfection de ce monde; pardonnons à la fièvre des jeunes années cette
jeune flamme et ce jeune délire."
Tout sujet faisait naître entre eux la discussion et les amenait à
réfléchir; les traces des générations passées, les fruits de la
science, le bien et le mal, les préjugés séculaires, l'impénétrable
mystère du tombeau, le destin et la vie, tout passait tour à tour devant
leur tribunal. Cependant le poëte, s'oubliant dans l'ardeur de ses
propres arrêts, déclamait des fragments de poëmes éclos sous le
septentrion, et le bienveillant Onéguine, quoiqu'il les comprit fort
peu, écoutait le jeune inspiré avec une gravité attentive.
Mais c'était surtout l'analyse des passions qui occupait les loisirs de
nos deux solitaires. Délivré de leur puissance capricieuse, Onéguine en
parlait toutefois avec un soupir d'involontaire compassion. Heureux
celui qui, ayant connu leurs agitations, a su enfin s'y soustraire !
Mais plus heureux encore celui qui ne les a nullement connues, et qui a
su tempérer l'amour par la séparation, la haine par la médisance, qui,
échappant aux tourments de la jalousie, a su nonchalamment bâiller avec
ses amis et sa femme, et n'a jamais confié le capital assuré, légué par
ses ancêtres, à la perfidie d'un as de carreau !
Lorsque, vaincus enfin, nous nous rallions sous la bannière de la
sagesse; lorsque le feu des passions s'est éteint, et que nous
commençons à trouver risibles leur empire, leurs élans et même leurs
échos attardés; humbles, non sans effort, nous aimons à entendre
parfois la langue fougueuse des passions d'autrui, qui nous remue
étrangement le cœur. Ainsi un vieil invalide, oublié dans sa chaumière,
prête volontiers son oreille et son intérêt aux récits des jeunes
bravaches.
D'ailleurs la jeunesse ardente ne sait rien cacher. Elle est prête à
s'ouvrir également sur sa haine et sur son amour, sur sa tristesse et
sur ses joies. Enrôlé parmi les invalides, Onéguine écoutait d'un air
sérieux comment, épris de la confession de son propre cœur, le poëte
s'épanchait devant lui, comment il mettait naïvement à nu sa conscience
confiante. Onéguine apprit de la sorte toute l'histoire de son jeune
amour. C'était un récit qui n'était riche qu'en sentiment, et plus
touchant que neuf.
Ah ! il aimait comme on n'aime plus de notre temps, comme l'âme insensée
d'un poëte est seule destinée à aimer: toujours, partout la même image,
les mêmes désirs et la même tristesse. Ni l'éloignement qui refroidit,
ni les longues années d'absence, ni les heures données aux Muses, ni les
beautés étrangères, ni les divertissements, ni les sciences, rien
n'avait changé son âme, que, de bonne heure, une chaste flamme avait
consumée.
À peine adolescent, le cœur encore endormi, il avait été le témoin
attendri des jeux enfantins d'Olga. Il avait partagé ses ébats sous
l'ombre protectrice des bois, et les pères des deux enfants, amis et
voisins, les avaient destinés l'un à l'autre. Sous l'humble toit d'une
demeure solitaire, elle avait grandi, pleine d'un charme innocent, comme
un muguet caché dans l'herbe épaisse, qu'ignorent les abeilles et les
papillons.
C'est elle qui fit don au poëte des premiers rêves de la naissante
inspiration; ce fut son image qui lui inspira le premier gémissement de
sa lyre. Disant un adieu soudain aux jeux de l'enfance, il s'était mis à
aimer les bois épais, et la solitude, et le silence, et la nuit, et les
larmes, et les étoiles, et la lune, la lune, cette lampe céleste à qui
nous avons consacré tant de promenades nocturnes, et dans laquelle nous
ne voyons plus aujourd'hui qu'un obscur remplaçant de nos fumeux
réverbères.
Toujours modeste, toujours obéissante, toujours gaie comme le matin, des
yeux bleus comme le ciel, un sourire naïf, des tresses de lin, une fine
taille, une voix argentine, tout dans Olga....... Mais prenez le premier
roman venu, et vous y trouverez son portrait; il est charmant;
autrefois je l'ai beaucoup aimé, et maintenant il m'ennuie à mourir, et
permettez-moi, lecteur, de vous parler de sa sœur aînée.
Son nom était Tatiana. C'est pour la première fois que notre caprice
s'avise d'introduire ce nom dans les pages timorées d'un roman. Et
pourquoi pas? il est agréable, sonore; mais j'avoue qu'il réveille
nécessairement des souvenirs d'antichambre. Hélas ! nous autres Russes,
nous avons aussi peu de goût dans les noms propres qu'en toute autre
chose. La civilisation ne nous sied pas, et tout ce que nous avons su en
prendre, c'est l'affectation.
Ainsi donc elle s'appelait Tatiana. Ni par les traits mignons, ni par la
fraîcheur rosée de sa sœur, elle ne pouvait attirer les regards. Triste,
solitaire, sauvage, timide comme une biche des bois, elle semblait, dans
sa propre famille, une jeune fille étrangère. Jamais elle ne sut faire
avec ses parents un échange de caresses. Quoique enfant, elle ne voulut
jamais jouer et folâtrer dans la foule des autres enfants; et souvent
elle passait des journées entières gravement assise à la fenêtre.
C'était la mélancolie, sa compagne assidue depuis les jours du berceau,
qui embellissait pour elle, par ses rêveries, les longues heures des
loisirs de la campagne. Ses doigts délicats ne connaissaient point
l'aiguille; jamais, penchée sur un métier, elle n'avait animé la toile
de gracieux dessins. Elle n'aimait point le jeu de la poupée, ce jeu
indice certain du penchant à commander. C'est avec sa poupée obéissante
que l'enfant se prépare en riant aux lois et aux convenances du monde,
en lui répétant avec gravité les leçons reçues de sa maman.
Jamais Tatiana ne prit dans ses bras une poupée; jamais elle ne
l'entretint des bruits de la ville et des inventions de la mode. Les
espiègleries enfantines lui étaient inconnues. Des récits terribles dans
l'obscurité des nuits d'hiver charmaient bien plus son cœur. Quand la
nourrice rassemblait pour Olga toutes ses petites compagnes sur une
vaste prairie, Tatiana ne jouait point au gorelki.
Le rire évaporé des plaisirs bruyants ne lui causait que de l'ennui.
Elle aimait à devancer sur son balcon la venue de l'aurore, lorsque le
chœur silencieux des étoiles s'efface sur l'horizon pâli, que l'extrême
lointain s'éclaire faiblement, que le vent, messager du matin, commence
à souffler, et que le jour montre peu à peu son visage. En hiver, quand
les ombres de la nuit possèdent plus longtemps la moitié de la terre, et
que l'aurore paresseuse dort plus longtemps, laissant régner au ciel la
lune brumeuse, Tatiana se levait aux lumières à son heure accoutumée.
Les romans lui avaient plu de bonne heure. Elle s'était éprise des
fictions de Richardson et de Rousseau. Son père, bon diable du siècle
passé, attardé dans le nôtre, ne voyait aucun péril dans les livres; ne
lisant jamais lui-même, il les tenait pour de vains jouets, et ne
s'inquiétait nullement de savoir quel volume secret sommeillait jusqu'à
l'aube sous l'oreiller de sa fille. Quant à sa femme, elle était
elle-même folle de Richardson.
Elle aimait cet auteur, non parce qu'elle l'avait lu, non parce qu'elle
préférait Grandisson à Lovelace; mais autrefois sa cousine, la
princesse Aline, de Moscou, lui en avait souvent fait l'éloge. En ce
temps-là, son mari était déjà son fiancé; mais elle soupirait en secret
pour un autre, qui lui plaisait davantage par son esprit et son
éloquence. Ce Grandisson était un petit-maître célèbre, beau joueur et
sergent aux gardes.
Elle s'efforçait de l'imiter, en s'habillant à la dernière mode; mais
un beau jour, sans lui demander son avis, on la conduisit à l'autel.
Pour la distraire de sa tristesse, son mari bien avisé l'emmena à la
campagne, où, dans les premiers temps, entourée Dieu sait de qui, elle
se débattit, pleura, et fut à la veille de demander le divorce. Puis
elle finit par s'occuper du ménage, s'habitua peu à peu à son sort, et
devint parfaitement heureuse. L'habitude est un don que nous accorde le
ciel pour remplacer le bonheur qu'il ne peut nous donner.
L'habitude adoucit sa tristesse; mais une autre grande découverte
qu'elle fit acheva de la consoler. Entre ses affaires et ses loisirs,
elle trouva tout à coup le secret de commander despotiquement à son
mari; et dès lors tout prit une marche régulière. Elle allait en
voiture surveiller les travaux des champs, salait des champignons pour
l'hiver, ordonnait la dépense, rasait des fronts,
allait au bain chaque samedi, et quand elle entrait en colère, battait
ses servantes, tout cela sans en demander licence à son mari.
Jadis elle avait écrit avec son sang dans les albums des jeunes filles
sensibles; elle nommait Prascovia Pauline;
elle parlait en traînant les mots; elle portait un corset très-étroit,
et prononçait l'n russe en nasillant comme un n français. Bientôt tout
cessa. Elle jeta là son corset, ses cahiers pleins de vers langoureux,
se mit à nommer Akoulka la ci-devant Célina, et inaugura enfin la robe
ouatée avec le bonnet de matrone.
Mais son mari l'aimait de tout son cœur; il ne gênait en rien ses
fantaisies, croyait en elle aveuglément, et mangeait et buvait lui-même
en robe de chambre. Leur vie se déroulait paisiblement. Le soir,
souvent, se rassemblait chez eux la bonne famille des voisins, amis sans
cérémonie, pour geindre un peu, pour médire un peu et pour rire un peu.
Cependant le temps passe; on dit à Olga de verser le thé; puis le
souper vient, puis l'heure de dormir, et les visiteurs quittent la
maison.
Dans leur vie tranquille, ils conservaient les habitudes du bon vieux
temps; ils mangeaient des blini à
l'époque du gras carême; deux fois par an ils se confessaient; ils
aimaient l'escarpolette, les danses en rond des paysans et les chants
des jeunes servantes autour du plat d'étain. Au jour de la Trinité,
quand le peuple en bâillant écoutait la messe, ils laissaient tomber
avec componction deux ou trois larmes sur les fleurs qu'ils tenaient à
la main. Le kvass leur était aussi
indispensable que l'air, et, à leur table, on présentait les plats
suivant le rang des convives.
Ils vieillirent tous deux ainsi. Puis s'ouvrirent enfin devant l'époux
les portes du tombeau, et il se couronna d'une nouvelle couronne. Il
mourut une heure avant le dîner, pleuré par ses voisins, ses enfants et
sa fidèle compagne, et pleuré plus sincèrement que maint autre défunt.
Il avait été un bon et simple barine, et là où repose
sa cendre, un monument funéraire annonce que "l'humble pécheur Dmitri
Larine, esclave de Dieu et lieutenant-colonel, goûte un éternel repos
sous cette pierre."
Rendu à ses pénates, Vladimir Lenski alla visiter la modeste sépulture
de son voisin, et consacra un soupir à sa mémoire. "Poor Yorick !"
dit-il d'un cœur profondément attristé; combien de fois m'a-t-il tenu
dans ses bras ! Combien de fois, dans mon enfance, ai-je joué avec sa
médaille d'Oczakof !
Il me destinait Olga; il disait souvent: "Vivrai-je jusqu'à ce
jour?" Et, plein d'une tristesse sincère, Vladimir lui improvisa un
madrigal funèbre.
Par la même occasion, il composa, en pleurant, de nouvelles épitaphes
pour les tombeaux de son père et de sa mère qui se trouvaient au même
endroit... Hélas ! en moissons éphémères, les générations, que suscite la
volonté secrète de la Providence éclosent, mûrissent et tombent.
D'autres surgissent aussitôt pour les remplacer. Ainsi notre étourdie
génération d'à présent grandit, se presse, s'agite et pousse peu à peu
ses pères vers le tombeau. Mais notre temps viendra à son tour, et nos
fils, à l'heure venue, nous éconduiront hors du monde.
En attendant, ô mes amis ! enivrez-vous de cette légère liqueur de la
vie ! Je comprends sa mince valeur, et j'y suis fort peu attaché; j'ai
fermé les paupières devant le spectre des illusions. Et pourtant, de
lointaines espérances viennent quelquefois me faire battre le cœur.
J'entrevois qu'il me serait triste de quitter cette terre sans y laisser
une trace qui ne fût pas imperceptible. Je n'écris pas pour les
louanges; mais il me semble avoir le désir qu'un son, ne fût-ce qu'un
son, rappelât mon souvenir comme un ami fidèle.
Peut-être saura-t-il toucher le cœur de quelqu'un; peut-être une de mes
strophes, sauvée par le sort, surnagera-t-elle sur le Léthé? Peut-être,
espoir flatteur, quelque ignorant des âges futurs montrera-t-il du doigt
mon portrait en disant: "Celui-là était un poëte." Quoi qu'il
advienne, reçois dès cette heure mes remercîments, ô toi, amant des
Muses paisibles, dont la mémoire conservera mes œuvres fugitives, et
dont la main bienveillante donnera une amicale caresse au laurier du
vieillard !
- "Je ne vois pas grand mal à cela. - Mais l'ennui, voilà le grand mal.
- Je déteste votre monde élégant, et je préfère un cercle intime où je
puis... - Une autre églogue ! Finis donc. Mais puisque tu es décidé à
partir, ne pourrais-je pas aussi voir cette Philis, objet de tes
pensées, de tes larmes, de tes rimes, etc. Présente-moi. - Tu te
moques? - Nullement. Dis-moi quand il faut nous mettre en route. - Tout
de suite; ils nous recevront avec plaisir."
Les amis partent; ils arrivent, ils se présentent. On étale devant eux
le lourd attirail de la vieille hospitalité. Les cérémonies de ces
réceptions sont connues. On apporte des confitures sur de petites
assiettes; on pose une large carafe d'eau de cassis sur une table
recouverte de toile cirée............................................................
Pendant qu'ils reviennent au galop de leur attelage, écoutons la
causerie des deux amis. "Eh bien, Onéguine, tu bâilles? - C'est une
habitude, Lenski. - Tu parais plus ennuyé qu'auparavant? - Non, ni plus
ni moins; mais il fait déjà sombre. Allons, fouette tes chevaux,
Androuchka. Quel stupide pays nous traversons ! À propos, la vieille
Larine est bien simple; mais c'est une gentille petite vieille. J'ai
peur que son eau de cassis m'ait fait mal."
"Laquelle des deux est Tatiana? - Celle qui, mélancolique et
silencieuse comme Swetlana, est
assise près de la fenêtre en entrant. - Est-il possible que tu sois
amoureux de l'autre? - Pourquoi non? - J'aurais choisi la Tatiana, si
j'étais comme toi un poëte. Il n'y a pas de vie dans les traits d'Olga,
pas plus que dans ceux de la madone de Van-Dyck. Elle est ronde et rouge
de visage comme cette sotte lune sur ce sot horizon." Vladimir répondit
sèchement et n'ouvrit plus la bouche jusqu'au logis.
Cependant l'apparition d'Onéguine chez les Larine produisit à la ronde
une grande impression, et mit le trouble chez tous les voisins. Les
conjectures se suivirent à la file; tous s'empressèrent de juger le
fait avec force chuchotements et plaisanteries. Tatiana avait trouvé son
fiancé. Il y en avait qui allaient jusqu'à affirmer que le mariage était
complètement arrangé, et que, s'il ne s'était pas fait encore, c'est
parce qu'on n'avait pas pu se procurer des anneaux assez élégants. Quant
au mariage de Lenski, c'était pour eux, et dès longtemps, chose
convenue.
Tatiana écoutait ces caquets avec dépit. Mais la pensée qu'ils
éveillaient en elle et qui revenait involontairement lui causait une
épouvante mêlée de charme. Son temps était venu, et l'amour était né.
C'est ainsi que les feux du printemps font soudainement germer une
graine qui sommeillait inerte. Dès longtemps son imagination se
consumait dans l'approche de cette crise fatale; dès longtemps son
jeune cœur, sans attendre personne, attendait quelqu'un.
L'attente s'accomplit. Ses yeux s'ouvrirent; elle se dit: c'est lui !
Hélas ! maintenant, les jours, les nuits, les veilles, le sommeil
solitaire, tout est plein de lui. Tout ce qu'elle aperçoit semble lui
répéter constamment et avec mystère le nom aimé. Le son des paroles
caressantes de ses parents et le regard attentif des serviteurs lui sont
également importuns. Elle n'écoute point les visiteurs; elle se borne à
maudire leurs loisirs éternels, leur présence contrariante et leur
séjour sans fin.
Quelle attention elle met maintenant dans la lecture des romans qui
l'abreuvent de leurs séduisantes fictions ! Tous ces fils de
l'imagination, l'amant de Julie, et Malek-Adel, et De Lynar, et Werther,
ce martyr de lui-même, et l'incomparable Grandisson, qui nous fait
aujourd'hui si bien dormir, tous se fondirent en une seule image aux
yeux de la jeune rêveuse, celle d'Onéguine.
S'imaginant être l'héroïne de ses histoires favorites, Clarisse, Julie
ou Delphine, Tatiana erre seule, le livre dangereux à la main, dans le
silence des forêts. Elle y cherche, elle y trouve le feu secret qui la
consume et ses propres rêveries; s'appropriant les transports et les
infortunes d'autrui, elle murmure, parmi ses soupirs, une lettre
destinée à son héros chéri... Mais le nôtre n'était certainement pas un
Grandisson.
Il fut un temps, jadis, où les poëtes, montant leur lyre au plus haut
diapason, nous montraient dans leur héros le modèle de toutes les
perfections humaines. À cet objet aimable, toujours injustement
persécuté, ils prêtaient une âme sensible, un esprit brillant, une
figure angélique. Nourrissant le feu de la passion la plus chaste,
toujours en proie à l'extase, ce héros était perpétuellement prêt au
sacrifice de lui-même, et à la fin de la dernière partie le crime était
toujours puni, tandis qu'une couronne digne d'elle venait toujours
ceindre le front de la vertu.
Maintenant, au contraire, un brouillard s'étend sur tous les esprits. La
morale nous endort, et le péché, partout aimable, triomphe jusque dans
le roman. Les fantômes de la muse britannique troublent le sommeil de la
jeune vierge; son idole est le Vampire mélancolique, ou Melmoth, ce
sinistre vagabond, ou le Juif-Errant, ou le Corsaire, ou le mystérieux
Sbogar. Byron, par un caprice qui a fait fortune, a vêtu l'égoïsme
effréné des atours d'un langoureux romantisme.
Mais moi, mes amis, je ne parle pas de la sorte. Si jamais, par la
volonté des cieux, je cesse d'être poëte; si un nouveau démon s'empare
de moi, et si, bravant les menaces d'Apollon, je m'abaisse jusqu'à
l'humble prose, alors un roman à la vieille mode occupera mon paisible
couchant. Je n'y représenterai pas sous des formes effrayantes les
secrets tourments du crime; mais je vous raconterai simplement les
anciennes traditions des familles du pays, les tranquilles agitations
d'un amour légitime et les mœurs de nos ancêtres.
Je répéterai les simples discours d'un père ou d'un oncle; je dirai les
rencontres arrangées d'avance des enfants près d'un ruisseau ou sous de
vieux tilleuls; je dirai les tourments imaginaires d'une jalousie sans
objet, la séparation, l'absence, les larmes de la réconciliation; je
les ferai se quereller encore une fois, et enfin je les conduirai à
l'église. Alors je me rappellerai les paroles de l'amour anxieux qui,
aux jours envolés, me venaient sur les lèvres aux pieds d'une charmante
maîtresse, ces paroles dont je suis depuis longtemps déshabitué.
Tatiana, ma chère Tatiana, je pleure maintenant avec toi et sur toi, car
je vois que tu as remis ton cœur aux mains d'un conquérant à la mode. Tu
périras, pauvre enfant; mais auparavant, éblouie par un mirage
d'espérance, tu te consumeras à appeler un bonheur ignoré. Tu
t'imagineras jouir de la vie en buvant à longs traits un breuvage
empoisonné qui ne saurait seulement étancher ta soif. Et cependant tu
vois à chaque pas l'endroit d'une heureuse rencontre; partout, devant
toi, apparaît l'image de ton vainqueur.
L'angoisse de l'amour poursuit Tatiana. Elle la chasse au jardin; et
tout à coup, fixant ses yeux immobiles, Tatiana se sent hors d'état de
faire un pas de plus. Son sein s'élève, ses joues se couvrent d'un
incarnat subit, la respiration s'arrête sur ses lèvres; elle éprouve
des tintements dans les oreilles, elle voit des lueurs devant ses yeux...
