Françoise Sagan

"Un peu de soleil dans l'eau froide"


Première partie. Paris

Chapitre I

Cela lui arrivait pratiquement tous les matins, à présent. A moins qu'il ne se soit sérieusement enivré la veille et que l'effort de se lever, de se doucher, de se vêtir ne devienne si flou, si inconscient presque, qu'il le fasse à tâtons, privé ou plutôt soulagé de lui-même par sa fatigue. Mais les autres jours étaient plus fréquents et plus durs: il se réveillait à l'aube, le cœur battant de peur - de ce qu'il ne pouvait appeler autrement, déjà, que sa peur de la vie - et il attendait le récitatif dans sa tête de ses angoisses, de ses échecs, du lourd calvaire de la journée à venir. Son cœur battait, il essayait de se replonger dans le sommeil, il essayait de s'oublier. En vain. Il s'asseyait alors dans son lit, attrapait la bouteille d'eau à son côté, avalait une gorgée tiède, fade, lamentable comme lui paraissait sa vie depuis trois mois et il pensait "mais qu'est-ce que j'ai, qu'est-ce que j'ai?" avec un mélange de désolation et de fureur car il était orgueilleux. Et l'éventualité, pourtant si souvent rencontrée chez les autres, chez des gens qu'il estimait vraiment, d'une dépression nerveuse, l'humiliait comme une claque. Il ne s'était jamais intéressé beaucoup à lui-même depuis son adolescence, sa vie lui ayant suffi, et de se trouver brusquement confronté à ce personnage maladif, falot et exaspéré le remplissait d'une terreur superstitieuse. C'était donc lui, cet homme de trente-cinq ans qui tremblait sans raison au bord d'un lit, au petit matin? C'était là que l'avaient mené trente ans de rires, d'insouciance et parfois de chagrins d'amour? Il se replongeait sur l'oreiller, il l'étreignait contre sa joue comme s'il eût été, par sa fonction, détenteur du bienheureux sommeil. Mais ses yeux restaient ouverts. Et il avait froid, et il tirait la couverture, et il avait trop chaud, et il la repoussait, et il ne pouvait empêcher en lui ce grelottement, ce

demi-désespoir, cette complète désolation.

Bien sûr, il aurait dû se retourner vers Éloïse et faire l'amour avec elle. Mais il ne pouvait pas. Cela faisait trois mois qu'il ne l'avait pas touchée, trois mois d'ailleurs qu'ils n'en parlaient pas. La belle Éloïse... C'était curieux comme elle supportait cela. Comme si elle flairait quelque chose chez lui de malade, d'étranger, comme si elle avait pitié de lui. Et l'idée de sa pitié le ravageait bien plus que sa colère ou son éventuelle trahison. Que n'eût-il donné pour avoir envie d'elle, s'abattre sur elle, dans cette chaleur d'un corps différent, faire des gestes violents, s'oublier enfin dans autre chose que le sommeil... Mais il ne pouvait pas. Et les quelques tentatives timides qu'elle avait osées l'avaient dégoûté d'elle d'une manière incroyable. Lui qui avait tant aimé l'amour et qui avait pu le faire indifféremment dans les circonstances les plus ridicules ou les plus bizarres, se retrouvait impuissant, au fond d'un lit, près d'une femme qui lui plaisait, qui était belle et que, en plus, il aimait bien.

D'ailleurs, il exagérait. Ils avaient fait l'amour, une fois, trois semaines plus tôt, après la fameuse soirée chez Jean. Mais il ne s'en souvenait pas. Il avait trop bu, ce soir-là - et pour cause -, et il se rappelait juste une mêlée noire et confuse dans son grand lit et le soulagement au réveil d'avoir gagné un point. Comme si la brève seconde de plaisir donné et reçu eût été une revanche contre des nuits de malaise, de mauvaises excuses et de fausse désinvolture. Ce n'était pas brillant. La vie, qui lui avait jusque-là tout donné - du moins le pensait-il et c'était une des raisons de ses succès -, la vie se retirait de lui comme la mer brusquement recule et délaisse un rocher trop longtemps caressé. L'idée de lui-même en vieux rocher le fit rire un instant, d'un petit rire amer. Mais en effet, la vie s'enfuyait de lui, lui semblait-il, comme par une blessure secrète. Le temps ne passait plus: il disparaissait. Et il pouvait bien se dire, se répéter les avantages de sa vie présente: bon physique, métier amusant, succès de toute espèce, cela lui apparaissait aussi fade, aussi dénué d'intérêt que les litanies à la Sainte Vierge. Morts... les mots étaient morts.