La nuit vient; la lune fait la ronde au plus haut des cieux et le
rossignol prélude sous l'ombre des arbres. Tatiana ne dort point et
cause à voix basse avec sa nourrice.
"Je ne puis dormir, nourrice. On étouffe ici. Ouvre la fenêtre et
assieds-toi près de moi. - Qu'as-tu, Tania? - Je m'ennuie. Conte-moi
quelque chose. - Que puis-je te conter, Tania? Il fut un temps où je
gardais dans ma mémoire toutes sortes de vieilles histoires, de contes
sur les méchants esprits ou sur les jeunes filles. Mais maintenant en
moi tout est devenu sombre, Tania; j'ai oublié ce que j'ai su. Ah !
oui; le mauvais temps est venu. Vois-tu, quand on devient vieux... -
Parle-moi, nourrice, de tes jeunes années. As-tu été amoureuse?"
" - Y penses-tu, Tania? Dans ce temps-là, nous n'avions jamais ouï
parler de l'amour. Sinon, feu ma belle-mère m'aurait envoyée dans
l'autre monde. - Alors, comment t'es-tu mariée, nourrice? - Sans doute
que Dieu l'a voulu ainsi. Mon Vania était
plus jeune que moi, mon cœur; et pourtant je n'avais que treize ans. La
svakhâ
vint chez sous deux semaines durant, et enfin mon père me donna sa
bénédiction. Je pleurais amèrement de frayeur. On me défit ma tresse
pendant que je pleurais
et l'on me conduisit à l'église en chantant."
"Et puis je fus introduite dans une famille étrangère... Mais tu ne
m'écoutes point. - Ah ! nourrice, nourrice, je me sens mal, je souffre,
je suis prête à pleurer, à sangloter. - Tu es malade, mon enfant? Que
Dieu te prenne en pitié ! Demande ce que tu veux. Laisse-moi t'asperger
d'eau bénite. Tu es toute brûlante. - Non, je ne suis pas malade.
Sais-tu, nourrice? je suis amoureuse. - Oh ! mon enfant, que Dieu soit
avec toi !" Et de sa vieille main, la nourrice se mit à faire des
signes de croix sur la jeune fille en marmottant des prières."
"Je suis amoureuse, répétait Tatiana à voix basse, avec désolation. -
Mon cher cœur, tu es malade. - Laisse-moi, je suis amoureuse." Et
cependant la lune brillait; elle éclairait de sa faible lueur la pâle
beauté de Tatiana, et ses cheveux épars, et les gouttes de ses larmes,
et sur un petit banc, aux pieds de notre héroïne, la vieille enveloppée
d'une longue casaque, un mouchoir roulé sur sa tête grise; tandis
qu'autour d'elles tout sommeillait dans le calme sous les rayons de
l'astre de paix.
Tatiana y fixait ses regards, et son cœur s'élançait dans l'espace
lorsqu'une idée subite vint frapper son esprit. "Va, nourrice,
laisse-moi seule. Donne-moi une plume, de l'encre; approche-moi la
table. Je me coucherai bientôt. Adieu." Et la voilà seule. Le silence
l'entoure. Le coude appuyé sur la table, elle écrit. Onéguine ne quitte
point ses pensées, et l'amour de la jeune innocente respire à chaque
ligne de cette lettre irréfléchie. Elle est écrite, pliée. Tatiana que
viens-tu de faire?
J'ai connu des beautés inabordables, froides et pures comme la neige de
l'hiver, impossibles à toucher, à séduire, incompréhensibles même à
l'esprit. J'admirais leur morgue de grand ton, leur vertu de naissance.
Mais j'avoue que je fuyais à leur approche, car je croyais lire avec
terreur, au-dessus de leurs sourcils, l'inscription de la porte de
l'Enfer: "Laissez toute espérance."
Inspirer de l'amour, c'est un malheur pour elles; effrayer les hommes,
c'est leur unique jouissance. Vous avez pu, cher lecteur, en rencontrer
de semblables sur les bords de la Néva.
Entourées d'adorateurs obéissants, j'ai vu d'autres capricieuses,
vaniteusement indifférentes aux soupirs et aux louanges de la passion.
Que découvrais-je avec étonnement? effrayant l'amour timide par une
conduite farouche, elles semblaient pourtant l'attirer par une feinte
pitié. Tout au moins le son de leur voix paraissait plus tendre, et,
dans son aveuglement crédule, le novice soupirant courait de nouveau
après ce séduisant mensonge.
En quoi donc Tatiana serait-elle plus coupable que celles-là? Est-ce
parce que, dans sa simplicité naïve, elle ne connaît point la ruse, et
se fie à ses impressions? Est-ce parce qu'elle aime sans artifice,
qu'elle est confiante, que le Ciel lui a donné une imagination ardente,
une volonté rapide, et un caractère opiniâtre avec un cœur tendre,
facile à enflammer? Ne sauriez-vous lui pardonner l'étourderie de la
passion?
Une coquette agit de sang-froid; mais ce n'est pas en plaisantant
qu'aime Tatiana; elle s'abandonne sans conditions à son sentiment. Elle
ne se dit pas: "Ajournons; nous doublerons ainsi le prix de nos
faveurs; nous attirerons plus sûrement dans nos filets. Aiguillonnons
la vanité par l'espérance, tourmentons le cœur par l'incertitude, puis
réchauffons-le aux feux de la jalousie. Sinon, ennuyé de sa facile
victoire, l'esclave rusé est toujours prêt à briser sa chaîne."
Je prévois une autre difficulté. Pour l'honneur de notre idiome
national, je me vois obligé sans nul doute à traduire la lettre de
Tatiana. Elle savait assez mal le russe, ne lisait point nos gazettes,
et avait de la peine à s'exprimer par écrit dans sa langue maternelle.
De sorte qu'elle écrivit sa lettre en français. Qu'y faire? je le
répète, jusqu'à présent l'amour de nos dames n'a pu s'exprimer en
russe; jusqu'à présent notre fière langue n'a pu se plier à la petite
prose des petits billets doux.
Je sais qu'on veut maintenant forcer nos dames à lire le russe; j'en
frémis, sur ma parole. Puis-je me les représenter le Bien intentionné à
la main?
J'en appelle à vous, ô poëtes mes collègues: n'est-il pas vrai que tous
ces charmants objets auxquels vous avez consacré vos rimes discrètes,
n'est-il pas vrai que tous, sans exception, possédant imparfaitement la
langue russe, la défiguraient avec gentillesse, et que, dans leur
bouche, une langue étrangère était devenue leur langue maternelle?
Pour moi, je prie Dieu de me faire la grâce de ne jamais rencontrer au
bal, ou sur le perron où se font les adieux, un séminariste en châle
jaune ou un académicien en bonnet de dentelle. Pas plus qu'une bouche
rose sans sourire, je n'aime une phrase russe sans faute de grammaire.
Il est possible que, pour mon malheur, la nouvelle génération des jeunes
beautés, cédant aux supplications gémissantes de nos gazettes,
s'habituent à respecter la grammaire. Mais moi..... que m'importe? je
resterai fidèle au vieil ordre de choses.
Le murmure incorrect d'une jolie voix, une prononciation fautive,
exciteront comme autrefois un frémissement de cœur dans ma poitrine.
Jamais je ne m'en repentirai, et les gallicismes auront toujours pour
moi la douceur des péchés de ma jeunesse et des vers de Bogdanovitch.
Mais c'est assez; il est temps que je revienne à la lettre de Tatiana.
J'ai donné ma parole, et pourtant, devant Dieu, je suis prêt à y
manquer. Il faudrait la plume de Parny; mais elle n'est plus à la mode.
Ah ! si tu étais encore avec moi, ô chantre des Festins et de la
Mélancolie,
je t'aurais fatigué de ma demande indiscrète jusqu'à ce que tu eusses
consenti à prêter tes rimes enchanteresses aux paroles étrangères de la
jeune amoureuse. Où es-tu? viens; je t'abandonne tous mes droits avec
un profond salut. Mais au milieu de rochers sombres et farouches, le
cœur déshabitué de toutes louanges, tu erres seul sous le ciel rigoureux
de la Finlande, et ton âme n'entend point ma requête.
J'ai là, devant mes yeux, la lettre de Tatiana; je la conserve avec un
saint respect; je la lis avec une sainte angoisse, et je ne puis la
lire assez.
Qui lui a donné cette tendresse et cette charmante négligence des mots?
Qui lui a inspiré ces folies touchantes, cette conversation du cœur avec
lui-même, entraînante et périlleuse? je n'en sais rien. Mais voici une
traduction incomplète et faible, comme une pâle copie d'un tableau plein
d'éclat, ou bien comme l'ouverture du Freyschutz sous les doigts timides
d'une pensionnaire.
Lettre de Tatiana.
"Je vous écris. Que puis-je ajouter à cela? Maintenant, je le sais, il
est en votre pouvoir de me punir par votre mépris; mais si vous
conservez une goutte de pitié pour mon triste sort, vous ne me
repousserez point. J'avais commencé par vouloir me taire. Croyez-moi,
vous n'auriez jamais connu la honte de mon aveu, si j'avais eu
l'espérance de vous voir dans notre maison de village, ne fût-ce que
rarement, ne fût-ce qu'une fois par semaine, seulement pour vous
entendre parler, vous dire un seul mot, et puis penser, toujours penser
la même pensée, nuit et jour, jusqu'à une nouvelle rencontre; mais on
dit que vous vivez retiré. Dans cet obscur village rien ne peut vous
plaire, et nous, nous ne brillons par rien, bien que nous soyons
naïvement heureux de vous voir. Pourquoi êtes-vous venu? Au fond de ma
retraite ignorée, je ne vous aurais jamais connu; je n'aurais jamais
connu ces amers tourments. Ayant calmé avec le temps(en suis-je bien
sûre?) les agitations d'une âme inexpérimentée, j'aurais pu trouver un
ami selon mon cœur, et je serais devenue une épouse fidèle, une mère
vertueuse.
"Un autre ! non, à nul autre au monde je n'aurais donné mon cœur.
C'est
décidé dans les conseils d'en haut; c'est la volonté du ciel: je suis
à toi. Toute ma vie est une preuve certaine que je devais te rencontrer.
Je le sais, c'est Dieu qui t'a envoyé à moi; c'est toi qui seras mon
gardien jusqu'au tombeau; c'est toi qui m'apparaissais dans mes rêves;
inconnu, tu m'étais déjà cher; ton regard me suivait; ta voix
résonnait dès longtemps dans mon âme. Non, ce n'était pas un rêve. À
peine entré, je t'ai reconnu. Je me sentis frémir, je me sentis
consumer. N'est-ce pas, je t'avais déjà entendu? C'est toi qui me
parlais dans le silence quand j'allais secourir des pauvres, ou calmer
par la prière les angoisses d'une âme agitée. Et, dans cet instant même,
n'est-ce pas toi, chère vision, qui as passé dans l'obscurité
transparente, et qui est penchée lentement sur mon chevet? N'est-ce pas
toi qui me murmures d'une voix caressante des paroles d'espoir? Qui
es-tu? Mon ange gardien ou un perfide tentateur? Résous mes doutes.
Peut-être que tout ceci n'est qu'une vaine illusion, l'erreur d'une âme
qui ne se connaît plus. Peut-être qu'une tout autre destinée m'attend;
mais c'en est fait. Dès à présent je te remets ma vie; je verse mes
larmes devant toi; j'implore ton secours..... Imagine-toi: je suis
seule, personne ne me comprend; ma raison succombe dans la lutte, et je
suis condamnée à périr en silence. Je t'attends. Par un seul regard
ranime les espérances de mon cœur, ou bien interromps ce rêve d'un lourd
sommeil par un reproche, hélas ! trop mérité.
"J'ai fini..... Je n'ose relire. Je me meurs de honte et d'effroi; mais
votre honneur est ma garantie. Je m'y confie hardiment."
Tatiana laisse échapper tantôt un soupir, tantôt un faible gémissement.
La lettre tremble dans sa main: un pain à cacheter se dessèche sur ses
lèvres brûlantes; sa tête se penche languissamment sur son épaule, d'où
est descendue sa légère chemise. Mais voilà que le scintillement des
rayons de la lune s'éteint déjà; la vallée apparaît à travers le
brouillard; le ruisseau laisse voir ses reflets d'argent; la cornemuse
du vacher réveille le village; c'est le matin. On se lève; Tatiana ne
remarque rien.
Elle ne voit pas l'aurore qui vient l'éclairer. Elle se tient la tête
basse, et n'appuie pas sur la lettre son cachet ciselé. Cependant,
ouvrant doucement la porte, voilà que la vieille Filipièvna lui apporte
une tasse de thé sur un plateau. "Il est temps, mon enfant, lève-toi...
Mais tu es déjà toute prête, ma belle. Ô mon petit oiseau matinal, hier
j'eus bien peur pour toi; mais grâce à Dieu, tu te portes bien
aujourd'hui. Il ne reste plus trace de l'angoisse de la nuit; ta figure
est comme une fleur de pavot.
" - Ah ! nourrice, fais-moi la grâce... - Daigne seulement ordonner, ma
petite mère. - Ne t'imagine point, je t'en prie... un soupçon... mais tu
vois bien... Ah ! ne me refuse pas. - Ma petite, Dieu m'est témoin... -
Envoie seulement en secret ton petit-fils avec ce billet chez Oné... chez
lui, chez ce voisin, et surtout qu'il ne dise pas un seul mot, qu'il ne
me nomme pas. - Mais chez qui envoyer, ma petite? je suis devenue bien
bête. Il y a tant de voisins dans les environs. Je ne saurais pas
seulement les compter."
" - Que tu es lente à deviner, nourrice ! - Ah ! mon cher cœur, je suis
vieille. Je suis vieille, Tania; mon esprit s'engourdit. Il fut un
temps où j'étais une fine mouche. Un seul signe de la volonté des
maîtres... - Ah ! nourrice, nourrice, que dis-tu là? qu'ai-je à faire de
ton esprit? tu vois bien qu'il s'agit d'une lettre pour Onéguine. -
Ah ! j'entends, j'entends. Ne te fâche pas, mon âme. Tu sais bien que
j'ai l'entendement dur. Mais pourquoi as-tu pâli de nouveau? - Ce n'est
rien, nourrice. Seulement n'oublie pas d'envoyer ton petit-fils."
Le jour se passe, point de réponse. Un autre jour commence; rien
encore. Pâle comme une ombre, habillée dès le matin, Tatiana attend,
attend toujours. Arrive l'adorateur d'Olga: "Dites-donc, où est votre
ami? lui demande la maîtresse de la maison; il nous a tout à fait
oubliés." Tatiana rougit soudain. "Il avait promis de venir
aujourd'hui, répond Lenski à la bonne dame. La poste l'aura sans doute
retenu." Tatiana baissa les yeux comme à une cruelle moquerie.
Il se faisait tard. Sur la table sifflait le brillant samovar du soir,
échauffant une théière de la Chine. Une légère vapeur se déroulait
au-dessus. Déjà versé par la main d'Olga, le thé parfumé coulait en jets
sombres dans les tasses; un petit domestique présentait la crème.
Tatiana se tenait devant la fenêtre. Elle avait soufflé sur les vitres
froides, et, rêveuse, elle avait tracé du bout d'un doigt, sur la glace
ternie, les deux lettres chères, E, O.
Mais son âme était pleine d'angoisses, et des larmes voilaient son
regard éteint. Tout à coup, des pas de chevaux... son sang se fige. Plus
près... un galop... et, dans la cour, Onéguine. "Ah !..." et plus légère
qu'une biche, Tatiana s'élance dans la première antichambre, puis du
perron dans le jardin. Elle court, elle vole, elle n'ose pas regarder en
arrière. Elle traverse en un clin d'œil le parterre, le petit pont, la
prairie, l'allée qui mène au lac, le bois de bouleaux, brise un buisson
de seringat, franchit les plates-bandes, et, haletante, sur un escabeau,
Tombe...
Chanson des servantes.
"Belles jeunes filles, compagnes bien-aimées, jouez à cœur joie,
divertissez-vous, petites âmes. Entonnez une chanson, votre meilleure
chanson, attirez un beau garçon vers notre ronde ! Quand nous aurons
attiré le beau garçon, dès que nous le verrons de loin, éparpillons-nous
de tous côtés, et lapidons-le avec des cerises, des framboises et des
groseilles rouges: Ne viens pas écouter nos jolies chansonnettes; ne
viens pas épier nos jeux de jeunes filles."
Elles chantent, et, prêtant une oreille distraite à leurs voix sonores,
Tatiana attend avec impatience que la palpitation de son cœur se calme;
que la rougeur de sa joue s'efface. Mais son cœur palpite toujours, et
sa joue rougit davantage. Ainsi un pauvre papillon, fait prisonnier par
un étourdi de collège, agite en vain son aile diaprée. Ainsi, dans le
jeune blé qu'il broutait, un pauvre lièvre frémit à la vue d'un chasseur
qui le met en joue derrière un buisson.
Elle poussa enfin un long soupir, se leva de son escabeau, et se mit en
marche. Mais, à peine a-t-elle tourné l'allée, que, droit devant elle,
le regard étincelant, et pareil à une apparition menaçante, se dresse
Onéguine. Elle s'arrête comme frappée de la foudre... Mais, amis, je ne me
sens pas d'humeur à vous raconter aujourd'hui les résultats de cette
rencontre inattendue. Il faut que je me repose après le long discours
que j'ai tenu. Je finirai plus tard comme je pourrai.
"Moins nous aimons une femme, plus nous avons chance de lui plaire; et
plus sûrement nous la faisons tomber dans nos filets." Ainsi parlait
jadis le froid libertinage, qui, se glorifiant d'avoir réduit l'amour en
science, sonnait sa propre fanfare, et croyait pouvoir être heureux sans
aimer. Mais ce grave amusement est digne des vieux singes imitateurs de
ce bon vieux temps trop vanté. La gloire des Lovelaces est tombée en
décrépitude, avec celle des talons rouges et des solennelles perruques.
Qui ne s'ennuierait de feindre toujours? de répéter différemment la
même chose? de prouver gravement ce que tout le monde sait? d'entendre
les mêmes répliques? de détruire des scrupules qui n'existent plus, et
qu'il faut faire naître dans une âme de quinze ans? qui ne se
fatiguerait des menaces, supplications, feintes terreurs; des petits
billets de six pages, des ruses, des caquets, des bagues, des larmes;
de la surveillance des tantes et des mères, et de la pressante amitié
des maris?
Ainsi pensait Onéguine. Dans la première jeunesse, il avait été victime
de passions effrénées et d'erreurs irrésistibles. Gâté par les facilités
de sa vie, enchanté sans raison, désenchanté sans motif, tourmenté à
petit feu par le désir, tourmenté bien plus cruellement par le succès
éphémère, poursuivi, dans le monde et dans la solitude, par l'éternel
murmure des reproches de son âme, s'efforçant d'étouffer le bâillement
par un rire, voilà comment il avait tué huit années, voilà comment il
avait flétri la fleur de sa vie.
Il ne s'éprenait plus des beautés du monde; il courtisait ce qui lui
tombait sous la main. On lui refusait; il s'en consolait sur-le-champ;
on le trahissait, il était enchanté de reprendre haleine. Il recherchait
la société des femmes, sans entraînement, et les quittait sans regret,
se souvenant à peine de leur tendresse ou de leur cruauté. C'est ainsi
qu'un visiteur indifférent vient faire sa partie de whist. Il se met à
la table; le jeu fini, il quitte la maison, s'endort tranquillement
dans son lit, et, le lendemain matin, ne sait pas lui-même qui fera sa
partie le soir.
Mais, à la réception de l'épître de Tania, Onéguine fut vivement touché.
Le langage de ces jeunes rêveries remua toutes ses fibres comme on remue
un essaim d'abeilles. Il se souvint de la pâleur et de l'expression
triste de la jeune fille; son âme se plongea un instant dans un songe
doux et sans souillure. Son ancienne fougue se réveilla aussi; mais il
ne voulut pas tromper la confiance de ce cœur innocent. Et maintenant
suivons-le au jardin où Tatiana vient de le rencontrer.
Ils restèrent silencieux pendant quelques minutes. Puis Onéguine
s'approcha d'elle, et dit: "C'est vous qui m'avez écrit, ne le niez
pas. J'ai lu ces aveux charmants, ces épanchements candides. Votre
franchise me touche. Elle a fait parler dans mon âme une voix qui s'y
taisait depuis longtemps. Mais je ne veux pas faire votre éloge; je
veux payer votre sincérité d'un aveu non moins sincère. Recevez ma
confession; je me soumets à votre sentence.