La soirée chez Jean avait de plus projeté un aspect physiologique répugnant sur tout cela. Il était sorti du salon un moment et dans les vestiaires s'était repeigné et lavé les mains. C'est alors que le savon lui avait échappé, était tombé par terre, sous le lavabo, et qu'il s'était baissé pour le ramasser. Le savon gisait sous un tuyau, s'y cachait, semblait-il, c'était un savon rosé et - trouva-t-il brusquement - un savon obscène. Il avait avancé la main pour le ramasser, et il n'avait pas pu. Comme si une bête sournoise et nocturne attendait dans l'ombre le contact de sa main et une brusque horreur le figeait sur place. Il s'était

relevé, transpirant, et s'était fixé dans la glace, avec, surgie du fond de son intelligence, une sorte de curiosité détachée qui avait vite rendu sa place à la terreur. Il s'était accroupi à nouveau, après avoir respiré une bonne fois comme un plongeur, et il avait attrapé le savon. Mais il l'avait jeté aussitôt dans la cuvette, comme à la campagne on rejette un reptile endormi qu'on a pris pour un bout de bois et il avait dû se passer de l'eau froide sur le visage, une bonne minute. C'est alors qu'il avait pensé que "c'était autre chose que le foie, la fatigue ou l'époque actuelle". C'est alors qu'il avait admis que "cela" existait vraiment et qu'il était malade.

Mais que faire? Qui est plus seul qu'un homme qui a pris le parti de la gaieté, du bonheur, d'un cynisme affectueux - et qui l'a pris, en plus, naturellement, par instinct - et à qui tout échappe d'un coup, à Paris, en l'an de grâce 1967? L'idée d'un psychiatre l'humiliait et, même, il la refusait profondément par un orgueil de l'esprit dont il n'était pas loin de penser que c'était le meilleur de lui-même. Il ne pouvait donc que se taire. Et continuer. Enfin essayer de continuer. De plus, la foi aveugle qu'il avait toujours eue dans la vie et ses hasards lui faisait apparaître tout cela comme temporaire. Le temps, le seul maître qu'il se reconnût, avait brisé ses amours, ses bonheurs, ses chagrins, parfois ses idées, il n'y avait pas de raison qu'il ne brise pas de même "cette chose-là". Mais "cette chose-là" était incolore, innommable, il ne savait pas ce que c'était. Et peut-être le temps n'a-t-il de pouvoir que sur ce que l'on connaît.

Chapitre II

Il travaillait à la rubrique des Affaires étrangères et il avait passé toute la matinée au journal. Le monde était plein d'événements sanglants, absurdes qui éveillaient chez ses confrères une horreur satisfaite qui l'exaspérait. Jadis, trois mois avant, il aurait aimé s'exclamer avec eux, s'indigner mais là, il ne pouvait pas. Il se sentait même légèrement vexé qu'on essayât ainsi, au Moyen-Orient, aux U.S.A. ou ailleurs de le distraire de son vrai drame: lui.

La terre bougeait dans le chaos, et qui aurait eu l'envie, ou le temps, de se pencher sur ses petits problèmes? Et pourtant combien d'heures avait-il passées lui-même à écouter des discours désespérés, des aveux d'échec, combien de faux sauvetages n'avait-il effectués? Non. Les gens marchaient autour de lui, les yeux brillants d'excitation et il était seul, aussi dépourvu de conviction tout à coup qu'un chien égaré, aussi égoïste que certains vieillards, aussi nul. Il décida brusquement d'aller

voir Jean, à l'étage au-dessus, et de lui parler. Jean était le seul homme assez détaché, assez sensible aussi à une certaine proximité du malheur, qu'il connût à ce moment-là.

A trente-cinq ans, il était encore beau. Cet "encore" tenait au fait qu'il avait été d'une rare beauté à vingt ans, beauté dont il n'avait jamais eu conscience d'ailleurs mais dont il s'était joyeusement servi et qui avait indistinctement fait envie longtemps aux femmes comme aux hommes - ces derniers en vain. Quinze ans plus tard, il était plus maigre, plus mâle, mais avec quelque chose encore dans sa démarche, ses gestes, de l'adolescent triomphant qu'il avait été. Et Jean qui l'avait follement aimé, en ce temps-là, sans le lui dire et sans d'ailleurs se le dire à lui-même, eut un petit choc au cœur en le voyant entrer. Cette maigreur, ces yeux bleus, ces cheveux noirs un peu longs, cette nervosité... Il devenait d'ailleurs de plus en plus nerveux, il fallait que lui, Jean, s'en occupe. Mais il ne pouvait s'y résoudre: Gilles avait été si longtemps pour lui le symbole du bonheur, de l'insouciance, qu'il répugnait à lui parler, comme on répugne à s'attaquer à une image. Et si l'image s'effritait... si lui, Jean, depuis toujours rond, chauve et déchiré par la vie, découvrait qu'il n'y a pas d'homme "forcément" heureux? Il n'en était plus à une illusion perdue mais celle-ci lui paraissait par sa naïveté même une des plus dures à perdre. Il poussa une chaise vers Gilles qui s'assit précautionneusement car la pièce était littéralement pleine de dossiers en vrac, sur les bureaux, par terre, sur la cheminée et il lui tendit une cigarette. La fenêtre ouvrait sur une vue de toits gris, bleus, un univers de gouttières, d'antennes de télévision qui avait longtemps ravi Gilles. Mais il ne les regarda pas.

- Alors? dit Jean. C'est bien, tout ça, hein?

- Tu parles de l'assassinat? Oui, on peut dire que c'est du joli.

Puis il se tut, baissa les yeux. Une minute passa et Jean, dans un dernier effort, rangea quelques dossiers en sifflotant comme si un silence d'une minute eût été normal entre eux. Enfin, il se résigna; une grande bonté montait en lui: il se rappelait la chaleur de Gilles, sa gentillesse, son attention quand sa propre femme l'avait quitté, il se trouvait brusquement affreusement égoïste. Cela faisait deux mois qu'il sentait Gilles malheureux, deux mois qu'il évitait de lui en parler. C'était beaucoup trop pour un ami. Néanmoins puisque Gilles lui laissait, ou plutôt lui imposait l'attaque, il ne put se retenir d'organiser une légère mise en scène. On en est tous là après trente ans: tout événement, qu'il soit d'ordre mondial ou affectif, exige presque un certain sens du théâtre pour qu'on puisse en profiter vraiment ou en être vraiment atteint. Donc

Jean écrasa sa cigarette à demi consumée dans le cendrier, s'assit et croisa les mains. Il fixa Gilles une seconde, toussa et dit sobrement:

- Alors?

- Alors quoi? dit Gilles. Finalement, il avait envie de partir tout en sachant qu'il ne partirait pas, qu'il avait tout fait pour acculer Jean à son questionnaire. Et pire, il en ressentait déjà un soulagement.

- Alors, ça ne va pas, n'est-ce pas?

- Non.

- Depuis un mois ou deux, hein?

- Trois.

Jean avait donné ce délai un peu au hasard pour montrer à Gilles qu'il lui prêtait attention et que s'il ne lui en avait pas parlé plus tôt ce n'était que par pudeur. Mais Gilles pensa aussitôt: "Voilà, il fait le perspicace, le malin, et en plus il se trompe d'un mois". Il reprit:

- Cela fait trois mois que je... que je vis mal.

- Raisons précises? demanda Jean en rallumant une cigarette d'un geste bref.

Un instant Gilles le haït: qu'il quitte ce ton d'officier de police, ce ton de type expert qui ne s'attendrit pas, qu'il cesse cette comédie. Mais à la fois il fallait qu'il parle, un courant tiède, facile, irrésistible le traînait vers les confidences.

- Aucune.

- C'est plus grave, dit Jean.

- Ça peut dépendre, dit Gilles.

L'agressivité de sa voix arracha Jean à son rôle de psychiatre. Il se leva, fit le tour de la table et mit la main sur l'épaule de Gilles en marmonnant "mon pauvre vieux, va", ce qui, comble de l'horreur, fit monter des larmes aux yeux de Gilles. Décidément, il n'en pouvait plus. Il tendit la main vers le bureau, attrapa un crayon Bic et se mit à faire rentrer et sortir la mine avec le plus grand intérêt.

- Qu'est-ce qui ne va pas, mon petit? demanda Jean. Tu es sûr que tu n'es pas malade?

- Rien. Je n'ai rien. Je n'ai plus envie de rien, c'est tout. C'est une maladie à la mode, non?

Il tenta un bref ricanement. En fait, que ce fût aussi fréquent et pratiquement homologué parmi les médecins de tous bords ne le rassurait pas. Cela l'eût plutôt vexé. Il aurait pu au moins, faute de

mieux, se sentir un cas.

- Voilà, reprit-il avec effort. Je n'ai plus envie de travailler, je n'ai plus envie de faire l'amour, je n'ai plus envie de bouger. Ma seule envie, c'est de passer mes journées, seul dans mon lit, les draps sur ma tête. Je...

- Tu as essayé?

- Bien sûr. Mais pas longtemps. J'avais envie de me tuer, le soir à neuf heures. Le lit me semblait sale, ma propre odeur m'exaspérait et je détestais ma marque de cigarettes. Tu trouves ça normal?

Jean grogna, plus choqué par ces détails de misère mentale qu'il ne l'eût été par des détails obscènes et fit un dernier effort vers une explication logique:

- Et Eloïse?

- Eloïse? Elle me supporte. Elle n'a jamais eu grand-chose à me dire, tu sais. Elle m'aime bien. De plus, je suis impuissant. Pas seulement avec elle, non, en général. Enfin, presque. De toute façon, même si j'y arrive, ça m'ennuie. Alors...

- Ça, ce n'est pas grave, dit Jean. Ça s'arrange.

Il essayait de rire, de ramener l'affaire à une histoire de petit coq blessé dans son amour-propre.

- Tu devrais voir un bon médecin, prendre des vitamines, de l'air et dans quinze jours, tu recommenceras à courir le guilledou.