"Si j'avais voulu borner ma vie au cercle de la famille; si un destin
bienveillant m'avait ordonné d'être mari et père; si, ne fût-ce que
pour un instant, j'avais pu être charmé par le tableau du bonheur
domestique, croyez-moi, je n'aurais pas cherché d'autre compagne que
vous. Je vous dirais, sans fadeur sentimentale, qu'ayant trouvé en vous
l'idéal de mes premières années, je vous aurais certainement offert de
vous associer à mes tristes jours. Je vous aurais acceptée comme un
garant de tout ce qui est beau, et j'aurais été heureux... comme j'aurais
pu.
"Mais, je ne suis pas créé pour le bonheur. Mon âme et lui sont
étrangers l'un à l'autre. Toutes vos perfections sont vaines; j'en suis
indigne. Croyez-moi, c'est la voix de ma conscience qui parle en ce
moment: un mariage entre nous n'eût été qu'un supplice. J'aurais eu
beau vous aimer; en m'habituant à vous, j'aurais cessé de vous aimer.
Vous pleureriez; vos larmes ne toucheraient pas mon cœur; elles ne
feraient que l'aigrir. Jugez vous-même quelles roses vous aurait
préparées l'hymen, et pour bien des jours, peut-être !
"Que peut-il y avoir de plus triste au monde qu'un ménage où la pauvre
femme se désespère de l'indignité de son mari, passant seule tous ses
jours et toutes ses soirées? Où le mari ennuyé, tout en reconnaissant
le mérite de sa femme, et maudissant pourtant le sort, est toujours
maussade, silencieux, colère et froidement jaloux? Tel je suis. Est-ce
là l'homme que cherchait votre âme aussi pure qu'ardente, lorsque vous
m'écriviez avec tant de naïveté et de grâce? Je ne veux pas croire
qu'un pareil sort vous soit réservé par la sévère destinée.
"Il n'y a pas plus de retour aux illusions qu'aux années. Je ne
rajeunirai plus mon âme. Je vous aime d'une affection de frère, et
peut-être plus tendrement encore. Écoutez-moi donc sans colère: Une
jeune fille remplace plus d'une fois ses rêveries par d'autres rêveries.
Ainsi un jeune arbre change ses feuilles à chaque printemps. Le Ciel l'a
voulu, et vous aimerez de nouveau. Mais... apprenez à vous dominer. Ce
n'est pas chacun qui vous comprendra comme moi. Une irréflexion conduit
aux catastrophes."
Ainsi prêchait Onéguine. N'apercevant rien à travers ses larmes,
respirant à peine, ne répondant rien, Tatiana l'écoutait. Il lui offrit
son bras. Elle s'y appuya avec une résignation triste, et, comme on dit,
machinalement. Elle baissa la tête, et ils retournèrent à la maison sans
mot dire, en faisant un détour par le potager. Ils revinrent ensemble au
salon, et personne ne sembla prendre garde à leur absence. La liberté du
village a ses heureux droits tout aussi bien que la pédantesque pruderie
de Moscou.
Vous avouerez, mon lecteur, que notre ami s'était conduit d'une façon
fort chevaleresque avec la pauvre Tania. Et ce n'était pas pour la
première fois qu'il montrait une véritable noblesse d'âme, quoique la
malveillance humaine ne l'eût guère épargné. Ses ennemis, ses amis
(c'est peut-être la même chose), l'avaient accommodé de toutes les
façons. Chacun a ses ennemis dans ce monde; mais Dieu nous garde de nos
amis ! Oh ! les amis, les amis ! ce n'est pas sans raison que je me
souviens d'eux !
- Alors, pourquoi...? - Oh ! rien, rien. Je tâche de laisser dormir en
moi des pensées sombres et malsaines. Je me borne à remarquer, entre
parenthèses, qu'il n'y a point de calomnie méprisable, mise au monde par
un coquin dans son grenier, et choyée par la canaille du grand monde;
qu'il n'y a point de sotte ineptie, point d'épigramme de carrefour, que
votre ami, le sourire sur les lèvres, dans un cercle de gens bien
élevés, sans le moindre sentiment de malignité, ne répète cent fois par
hasard. Du reste, il se fait votre champion. Il vous aime tant !... comme
s'il était de votre famille.
Hum, hum ! respectable lecteur, toute votre famille se porte-t-elle
bien? Permettez: vous désirez peut-être savoir de moi quelle espèce de
gens sont les parents? Ce sont des gens que nous sommes contraints de
caresser, d'aimer, d'estimer de toute notre âme; à qui, d'après la
coutume populaire, nous devons rendre visite le jour de Noël,
ou bien écrire par la poste des lettres de félicitation, pour que, tout
le reste de l'année, ils ne songent point à nous. Que Dieu leur donne
donc de longs jours !
Vous me direz que l'affection des femmes est plus sûre que l'amitié et
que la parenté; et que vous conservez certains droits sur cette
affection, même après que les désastres vous ont frappé. C'est possible.
Mais le tourbillon de la mode, le caprice inhérent à leur nature, le
torrent de l'opinion du monde... Comment leur résister quand on est léger
comme une plume? En outre, l'opinion d'un époux doit être toujours
respectable aux yeux d'une femme vertueuse. De sorte que votre fidèle
amie peut être détournée de vous en un clin d'œil. Quant à l'amour
proprement dit... c'est la plaisanterie du diable.
Qui donc faut-il aimer? À qui croire? De qui n'attendre aucune
trahison? Qui mesure obséquieusement toutes les choses et toutes les
paroles de ce monde sur notre mètre? Qui ne répand point de calomnies
contre nous? Qui se préoccupe constamment de nos intérêts? Pour qui
nos défauts ne sont-ils pas désagréables? Qui ne nous ennuie jamais?
Sans chercher un vain idéal, sans perdre votre peine à cette recherche,
aimez-vous vous-même, cher lecteur.
Quel fut le résultat de l'entrevue? Hélas ! il n'est pas difficile de
le deviner. Les souffrances insensées de l'amour ne cessèrent point de
déchirer cette jeune âme avide d'affliction. La pauvre Tatiana ne brûle
que plus fort d'une passion sans espoir. Le sommeil fuit sa couche;
santé, fleur et douceur de la vie, sourire, calme virginal, tout a
disparu comme un vain songe. C'est ainsi que les ténèbres d'un orage
obscurcissent quelquefois le jour qui vient à peine de naître.
Hélas ! Tatiana se flétrit, pâlit, s'éteint, et doit se taire. Rien ne
l'occupe, rien ne la touche. En hochant gravement la tête, tous les
voisins chuchotent entre eux: "Il est temps, il est bien temps que
cette fille se marie." Mais c'est assez, je veux sans délai me réjouir
l'imagination par le tableau d'un amour heureux. Et vous, amis, si je me
suis trop laissé aller à la compassion que m'inspire ma pauvre enfant,
excusez-moi, je l'aime tant !
D'heure en heure captivé davantage par les charmes de la jeune Olga,
Vladimir s'abandonnait pleinement à son doux servage. Il est
perpétuellement avec elle. Quand vient le crépuscule, ils sont assis
dans sa chambrette; aux premières lueurs matinales, ils se promènent au
jardin, la main dans la main. Et pourtant, ivre d'amour, c'est à peine
si, dans le trouble d'une tendre pudeur, Vladimir ose parfois, encouragé
par le sourire d'Olga, jouer avec une boucle de cheveux déroulée, ou
déposer un baiser sur le pan de sa robe.
Quelquefois il lit à Olga un roman moral, où l'auteur se pique de
dépeindre la nature mieux que Chateaubriand, et cependant il saute en
rougissant deux ou trois pages de vaines divagations dangereuses pour le
cœur des jeunes filles. D'autres fois, dans quelque recoin bien éloigné,
ils se tiennent, les coudes appuyés sur la table, devant un jeu
d'échecs, et Lenski, plongé dans ses rêveries, prend sa tour avec un de
ses pions.
Il rentre à la maison, et là aussi son Olga l'occupe; pour elle il orne
assidûment les pages volantes d'un album. En traits à la plume,
légèrement coloriés, il y dessine tantôt des vues champêtres, tantôt une
pierre sépulcrale, le temple de Cypris, une tourterelle perchée sur une
lyre. Ou bien encore, au-dessous des autres inscriptions, il dépose un
tendre vers, monument silencieux d'une rêverie soudaine, trace rapide
d'une pensée fugitive qu'on retrouve ensuite, après de longues années,
immobile et figée.
Sans doute vous avez vu plus d'une fois l'album d'une demoiselle de
province, que ses compagnes ont barbouillé sur toutes les pages, du
commencement à la fin. C'est là que, sans respect de l'orthographe, des
vers sans mesure, raccourcis, rallongés, venus par tradition, sont
inscrits en témoignage d'inaltérable amitié. Sur la première page, on
lit ces mots: Qu'écrirez-vous sur ces tablettes? Puis l'inscription:
Tout à vous: ANNETTE. Et au bas de la dernière page: "Qui plus que
moi aime toi, qu'il écrive plus loin que moi."
Sur ces pages vous êtes sûr de trouver deux cœurs, une torche et des
guirlandes; vous êtes sûr de lire des serments d'amour jusqu'au delà
des portes du tombeau. Quelque enfant de Mars, poëte dans un régiment de
ligne, y a paraphé un petit vers scélérat. Eh bien, amis, j'aurais été
fort aise d'écrire, moi, dans cet album, persuadé que chacun de mes
enfantillages, offerts de bon cœur, aurait mérité un regard indulgent,
et qu'on ne s'aviserait pas ensuite, avec un visage grave et un sourire
narquois, d'examiner si j'ai su mettre ou non de l'esprit dans mes
bêtises.
Mais vous, tomes dépareillés de la bibliothèque de Satan; vous,
magnifiques albums, tourments des versificateurs en renom; vous,
rapidement embellis par le pinceau magique de Tolstoï ou par la plume de
Baratinski, que la foudre de Dieu vous
écrase ! Quand une belle dame me présente son in-4°, un tremblement de
colère me saisit, et je sens une épigramme sourdre au fond de mon âme.
Eh bien non, misérable; tu vas lui écrire un madrigal !
Ce ne sont pas des madrigaux que trace Lenski dans l'album de la jeune
Olga. Sa plume est guidée par l'amour, et ne sait pas briller par de
froids jeux d'esprit. Dans la simplicité de son cœur, il va jusqu'à
répéter ce qu'il entend dire ou ce qu'il remarque d'Olga; quant à ses
élégies, elles coulent à flots. C'est ainsi que toi, Lézikof l'inspiré,
dans les élans de ton cœur, tu chantes Dieu sait qui, tellement qu'un
jour le recueil précieux de tes élégies te dévoilera ta propre histoire.
Mais silence ! qu'entendons-nous? Un sévère critique
nous ordonne de fouler aux pieds la maigre couronne de l'élégie. À nous
autres faiseurs de vers, il crie comme un général à la parade: "Assez
pleuré, assez gémi sur l'irréparable passé ! basta ! chantez autre
chose." - Tu as raison, ami; et sans doute tu vas nous montrer du
doigt le masque et le poignard tragiques, en nous ordonnant d'y
renouveler le capital épuisé de nos pensées. N'est-ce pas? - Point du
tout ! point du tout ! écrivez des odes, messieurs.
Écrivez comme au temps de notre grande époque,
comme le prescrivent les anciennes règles. - Quoi ! rien que des odes
pour les occasions solennelles ! Rappelle-toi, critique, ce qu'a dit à
ce propos l'ingénieux auteur des Commérages;
et, avoue-le, ce même auteur t'est-il plus supportable que ces rimeurs
mélancoliques par toi si décriés? - J'en conviens; mais votre
romantisme est vide, vain, pitoyable; tandis que le but de la poésie
doit être noble et élevé. - Je pourrais réfuter cet argument; mais je
me tais. Ne brouillons pas deux siècles.
Épris de la liberté autant que de la gloire, agité d'inspirations
incessantes, Vladimir aurait fort bien pu écrire des odes. Mais Olga ne
les aurait pas lues. Il tenait encore plus à lui lire ses œuvres qu'à
les faire, car on dit qu'il n'est pas dans le monde de jouissance plus
grande que celle d'un auteur modeste et amoureux qui peut lire les
produits de ses rêveries à celle qui en est l'objet, une beauté que ses
chants jettent dans une agréable mélancolie. Il est heureux, le poète...
mais peut-être pense-t-elle à autre chose.
Pour moi, je ne lis les productions de ma lyre harmonieuse qu'à ma
vieille nourrice, la fidèle compagne de ma jeunesse. Ou bien, après un
maussade dîner, si j'attrape par le pan de l'habit quelque voisin que
m'a livré son sort malencontreux, je l'emprisonne dans un coin, et je
l'y étouffe de ma tragédie. Ou bien encore... et croyez que je ne
plaisante pas, tout gonflé de rimes, errant le long de mon étang,
j'effraye des éclats de ma voix une bande de canards sauvages. À peine
ont-ils entendu le doux son de mes strophes, qu'ils s'empressent de
quitter ces rivages.
Et Onéguine ! - À ce propos, frères, je vous demande un peu de patience,
et je vais décrire en détail ses occupations de chaque jour: Vous savez
qu'il vit en anachorète; en été, il se lève à six heures du matin, et
s'en va, en toilette légère, à la rivière qui coule au bas du tertre de
sa maison. Il traverse à la nage cet Hellespont, ni plus ni moins que le
chantre de Gulnare. Puis il boit son café, en parcourant avec négligence
un journal aussi mal informé qu'attardé dans sa publication...
La promenade, la lecture, un sommeil profond et salutaire, l'ombre des
bois, le babil des eaux, quelquefois le jeune et frais baiser d'une
blanche fille aux yeux noirs, le galop d'un cheval fougueux et docile au
frein, un dîner assez délicat, une bouteille de vin limpide, et surtout
la solitude, le silence: Voilà la vie d'Onéguine. Et petit à petit, il
y prit goût, laissant, dans son bien-être insouciant, couler les belles
journées de soleil, oubliant et la ville, et les amis qu'il y avait
laissés, et l'ennui de ses fêtes.
Mais notre été septentrional, cette caricature de l'hiver du Midi, passe
en un moment. Chez nous personne n'en doute, et personne ne l'avoue.
Déjà le ciel annonçait l'automne. Le soleil brillait moins fréquemment;
le jour s'accourcissait; la mystérieuse toiture des bois se dépouillait
avec un bruit lugubre; des brouillards se roulaient sur les champs;
les caravanes d'oies criardes se dirigeaient vers le sud; la plus
triste époque de l'année s'approchait: novembre était sur le seuil de
la porte.
L'aurore se lève au milieu d'une froide brume. Le bruit du travail a
cessé dans les champs. Avec sa louve affamée, le loup sort sur les
chemins de traverse; les flairant de loin, le cheval renâcle, et le
voyageur prudent se lance au galop quand il faut monter la colline. Le
berger ne fait plus sortir les vaches de l'étable, et, vers midi, sa
trompe ne les appelle plus en rond autour de lui. En chantant dans son
humble isba, la jeune fille file son lin, et l'amie des longues nuits
d'hiver, la loutchina,
pétille devant elle.
Et voici que, étendant au loin sur les campagnes un glacis d'argent, les
premières gelées sont écloses...; je parie que mon lecteur attend la
rime: roses. Eh bien ! qu'il la prenne, et que tout soit dit. Plus
coquette que le parquet ciré d'un salon élégant, brille la petite
rivière couverte d'une récente couche de glace. La bruyante population
des jeunes gars y trace des raies avec les patins sonores. Une lourde
oie, aux pattes rouges, s'étant proposé une promenade sur l'eau, glisse
et tombe. Les premiers flocons de neige papillonnent gaiement dans l'air
et se déposent sur le rivage en étoiles légères.
Que faire à cette époque au village? Se promener? Les champs fatiguent
la vue par leur nudité monotone. Traverser au galop les mornes steppes?
Le cheval, s'accrochant à la neige traîtresse par son fer émoussé,
menace de broncher à chaque pas. Reste sous ton toit, solitaire; lis;
voici De Pradt, voici Walter Scott. Tu ne veux pas lire? Eh bien,
vérifie tes comptes; gourmande ton intendant, ou prends ton verre; et
la longue soirée finira par s'écouler. Demain sera la même chose, et de
la sorte tu passeras un fameux hiver.
En digne imitateur de Childe-Harold, Onéguine s'enferma dans une paresse
mélancolique. Dès son réveil, il se plonge dans un bain glacé; puis,
s'armant d'une queue émoussée, tout le long du jour il joue avec
lui-même une partie de billard à deux billes. Mais la nuit arrive, le
billard est abandonné; une table couverte se dresse devant la cheminée.
Onéguine attend; et voilà que Lenski arrive avec sa troïka de chevaux
fleur-de-pêcher. Vite, qu'on serve le dîner !
Aussitôt, pour le poëte, le vin béni de Moet ou de la veuve Cliquot est
apporté dans une bouteille hérissée de frimas. C'est la source
d'Hippocrène; son jet pétillant et son écume brillante, si semblables à
l'amour et à la jeunesse, m'ont toujours séduit. Vous souvenez-vous,
amis, comment je le payais jadis de mon pauvre denier? Hélas ! son flot
magique a fait commettre bien des folies. Mais aussi, combien de vers,
d'heureuses plaisanteries, de gaies discussions et d'illusions plus
gaies encore !
Mais aujourd'hui sa bruyante écume trompe mon estomac, et je lui préfère
le sage bordeaux. J'ai abandonné l'Aï; il est semblable à une
maîtresse, vive, séduisante, pleine d'éclat, mais capricieuse et futile.
Tandis que toi, bordeaux, tu es pareil à un ami qui, toujours et partout
bon camarade, même dans la tristesse et le malheur, est prêt, soit à
nous rendre service, soit à partager nos tranquilles plaisirs. Donc,
vive le bordeaux, notre véritable ami !
Le feu s'est éteint; le charbon doré est à peine recouvert d'une poudre
de cendre. Une imperceptible vapeur se balance au-dessus, et de la
cheminée vient à peine un souffle de chaleur. La fumée de deux pipes
s'en va par l'ouverture, et une dernière coupe bruit encore au milieu de
la table. Doucement se glisse l'obscurité. - Que j'aime les bavardages
intimes et l'amical verre de vin à ce moment qu'on a nommé, je ne sais
pourquoi, entre chien et loup ! - Les amis causent en ce moment.
"Eh bien, que font les voisines? Que fait Tatiana et la mutine Olga?
- Verse encore un demi-verre. Assez, ami. Toute la famille se porte
bien; elle te salue. Ah ! mon cher, que les épaules d'Olga sont
devenues belles ! quelle taille ! et quelle âme ! Il faut que nous
allions chez eux un jour; tu leur feras grand plaisir...; sans cela...
juge toi-même. Tu t'y es montré une couple de fois; et puis l'on ne
voit plus le bout de ton nez. Mais à propos... quel imbécile je suis ! tu
es invité pour samedi prochain."
" - Moi ! - Oui, toi. C'est le jour de la fête de Tatiana. C'est Olga et
la maman qui te font cette invitation. Tu n'as pas de raison pour ne pas
t'y rendre. - Mais il y aura là un tas de monde, un ramassis de toutes
sortes de figures? - Personne, je t'assure. Nous serons en famille.
Viens, fais-moi cette grâce. - Allons, je veux bien. - Tu es charmant."
En disant ce mot, il vida son verre en l'honneur de la voisine et se
remit à parler d'Olga. C'était un vrai amoureux.
Il était heureux et gai: le terme fortuné avait été fixé à deux
semaines. La couronne de myrte, les charmes discrets du ménage
attendaient ses transports; les soucis et les ennuis de l'hymen ne lui
apparaissaient pas, même en rêve. Tandis que nous autres ennemis de
cette divinité nous ne voyons dans la vie domestique autre chose qu'une
série de tableaux monotones, un roman dans le genre d'Auguste
Lafontaine, mon pauvre Lenski... Son cœur était créé pour cette vie.
Il était aimé; il le croyait au moins, et il était heureux. Fortuné,
cent fois fortuné celui qui sait croire; qui, domptant son esprit
sceptique, se repose dans la voluptueuse insouciance de son cœur, comme
un voyageur aviné dans une auberge, ou bien, si vous voulez une plus
gracieuse comparaison, comme un papillon qui s'est plongé dans une fleur
de printemps. Mais digne de pitié est celui qui prévoit toujours, à qui
la tête ne tourne jamais, qui finit par détester chaque parole, chaque
geste dans la traduction qu'il s'en fait à lui-même, celui dont le cœur
paralysé par l'expérience a perdu la force de s'oublier.
C'est l'hiver. Le paysan inaugure triomphalement le traînage sur sa
charrette à patins. Son bidet, flairant la neige, s'essaye à trottiner
plus lestement. Entr'ouvrant un double sillon dans le duvet de neige,
une rapide kibitka passe au galop; le cocher, dans sa pelisse serrée
par une ceinture rouge, se tient sur son siège, assis de côté; un petit
villageois le suit de loin, traînant un chien dans un traîneau dont il
est lui-même le cheval. Le polisson s'est déjà gelé un doigt. Il en
souffre, et il rit pourtant, et sa mère le menace à travers la fenêtre.