Gilles leva les yeux. Il était hors de lui:

- Mais ne ramène pas tout à ça. Je m'en fiche, tu comprends, je m'en fiche. Je n'ai envie de rien, tu comprends: pas seulement des femmes. Je n'ai pas envie d'exister. Tu connais des vitamines pour ça?

Il y eut un silence.

- Un scotch? dit Jean.

Il ouvrit un tiroir, sortit une bouteille, l'offrit à Gilles qui en but une gorgée, machinalement. Il frissonna, secoua la tête:

- Cela non plus ne me sert plus de rien. Sauf à dormir, à m'abrutir à mort. L'alcool n'est plus gai. Et de toute manière ce ne serait pas une vraie solution, si?

Jean prit la bouteille à son tour, en but une grande gorgée:

- Viens, dit-il, on va se balader.

Ils sortirent. Paris était ravissant, bleu à pleurer en ce début de printemps. Et les rues étaient les mêmes, avec les mêmes bistrots: le Sloop où ils allaient boire en chœur, en cas de grand événement, le

tabac où Gilles allait donner des coups de téléphone en cachette à Maria, du temps qu'il l'aimait. Mon Dieu, il se rappelait ses tremblements d'alors, cette chaleur dans la cabine, la façon dont il relisait sans les comprendre les graffiti du mur tandis que le téléphone sonnait, sonnait et ne répondait pas. Comme il souffrait, comme il prenait l'air dégagé devant la patronne en lui demandant un verre, après, qu'il avalait d'un coup, le cœur convulsé de peine, de rage, comme il vivait ! Et cette période atroce où sa vie était subordonnée à quelqu'un et par ce quelqu'un piétinée, lui apparaissait presque enviable comparée à maintenant. Il était blessé mais du moins cette blessure avait-elle un visage.

- Et si l'on partait? dit Jean. On se trouverait bien un reportage à faire quelque part, quinze jours?

- Je n'en ai pas envie, dit Gilles. L'idée d'un avion à heure fixe, d'hôtels inconnus, de gens à voir... non, je ne peux pas... Et les bagages... ah non.

Jean lui lança un regard oblique, se demandant une seconde s'il n'exagérait pas. Gilles aimait assez les comédies dans le temps, d'autant plus que chacun s'y prêtait. Mais là, il avait un visage de peur, de dégoût qui convainquit Jean.

- Et si on passait une soirée avec deux filles, comme dans le vieux temps, toi et moi? Comme si on était deux paysans qui s'encanaillent... Non, c'est idiot... Et ton livre? Ton reportage sur l'Amérique?

- Il y en a eu cinquante déjà, et meilleurs. Et me crois-tu capable d'écrire deux lignes intéressantes alors que je ne m'intéresse à rien?

L'idée de ce livre l'achevait. C'était vrai qu'il avait voulu écrire un reportage sur les U.S.A. qu'il connaissait bien, c'était vrai qu'il en avait rêvé, qu'il avait même fait un plan. Et vrai aussi qu'il eût été à présent incapable d'en écrire une ligne ni de développer une idée à ce sujet. Mais qu'est-ce qui lui arrivait à la fin? De quoi le punissait-on? Et qui? Il avait toujours été fraternel avec ses amis et plutôt tendre avec les femmes. Il n'avait jamais délibérément fait de mal à qui que ce soit. Pourquoi recevait-il sa vie à la tête, à trente-cinq ans, comme un boomerang empoisonné?

- Je vais te dire ce que tu as, dit la voix de Jean près de lui, une voix apaisante, insupportable. Tu es fatigué, tu...

- Tu ne vas pas me dire ce que j'ai ! hurla Gilles brusquement au milieu de la rue, tu ne vas pas me le dire parce que tu ne le sais pas ! Parce que "moi", je ne le sais pas ! Et de plus, ajouta-t-il avec une parfaite

mauvaise foi, je veux que tu me fiches la paix !...

Les gens les regardaient et il rougit soudain, tendit la main vers le revers de la veste de Jean comme pour ajouter quelque chose puis se détourna et partit très vite, vers les quais, sans dire "au revoir".

Chapitre III

Éloïse l'attendait, Éloïse l'attendait toujours. Elle était mannequin dans une maison de couture, ne réussissait pas trop bien et s'était avec enthousiasme installée chez lui deux ans auparavant, un soir que le souvenir de Maria le faisait trop souffrir et qu'il ne supportait plus la solitude. Elle était brune ou blonde ou rousse selon les trimestres, pour des raisons de photogénie qu'il avait renoncé à élucider, avec des yeux bleus fort beaux, un joli corps et une bonne humeur inaltérable. Ils s'étaient très bien entendus sur un certain plan, longtemps, mais à présent, il se demandait avec angoisse que lui dire, comment passer la soirée avec elle. Il pouvait toujours prétexter un dîner dehors et sortir sans elle, elle ne s'en formaliserait pas, mais il n'avait pas envie de ré-affronter la rue, la nuit, Paris, il avait envie de se terrer et d'être seul.

Il habitait un petit appartement de trois pièces, rue Monsieur-le-Prince, qu'il n'avait jamais fini d'aménager. Il y avait au départ, avec enthousiasme, accroché des étagères, installé une chaîne de stéréophonie, une bibliothèque, la télévision, bref des dizaines de gadgets qui sont censés vous rendre la vie agréable et enrichissante. Objets qu'il regardait avec ennui aujourd'hui, incapable même de prendre un livre, lui qui s'était nourri de littérature des journées durant. Éloïse regardait la télévision quand il entra, un journal à la main, afin de ne pas manquer surtout une de ces admirables émissions, et elle se leva d'un bond pour l'embrasser, l'air joyeux: un bond qui lui parut à lui exagéré et ridicule, très "la vraie petite femme". Il alla vers le bar, ou plus exactement la table roulante qui en tenait lieu et se servit un whisky sans en avoir envie. Puis il alla s'asseoir dans le fauteuil jumeau de celui d'Éloïse et fixa à son tour d'un air intéressé le petit écran. Éloïse s'arracha une seconde à sa contemplation et tourna la tête vers lui:

- Bonne journée?

- Très. Et toi?

- Moi aussi.

Soulagée, semblait-il, elle se rabattit sur le poste. De jeunes inconnus essayaient de former un mot avec des lettres en bois que la meneuse de jeu, un doux sourire aux lèvres, leur offrait en pagaille. Gilles alluma une

cigarette, ferma les yeux.

- Pardon?

- Je crois que c'est "pharmacie" le mot qu'ils cherchent.

- C'est bien possible, dit-il.

Il referma les yeux. Puis il essaya de boire une gorgée de son verre. Il était déjà tiède. Il le reposa sur la moquette.

- Nicolas a téléphoné, il demande si on veut le rejoindre au Club, ce soir. Qu'est-ce que tu en penses?

- On verra, dit-il, je viens de rentrer.

- Sinon, il y a du veau froid dans le frigidaire. Et le feuilleton à la télé.

"Parfait, pensa-t-il. Joli choix. Ou je dîne avec Nicolas qui m'expliquera une fois de plus que si le cinéma n'était pas pourri, il aurait depuis longtemps fait son chef-d'œuvre. Ou bien je regarde une ânerie dans mon fauteuil en mangeant du veau froid. Quelle horreur !" Mais enfin, dans le temps, il sortait, il avait des amis, il s'amusait, il rencontrait des gens nouveaux, chaque nuit était une fête !... Où étaient ses amis? Il savait bien où ils étaient et qu'il n'avait qu'à tendre la main vers le téléphone. Eux s'étaient lassés de le faire sans résultat depuis trois mois, c'était tout. Mais il avait beau chercher un nom, un visage qu'il eût aimé voir, il n'en trouvait pas. Seule, cette loque de Nicolas s'accrochait. Et pour cause: il ne devait pas avoir de quoi payer ses verres. Le téléphone sonna et il ne bougea pas. Il y avait eu un temps où il bondissait vers le téléphone: c'était l'amour ou la fortune ou l'aventure qui l'appelait, il en était sûr. Mais maintenant c'était Eloïse qui décrochait. Elle cria de la chambre:

- C'est pour toi. C'est Jean.

Il hésita une seconde. Que lui dire?

Puis il pensa qu'il avait été grossier le matin et qu'il était stupide et honteux d'être grossier. Après tout, c'était lui qui était allé embêter ce pauvre Jean avec ses ennuis et lui qui l'avait plaqué au milieu de la chaussée. Il prit l'appareil:

- C'est toi, Gilles? Ça va?

- Oui, dit-il.

La voix de Jean était chaleureuse, inquiète, une vraie voix d'ami. Gilles s'émut.

- Je suis désolé pour ce matin, commença-t-il. Je...

- On en parlera demain sérieusement, dit Jean. Que fais-tu ce soir?

C'était un véritable appel au secours, à peine déguisé et il y eut un léger silence. Jean reprit doucement:

- Tu devrais sortir, tu sais; il y a la première de Bobino si tu veux, j'ai des places, je...

- Merci, dit Gilles. Je n'ai pas très envie de sortir. Demain on fera une nouba effrénée, si tu veux.

Il ne le pensait pas et Jean le savait. Mais Jean était en retard, il devait encore se changer, ressortir, cette fausse promesse l'arrangeait bien. Il acquiesça, dit quand même "au revoir, mon petit" d'une voix plus tendre que d'habitude et il raccrocha. Gilles se sentit un peu plus seul. Il rentra dans le studio, se rassit. Éloïse était toujours fascinée par la télévision. Il s'énerva brusquement:

- Comment peux-tu regarder ça?