Mais on m'assure que les tableaux de ce genre n'attirent pas les
lecteurs. Tout cela, dit-on, c'est de la nature vulgaire, qui n'a rien
d'élégant. Et pourtant un autre poète, échauffé par le dieu du Parnasse,
nous a peint, en style magique, la première neige et toute la variété
des plaisirs de l'hiver.
Il vous a séduit, j'en suis convaincu, en décrivant, dans ses vers
enflammés, les promenades nocturnes en traîneau. Mais je ne me sens pas
de force à lutter avec lui, et moins encore avec toi, chantre de la
Jeune Finnoise.
Russe jusqu'au fond de l'âme, et sans le savoir, Tatiana aimait l'hiver
russe avec ses froides beautés: le givre étincelant au soleil dans un
jour de gelée, et le traîneau rapide, et la teinte rosée de la neige au
crépuscule, et les ténèbres des soirées qui accompagnent le baptême des
eaux. Dans leur maison, l'on
célébrait ces soirées d'après l'antique usage; les servantes de tout
étage interrogeaient le sort au compte de leurs jeunes maîtresses, et,
chaque année, leur annonçaient des maris officiers et la guerre.
Tatiana croyait aux vieilles traditions populaires, aux songes, aux
cartes, aux présages pris de la lune; toutes sortes d'indices
superstitieux la troublaient; chacun des objets qui l'entouraient lui
semblait prédire mystérieusement quelque chose, et maintes fois des
pressentiments resserraient son sein. Si quelque chat, coquettement
pelotonné sur le poêle, se lavait le museau avec sa patte en ronflant,
c'était pour elle un signe certain que des visites allaient arriver. Si
elle apercevait d'aventure la jeune face à double corne de la lune dans
le ciel à gauche,
Elle tremblait et pâlissait. Quand une étoile filante traversait le ciel
obscur, avant que celle-ci s'éparpillât en étincelles, Tatiana, tout
émue, se hâtait de lui jeter le désir de son cœur. S'il lui arrivait de
rencontrer un prêtre ou un moine à la robe noire; si, dans la campagne,
un lièvre rapide traversait la route devant elle, éperdue de terreur,
agitée de funestes pressentiments, elle s'attendait aussitôt à quelque
malheur.
Eh bien, elle trouvait dans cette terreur un charme secret. Ainsi nous a
faits la nature, cette nature à qui plaisent tant les contradictions.
Voici qu'arrivent les fêtes du Baptême des eaux. Quelle joie ! La
jeunesse étourdie interroge le sort; elle qui n'a rien à regretter, qui
voit s'étendre serein et à perte de vue le lointain de la vie. La
vieillesse interroge aussi le sort, à travers ses lunettes, accoudée sur
la pierre de son cercueil, ayant tout perdu sans retour. Et l'espérance
menteuse les berce toutes deux de son babil enfantin.
Tatiana fixe un regard curieux sur la cire qu'on vient de retirer de
l'eau, et dont les dessins bizarres semblent lui annoncer aussi une
bizarre destinée. Et cependant les jeunes filles retirent l'une après
l'autre les bagues jetées dans le plat; et sa bague sort de l'eau au
son de la vieille complainte: "Tous les paysans sont riches dans ce
village; ils remuent l'argent à la pelle. Qu'à celui pour qui nous
chantons adviennent honneur et profit." Mais le ton gémissant de cette
complainte prédit des malheurs; le petit chat est plus du goût des
jeunes filles
.
La nuit est glaciale; le ciel est pur; le chœur des étoiles semble
couler avec une lente et harmonieuse majesté. Tatiana sort en robe
légère du côté de la large cour, présentant un miroir aux reflets de la
lune. Mais la face de l'astre mélancolique tremblote seule au fond du
verre obscur... Soudain la neige crie sous des pas... Quelqu'un ! La jeune
fille court à lui sur la pointe des pieds, et sa voix résonne plus douce
que le son d'un chalumeau: "Quel est votre nom?" Le passant la
regarde avec surprise et finit par répondre: "Agathon."
Sur les conseils de sa nourrice, et voulant interroger le sort avec
certitude, Tatiana avait donné secrètement l'ordre de placer dans la
salle isolée du bain une table avec deux couverts. Mais, au moment de
s'y rendre, une terreur subite la saisit; elle se borna, au moment, du
coucher, à mettre sous l'oreiller son petit miroir, et à détacher le
cordonnet de soie qui lui servait de ceinture. Tout s'est apaisé autour
d'elle; Tatiana dort. Lel, dieu de la jeunesse,
voltige en silence autour de sa couche.
Tatiana voit un rêve étrange: il lui semble qu'entourée par une ombre
lugubre, elle marche dans une vaste plaine de neige. Tout à coup un
torrent sombre et gris d'écume, que l'hiver n'a point enchaîné,
bouillonne à ses pieds, s'ouvrant passage à travers la neige amoncelée.
Deux poutrelles, collées par un glaçon, pont vacillant et périlleux,
sont posées sur le torrent, et devant l'abîme grondant, pleine de
terreur, elle s'arrête.
Comme s'il était la cause d'une séparation, Tatiana murmure contre le
torrent; elle ne voit personne sur l'autre rive qui puisse lui tendre
la main. Mais soudain un tas de neige s'agite, et qui en sort? un grand
ours tout hérissé ! Elle pousse un cri, et l'ours, hurlant, lui tend sa
patte aux griffes aiguës. Elle prend courage, s'y appuie d'une main
tremblante, et d'un pied timide traverse le torrent. Elle s'avance,
l'ours la suit.
Sans oser regarder en arrière, elle presse le pas. Mais il lui est
impossible de se débarrasser de ce laquais velu. Elle entend l'ours
insupportable souffler en pataugeant derrière elle. Une forêt se
présente. Les pins se tiennent immobiles dans leur beauté farouche.
Leurs branches sont alourdies par des filaments de neige. À travers les
cimes nues des trembles et des bouleaux, passent les rayons des astres
nocturnes. Pas de chemin; les broussailles, les ravins, envahis par la
bourrasque, sont tous profondément ensevelis sous la couche blanche.
Tatiana pénètre dans le bois, l'ours la suit. La neige molle monte
jusqu'aux genoux de la jeune fille. Tantôt une longue branche l'arrête
par le col, ou lui arrache des oreilles ses boucles d'or; tantôt un
soulier humide quitte son pied; tantôt elle perd son mouchoir. Mais
elle n'ose pas le ramasser; elle n'ose pas s'arrêter un moment; l'ours
est toujours derrière elle. Elle ne peut pas même se décider à relever
sa robe. Elle court, elle court, toujours suivie, et voilà qu'elle n'a
plus la force de courir.
Elle tombe dans la neige. L'ours la saisit et l'emporte. Soumise jusqu'à
l'insensibilité, elle ne bouge et ne respire pas. Il l'entraîne par un
sentier et s'enfonce dans la forêt. Une hutte apparaît entre les arbres.
La neige intacte l'enveloppe de toutes parts; mais une lumière brille
par la lucarne, et dans l'intérieur on entend du tapage et des cris.
L'ours lui dit: "Ici demeure mon parrain, réchauffe-toi un peu dans sa
hutte." Disant cela, il la dépose doucement sur le seuil.
Tatiana revient à la vie et regarde autour d'elle. L'ours a disparu.
Elle se trouve dans une petite chambre, et, derrière la porte, entend
des exclamations et le choc des verres comme à un grand festin
d'enterrement. Ne comprenant rien à ce bruit, elle regarde furtivement
par une fente de la porte. Que voit-elle? Autour de la table sont
rassemblés une foule de monstres divers: l'un avec des cornes sur un
museau de chien, l'autre avec une tête de coq; ici une sorcière avec
une barbe de bouc, là un squelette qui se donne des airs d'importance;
plus loin un nain avec une grande queue, et, près de lui, un être
demi-chat et demi-cigogne.
Puis d'autres encore plus terribles et plus étranges: une écrevisse à
cheval sur une araignée; un crâne tournant en tous sens sur un cou
d'oie, affublé d'un bonnet rouge; un moulin à vent qui danse la
prisiatka, en faisant bruire et tournoyer ses ailes; aboiements,
sifflements, éclats de rire, chansons, battements de mains, voix
humaines et piétinements de chevaux. Mais que dut penser Tatiana quand
elle reconnut parmi les convives celui qui lui est à la fois cher et
terrible, le héros de cette histoire? Onéguine, assis devant la table,
jette à la dérobée des regards vers la porte.
Il fait un signe, tous s'empressent; il boit, tous vident leurs verres
avec des cris; il sourit, tous partent d'un éclat de rire; il fronce
le sourcil, tous font silence. Il est le maître du logis, c'est évident.
Tatiana se rassure un peu, et, curieuse, elle entr'ouvre la porte. Tout
à coup un vent souffle, éteignant les torches fumeuses. La bande des
monstres se trouble; Onéguine, les yeux ardents, se lève brusquement de
la table, et tous se lèvent avec lui. Il s'avance vers la porte.
La terreur reprend Tatiana. Elle s'efforce de fuir, ne le peut.
S'agitant avec angoisses, elle veut au moins jeter un cri; impossible.
Onéguine pousse violemment la porte, et aux regards des monstres
infernaux apparaît la jeune fille. Un rire féroce s'élève en éclats
sauvages. Les yeux de tous, les trompes recourbées, les sabots, les
queues velues, les longues dents, les moustaches hérissées, les langues
sanglantes, les cornes, les doigts décharnés, tous la désignent, tous
hurlent en chœur: "Elle est à moi, elle est à moi."
"Elle est à moi," crie Onéguine d'une voix formidable, et toute la
bande disparaît en un clin d'œil. Dans les ténèbres glacées, la jeune
fille reste seule avec lui; il l'entraîne doucement vers un banc
vermoulu, l'y dépose, et se penche sur son épaule. Soudain entre Olga,
Lenski la suit. Une vive lumière se répand. Onéguine lève la main avec
menace, et, roulant des yeux terribles, insulte ces visiteurs
inattendus. Tatiana est étendue demi-morte.
La dispute devient plus vive et plus bruyante. Onéguine saisit un long
couteau, et sur-le-champ Lenski tombe, frappé de mort. L'ombre
s'épaissit démesurément; un cri strident retentit; la hutte vacille, et
Tatiana s'éveille, froide de terreur. Elle regarde; il fait déjà jour
dans sa chambre. Le rayon rougeâtre de l'aurore joue à travers les
vitres gelées; et plus rose que l'aurore, plus légère que l'hirondelle,
Olga entre en courant: "Eh bien ! dit-elle, qui as-tu vu en songe?"
Mais Tatiana, sans remarquer sa sœur, se tient dans son lit, feuilletant
un livre, et ne répond pas un mot. Ce livre n'offrait ni les inventions
séduisantes de la poésie, ni de sages conseils, ni d'agréables
descriptions. Mais pourtant ni Virgile, ni Racine, ni Scott, ni Byron,
ni Sénèque, ni même le journal des Modes, n'intéressèrent jamais à ce
point leurs lectrices. Amis, c'était Martin Zadéka, le chef des Mages de
la Chaldée, un devin, un explicateur des songes.
Cette œuvre profonde avait été apportée dans la solitude des Larine par
un colporteur ambulant, qui, après en avoir longtemps débattu le prix,
l'avait cédé à Tatiana, avec une Malvina dépareillée, pour trois roubles
et demi, prenant encore par-dessus le marché un recueil de fables, une
grammaire, deux exemplaires de la Pétriade
et un troisième volume de Marmontel. Martin Zadéka est devenu le favori
de Tatiana; il la console dans ses chagrins, et dort toutes les nuits
sous son oreiller.
Ne sachant quel sens attribuer à ce rêve effroyable, et voulant
toutefois s'en rendre compte, Tatiana se met à chercher dans l'index du
volume les mots suivants dans leur ordre alphabétique: bourrasque,
écrevisse, forêt, neige, ours, pont, sapin, ténèbres, etc. Martin Zadéka
ne résout point ses doutes; mais il lui dit que ce rêve de mauvaise
augure lui promet de tristes événements. Pendant plusieurs jours, elle
en resta préoccupée.
Mais voici que l'aurore aux doigts de rose, traînant le soleil après
elle, amène des plaines du matin la fête joyeuse de la sainte patronne.
Dès le point du jour, la maison des Larine regorge de visiteurs. Les
voisins sont arrivés par familles entières, en traîneaux, en kibitkas,
en berlines sur patins: Dans l'antichambre, presse et jurons; dans le
salon, présentations et rencontres, aboiements de carlins, bruyants
baisers de jeunes filles, éclats de rire, foule aux portes, profonds
saluts, frottements de pieds sur le parquet, querelles de nourrices et
vagissements de nourrissons.
Avec son épouse à l'épaisse corpulence, est arrivé le gros Poustiakof,
et Gvosdine, savant agronome, possesseur de paysans ruinés; et les
Skotinine, couple grisonnant, avec des enfants de tout âge, depuis deux
ans jusqu'à trente; et Pétouchkof, le dandy du district, et mon propre
cousin Bouyanof, en casquette à visière et tout sali de duvet, sous
cette figure que vous lui connaissez certainement;
enfin le conseiller en retraite Flanof, lourd colporteur de caquets,
vieux roué, goinfre, avaleur de pots-de-vin, et bouffon.
En compagnie des Kharlikof, est aussi tenu Mousié Triquet, bel esprit,
tout fraîchement débarqué de Tambof, en lunettes et perruque rousse. En
digne Français, Triquet apportait dans sa poche un couplet dédié à
Tatiana, sur l'air connu même des enfants: "Réveillez-vous, belle
endormie." Ce couplet avait été imprimé dans les chansons d'un ancien
almanach; mais Triquet, en poëte sagace, l'avait tiré de sa poussière
pour le remettre au jour, et hardiment, au lieu de "belle Nina," il
avait mis, "belle Tatiana."
Et voici que, de la ville voisine, l'idole des demoiselles mûres, la
coqueluche des mamans, le chef d'escadron enfin, arrive à son tour; il
entre: "ô grand Dieu, quelle nouvelle ! quel bonheur ! nous aurons la
musique du régiment; le colonel l'envoie, il y aura un bal." Les
fillettes en sautent d'avance. Mais le dîner est servi. Les convives
s'avancent par couples, en se donnant la main. D'un côté toutes les
femmes se pressent autour de Tatiana; de l'autre, tous les hommes; et
la foule se met à table en bourdonnant et en faisant des signes de
croix.
Les conversations s'apaisent un instant, car les mâchoires sont
occupées. De tous côtés on entend le bruit des couteaux sur les
assiettes et le choc des verres. Mais peu à peu les convives soulèvent
un tapage unanime. Personne n'écoute son voisin, chacun crie à tue-tête,
rit sans savoir de quoi et se dispute sans savoir sur quoi: tout à coup
la porte s'ouvre à deux battants. Lenski entre, suivi d'Onéguine. "Ah,
mon créateur ! s'écrie la maîtresse de maison; enfin !" Les convives
se pressent; les valets apportent des sièges; on salue les nouveaux
venus, on leur fait place.
On les met en face de Tatiana; et, plus pâle que la lune au matin, plus
palpitante qu'une biche poursuivie, elle n'ose pas lever ses regards qui
s'obscurcissent. Le feu de la fièvre l'envahit; elle se sent mal, elle
étouffe; elle n'entend point les compliments des deux amis; des larmes
vont jaillir de ses yeux; la pauvre enfant se sent prête à défaillir.
Mais la volonté et la raison prirent pourtant le dessus, elle murmura
deux mots de réponse, et eut la force de rester à table.
Dès longtemps Onéguine ne pouvait souffrir les évanouissements, les
larmes, toutes les scènes tragi-nerveuses; il en avait assez subi. Rien
que de se voir tombé au milieu d'un grand festin avait déjà fâché cet
homme bizarre; mais, en apercevant l'agitation manifeste de la jeune
fille, il sentit redoubler son dépit, et, plein de colère contre Lenski,
il se fit le serment de se venger en le poussant à bout; triomphant par
avance, il commença à se crayonner à lui-même la caricature de tous ses
voisins.
Onéguine n'eût pas été le seul à remarquer le trouble de Tatiana; mais,
par bonheur, en cet instant, le but de tous les propos et de tous les
regards se trouvait être un large pâté, dans lequel malheureusement le
cuisinier avait mis trop de sel. Et puis, voilà qu'on apporte, entre le
rôti et le blanc-manger, dans une bouteille goudronnée, du Champagne
fabriqué à Tsimliansk. Elle est suivie d'une phalange de verres longs et
étroits, semblables à ta fine taille, Zizi,
cristal de mon âme, toi, objet de mes premiers vers innocents, toi qui,
dans ta coupe, m'as si souvent versé l'ivresse.
Se délivrant de son humide bouchon, la bouteille fait feu; le vin
s'échappe en mousse pétillante. Prenant alors un maintien digne, et dès
longtemps tourmenté par son couplet, Triquet se lève. Toute l'assemblée
fait un respectueux silence. Tatiana est à demi morte. Triquet, se
tournant vers elle, son feuillet à la main, entonne sa chanson d'une
voix fausse. Des cris, des transports le laissent à peine achever.
Tatiana se voit contrainte de faire la révérence au poëte, tandis que
lui, aussi modeste qu'ingénieux, boit le premier à sa santé, et lui
présente le manuscrit d'un air galant.
Les compliments, les félicitations pleuvent de toutes parts. Tatiana
répand les remercîments autour d'elle. Quand vint le tour des derniers
convives, l'air abattu de la jeune fille, son trouble, sa fatigue,
firent naître un mouvement de pitié dans l'âme d'Onéguine. Il la salua
en silence; mais le regard de ses yeux avait je ne sais quoi d'étrange
et de tendre. Était-il réellement touché? Ne faisait-il que de la
coquetterie? était-ce exprès ou involontairement? Son regard exprima
vraiment la sensibilité, et ranima le cœur de Tatiana.
Les chaises repoussées se heurtent avec bruit; la foule se rue vers le
salon. Ainsi un essaim bruyant d'abeilles s'envole de la ruche pour
butiner dans les champs. Ravi de son dîner de fête, le voisin souffle
auprès du voisin; les dames s'approchent de la cheminée; les
demoiselles chuchotent dans les coins; on ouvre les tables vertes où le
boston, l'antique hombre et le whist, illustre jusqu'à présent, toute
cette monotone famille, tous enfants de l'avide ennui, convient les
joueurs infatigables.
Les héros du whist ont déjà parachevé huit robbers; huit fois ils ont
changé de place. On apporte le thé. J'aime à déterminer la mesure du
temps par le dîner, le souper et le thé; nous autres campagnards, nous
connaissons l'heure sans grande étude; notre estomac est notre Bréguet
ponctuel. Et à ce propos, je dois faire observer que je parle aussi
souvent dans mes strophes de festins, de plats et de mangeaille, que
toi, divin Homère, toi, l'idole de trente siècles.
Mais à peine les demoiselles avaient-elles saisi leurs tasses du bout
des doigts, que, derrière la porte du vaste salon, on entendit résonner
une flûte et un basson. Transporté par le tonnerre de cette sérénade, et
posant sa tasse de thé au rhum, le Pâris des villes voisines, Pétouchkof
s'approche d'Olga et Lenski de Tatiana; le poëte de Tambof s'empare de
mademoiselle Karlikof, fille à marier d'un âge mûr; Bouyanof entraîne
la première femme qui lui tombe sous la main, et tous s'élancent. Le bal
s'ouvre et brille de toute sa splendeur.
Monotone et insensée comme le tourbillon qui emporte la jeune vie,
tourne la valse rapide. Un couple suit l'autre. Sentant venue l'heure de
la vengeance, et souriant d'un sourire intérieur, Onéguine s'approche
d'Olga. Il l'invite, il tourne avec elle, il la dépose sur une chaise,
et entame avec elle une conversation animée; puis il reprend la valse,
puis la recommence encore. Tous les assistants le regardent avec
surprise; Lenski n'en peut croire ses yeux.
La mazourke a son tour. Jadis, quand éclataient les sons de la mazourke,
tout tremblait dans la plus vaste salle; les parquets retentissaient,
frappés par les talons; les vitres mêmes tintaient aux fenêtres. Il
n'en est plus ainsi. Comme les dames, nous glissons sur les planches
vernissées. Mais en province, dans les maisons de campagne, la mazourke
conserve encore ses charmes primitifs. Les cabrioles, les coups de
talon, les moustaches retroussées, sont toujours les mêmes. La cruelle
mode, notre commun tyran, la maladie des nouveaux Russes, n'y a encore
rien changé.
Bouyanof, mon fougueux cousin, amène à notre héros Olga et Tatiana.