Elle n'eut même pas l'air surpris, elle tourna vers lui un visage éteint, doux, résigné:

- Je pensais que ça t'éviterait de me parler. Il fut si étonné une seconde qu'il ne répondit pas. En même temps l'humilité de la phrase le remplissait d'une sourde horreur trop bien connue: celle de faire souffrir. Et il se sentait démasqué.

- Pourquoi dis-tu ça? Elle haussa les épaules.

- Comme ça. Je crois... j'ai l'impression que tu as envie d'être seul, qu'on ne s'occupe pas de toi. Alors, je regarde la télévision.

Elle le regardait d'un air implorant, elle eût voulu qu'il lui dise "mais si, occupe-toi de moi, au contraire, parle-moi, j'ai besoin de toi", et il en eut un instant la tentation, pour lui faire plaisir. Mais c'eût été un mensonge, un de plus, et il n'en avait même pas le droit.

- Je ne vais pas très bien en ce moment, dit-il d'une voix faible. Ne m'en veux pas. Je ne sais pas ce que j'ai.

- Je ne t'en veux pas, dit-elle, je sais ce que c'est. A vingt-deux ans, j'ai eu la même chose. Une dépression. Je pleurais tout le temps. Ma mère était folle.

Ça devait arriver: la comparaison ! Éloïse avait tout eu, toujours.

- Et comment ça s'est arrangé?

Il avait une voix ironique, mauvaise. En fait, il ne parvenait pas à comparer "sa" maladie à celle d'Éloïse. C'était presque insultant pour lui-même.

Elle ne riait même pas. Il la regardait avec une sorte de haine:

- C'est dommage que tu aies oublié leur nom. Tu peux peut-être

téléphoner à ta mère pour le lui demander.

Elle se leva, vint à lui, prit sa tête dans ses mains. Il regardait fixement ce beau visage tranquille, cette bouche tant embrassée, ces yeux bleus et pitoyables:

- Gilles... Gilles... Je sais que je ne suis pas très maligne et que je ne peux pas grand-chose pour toi. Mais je t'aime, Gilles, mon chéri...

Elle pleurait à présent, appuyée à sa veste et, en même temps que de la pitié, il ressentait un immense ennui.

- Ne pleure pas, disait-il, ne pleure pas, ça va s'arranger tout ça... Je suis claqué, je vais aller voir un médecin demain.

Et comme elle pleurait de plus en plus doucement, comme une enfant effrayée, il lui jura d'aller voir un docteur le lendemain, mangea son veau froid en souriant, et essaya de lui parler un peu. Puis il l'embrassa tendrement sur la joue et se retourna sur le côté, dans leur lit, en espérant que l'aube ne se lèverait pas.

Chapitre IV

Le médecin était intelligent et cela n'arrangeait rien. Au contraire. Il avait ausculté les poumons de Gilles, écouté son cœur, posé des questions banales avec l'air excédé de l'homme qui ne s'illusionne pas sur ses propres manigances. A présent, Gilles était assis en face de lui, dans un grand fauteuil Louis XIII et il le regardait fixement, avec le vague espoir que cette assurance, cette résolution ne cachât pas une totale impuissance à le guérir. "Après tout il a arboré une tête décidée de médecin, comme il y a des têtes convaincues d'avocat, comme je dois avoir de temps en temps une tête intéressée et compréhensive de journaliste". Mais il ne pouvait empêcher l'espoir de se lever en lui. Et s'il y avait une petite pilule quelque part qui guérisse du mal de vivre? Pourquoi pas? Et s'il lui manquait seulement un peu de calcium ou de fer ou de Dieu sait quoi pour être heureux? Ces choses-là existaient, après tout ! On veut toujours faire les malins avec sa tête, sa volonté, sa liberté et puis l'on se retrouve enchaîné parce qu'il vous manque des vitamines B. Voilà. C'était cela qu'il fallait se dire. Cela qu'il fallait admettre. Un corps n'est qu'une usine délicate et...

- Bref, vous ne vous sentez pas bien, dit le docteur. Et je ne vous cacherai pas que je n'y peux pas grand-chose.

Gilles se sentait furieux, humilié. Il s'était moralement mis sous la protection de cet homme durant une heure, il lui avait fait confiance et

ce charlatan lui déclarait froidement qu'il ne fallait pas compter sur lui. Mais il était médecin, après tout, c'était son métier. Il "devait" faire quelque chose. Et si les garagistes ne comprenaient plus rien aux voitures et si...

- Vous vous portez très bien physiquement. Enfin, apparemment. Je peux faire des analyses, si vous voulez. Ou vous donner des médicaments pour votre tonus. Une ampoule avant chaque repas, que vous prendrez une fois sur cinq...

Il ricanait presque et Gilles le détesta. Il cherchait un père affectueux, on lui offrait un blasé scientifique.

- Si vous pensez que ça peut m'aider, je suis tout à fait capable de prendre un médicament deux fois par jour, dit-il sèchement.

Le médecin se mit à rire:

- Et lequel? Vous souffrez de cette atonie généralisée qu'on appelle dépression. C'est mental, c'est sexuel, etc., comme vous me l'avez dit. Je peux vous envoyer à un psychiatre, si vous voulez. Quelquefois ça marche. Quelquefois pas. Il y a le Dr Giraut qui est très bien...

Gilles fit un geste de la main qui excluait ce projet.

- Je peux vous dire de voyager, de vous reposer ou de vous exténuer. Je ne suis pas un bon médecin en cela, je vous l'avoue. Je ne sais pas affirmer ce que j'ignore. Je ne peux rien vous conseiller que d'attendre.

Là-dessus, il appela une secrétaire, dicta une ordonnance bénigne et compliquée à la fois comme pour faire un cadeau à Gilles. A la réflexion, il avait une bonne tête, intelligente et lasse. Il signa le papier, le tendit à Gilles.

- Vous pouvez toujours essayer. De toute façon, cela rassurera votre femme, si vous en avez une.

Gilles se leva, hésita. Il avait envie de dire: "Mais alors, qu'est-ce que je dois faire?" Il se rendait si rarement chez un médecin que l'abandon de celui-ci le stupéfiait.

- Je vous remercie, dit-il. Je sais que vous êtes très occupé et que c'est Jean qui...

- Jean est un de mes meilleurs amis, dit l'autre. De toute façon, mon vieux, des hommes comme vous, j'en vois quinze par semaine; ça s'arrange, généralement. C'est l'époque, comme on dit.

Il tapota le dos de Gilles et le mit à la porte. A 5 heures de l'après-midi, il se retrouva sur le trottoir, étourdi comme un homme à qui l'on vient d'annoncer sa mort prochaine, et furieux. Bien sûr, Jean lui avait dit: "Va

chez ce docteur, lui au moins ne te racontera pas d'histoires". Mais est-ce qu'on avait le droit, en exerçant ce métier, de ne pas raconter d'histoires? Il eût préféré un menteur prophétique ou un sot à médicaments, il s'en rendait compte. Il était arrivé si bas qu'il préférait qu'on le trompe, qu'on lui mente, n'importe quoi du moment que ça le réconforte. Voilà où il en était: et son dégoût de lui-même s'en augmentait.

Que faire? Il pouvait repasser au journal évidemment, bien qu'il ait pour une fois une bonne raison de "manquer". "J'étais chez le médecin, monsieur". Cette attitude infantile, cette manie de s'excuser, de mentir, cette façon de considérer les autres adultes comme des surveillants faciles à blouser, oui, cette mentalité qui était la sienne le déprimait de plus en plus. Et son travail, ce travail qui l'avait passionné et qu'il se sentait incapable, même, de mal faire. Jean faisait tout pour lui, actuellement et cela finirait par se savoir. On le jetterait dehors, on le chasserait de ce journal qu'il avait aimé, dans lequel il avait eu tant de mal à se faire une place, il se retrouverait scribouillard dans une feuille à scandales et il ne l'aurait pas volé. C'était inéluctable. Il finirait parmi cette canaille avide qui remplit certains journaux, il s'enivrerait sans cesse, il pleurerait sur lui le soir dans les boîtes de nuit. Voilà.

Eh bien, tant qu'à s'encanailler, autant s'encanailler tout de suite. Gilda devait être chez elle, Gilda aurait une idée, Gilda était toujours là, prête pour le plaisir des autres ou le sien, ou les deux ensemble. Elle était entretenue depuis des années par un doux Brésilien que son cynisme fascinait et elle ne sortait pratiquement jamais de son rez-de-chaussée de Passy, confinée dans le plaisir comme d'autres dans l'opium. A quarante-huit ans elle était superbe de corps avec une tête de lionne à peine marquée et des colères abominables. Jean disait d'elle qu'elle était un des derniers personnages de Barbey d'Aurevilly et Gilles aurait pu le croire s'il n'avait pas été meilleur connaisseur en femmes et s'il n'avait pas deviné parfois derrière le mufle triomphant une comédie un peu facile et un peu livresque. Quoi qu'il en soit, Gilda était bonne fille et elle l'aimait bien. Il héla un taxi car depuis deux mois déjà, l'idée de conduire sa Simca dans Paris lui semblait une épreuve insurmontable et il donna l'adresse de Gilda.

Elle était seule pour une fois, dans une de ces robes d'intérieur chamarrées qui étaient sa spécialité et elle accueillit Gilles avec mille tendresses et mille reproches. Il s'assit au bord du lit et l'écouta. Il lui avait manqué. Elle revenait des Bahamas. Elle détestait les pays chauds, presque autant que la neige. Elle avait un nouvel amant de dix-neuf ans avec qui elle jouait Chéri. Mais la sœur lui plaisait bien aussi. Voulait-il un

whisky ou un dry? Avant, il prenait toujours des dry. De son temps, à elle. Combien de jours cela avait-il duré, au fait? Elle avait bien failli l'aimer. Pour de bon. Au bout de dix minutes, elle s'arrêta, le considéra gravement:

- Toi, tu me couves quelque chose !