C'est Olga que choisit Onéguine; et, tout en la menant, tout en
glissant avec nonchalance sur le parquet, il lui murmure tendrement à
l'oreille je ne sais quel fade madrigal. Puis il lui serre la main, et
la rougeur de l'amour-propre flatté se répand sur le visage de la
danseuse. Lenski a tout vu. Éperdu, hors de lui, dévoré d'une fureur
jalouse, il attend la fin de la mazourke, et s'empresse d'inviter Olga
pour le cotillon.
Impossible ! - Impossible? pourquoi? - Olga a déjà donné sa parole à
Onéguine. Ô grand Dieu ! qu'a-t-il entendu? Elle a pu, elle !... à peine
sortie des langes, et déjà coquette !... Elle connaît la ruse, elle a
appris la trahison ! Lenski ne peut supporter ce coup terrible. Il sort
en maudissant l'inconstance des femmes, il demande son cheval et part au
galop. Une paire de pistolets, deux balles, rien de plus, vont
sur-le-champ décider de son sort.
Tout dort. Le lourd Poustiakof ronfle dans le salon avec sa lourde
moitié. Gvozdine, Bouyanof, Pétouchkof, et Flanof qui se sent indisposé,
se sont établis sur des chaises dans la salle à manger; et M. Triquet,
en gilet de flanelle et bonnet de coton, sur le plancher. Pressées dans
les chambres de Tatiana et d'Olga, les demoiselles aussi sont toutes
envahies par le sommeil. Seule, appuyée contre la fenêtre, aux pâles
rayons de Diane, la triste Tatiana regarde, sans dormir, les champs
assombris.
L'apparition inattendue d'Onéguine, l'éclair de tendresse fugitive
qu'ont jeté ses yeux, puis sa bizarre conduite avec Olga, ont pénétré
jusqu'au fond de son âme. Une angoisse de jalousie la déchire, et
cependant elle sent comme une main glacée qui lui serre le cœur; elle
voit comme un abîme qui s'ouvre devant elle, au fond duquel des flots
sombres la menacent en mugissant. "Je périrai, se dit Tania; mais,
venant de lui, la mort même me sera douce. Je ne murmure point. À quoi
bon? Il ne peut me donner le bonheur."
En avant, en avant ! mon histoire. Un nouveau personnage nous appelle. À
cinq verstes du village de Lenski, vivait et vit encore à présent, dans
une retraite de philosophe, un certain Zaretski, jadis mauvais sujet,
chef d'une bande de grecs et de tapageurs, tribun de taverne, devenu
maintenant un simple et bon père de famille, célibataire, ami sûr,
seigneur débonnaire et même honnête homme: ainsi se corrige et s'amende
notre siècle.
Naguère la voix flatteuse du monde avait vanté sa fougueuse bravoure. Il
est vrai de dire qu'à quinze pas il logeait une balle de pistolet dans
un as, et qu'une fois entre autres, il s'était effectivement distingué
dans une bataille, où, pris d'une ivresse manifeste et s'étant hardiment
jeté de son cheval dans la boue, il avait été ramassé par les Français
comme un otage précieux. Nouveau Régulus, idolâtre du point d'honneur,
il n'eût pas mieux demandé que de reprendre ses fers pour aller chez
Véry, chaque matin, vider trois bouteilles à crédit.
Naguère il savait fort bien manier la raillerie; il excellait à berner
un sot ou à mystifier un homme d'esprit, soit ouvertement, soit en
sournois, suivant le sujet et l'occasion. Il est vrai que mainte de ces
plaisanteries ne se passait pas sans qu'il y gagnât une leçon, ou sans
qu'il lui arrivât de donner lui-même dans le panneau comme un imbécile.
Pourtant il savait toujours soutenir avec gaieté la discussion, répondre
avec ou sans esprit, mais répondre; se taire parfois avec calcul;
d'autres fois, par calcul, prendre la mouche; exciter l'un contre
l'autre deux jeunes gens et les amener sur le terrain;
Ou bien les engager à se réconcilier, pour ensuite déjeuner à trois,
puis les diffamer en secret par une malice aussi perfide qu'insouciante.
Sed alia tempora. Mais le goût des farces, aussi bien que l'amour, autre
folie, passe avec la bouillante jeunesse. Comme je viens de le dire, mon
Zaretski, s'étant mis enfin à l'abri des orages sous l'ombre des acacias
et des merisiers, vit en véritable sage, plante des choux comme Horace,
élève des canards et des oies, et enseigne l'alphabet aux petits
enfants.
Il avait de l'esprit, et, sans accorder de l'estime à son caractère,
Onéguine aimait la tournure de ses jugements et sa conversation aussi
dénuée de prétention que pleine de bon sens. Il le voyait avec plaisir;
aussi ne fut-il nullement étonné de le voir paraître un beau matin dans
sa chambre. Après l'échange des saints, Zaretski interrompit subitement
l'entretien commencé, et donnant à son regard une expression d'aménité,
il présenta à Onéguine un billet du poëte. Onéguine s'approcha de la
fenêtre et lut tout bas.
C'était un gentil petit cartel, très-court et très-élégamment tourné.
Avec une politesse exquise et froide, Lenski faisait à son ami la
proposition de se couper la gorge l'un l'autre. Emporté par son premier
mouvement, Onéguine se retourna vers le porteur du message, et lui dit,
sans paroles superflues, qu'il était toujours prêt. Zaretski se leva,
sans autre explication, et prétextant qu'il avait beaucoup à faire chez
lui, il sortit sur-le-champ. Resté en tête-à-tête avec son âme, Onéguine
se sentit très-mécontent de lui-même.
En effet, s'étant appelé au tribunal de sa conscience, où il
s'interrogea sévèrement, il dut s'avouer coupable. D'abord, il avait eu
le tort de plaisanter dédaigneusement, la veille, d'un amour aussi
timide que tendre; et puis, que le poëte fasse un coup de tête, c'est
pardonnable à vingt ans; mais Onéguine, qui, après tout, aimait
l'adolescent de tout son cœur, n'aurait pas dû se montrer un ballon aux
mains des préjugés, un écervelé, un spadassin; il aurait dû agir en
homme, en homme de sens et d'honneur...
Il n'aurait pas dû craindre de montrer ses vrais sentiments, au lieu de
se hérisser aussitôt comme une bête fauve; son devoir lui prescrivait
de désarmer ce jeune cœur. "Mais il est trop tard, se dit-il; le
moment a passé. Et puis, dans cette affaire, s'est entremêlé un vieux
duelliste, méchant et bavard. Certes, le mépris devrait être la
récompense de ses plates plaisanteries; mais le murmure malicieux et
les rires étouffés des sots..." Voilà ce qu'on nomme l'opinion publique,
voilà ce qu'est l'honneur, notre idole, voilà sur quel axe tourne notre
globe !
Tout bouillant d'une impatiente inimitié, le poëte attendait chez lui la
réponse; et voici que son voisin le beau parleur lui apporte
solennellement les paroles d'Onéguine. Quelle fête pour le jeune
jaloux ! il avait craint jusque-là que son adversaire ne s'abritât
derrière quelque invention plaisante, et ne dérobât ainsi sa poitrine à
la balle de son pistolet. Maintenant, plus de doute. Dès le lendemain,
au point du jour, ils doivent se rencontrer près du moulin, et chacun
aura le loisir de viser son ami à la cuisse ou à la tempe.
Décidé à haïr la coquette, Lenski, dans son indignation, ne voulait plus
revoir Olga avant le duel. Mais il regarda le soleil, puis sa montre,
changea d'avis, et le voilà chez les voisines. Il s'attendait à troubler
Olga par son arrivée, à l'effrayer même. Point du tout; comme
auparavant, Olga sauta sur le perron à la rencontre du pauvre poëte,
gaie, vive, insouciante, semblable à la déesse étourdie de l'Espérance,
en un mot comme elle avait toujours été.
"Pourquoi avez-vous disparu hier de si bonne heure?" Telle fut sa
première question. Tous les sentiments de Lenski furent bouleversés sens
dessus dessous; il baissa la tête en silence. Toute jalousie, tout
dépit disparurent soudain devant cette limpidité de regard, cette tendre
simplicité, cette vivacité d'enfant. Il la regarde avec un doux
attendrissement, il voit qu'il est encore aimé. Et déjà, bourrelé par le
remords, il voudrait lui demander pardon. Mais il tremble, sans trouver
de paroles. Il est heureux, il est presque bien portant.
Redevenu triste et rêveur devant sa chère Olga, Vladimir n'a pas la
force de lui rappeler la soirée de la veille. Il se dit: "Je serai son
sauveur; je ne souffrirai pas qu'un séducteur trouble cette jeune âme
par le feu de ses soupirs et de ses flatteries; qu'un vil ver
empoisonné ronge la tige de ce lis; que cette fleur qui n'a vu que deux
matins se flétrisse à demi épanouie." Tout cela signifiait:
"Messieurs, je me bats avec mon ami."
Ah ! si Lenski pouvait savoir quelle blessure brûlait le cœur de
Tatiana ! si elle-même pouvait prévoir, pouvait se douter que, dès
demain, Lenski et Onéguine allaient se disputer à qui descendra dans la
nuit du tombeau ! son amour aurait peut-être réconcilié les deux amis.
Mais personne, même par hasard, ne soupçonnait ce qui se passait en
elle. Onéguine gardait le silence; Tatiana dépérissait en secret; la
nourrice seule aurait pu savoir quelque chose; mais, depuis longtemps,
elle ne savait plus rien deviner.
Toute la soirée, Lenski fut distrait, tantôt silencieux, tantôt bruyant
de gaieté. Mais celui qu'a nourri la muse est toujours ainsi: fronçant
le sourcil, il s'asseyait brusquement devant un piano pour n'en tirer
que des accords; ou bien, fixant ses regards sur Olga, il murmurait:
"N'est-ce pas? je suis heureux?" Mais il se fit tard; l'heure vint
de partir. Son cœur se resserra soudain, plein d'angoisses, et sembla
éclater quand il prit congé de la jeune fille. Elle le regarde droit aux
yeux: "Qu'avez-vous? - Rien." Et il descend le perron.
De retour à la maison, il examine ses pistolets, les replace dans leur
boîte, et, déshabillé, se met à lire Schiller à la lueur d'une bougie.
Mais une seule pensée l'obsède; son triste cœur ne peut sommeiller. Il
voit toujours Olga devant lui, rayonnante d'une beauté ineffable.
Vladimir ferme le livre, et prend la plume. Ses vers, pleins d'un
désordre amoureux, coulent et sonnent. Il les lit à haute voix dans un
transport lyrique, comme Delvig ivre à
un festin.
Le hasard a conservé ses vers. Je les ai, les voici: "Où êtes-vous,
comment avez-vous disparu, jours dorés de ma jeunesse? Le jour qui
vient, que me prépare-t-il? Mon regard tâche en vain de le saisir dans
les ténèbres profondes où il se cache encore. Qu'importe? La loi de la
destinée est toujours juste. Que je tombe percé par la flèche mortelle,
ou qu'elle passe sans m'atteindre, tout est bien. L'heure fixée pour la
veille et pour le sommeil vient à son temps. Bénie soit la lumière qui
éclaire nos soucis et nos travaux, et bénie encore l'ombre calme de la
nuit !"
"Demain poindra le rayon de l'aurore, et le jour serein se jouera dans
les cieux. Et moi, peut-être, je serai déjà descendu sous la voûte
mystérieuse du sépulcre; et le Léthé, aux lentes ondes, dévorera
jusqu'au souvenir du jeune poëte. Le monde m'oubliera; mais toi, ô ma
jeune et belle fiancée, viendras-tu répandre une larme sur mon urne
prématurée? Te diras-tu: Il m'a aimée, il a consacré à moi seule la
triste aurore d'une vie orageuse et courte? Ô mon amie, ô mon
espérance, viens, viens: je suis ton époux."
C'est ainsi qu'il écrivait d'un style obscur et languissant
(ce style qu'on nous fait passer pour romantique, bien qu'à vrai dire je
ne sache pas pourquoi). Enfin, vers le point du jour, Lenski, courbant
sa tête fatiguée, s'endormit d'un léger somme sur le mot à la mode
idéal. Mais à peine avait-il eu le temps de se plonger dans l'oubli du
rêve, que son voisin pénètre dans le cabinet silencieux, et réveille
Lenski en s'écriant: "Allons, il est temps. Six heures sont sonnées,
et sans nul doute Onéguine nous attend."
Mais il se trompait. Onéguine dormait encore à ce moment d'un sommeil de
plomb. Déjà les ombres de la nuit s'éclaircissent, et Vesper est salué
par le chant du coq. Onéguine dort profondément. Déjà le soleil roule
dans les cieux, et les brins de neige que le vent fait tourbillonner
brillent à ses rayons. Onéguine n'a pas encore quitté sa couche. Il se
réveille enfin, écarte paresseusement ses rideaux, et voit qu'il aurait
dû depuis longtemps quitter la maison.
Il sonne précipitamment. Son valet de chambre, français, du nom de
Guillot, lui présente sa robe de chambre et ses pantoufles. Mais
Onéguine se hâte de s'habiller, donne l'ordre à son domestique de se
préparer à l'accompagner et de prendre la botte aux pistolets. Un
traîneau de course s'avance; il part au galop; il arrive au moulin. Il
commande à son domestique d'apporter les canons meurtriers de Lepage, et
au cocher de s'éloigner jusqu'à deux chênes isolés dans la campagne.
Appuyé sur la digue, Lenski se consumait d'impatience, tandis que,
mécanicien de village, Zaretski critiquait le jeu des meules du moulin.
Onéguine s'avance en s'excusant. "Mais, répond Zaretski avec
stupéfaction, où donc est votre témoin?" Classique et pédant en
matière de duels, il aimait la méthode par conviction, et, s'il
permettait bien d'étendre un homme par terre, ce ne devait pas être
négligemment, mais selon les règles sévères de l'art et d'après toutes
les traditions admises: ce que nous devons louer en lui.
"Mon témoin? répondit Onéguine; le voici, mon ami M. Guillot. Je ne
vois nulle objection à ce qu'il soit accepté. C'est, il est vrai, un
homme inconnu, mais c'est assurément un galant homme, lui." Zaretski se
mordit les lèvres. "Eh bien, commençons-nous? demanda Onéguine à
Lenski. - Commençons, pourquoi pas?" répliqua celui-ci. Ils se placent
derrière le moulin. Tandis que, dans l'éloignement, Zaretski et le
galant homme sont gravement à se concerter, les adversaires se tiennent
vis-à-vis l'un de l'autre, les yeux baissés.
Les adversaires ! y a-t-il longtemps que la soif du sang les excite l'un
contre l'autre? y a-t-il longtemps qu'ils partageaient amicalement les
heures de loisir, les repas, les actions et jusqu'aux pensées? À cette
heure, pareils à des ennemis héréditaires, comme à travers un rêve
terrible et inexplicable, ils préparent dans un froid et cruel silence
leur perte mutuelle. S'ils se mettaient à rire avant que leurs mains ne
fussent tachées de sang? s'ils se séparaient cordialement, redevenus
bons camarades? mais non; gens du monde, le faux point d'honneur leur
inspire une crainte farouche, et les arrête.
Le fer poli des pistolets brille au soleil; le marteau retentit sur la
baguette; les balles s'enfoncent dans les rainures des canons; les
chiens se lèvent en craquant; la poudre tombe en minces filets
grisâtres dans le bassinet. La pierre à feu, fortement vissée, se lève
une seconde fois. Guillot, tout troublé, s'efface devant un tronc
voisin. Les deux adversaires jettent leurs manteaux. Zaretski mesure
avec une parfaite exactitude trente-deux pas, place aux deux bouts
Onéguine et Lenski, et présente à chacun d'eux le pistolet qui lui est
destiné.
"Maintenant avancez-vous." Avec sang-froid, sans se viser encore, d'un
pied lent et ferme, les deux ennemis font quatre pas, quatre degrés vers
la mort. Onéguine, continuant à s'avancer, lève le premier et lentement
son pistolet. Ils font encore cinq pas, et Lenski, fermant l'œil gauche,
se met à viser aussi. Soudain, Onéguine tire... L'heure fatale a sonné;
le poëte laisse échapper son arme en silence,
Pose doucement sa main sur sa poitrine, et tombe. Ce n'est pas la
souffrance, c'est la mort qu'exprime son œil déjà voilé. Ainsi, glissant
avec lenteur sur le flanc d'une colline, et jetant de pâles étincelles
sous les rayons du soleil, s'écroule un bloc de neige au printemps.
Glacé d'un froid subit, Onéguine s'élance vers l'adolescent. Il se
penche sur son corps, il l'appelle; en vain. Le poëte est mort. Cette
jeune vie a trouvé sa fin. L'orage a soufflé, la fleur s'est flétrie dès
l'aurore; le feu s'est éteint sur l'autel.
Il était étendu, immobile; et étrange était la paisible langueur de son
front. La balle avait traversé sa poitrine, et le sang s'échappait en
fumant de la blessure. Une minute avant, fermentaient dans ce cœur
l'enthousiasme, la haine, l'espérance et l'amour; la vie y bouillonnait
en flots ardents. À présent, comme dans une maison abandonnée, tout y
est tranquille et sombre; tout y est muet pour jamais. Les volets sont
fermés, les fenêtres mêmes sont blanchies à la chaux; la maîtresse est
partie. Où est-elle allée? nul ne le sait.
Il est agréable, par une épigramme insolente, de mettre hors de lui un
ennemi pris au dépourvu; il est agréable de voir comment, penchant avec
obstination ses lourdes cornes, il jette un regard de travers dans le
miroir qu'on lui présente et craint de s'y reconnaître; il est encore
plus agréable de l'entendre beugler bêtement: "C'est moi." Il y a
même un certain plaisir à lui préparer une sépulture honorable en visant
avec soin son front pâli, à une distance voulue entre gentilshommes.
Mais qui trouverait des charmes à le renvoyer définitivement auprès de
ses ancêtres?
Que dire alors si votre arme a frappé un jeune ami qui vous aurait
offensé, devant une bouteille, par un regard provoquant ou une brusque
réponse, ou quelque autre misère, ou même qui vous aurait appelé au
combat dans un élan de dépit? Dites, quel sentiment s'emparera de votre
âme, quand, là, sur la terre, immobile à vos pieds et l'empreinte de la
mort sur les traits, il se contracte et se roidit peu à peu? Quand il
reste sourd, inerte, à votre appel désespéré?
Déchiré de remords, sa main pressant convulsivement le pistolet,
Onéguine regardait Lenski. "Eh bien, quoi? il est tué;" décida le
voisin. Il est tué ! Foudroyé par cette exclamation terrible, Onéguine
s'éloigne en frémissant et appelle ses valets. Zaretski pose
soigneusement sur le traîneau le corps déjà glacé; il va apporter à la
maison ce fardeau sinistre. Flairant un cadavre, les chevaux renâclent
et se cabrent; ils blanchissent d'écume leur mors d'acier, et partent
comme la flèche.
Ô mes amis, vous prenez pitié du poëte. Dans la fleur de ses joyeuses
espérances, n'ayant pas encore eu le temps de rien achever, à peine
sorti des langes de l'enfance, il est tombé. Où sont les agitations
ardentes, les élans généreux, les sentiments et les pensées jeunes,
élevés, tendres, hardis? Où sont les désirs infinis de l'amour, et la
soif de la science et du travail, et la terreur du mal et de la honte?
Et vous, illusions mystérieuses, vous, apparitions d'une vie qui n'est
point celle de la terre, vous, rêves de la sainte poésie?
Il était né peut-être pour le bien du monde, au moins pour la gloire. Sa
lyre, soudainement muette, aurait pu prolonger dans les siècles un son
toujours grandissant. Peut-être, s'il eût monté les degrés de la vie, un
haut degré l'attendait. Son ombre de martyr a peut-être emporté avec
elle un secret sacré. Une voix vivifiante a péri pour nous; et, au delà
de la muette limite du tombeau, n'arriveront pas jusqu'à elle l'hymne
solennel des siècles et les bénédictions de la postérité.
Peut-être aussi qu'une destinée tout ordinaire attendait le poëte. Les
années de la jeunesse auraient passé; l'ardeur de son âme se serait
refroidie. Changé peu à peu, et complètement, il aurait quitté les
Muses, et se serait marié. Enfoui dans un village, heureux et trompé, il
aurait porté une robe de chambre ouatée. Acceptant la vie telle qu'elle
est, il aurait eu la goutte à quarante ans, il aurait bu, mangé, bâillé,
engraissé, maigri, et finalement il aurait rendu l'âme dans son lit,
entouré d'enfants, de femmes en larmes et de médecins ignorants.
Quoi qu'il en fût advenu, ô lecteur, hélas ! le jeune amoureux, le
poëte, le rêveur mélancolique a péri par la main d'un ami. Il est un
endroit, non loin du village qu'habitait le nourrisson de la muse; deux
pins ont entrelacé leurs racines; les eaux du ruisseau de la vallée
voisine sont venues y former un petit lac; le laboureur aime à reposer
sur ses bords, et les moissonneuses viennent plonger dans les ondes
froides leurs cruches sonores. Là, sous l'ombre épaisse, on a posé une
simple pierre.
Quand les pluies printanières commencent à mouiller de leurs gouttes
fines la naissante herbe des champs, un berger, assis près de là, et
tissant son lapott bigarré,
chante "les Pêcheurs du Volga;" et quelque jeune citadine qui passe
l'été à la campagne, quand elle galope seule à travers champs, tire
brusquement la bride de son cheval devant ce monument, et, rejetant le
voile de son chapeau, lit d'un regard rapide la simple inscription, et
une larme vient mouiller sa paupière.
Puis elle s'éloigne au pas, plongée dans de longues réflexions.
Involontairement soucieuse du destin de Lenski, elle se demande ce
qu'est devenue Olga. Son cœur a-t-il longtemps saigné? ou bien le temps
des larmes a-t-il passé vite? Et sa sœur, qu'est-elle devenue? Et lui,
cet original farouche, ce fuyard des hommes et du monde, cet ennemi à la
mode des beautés à la mode, le meurtrier du jeune poëte, où est-il? À
ces questions je donnerai avec le temps une réponse détaillée;
Mais pas à présent. Bien que j'aie une certaine sympathie pour mon
héros, bien que je doive y revenir, j'ai à m'occuper d'autre chose. Les
années me font pencher vers la mâle prose; les années chassent la rime
folâtre. Et moi-même, j'en dois faire l'aveu, je la courtise plus
paresseusement. Ma plume n'a plus l'ancienne manie de barbouiller des
feuilles volantes. D'autres idées plus froides, d'autres soucis plus
sévères troublent et occupent mon âme dans le bruit du monde et dans le
silence de la solitude.
J'ai appris à entendre la voix de nouveaux désirs; j'ai appris à
connaître de nouveaux chagrins. Mais je n'ai point d'espérance pour ces
désirs nouveaux, et je regrette les chagrins passés. Illusions,
illusions, où est votre charme? où est votre rime constante: la
jeunesse?
Quoi ! vraiment, sa couronne de fleur se serait-elle flétrie? Quoi ! en
toute vérité, sans fadeurs élégiaques, le printemps de ma vie se
serait-il évanoui(ce que je n'ai dit jusqu'alors qu'en plaisantant)?
Quoi ! il aurait fui sans retour? Est-il possible que j'aie bientôt
trente ans?
Oui, mon midi a sonné. Point de subterfuge, il faut en convenir. Eh
bien, soit; séparons-nous en bons amis, ô ma jeunesse légère. Je te
remercie pour tes plaisirs, pour tes tristesses, pour tes tourments qui
me sont devenus chers; pour ton bruit, tes orages, tes fêtes, pour tous
tes dons, je te remercie. De toi, dans les agitations et le
recueillement, j'ai joui... pleinement joui. C'est assez. Avec une âme
rassérénée, j'entre à présent dans une nouvelle voie, après m'être
reposé de ma vie passée.
Jetons un dernier regard en arrière. Adieu, humble toit où mes jours se
sont écoulés dans l'obscurité, remplis de passion, de paresse et des
rêves d'une âme en fermentation. Et toi, enthousiasme, reste jeune,
secoue mon imagination, vivifie mon cœur sommeillant,; accours plus
souvent sur tes ailes dans mon réduit, et ne permets pas à l'âme du
poëte de se glacer, de s'aigrir, de s'endurcir comme un roc dans les
séductions délétères du monde, au milieu d'orgueilleux sans cœur, de
sots majestueux;
Au milieu d'enfants gâtés, aussi rusés que lâches, de scélérats
ridicules et ennuyeux, de juges ineptes et tranchants; au milieu de
coquettes dévotes, de serfs volontaires, de scènes journalières et
triviales, de trahisons polies et caressantes; au milieu de
condamnations froidement prononcées par la vanité cruelle, du vide
insupportable des pensées, des entretiens et même des calculs, dans ce
vil marais où je suis plongé jusqu'au cou... avec vous, mes chers amis.
Comme ta venue m'est triste, ô printemps; printemps époque de l'amour !
Quelle agitation pleine de langueur se fait alors dans mon âme, dans mon
sang ! Avec quelle émotion pesante je sens ton souffle me caresser le
visage au sein de la tranquille campagne ! Serait-ce que toute
jouissance m'est désormais étrangère? que tout ce qui égaye et vivifie,
tout ce qui est joie et splendeur, inspire de l'ennui et de l'abattement
à une âme dès longtemps morte et qui ne voit plus que des couleurs
sombres?
Ou bien, loin de nous réjouir du retour des feuilles tombées à
l'automne, nous rappelons-nous nos pertes cruelles au nouveau
bruissement des forêts? Ou bien, dans notre pensée consternée,
rapprochons-nous du rajeunissement de la nature la flétrissure de nos
années, pour lesquelles il n'est pas de résurrection? Ou bien encore,
nous vient-il à la mémoire, à travers je ne sais quel rêve poétique, le
souvenir d'un autre vieux printemps qui nous fait palpiter le cœur par
les images d'une contrée lointaine, d'une lune resplendissante, d'une
nuit délicieuse?...
Le moment est venu. Paresseux insouciants, épicuriens philosophes,
heureux indifférents, vous aussi, disciples de Lèvchine,
et vous, patriarches de village, et vous, dames sensibles, le printemps
vous appelle aux champs. C'est le temps de la chaleur douce, des fleurs,
des travaux paisibles, des promenades inspirées et des nuits
séduisantes. Vite, vite, amis, partez; partez sur des voitures
pesamment chargées, avec des chevaux de poste ou de louage; sortez en
longues files des barrières de la ville.
Et toi aussi, lecteur bienveillant, assis dans ta calèche de fabrique
étrangère, quitte la bruyante capitale où tu t'es amusé pendant
l'hiver; viens avec ma muse capricieuse écouter le murmure du feuillage
sur le ruisseau innommé, près des lieux où Onéguine, ce solitaire
inoccupé et rêveur, a passé naguère un hiver entier dans le voisinage de
Tatiana; ces lieux où il n'est plus maintenant, mais où il a laissé une
trace douloureuse.
Allons là-bas où, venu des collines couchées en demi-cercle, le ruisseau
coule en serpentant vers la rivière, à travers la prairie verte et le
bois de tilleuls. Là, le rossignol, amant du printemps, chante toute la
nuit. L'églantine y fleurit, et l'on y entend le murmure des eaux. Plus
loin, se voit une pierre funéraire sous l'ombre de deux pins blanchis de
vieillesse. Là, une inscription dit aux passants: "Ci-gît Vladimir
Lenski, mort trop tôt de la mort des âmes hardies, en telle année, à tel
âge. Repose en paix, poëte adolescent."
Naguère le vent du matin balançait une couronne mystérieuse suspendue à
la branche de pin inclinée sur l'humble monument; naguère deux amies
venaient là, le soir, et, assises aux rayons de la lune, elles
pleuraient en se tenant embrassées. Et maintenant... le triste monument
est oublié. L'herbe a poussé sur le sentier qu'on avait frayé à
l'entour. Il n'y a plus de couronne à la branche. Seul, le berger, vieux
et cassé, y chante comme autrefois en tissant sa pauvre chaussure.
Pauvre Lenski ! le chagrin d'Olga ne la fit pas pleurer longtemps.
Hélas ! toute jeune fille est infidèle à sa douleur. Un autre sut
attirer son attention et endormir sa souffrance par d'amoureuses
flatteries. Ce fut un uhlan. Un uhlan fut choisi par son âme. Et déjà,
elle se tient devant l'autel, la tête pudiquement baissée sous sa
couronne, le feu du bonheur dans ses yeux qui ne se lèvent point et un
léger sourire errant sur ses lèvres.
Pauvre Lenski ! Dans son tombeau, enveloppé de la sourde éternité,
s'est-il troublé à la fatale nouvelle de cette trahison? Ou bien,
penché sur le Léthé, somnolent et heureux de son insensibilité, le poëte
n'est-il plus touché de rien, et le monde entier est-il muet et fermé
devant lui? Oui, l'oubli et l'indifférence nous attendent tous au delà
du tombeau. La voix des ennemis, des amis, des amantes, cesse à
l'instant même, et si nous pouvions entendre quelque chose, ce serait le
chœur hargneux de nos héritiers qui se livrent à des querelles
indécentes.
La voix sonore d'Olga cessa bientôt aussi de retentir dans la famille
des Larine. Le uhlan, esclave de son service, fut obligé de partir avec
elle pour le régiment. La maman, disant adieu à sa fille, répandit des
torrents de larmes et sembla cesser de vivre. Mais Tania ne put pas
pleurer. Seulement son triste visage se couvrit d'une pâleur mortelle.
Quand toute la famille se pressait sur le perron et autour de la voiture
des jeunes époux pour leur adresser le dernier adieu, Tatiana vint aussi
les reconduire.
Et longtemps, comme à travers un brouillard, son regard suivit leurs
traces. La voilà seule, restée seule. Hélas ! sa compagne de tant
d'années, sa jeune colombe, sa confidente chérie, est entraînée au loin
par la destinée, et à jamais séparée d'elle. Elle erre sans but, comme
une ombre; elle va dans le jardin devenu désert; nulle part et de
nulle chose elle n'a de plaisir; elle ne peut parvenir à répandre ses
larmes scellées sous ses paupières, et son cœur est brisé.
Dans ce cruel isolement, sa passion se met à brûler avec plus de force,
et son cœur lui parle plus haut de cet Onéguine absent. Elle ne le verra
jamais; elle doit haïr en lui l'assassin de son frère. Ce frère a péri,
et déjà personne ne se souvient de lui; sa fiancée s'est donnée à un
autre, et la mémoire du poëte a passé comme une traînée de fumée sur le
ciel bleu. Deux cœurs, peut-être, s'attristent encore à son souvenir... À
quoi bon s'attrister?
Le soir était venu. Les eaux semblaient couler plus lentement sous le
ciel obscurci; les hannetons bourdonnaient dans l'air; les rondes des
jeunes gens s'étaient déjà dispersées; un feu de pêcheur fumait au delà
de la rivière. Plongée dans ses rêveries, Tatiana marcha longtemps à
travers les champs ouverts; elle marcha, elle marcha, et tout à coup,
du sommet d'une colline, elle aperçut devant elle une maison
seigneuriale, un village, un petit bois, un vaste jardin sur les bords
d'une limpide rivière. Elle regarde, et son cœur se met à battre plus
vite et plus fort.
Des scrupules l'assaillissent: "Irai-je plus loin ou retournerai-je
sur mes pas? Il n'est pas ici; on ne me connaît point. Je jetterai un
regard sur cette maison et sur ce jardin." Tatiana descend la colline.
Regardant autour d'elle avec inquiétude, et la poitrine haletante, elle
entre dans la cour déserte. Des chiens se précipitent à sa rencontre en
aboyant. À ses cris d'effroi accourt bruyamment une troupe des jeunes
dvoroviés;
ils prennent la demoiselle sous leur protection et réussissent, non sans
peine, à écarter les chiens.
"Peut-on voir la maison du barine?" demanda
Tania. Les enfants partirent aussitôt pour aller chercher la femme de
charge. Elle arriva bientôt, ses clefs à la main, et devant Tania
s'ouvrirent les portes de la maison vide qu'Onéguine avait habitée
naguère. Elle entre. Dans le salon, une queue oubliée gisait sur le
billard; une cravache traînait sur le sopha, qui semblait encore
froissé. Tatiana s'avance plus loin, et la bonne femme qui la suit lui
dit tout à coup: "Voici la cheminée; c'est ici que le barine se
tenait souvent seul."
"Ici, notre voisin, le défunt Lenski, a dîné souvent avec lui pendant
un hiver. Prenez la peine d'entrer dans cette chambre, c'est le cabinet
du barine. C'est ici qu'il dormait, qu'il prenait son café, qu'il
recevait les rapports de l'intendant et qu'il lisait son livre chaque
matin. Et le vieux barine a vécu également ici. Chaque dimanche, sous
cette fenêtre, après avoir mis ses lunettes, il daignait jouer au
douraki avec moi. Que Dieu donne le salut à son âme et le repos à ses os
dans le tombeau, sous notre humide mère, la terre."
Tatiana promène autour d'elle un regard attendri; tout lui semble cher
et précieux; tout nourrit son triste cœur d'un plaisir mêlé de peine:
tout, la table avec une lampe éteinte et le monceau de livres, et le lit
recouvert d'un large tapis, et la vue, par la fenêtre, des ténébreuses
clartés de la lune et la pâleur immobile du demi-jour qui remplit la
chambre, et le portrait de lord Byron, et sur son socle la statuette en
bronze au front soucieux sous le chapeau à cornes et aux bras croisés
sur la poitrine.
Tatiana reste longtemps, comme enchantée, dans cette cellule élégante.
Mais il est tard; un vent froid s'est élevé; il fait sombre dans la
vallée; le bois endormi domine la rivière chargée de brouillard; la
lune s'est cachée derrière une colline, et, dès longtemps, la jeune
pèlerine aurait dû retourner chez elle. Cachant son émotion, bien que
non sans soupirer, Tatiana se remet en route; mais elle a demandé la
permission de visiter la maison solitaire pour y lire des livres toute
seule.
La bonne Anicia reconduisit Tatiana jusqu'au delà des portes de la cour.
Dès le surlendemain, de bonne heure, celle-ci était de retour, et,
s'étant enfermée dans le cabinet silencieux, oubliant le reste du monde,
elle y pleura longtemps. Puis elle prit les livres pour les examiner,
et, sans les lire encore, en trouva le choix assez étrange. Tatiana
finit par lire avec avidité, et tout un nouveau monde s'ouvrit devant
elle.
Bien que nous sachions que, depuis longtemps, Onéguine se fût dégoûté de
la lecture, toutefois il avait exclu plusieurs ouvrages de cet
ostracisme: le chantre du Giaour et de Don Juan, et encore deux ou
trois romans dans lesquels l'époque s'est réfléchie, et l'homme
contemporain est assez exactement représenté, avec son âme immorale,
égoïste et sèche, mais adonnée sans mesure à la rêverie, avec son esprit
aigu et sceptique, qui bouillonne d'une vide et vaine activité.
Beaucoup de pages gardaient la trace profonde des ongles, et les yeux de
la jeune fille attentive s'y dirigent avec plus de curiosité. Tantôt
avec effroi, tantôt avec étonnement, Tatiana reconnaît par quelles
pensées, par quelles observations Onéguine avait été frappé, à quoi il
acquiesçait en silence. Son âme se montre là dans une intimité
involontaire, soit par un mot rapide, soit par une croix ou par un signe
d'interrogation que le crayon a tracés en marge.
Et, grâce à Dieu, ma Tatiana commence à comprendre celui pour lequel la
tyrannie du destin l'a condamnée à soupirer. Cet homme bizarre,
mélancolique et dangereux, cette création de l'enfer ou du ciel, cet
ange ou ce démon orgueilleux, qu'est-il enfin? Ne serait-ce qu'une
imitation, qu'un fantôme plein de néant? ou bien un Moscovite drapé du
manteau de Harold? un commentaire de manies venues de l'étranger? un
dictionnaire rempli de mots élégants?... Ne serait-ce, après tout, qu'une
parodie?
Est-ce que Tatiana aurait déchiffré l'énigme, aurait trouvé le mot?
Cependant les heures s'écoulent; elle oublie que dès longtemps elle est
attendue à la maison, où deux voisins réunis à la famille tiennent une
conversation dont elle est le sujet. "Que faire? Tatiana n'est plus
une enfant, dit en gémissant la bonne vieille; il est grand temps de
l'établir. Olga est plus jeune qu'elle; mais elle n'entend point
raison. À tout le monde elle dit sèchement la même chose: Je ne veux
pas. Et puis elle est toujours triste; elle erre seule dans les bois."
- "Ne serait-elle pas amoureuse? - Mais de qui donc? Bouyanof a fait
une proposition; refus. Ivan Petouchkof; autre refus. Le hussard
Piktine a passé quelques jours chez nous en visite. Comme il paraissait
épris de Tania ! comme il faisait le galantin ! je me disais: Elle
consentira peut-être. Ah bien, oui ! la fusée est partie par les deux
bouts." - "Alors, petite mère, pourquoi hésiter? Allez à Moscou, à la
foire aux fiancés. On dit qu'il y a là beaucoup de places vacantes. -
Ah ! mon père, je n'ai pas assez d'argent pour ça. - Il y en aura bien
assez pour un hiver. Sinon, je pourrais vous en prêter."
La bonne vieille goûta fort ce conseil sage et opportun. Elle fit ses
calculs, et se décida sur-le-champ à partir pour Moscou; dès l'hiver
venu. Tatiana apprend cette nouvelle: Quoi ! offrir aux jugements
malicieux du monde les marques évidentes de la simplicité provinciale,
des toilettes surannées et des tournures de phrases surannées aussi !
Attirer les regards moqueurs des petits-maîtres et des Circés de
Moscou ! Ô terreur ! non. Mieux vaut pour elle rester enfouie au fond
des forêts.
Levée aux premiers rayons du jour, elle parcourt les champs, et, jetant
autour d'elle un regard attendri: "Adieu, disait-elle, tranquille
vallon, et vous, bois si connus, sommets si fréquentés des collines;
adieu, beauté d'un ciel pur; adieu, riant pays; j'échange une vie
chère et tranquille pour le vain bruit du monde. Et toi, adieu, ma
liberté. Où suis-je entraînée? Que me tient en réserve mon destin?"
Ses promenades se prolongent plus que d'habitude; elle s'arrête
involontairement charmée, tantôt sur le bord d'un ruisseau, tantôt au
pied d'une colline; elle se hâte de faire ses dernières conversations
avec les champs et les prairies. Mais, à la suite de l'été rapide, est
déjà venu l'automne doré; comme une victime qu'on pare magnifiquement,
la nature résignée et froide se couvre de pourpre. Et voilà que le vent
du nord chassant devant lui les nuages, pousse un long souffle, puis un
hurlement, et voilà que le grand sorcier lui-même, que l'hiver s'avance.
Il est venu, il règne; il se pend en franges aux branches des chênes;
il s'étend en tapis onduleux sur les champs, autour des collines; il a
égalisé sous le niveau d'une molle couverture les rivages et les
rivières immobiles; il a fait scintiller la glace. Tous sont charmés de
ses facétieux sortilèges; seul, le cœur de Tania n'en est pas
satisfait. Elle ne va point comme d'habitude au-devant de l'hiver, pour
respirer la poussière de la gelée, pour se laver la figure, les épaules
et la poitrine avec la première neige prise sur le toit de l'étuve. Elle
s'effraye du voyage dont la menace l'hiver.
Le jour fixé pour le départ est dès longtemps passé. Voici qu'arrive le
dernier terme. La lourde voiture à patins, vouée à l'oubli, est remise à
la lumière, tapissée à neuf, raffermie partout. Trois kibitkas, nombre
habituel de l'aboze, sont
chargées d'ustensiles de ménage: casseroles, chaises, coffres, pots de
confitures, lits de plume, matelas, cages à poules, pots et cuvettes,
etc. Et voilà que dans l'isba des serviteurs s'élèvent déjà le bruit et
les sanglots de l'adieu. On amène dans la cour dix-huit rosses;
On les attelle à la voiture seigneuriale; les cuisiniers préparent le
dernier déjeuner; on empile de nouvelles montagnes sur les kibitkas;
les cochers et les femmes de ménage se querellent et s'injurient. Un
postillon barbu sommeille, assis sur un misérable cheval maigre et velu.
Tous les gens de cour se sont réunis près de la porte pour baiser la
main aux maîtres. On a pris place enfin, et le respectable véhicule
rampe en gémissant hors du mur d'enceinte. "Adieu, paisible asile,
retraite solitaire; vous reverrai-je jamais?" Et un ruisseau de
larmes coule des yeux de Tatiana.
Quand nous aurons élargi chez nous les frontières de la bienfaisante
civilisation, avec le temps(d'après le calcul des tablettes
philosophiques dans cinq siècles) nos chemins se changeront
complètement. De tous côtés, des grandes routes, en coupant la Russie,
la réuniront; des ponts en fer feront, avec leurs arches, de larges
enjambées par-dessus les rivières; nous trancherons les montagnes, nous
creuserons sous les eaux des voûtes hardies, et nous construirons à
chaque relais une belle auberge.
Maintenant nos routes sont détestables; les ponts oubliés tombent en
ruine; aux relais, les punaises et les puces ne laissent pas une minute
de sommeil; il n'y a point d'auberges. Dans une froide isba, un pompeux
mais famélique prix courant est suspendu pour l'apparence, et irrite en
vain votre appétit, pendant que les cyclopes de village, devant un feu
languissant, raccommodent avec le marteau russe les légers produits de
l'industrie européenne, tout en bénissant l'aubaine que leur donnent les
ornières et les fondrières du sol paternel.
Mais aussi, à l'époque de l'hiver glacial, le voyage est facile et
commode. La route est unie et coulante comme un vers sans pensée, tel
qu'on en voit dans les poésies à la mode. Nos automédons sont hardis;
nos troïkas
infatigables, et les poteaux des werstes, au grand amusement des regards
inoccupés, glissent à la vue du voyageur comme les pieux d'une clôture.
Par malheur, madame Larine, qui craignait la dépense, se traînait, non
point avec des chevaux de poste, mais avec ses propres chevaux, et notre
jeune fille put savourer jusqu'à la lie tout l'ennui du voyage. Il dura
sept jours entiers.
Mais voici qu'on approche; voici qu'apparaît à leurs yeux Moscou aux
blanches pierres; et les croix d'or des vieux dômes de ses églises
reluisent comme du feu au soleil. Ô mes amis, que je me suis senti
heureux, lorsque, pour la première fois, s'épanouit tout à coup devant
moi l'amphithéâtre de ses temples, de ses clochers, de ses jardins et de
ses palais ! Ô Moscou, combien de fois, dans mon triste exil, dans ma
vie errante, j'ai pensé à toi ! Moscou... que de choses, comme les eaux
qui affluent dans un bassin, se réunissent à ton nom dans un cœur
russe ! Que de nobles échos il éveille !
Voici, entouré de ses bosquets, le château Pétrofski. Il est à la fois
sombre et orgueilleux de sa récente gloire. C'est là que Napoléon,
enivré du dernier bonheur que lui réservait la fortune, a vainement
attendu Moscou agenouillée, présentant les clefs de son vieux Kremlin.
Non, notre Moscou n'alla point lui tendre sa tête soumise; ce n'est pas
une fête, ce n'est pas un présent de bienvenue qu'elle préparait au
héros impatient; c'est un incendie. D'ici, plongé dans ses pensées, il
considéra longtemps ces flammes terribles.
Adieu, château, témoin de l'écroulement d'une gloire ! - En avant,
cocher ! - Déjà blanchissent les piliers de la barrière; déjà la
voiture plonge et bondit dans les oukhâbis
de la Tverskaïa.
On voit défiler à la suite guérites de factionnaires, vieilles femmes,
gamins, échopes, réverbères, palais, monastères, jardins, Tartares
vendeurs de robes de chambre, petits traîneaux, potagers, gros
marchands, huttes misérables, paysans déguenillés, boulevards, tours
antiques, cosaques à cheval, pharmacies, magasins de mode, balcons,
lions en pierre sur les portes, et troupes de corbeaux sur les croix.
Une heure et deux passent dans cette fatigante promenade, et voilà
qu'enfin, dans une ruelle, près de l'église de Saint-Charitoine, la
voiture s'arrête devant une maison. Là, demeure une vieille tante malade
d'étisie depuis quatre années. Un Kalmouk à cheveux blancs, en caftan
déchiré, tricotant un bas, ses lunettes sur le nez, ouvre à deux
battants la porte du salon. Le cri plaintif de la princesse, étendue sur
un divan, retentit jusqu'aux voyageuses. Les deux bonnes vieilles
s'embrassèrent en pleurant, et les exclamations mutuelles se mirent à
couler comme un torrent.
" Princesse, mon ange !... - Pachette !...
- Alina !... - Qui l'aurait cru?... - Il y a un siècle... - Est-ce pour
longtemps?... - Chère cousine !... - Assieds-toi donc... que c'est étrange !
Devant Dieu... une vraie scène de roman... - Et ceci c'est ma fille Tatiana...
- Ah ! Tania, viens ici.... Vraiment je crois que je délire... Cousine, te
souviens-tu de Grandisson?... - Quel Grandisson?... Ah oui, je m'en
souviens; où est-il? - Ici, à Moscou; il demeure paroisse de
Saint-Siméon; il est venu me voir la veille de Noël. Il n'y a pas
longtemps qu'il a marié son fils."
"Et l'autre, tu sais? Mais nous en causerons plus tard. Nous
montrerons dès demain Tania à tous ses parents. Malheureusement je n'ai
plus la force de faire des visites; à peine puis-je traîner les pieds.
Mais vous aussi, vous devez être fatiguées de la route; allons-nous
reposer. Ouf ! je n'ai plus de forces; je suis abattue... la poitrine... La
joie, maintenant, m'est tout aussi lourde que le chagrin. Ah ! mon cœur,
je ne suis plus bonne à rien.... Quelle vilaine chose que la vie quand on
est vieux !" À ces mots, et fatiguée de l'effort, une toux larmoyante
la saisit.
Les caresses amicales de la pauvre malade touchent le cœur de Tatiana;
mais, habituée à sa chambrette, elle se trouve mal à l'aise en ce
nouveau séjour. Dans son nouveau lit, sous des rideaux de soie, elle ne
peut dormir, et le son matinal des cloches, cet avertisseur des travaux
du jour, lui fait quitter sa couche. Assise à la fenêtre, elle voit se
dissiper l'obscurité; mais elle ne reconnaît pas les champs de son
pays; elle aperçoit une cour inconnue, une écurie, une cuisine et une
haute clôture.
Voici qu'on mène chaque jour Tania à des dîners de famille, pour
présenter à des grands-pères et des grand'mères sa préoccupation
distraite. Un accueil bienveillant, le pain et le sel de l'hospitalité,
des exclamations de surprise attendent partout ces parents arrivés de
loin: "Comme Tania a grandi ! Y a-t-il donc longtemps que je t'ai
tenue au baptême ! - Et moi, je te portais sur mes bras. - Et moi, je
t'ai tiré les oreilles. - Moi je t'ai donné des gâteaux..." Et toutes les
grand'mères reprennent en chœur: "Comme nos années s'envolent !"
Mais, dans ces grands parents, nul changement ne se remarque; tout est
resté à la vieille mode. La tante, princesse Héléna, porte le même
bonnet de tulle; Loukeria Lvovna met toujours du blanc; et Lubov
Pétrovna dit les mêmes mensonges. Ivan Pétrovitch est tout aussi bête;
Siméon Pétrovitch est tout aussi avare. Pélaguéïa Nicolavna le même ami,
M. Finemouche, et le même carlin, et le même mari. Et celui-ci, membre
toujours aussi exact du club anglais, est toujours aussi humble, aussi
sourd, et mange et boit pour quatre, comme autrefois.
Leurs filles embrassent à l'envi Tania. Les jeunes grâces de Moscou la
parcourent d'abord du regard des pieds à la tête; la trouvent un peu
étrange, provinciale, maniérée, un peu pâle et maigre, mais pourtant
agréable. Puis, s'abandonnant à leur instinct, se font ses amies,
l'emmènent dans leurs chambres, l'embrassent, lui serrent tendrement les
mains, la mettent à la mode en lui relevant les boucles de ses cheveux,
et finissent par lui confier, sous le sceau du secret, les mystères de
leurs cœurs, mystères de jeunes filles,
Leurs conquêtes, celles des autres, leurs espérances, leurs rêves, leurs
espiègleries. Ces causeries innocentes coulent tout naturellement,
légèrement teintées de médisance. Puis, en retour de ce babil, elles lui
demandent avec force câlineries l'aveu de son secret. Mais Tania, comme
à travers un rêve, écoute tous ces discours sans s'y intéresser, ne les
comprend même pas, et garde dans un silence jaloux, sans en faire part à
personne, son mystère à elle, ce trésor enfoui de bonheur et de larmes.
Tatiana, dans les salons, s'efforce de prêter son attention aux
conversations générales; mais quelles niaiseries incohérentes et plates
y occupent tout le monde ! Que tout y est pâle et insipide ! On y est
ennuyeux même quand on calomnie. Dans la désolante sécheresse des
questions, des caquets, des nouvelles, pendant des journées entières,
même par hasard et sans intention, il ne jaillit pas une pensée.
L'esprit, las de ce vide, n'a pas de quoi sourire; le cœur n'a pas de
quoi battre. On ne rencontre pas même une bêtise risible en tes cercles,
monde nul et trivial !
La jeunesse des archives
contemple Tania du haut de sa roideur; ils parlent d'elle entre eux
avec peu de bienveillance. Seul, je ne sais quel benêt mélancolique la
trouve idéale, et, appuyé contre la porte du salon où elle se trouve,
lui prépare une longue élégie. Ailleurs, l'ayant rencontrée chez une
tante ridicule, V. s'assit à ses côtés, et réussit pendant quelques
minutes à captiver son attention. En le voyant auprès d'elle, un
vieillard important, tout en redressant sa perruque, s'enquit du nom de
Tatiana.
Mais là où de la Melpomène froidement violente retentit le long
hurlement; où elle agite en vain son manteau constellé de similor
devant la foule indifférente; là où Thalie sommeille doucement au bruit
d'applaudissements de complaisance; là où la seule Terpsichore excite
l'admiration des spectateurs; là ne se dirigèrent point sur Tatiana, ni
des loges ni des stalles, ni les lorgnettes jalouses des dames, ni les
binocles des fins connaisseurs.
On la mène aussi à l'assemblée de la noblesse. Ici, la foule compacte,
le bruit, la chaleur, l'éclat des lumières, le tonnerre de la musique,
le tourbillon des couples entraînés, les galeries bigarrées de monde, le
large hémicycle des filles à marier vêtues de leurs plus beaux atours,
tout frappe à la fois tous les sens. Ici les élégants de Pétersbourg
viennent étaler leur impertinence, leurs gilets et leurs lorgnons
mensongèrement inattentifs. Ici les hussards en congé s'empressent de se
montrer, de faire sonner leurs éperons, de briller, de plaire et de
disparaître.
La nuit a beaucoup de charmantes étoiles; Moscou a beaucoup de
charmantes beautés. Mais, plus brillante que toutes ses compagnes
célestes, est la lune plongée dans l'éther d'azur. Celle que j'ose à
peine troubler par le son de ma lyre, brille aussi sans rivale, comme la
lune splendide, au milieu du chœur des femmes et des filles. Avec quelle
fierté divine elle daigne à peine toucher la terre ! Que son regard est
à la fois superbe et touchant ! Et quelle volupté !... Tais-toi, cesse;
assez de sacrifice à la folie.
On court, on rit, on se salue, on se pousse; le galop, la mazourke et
la valse se succèdent. Cependant, entre deux de ses tantes, et sans que
personne la remarque, se tient Tatiana. Elle regarde devant elle et ne
voit rien; elle étouffe; tout lui semble haïssable, et sa pensée la
remporte à sa campagne, à ses pauvres paysans, à ce coin de terre ignoré
où coulent des ruisseaux limpides, à ses fleurs, à ses romans, aux
ténèbres des grandes allées de tilleuls, là où il lui est apparu.
Sa pensée erre ainsi au loin, et le bal qui bruit autour d'elle est
oublié. Mais depuis longtemps un général, homme d'importance, ne la
quitte pas des yeux. Ses deux tantes se font un signe d'intelligence, et
chacune d'elles, la poussant du coude, lui dit à l'oreille: "Regarde
vite à gauche. - À gauche? Pourquoi? Qu'y a-t-il? - N'importe;
regarde. Dans ce groupe, vois-tu, en avant, là où sont encore deux
messieurs en uniforme, il s'est avancé, il s'est mis de côté. - Qui? ce
gros général?
Mais ici, après avoir félicité notre Tatiana de sa nouvelle conquête,
nous allons derechef nous détourner de notre voie pour revenir à celui
que nous chantons. À propos, il faut que j'en dise deux paroles.
Assez. Ce fardeau est tombé de mes épaules. J'ai rendu honneur à la Muse
classique. L'invocation est venue un peu tard, mais elle est venue.
En ce temps-là, lorsque, dans les jardins du lycée, je fleurissais
insouciant, lorsque je lisais avidement Apulée et ne lisais point du
tout Cicéron; en ce temps-là, dans les vallons mystérieux, aux cris
printaniers des cygnes, près des eaux silencieuses et étincelantes, la
Muse m'apparut pour la première fois. Ma cellule d'étudiant en fut
illuminée. La Muse y servit son premier festin: elle se mit à chanter
les amusements de l'enfance, les gloires de notre histoire passée et les
rêves encore vagues de mon cœur.
Le monde l'accueillit d'un sourire. Notre premier succès nous donna des
ailes. Lui-même, le vieux Derjavine, nous remarqua, et au moment de
descendre dans la tombe, nous laissa sa bénédiction
Ne prenant pour loi que le seul caprice des passions, et ne rougissant
point de partager les sentiments de la foule, j'amenais ma muse étourdie
dans le tumulte des orgies nocturnes et des querelles insensées; elle
apportait ses dons venus du ciel dans les festins en démence; elle
s'agitait comme une bacchante et chantait pour les convives, la coupe à
la main. Les jeunes hommes de ce temps-là lui faisaient une cour
insolente, et moi, je me glorifiais avec mes amis de ma compagne
échevelée.
Mais j'eus bientôt assez de leur alliance; je m'enfuis au loin, elle me
suivit. Que de fois cette muse caressante ne m'aplanit-elle pas mon
chemin solitaire par la magie d'un récit intérieur ! Que de fois, sur
les rochers du Caucase, elle galopait avec moi, comme Lénore, aux rayons
de la lune ! Que de fois, sur les rivages de la Tauride, elle m'a
conduit, à travers l'obscurité nocturne, pour me faire écouter le bruit
de la mer, le murmure incessant de la Néréide, ce chœur profond et
éternel des flots immenses qui s'élève vers le père des mondes en hymne
de glorification !
Puis, oubliant les fêtes et l'éclat de la capitale éloignée, elle visita
en ma compagnie les humbles tentes des races errantes dans les déserts
de la triste Moldavie. Parmi ces races, elle devint sauvage; elle
oublia la langue des dieux pour des idiomes pauvres et bizarres, pour
les rudes chansons de la steppe dont elle s'était éprise. Soudain, tout
change autour d'elle. La voilà au milieu de mon jardin, en demoiselle de
province, une rêverie mélancolique dans les yeux, un livre français dans
les mains.
Et maintenant, je mène pour la première fois ma muse dans un raout du
grand monde. Je contemple avec une timidité jalouse ses attraits de la
steppe. Elle se glisse modestement à travers les rangs pressés des
grands seigneurs, des militaires élégants, des diplomates, des dames de
haut parage; et de son coin, elle regarde étonnée l'apparition
successive des invités devant la jeune maîtresse de maison, les
bigarrures des costumes et des conversations, le cadre sombre des hommes
qui entoure les dames comme une bordure de tableau.
L'ordre immuable de ces assemblées oligarchiques, la froideur de
l'orgueil assuré, tout ce mélange de rangs et d'âges, la frappent sans
lui déplaire. Mais qui se tient là, dans cette foule choisie, silencieux
et sauvage? Il paraît étranger à tous, et les figures passent devant
lui comme une file de fantômes insipides. Qu'y a-t-il sur son visage?
L'ennui ou l'orgueil déçu? Pourquoi est-il ici? Qui est-il enfin?
Serait-ce Onéguine? C'est lui, en effet. Depuis quand le flot l'a-t-il
apporté?
Est-il toujours le même? ou s'est-il calmé? ou se donne-t-il toujours
les airs d'un original? Quel rôle va-t-il jouer maintenant devant
nous? Sera-t-il misanthrope, cosmopolite, patriote, quaker, dévot? ou
mettra-t-il quelque autre masque? ou bien sera-t-il tout simplement un
bon enfant, comme vous, comme moi, comme tout le monde? Je le lui
conseillerais, car il a déjà suffisamment mystifié le monde. Le
connaissez-vous, lecteur? - Oui et non.
Vous ne le connaissez pas. Pourquoi donc parlez-vous de lui avec tant de
malveillance? Est-ce parce que vous avez la manie d'être juge et de
prononcer un jugement? Parce que l'imprudence des âmes ardentes paraît
blessante ou ridicule à la vanité amoureuse d'elle-même? Parce que
l'esprit qui aime le large met les autres à l'étroit? Parce que nous
prenons trop souvent des paroles pour des actions? Parce que la
méchanceté n'est pas moins étourdie que méchante? Parce que, pour les
gens importants, les niaiseries seules sont importantes? Parce qu'enfin
la médiocrité seule nous vient à l'épaule et ne nous offusque pas?
Heureux celui qui a été jeune dans sa jeunesse; qui a mûri au temps de
la maturité; qui a su résister au refroidissement progressif qu'apporte
la vie; qui ne s'est jamais abandonné à des rêves étranges; qui n'a
jamais fui la plèbe des salons; qui, à vingt ans, était un élégant et
un brave, et qui, à trente ans, avait fait un beau mariage; qui, à
cinquante, s'était délivré des dettes hypothécaires et autres; qui, son
tour venu, et sans se hâter, avait acquis argent, titres et gloire;
duquel on a dit toute sa vie: N. N. est un parfait galant homme.
Oui, mais il est triste de penser que la jeunesse nous a été donnée en
vain; que, trompée à chaque pas, elle nous a trompés nous-mêmes; que
nos plus nobles désirs, que nos rêves les plus généreux, ont été
corrompus aussi soudainement que les feuilles des arbres l'ont été au
souffle de l'automne. Il est insupportable pour un homme de ne voir
devant lui qu'une longue file de dîners; de ne plus considérer la vie
que comme une cérémonie à effectuer, et de marcher sur les traces de la
foule disciplinée, sans partager avec elle ni aucune de ses opinions, ni
aucune de ses passions.
Quand on est devenu l'objet d'appréciations opposées et bruyantes, il
est insupportable, pour un homme de cœur, convenez-en, de passer parmi
les gens sensés pour un soi-disant original, un triste fou, ou même un
monstre satanique, un démon. Mais c'est assez. Revenons à Onéguine.
Après avoir tué en duel son ami, arrivé à l'âge de vingt-huit ans sans
avoir rien fait, sans s'être rien proposé de faire, fatigué de son
inactivité, n'ayant ni emploi, ni femme, il avait fini par ne plus
savoir de quoi occuper ses instants.
Une sourde inquiétude, un désir constant de changer de place s'était
emparé de lui. C'est une croix volontaire que s'imposent bien des gens.
Il quitta son village, la solitude des champs et des bois où semblait,
chaque jour, lui apparaître une ombre sanglante; et il se mit à errer à
travers le monde sans aucune pensée, mais toujours plein du même
sentiment d'inquiétude. Les voyages aussi finirent par l'ennuyer comme
tout le reste, et pareil à Tchatski, il
tomba d'un vaisseau dans un bal.
Mais voici que la foule s'ébranle; un murmure parcourt la salle; une
dame s'approchait de la maîtresse de la maison, suivie d'un général qui
paraissait un personnage important. Elle n'était ni flatteuse, ni
hautaine, ni bavarde. Point de regards provoquants pour tout le monde;
point de prétentions au succès; point de grimaces ni d'airs affectés.
Tout en elle était calme et simple. Elle semblait une image parfaite du
"comme il faut." Pardonne-moi, Pletnef,
je ne sais comment traduire.
Les jeunes dames s'efforçaient d'approcher d'elle, les vieilles lui
souriaient amicalement. Les messieurs la saluaient plus profondément que
toute autre, et tâchaient d'attirer un de ses regards. Les demoiselles
passaient plus modestement devant elle, tandis que le général qui
l'avait accompagnée levait plus haut que personne les épaules et le nez.
Nul ne l'aurait nommée une beauté, mais aussi nul n'aurait trouvé en
elle, de la tête aux pieds, rien de ce que, dans le grand monde de
Londres, on nomme vulgar. C'est comme un fait exprès:
Voilà encore un autre mot que je ne puis traduire. Celui-ci est nouveau
chez nous, et je ne crois pas que la signification qu'on lui donne y ait
jamais cours. Si je faisais une épigramme... Mais revenons à la nouvelle
arrivée. Belle de son charme insouciant, elle était assise à côté de la
brillante Nina Voronskaïa, cette Cléopâtre de la Néva, et vous seriez
convenus avec moi que, si éclatante qu'elle fût, Nina ne pouvait
éclipser sa voisine par sa beauté de marbre.
"Est-ce possible? pense Onéguine. Serait-ce elle? Non. Mais
pourtant.. Quoi ! de ce village perdu dans les steppes..." et il dirige
incessamment son lorgnon curieux sur celle dont la vue a confusément
rappelé des traits presque oubliés. "Dis-moi, prince, ne sais-tu pas
qui est cette personne en béret rouge qui cause avec l'ambassadeur
d'Espagne?" Le prince regarde Onéguine avec un sourire: "Eh, eh !
l'on voit bien qu'il y a longtemps que tu es absent du monde. Attends,
je vais te présenter. - Mais, qui donc est-elle? - Ma femme."
"Tu es marié? Je ne savais pas. Y a-t-il longtemps? - Près de deux
ans. - Avec qui? - Avec mademoiselle Larine. - Tatiana ! - Tu la
connais donc? - Je suis son voisin de campagne. - Alors, viens." Le
prince s'approche de sa femme et lui présente son parent et ami. La
princesse regarda Onéguine, et, fut-elle étonnée, troublée? Rien de ce
qui se passa dans son âme ne se trahit. Le son de sa voix resta le
même; son salut fut également affable et gracieux.
Parole d'honneur ! Non-seulement elle ne frémit pas, ne devint ni pâle
ni rouge; mais son sourcil même ne fit aucun mouvement, et sa lèvre ne
se serra point. Avec quelque attention que l'observât Onéguine, il ne
put trouver trace de la Tatiana d'autrefois. Il voulut entamer une
causerie avec elle et n'en put venir à bout. Elle lui demanda s'il y
avait longtemps qu'il était de retour, d'où il revenait, et si ce
n'était pas de leur pays. Puis elle tourna vers son mari un regard
fatigué, se glissa dehors, et laissa Onéguine stupéfait.
Eh quoi ! c'est cette même Tatiana à laquelle(voyez les premiers
chapitres de notre roman), dans une contrée perdue, il avait lu, dans un
accès d'ardeur moralisante, un si beau sermon ! Cette Tatiana dont il
garde une lettre où le cœur parle, où tout est abandon et confiance !
Cette petite fille, est-ce un rêve? cette petite fille qu'il a méprisée
dans son humble condition, est-ce bien elle qui vient de le traiter avec
tant d'indifférence et de sans-gêne?
Il quitte le raout étouffant et rentre pensif à la maison. Des rêves
tristes et charmants troublent son sommeil tardif. Il se réveille; on
lui apporte une lettre: le prince N. a l'honneur de l'inviter à la
soirée qu'il donne. "Ô grands dieux ! chez elle ! J'y serai, j'y
serai." Et aussitôt il griffonne une réponse polie. Qu'a-t-il?
Qu'est-ce qui a remué dans le fond de son âme paresseuse et froide?
Est-ce le dépit, la vanité, ou de nouveau le tyran de la jeunesse,
l'amour?
Onéguine compte encore les heures; il ne peut encore attendre la fin de
la journée. Mais dix heures sonnent. Il s'élance, il part; le voilà
devant le perron. Il entre en frissonnant chez la princesse, et, pendant
quelques instants, ils se trouvent seuls assis face à face. Les paroles
ne peuvent sortir des lèvres d'Onéguine. Farouche, maladroit, à peine
lui répond-il. Sa tête est remplie d'une pensée obstinée, et il regarde
obstinément. Quant à elle, elle reste assise, tranquille et libre.
Le mari vient; il interrompt ce pénible tête-à-tête. Il rappelle à
Onéguine les amusements et les traits de jeunesse des années passées.
Ils rient tous deux. Les visites arrivent. Voici que la conversation
commence à s'épicer du sel mordant de la malignité mondaine. Un léger
babil s'établit autour de la dame du logis; dépourvu de sottes
minauderies, il était maintes fois interrompu par une discussion sensée
où l'on ne trouvait ni thèmes rebattus, ni prétendues vérités
éternelles, ni pédantisme, où rien n'effrayait nulle oreille par une
trop libre allure.
Il y avait là pourtant la fine fleur de la capitale, et les grands
seigneurs, et les modèles de la mode, et ces figures qu'on rencontre
partout, ces sots inévitables. Il y avait là des dames avancées en âge,
avec une physionomie méchante sous des bonnets de roses. Il y avait
aussi quelques jeunes filles, visages qui ne sourient jamais. Il y avait
aussi un ambassadeur parlant avec aplomb des affaires d'État, et un
vieillard, aux cheveux blancs et parfumés, lequel plaisantait à la
vieille mode avec une délicatesse excessive qui paraîtrait aujourd'hui
ridicule.
Il y avait encore un monsieur, tout farci d'épigrammes et mécontent de
tout: du thé que l'on offrait et qui était trop sucré, de la nullité
des dames, des manières des hommes, du bruit que faisait un roman
ténébreux, du chiffre
que l'on venait de donner à deux sœurs, des mensonges des journaux, de
la guerre, de la neige et de sa femme.
Il y avait de plus ***, qui s'était fait une célébrité par la bassesse
de son âme, et qui avait émoussé tes crayons dans tous les albums, ô
Saint-Priest ! Un dictateur de bal se tenait appuyé contre la porte en
figurine de mode, rouge comme un chérubin dans les palmes du
dimanche
des Rameaux, tiré à quatre épingles, immobile et muet; tandis qu'un
voyageur venu de loin, insolent, roide, empesé, excitait le sourire des
invités par son maintien plein de suffisance, et un regard échangé en
silence portait sur lui un jugement général.
Mais Onéguine, pendant toute la soirée, ne fut occupé que de la seule
Tatiana; non pas de cette petite fille timide, simple, amoureuse; mais
de la hautaine princesse, de l'inabordable divinité des rives de la
Neva. Ô hommes ! vous êtes tous semblables à notre grand'mère Ève: Ce
qui vous est donné ne vous attire pas. Un serpent vous appelle à lui
sans relâche à l'arbre mystérieux; il faut qu'on vous donne le fruit
défendu; sinon, le paradis n'est plus le paradis.
Oh ! que Tatiana est changée ! comme elle est fermement entrée dans son
rôle ! Comme elle a rapidement pris les allures du rang dominateur !
Quoi ! c'est de cette indifférente et fière reine des salons qu'il a
fait battre le cœur ! C'est à lui que, dans le silence de la nuit, avant
l'heure du sommeil, elle adressait ses pensées virginales; c'est avec
lui que, soulevant vers la lune ses regards émus, elle rêvait d'achever
un jour le modeste chemin de sa vie !
Tous les âges sont soumis à l'amour; mais aux cœurs jeunes et purs ses
agitations sont bienfaisantes comme aux champs les orages printaniers.
Sous la pluie des passions, ils se rafraîchissent, se renouvellent,
mûrissent, et la vie, ainsi fortifiée, donne une floraison splendide et
des fruits exquis. Mais, dans l'âge tardif et qui ne peut plus germer,
au déclin de nos années, tristes et mortes sont les traces de la
passion. Ainsi les tempêtes du froid automne changent les prairies en
marais et achèvent de dépouiller les bois.
Plus de doute, hélas ! Onéguine s'est épris de Tatiana comme un enfant.
Il passe les nuits et les jours dans les perplexités d'une méditation
amoureuse. Sans écouter les sévères remontrances de sa raison, il se
fait conduire chaque jour au vestibule vitré de l'hôtel qu'elle habite;
il la poursuit comme son ombre; il se tient pour heureux s'il peut lui
jeter sur les épaules le duvet d'un boa, s'il effleure sa main, s'il
relève son mouchoir, s'il écarte devant elle la foule bigarrée des
laquais.
Quoi qu'il fasse, mourût-il, elle ne le remarque point. Elle le reçoit
librement à la maison, et si elle le rencontre dans le monde, elle lui
adresse deux ou trois paroles; quelquefois un simple salut;
quelquefois elle ne l'aperçoit pas même. Il n'y a pas en elle une goutte
de coquetterie; le très-grand monde n'en saurait admettre. Onéguine
commence à pâlir. "Ou elle ne me voit pas, dit-il, ou elle n'a nulle
pitié." Onéguine maigrit; il menace de devenir phthisique. Tous ses
amis en chœur l'envoient aux médecins, et tous les médecins en chœur
l'envoient prendre les eaux.
Mais il ne part pas. Il aimerait mieux écrire à ses ancêtres de
l'attendre là-haut. Cela ne touche point Tatiana; le sexe est ainsi
fait. Lui s'obstine, ne veut point quitter la partie; il espère, il
s'agite. Enfin, tout malade qu'il est, et plus hardi qu'un homme bien
portant, il écrit d'un main faible à la princesse une lettre passionnée.
Bien qu'il attribuât, et avec raison, peu d'influence aux lettres,
cependant il paraît que la souffrance était devenue plus forte que lui.
Voici sa lettre mot à mot:
"Je prévois tout: dévoiler ce triste secret sera vous offenser. Quel
amer mépris exprimera votre fier regard ! Qu'est-ce que je veux? Dans
quelle intention vais-je vous ouvrir mon âme? À quelle cruelle gaieté
vais-je peut-être donner cours?
"Quand je vous ai rencontrée par hasard, je ne sais où; quand je crus
remarquer en vous une étincelle de tendresse, je n'osai pas y croire. Je
ne donnai point carrière à la douce habitude qui allait s'établir; je
ne voulus point perdre une liberté qui me pesait pourtant. Autre chose
encore nous sépara: Lenski tomba, victime infortunée. Alors j'arrachai
mon cœur à tout ce qui lui était cher. Étranger à tous, dégagé de tout
lien, je crus que la liberté et le repos remplaceraient le bonheur.
Grand Dieu ! combien je me suis trompé ! combien je suis puni !
"Non; vous voir à chaque instant, vous suivre partout, saisir avec des
regards amoureux le sourire de vos lèvres et chaque mouvement de vos
yeux, vous écouter longtemps, pénétrer son âme de vos perfections,
pâlir, s'éteindre, se mourir devant vous, voilà le bonheur.
"Et j'en suis privé ! je me traîne partout au hasard pour vous
rencontrer; chaque jour, chaque heure, m'est un précieux reste de vie,
et je dissipe dans un ennui dévorant mes jours déjà comptés. Je le
répète: ma vie est déjà mesurée; mais, pour qu'elle se prolonge, je
dois être assuré, chaque matin, que je vous verrai dans le cours de la
journée.
"Je crains: dans mon humble supplication votre regard sévère pourrait
découvrir les artifices d'une ruse misérable, et j'entends déjà votre
reproche indigné. Si vous saviez combien il est affreux de brûler,
d'être dévoré par la soif d'amour, et de dompter incessamment par la
raison l'effervescence du sang ! de vouloir embrasser vos genoux, et
répandre à vos pieds, en sanglotant, des aveux, des reproches, des
prières, tout ce qui remplit l'âme; et, au lieu de cela, d'armer sa
parole et son regard d'une feinte froideur, de suivre un entretien
tranquille, de vous regarder d'un œil réjoui !
"Mais c'en est fait; je ne suis plus de force à lutter contre
moi-même. Je me livre à vous, et je m'abandonne à ma destinée."
Point de réponse. De lui, autre missive. À sa seconde, à sa troisième
lettre, point de réponse. Il va à un bal. À peine est-il entré qu'elle
se trouve à sa rencontre. Quelle mine sévère ! On ne le voit pas; on ne
lui adresse point la parole. Ouf ! comme la voilà maintenant tout
enveloppée d'une glace de janvier ! Comme ses lèvres retiennent
obstinément l'explosion de la colère ! En vain Onéguine dirige sur elle
un regard pénétrant. Où est le trouble, la pitié? où sont les marques
des larmes? Rien, rien. Sur ce visage, il n'y a que les traces de
l'indignation.
Et peut-être aussi d'une peur secrète que le mari ou le monde n'ait
deviné une faiblesse passée et passagère; tout ce qu'Onéguine seul
pouvait savoir.... Plus d'espérance. Il part, et, tout en maudissant sa
folie, il s'y replonge, et de nouveau renonce au monde. Là, dans son
cabinet silencieux, il dut se rappeler le temps où la cruelle Khandrâ
l'avait poursuivi à travers le bruit de la vie, l'avait atteint, pris au
collet et enfermé dans un réduit obscur.
De nouveau il se mit à lire sans choix. Il lut Gibbon, Rousseau,
Manzoni, Herder, Champfort, madame de Staël, Bichat, Tissot; il lut le
sceptique Bayle, il lut même les œuvres de Fontenelle, et aussi
quelques-uns des nôtres, sans rien rejeter, ni almanachs, ni revues, ni
journaux où l'on nous fait la leçon, où maintenant l'on me dit tant
d'injures, où jadis je rencontrais tant de madrigaux: e sempre bene,
messieurs.
Mais quoi ! ses yeux lisaient et ses pensées étaient loin. Des rêves,
des désirs, des tristesses, se pressaient sourdement au fond de son âme.
Entre les lignes imprimées, les yeux de son esprit lisaient d'autres
lignes qui l'absorbaient tout entier. Ce que c'était, on le dirait
difficilement. C'était, ou de mystérieuses traditions d'une obscure
antiquité, des rêves incohérents, des menaces, des prédictions, des
bruits vagues; ou bien les vives et folles inventions d'un conte
d'enfant, ou bien des lettres de jeune fille.
Et peu à peu il tombe dans une somnolence de sentiments et de pensées,
tandis que l'imagination jette devant lui les cartes bigarrées de son
pharaon. Tantôt il voit sur la neige fondante un adolescent étendu
immobile comme un voyageur endormi, et il entend les mots: "Eh bien,
quoi ! il est tué." Tantôt il voit des ennemis oubliés, des
calomniateurs, des poltrons méchants, et l'essaim des jeunes
traîtresses, et le cercle des camarades indignes. Tantôt c'est une
maison de village, et à la fenêtre est assise elle, toujours elle.
Il s'habitua si bien à se perdre dans ces rêveries qu'il en devint
presque fou, ou poëte, ce qui eût été bien drôle à voir. En effet, par
je ne sais quelle force magnétique, mon élève à tête dure fut sur le
point de saisir le mécanisme de la versification russe. Il ressemblait
vraiment à un poëte, lorsque, assis seul au coin de la cheminée, il
chantonnait benedetta ou idol mio, et laissait tomber au feu sa
pantoufle ou son journal.
Les jours s'écoulaient rapidement. Dans l'air réchauffé, déjà l'hiver se
dissolvait. Et il ne se fit pas poëte, ne mourut pas, ne devint pas fou.
Le printemps le ranime; il quitte pour la première fois, par une tiède
matinée, son appartement clos où il avait hiverné comme une marmotte,
ses doubles croisées, sa cheminée et ses chenets. Il vole en traîneau le
long de la Néva. Le soleil se joue sur les blocs bleuâtres de la glace
qu'on en a tirée. Dans les rues, la neige, battue et rebattue, se fond
en boueuses flaques d'eau. Où, à travers cette neige, se dirige
Onéguine?
Vous l'avez deviné. En effet, cet original incorrigible est arrivé chez
elle, chez Tatiana. Il s'avance, semblable à un mort. Pas âme qui vive
dans l'antichambre. Il entre dans le salon, plus loin... personne. Il
ouvre encore une porte. Que voit-il? Quelle vision le frappe si
violemment? La princesse est devant lui, seule, pâle, assise, vêtue
négligemment, lisant une lettre, et versant des larmes silencieuses, la
joue appuyée sur sa main.
Oh ! qui n'aurait pas lu, dans ces rapides instants, ses souffrances
muettes? Qui n'aurait reconnu dans la princesse la Tania, la pauvre
Tania d'autrefois? Dans l'angoisse d'un regret insensé, Onéguine tombe
à ses pieds. Elle frissonne et se tait. Elle le regarde sans surprise,
sans colère. L'œil éteint d'Onéguine, son air suppliant, son reproche
muet, elle a tout compris. La simple jeune fille, avec le cœur et les
rêves d'autrefois, revit en elle.
Elle ne le relève pas, et, sans le quitter des yeux, elle ne retire pas
sa main inanimée aux lèvres avides qui la pressent. À quoi rêve-t-elle?
Un long silence se passe; puis elle lui dit doucement: "C'est assez,
levez-vous. Je dois m'expliquer avec vous franchement. Onéguine, vous
rappelez-vous l'heure où le destin nous a mis face à face dans l'allée
de notre jardin? Vous rappelez-vous avec quelle humilité j'écoutai
votre leçon? C'est à présent mon tour.
"Onéguine, j'étais plus jeune alors, plus jolie peut-être, et je vous
aimais. Cependant, qu'ai-je trouvé dans votre cœur? Quel retour? Le
dédain seul. L'amour d'une simple petite fille, n'est-ce pas, n'était
pas nouveau pour vous? Maintenant encore, grand Dieu ! tout mon sang se
fige au souvenir de ce froid regard, de ce sermon. Mais je ne vous
accuse pas; vous avez agi généreusement à cette heure terrible; vous
aviez toute raison, et je vous suis reconnaissante au fond de mon âme.
"Alors, n'est-ce pas, dans ce désert, loin de tout éclat, je ne vous
plaisais point? Pourquoi donc me persécutez-vous aujourd'hui? Pourquoi
cette poursuite incessante? Est-ce parce que je dois paraître dans le
grand monde? parce que je suis riche et titrée? parce que mon mari a
été blessé dans des batailles, et que la cour nous caresse pour ses
services? Ou bien est-ce parce que ma honte serait à présent connue de
tous, et qu'elle vous donnerait dans la société un honneur infini?
"Je pleure. Si vous n'avez pas oublié votre Tania d'autrefois, vous
devriez savoir que, si j'en avais le choix, je préférerais vos mordantes
épigrammes, vos paroles froides et sévères, à cette passion qui
m'offense, à ces lettres et à ces larmes. Autrefois, vous aviez au moins
de la pitié pour mes rêves enfantins, du respect pour mon âge; et
maintenant, qui vous amène à mes pieds? Quelle petitesse ! Comment,
avec votre cœur et votre esprit, êtes-vous devenu l'esclave d'un
sentiment misérable?
"Quant à moi, Onéguine, toute cette splendeur, ce clinquant d'une
triste vie, mes succès dans le tourbillon du monde, ma maison à la mode,
mes soirées recherchées, qu'est-ce que tout cela? Je serais heureuse de
donner à l'instant tous ces oripeaux, toute cette mascarade, cet éclat,
ce bruit, cette fumée, pour un rayon de livres, pour un jardin sauvage,
pour notre pauvre habitation, pour ces lieux où je vous ai vu la
première fois, pour l'humble cimetière où maintenant une croix et
l'ombre des branches couvrent ma pauvre nourrice.
"Et le bonheur était si possible, si proche !... Mais mon sort est fixé.
J'ai peut-être agi sans prudence... Ma mère me suppliait en pleurant...
toutes les destinées m'étaient égales... je me mariai. Vous devez me
laisser; je vous en prie. Je sais que votre cœur abrite la fierté, la
droiture, l'honneur. Je vous aime... à quoi bon dissimuler? Mais je me
suis donnée à un autre, je lui serai éternellement fidèle."
Elle sort à ces mots. Onéguine est resté immobile, comme frappé de la
foudre. Par quel tourbillon d'émotion son cœur est agité ! Mais un bruit
inattendu d'éperons retentit, et le mari de Tatiana paraît. Lecteur, en
cet instant cruel pour notre héros, nous allons l'abandonner pour
longtemps... pour toujours. Nous avons assez erré avec lui par les mêmes
chemins. Félicitons-nous d'être au rivage. Hurrah ! il y a longtemps que
nous aurions dû faire ainsi, n'est-ce pas?
Qui que tu sois, ô mon lecteur, ami ou ennemi, je veux me séparer de toi
cordialement. Adieu. Quoi que tu aies cherché dans ces strophes
insouciantes... ou des souvenirs ravivés, ou du repos après tes fatigues,
ou des tableaux animés, ou des mots piquants, ou tout bonnement des
fautes de grammaire, Dieu veuille que tu trouves dans ce livre, ne
fût-ce qu'un grain de mil, pour ton divertissement, pour ton cœur, ou
pour des querelles de journaux. Sur ce, séparons-nous, et adieu.
Adieu, toi aussi, mon bizarre camarade; et toi, mon idéal constant; et
toi aussi, ma tâche, non grande, certes, mais qui m'était chère. J'ai
connu avec vous tout ce qui est enviable dans le sort d'un poëte:
l'oubli de la vie au milieu de ses tempêtes, et la douce intimité des
amis. Bien des jours se sont écoulés depuis que la jeune Tatiana, et
Onéguine avec elle, me sont apparus pour la première fois comme dans un
songe confus, alors qu'à travers un cristal magique, je ne distinguais
pas encore avec clarté le lointain horizon du libre roman.
Mais de ceux à qui, dans d'amicales réunions, j'ai lu les premières
strophes, les uns ne sont plus et les autres sont loin, comme l'a dit
jadis le poëte Saadi. Onéguine s'est achevé sans eux, et celle qui m'a
inspiré l'image chérie de Tatiana.... Oh ! le sort m'a beaucoup ôté !
Heureux celui qui a pu quitter de bonne heure le festin de la vie, sans
boire jusqu'à la lie la coupe pleine de vin ! celui qui n'a pas achevé
son roman, et qui a su s'en séparer brusquement, comme moi de mon
Onéguine.