Ils éclatèrent de rire. Ils avaient longtemps usé de cette expression: toi, tu me fais une grippe. Agacé au début, Gilles se détendait, allongeait ses jambes, jetait un coup d'œil affectueux et lointain d'ex-locataire sur les objets baroques de la pièce.

- Je viens de voir un médecin, dit-il.

- Toi? Qu'est-ce que tu as? C'est vrai que tu as maigri. Tu n'as pas attrapé un...

Le mot flotta entre eux et Gilles pensa avec ironie que c'était bien le seul mot qui provoquât encore la pudeur de Gilda.

- Non, je n'ai pas de cancer. Je n'ai rien. J'ai le cafard !

- Ah bon, dit-elle, tu m'as fait peur. Il y a longtemps?

- Euh... à peu près trois mois... Je ne sais pas.

- Ça, dit-elle brusquement docte, ce n'est pas le cafard. C'est une dépression. Tu te rappelles dans quel état j'étais en soixante-deux...

L'ennuyeux avec cette maladie c'est qu'il semblait bien, premièrement que tout le monde l'ait eue et deuxièmement que tout le monde la trouvât passionnante à raconter. Gilles écouta donc le récit de la dépression de Gilda qui s'était terminée miraculeusement un beau matin à Capri, semblait-il, et chercha vaguement un point commun avec ce qu'il ressentait, lui. En vain.

- Je sais à quoi tu penses, dit brusquement Gilda. Tu penses que toi, ce n'est pas pareil. Seulement tu te trompes. C'est pareil. Tu te réveilleras un beau matin gai comme un pinson, comme avant, ou tu te tireras une balle dans la tête. Tu es plus intelligent que moi, d'accord, mais ça te sert à quoi, en ce moment, d'être intelligent, hein?

Elle lui parlait tendrement, la main sur son genou, son beau corps incliné vers lui et il s'étonnait de ne pas la désirer. Il avait toujours eu envie d'elle chaque fois qu'il la voyait. Il fit un geste vers le déshabillé, mais elle arrêta sa main au passage.

Non, dit-elle. Je vois bien que tu n'en as pas envie.

Alors, il posa la tête sur l'épaule offerte et s'allongea contre elle, tout habillé, sans bouger. Elle lui caressait les cheveux sans rien dire. Il était dans le noir, le nez dans la soie, il avait du mal à respirer, il se sentait

mal et incapable de bouger. Elle finit par le secouer et il grogna un peu:

- Ecoute, Gilles, Arnaut va arriver. Il faut que je m'habille, il veut m'emmener dans je ne sais quelle boîte de nuit horrible. Mais je te laisse la maison. Et si tu veux, je t'envoie Véronique. C'est une Indienne superbe, et une des femmes les plus douées que je connaisse. Ça te distraira un peu. Tu es toujours avec ton Éloïse?

Elle avait pris instantanément ce ton de dédain des femmes qui désapprouvent chez leurs ex-amants toute liaison un peu longue. Il hocha la tête.

- Alors, c'est oui?

Il n'avait qu'une idée, c'était de ne pas bouger. De ne pas se rejeter dans Paris, à la recherche d'un taxi, à 7 heures du soir, au milieu d'une foule pressée.

- C'est oui, dit-il.

Il la regarda avec un réel plaisir se maquiller encore un peu plus, se changer, téléphoner. Il serra même affectueusement la main du jeune Arnaut qui était le minet parfait. Non sans condescendance.

Dans cet appartement oublié, attendant une inconnue, il se sentait un peu un héros de roman policier et s'en amusait. Puis, après leur départ, il s'allongea dans le canapé du salon, dans une robe de chambre d'homme miraculeusement abandonnée par quelqu'un, alluma une cigarette, prit une revue, installa un verre près de lui, à ses pieds, dut se lever pour chercher un cendrier, dut se lever pour baisser le pick-up et la musique douce installée pas assez doucement par Gilda, dut se relever pour ouvrir la fenêtre car il étouffait, dut se lever pour la refermer car il avait froid, dut se relever pour prendre ses cigarettes oubliées dans la chambre de Gilda, dut se lever pour mettre un glaçon dans son whisky chaud, dut se lever pour changer le disque au bout de trois fois consécutives, dut se lever pour répondre au téléphone, une seule fois, dut se lever pour changer de revue. C'est dans un état d'exaspération totale contre lui-même qu'il entendit sonner à la porte, au bout d'une heure, et qu'il ne se leva pas.

Chapitre V

Il marchait dans les rues, à présent, se dirigeant vers sa maison, mais faisant des crochets énormes, incapable de s'arrêter, incapable de rentrer. Il avait un grand vide bruissant dans la tête, il lui semblait que

tout le monde le dévisageait, que tout le monde le trouvait laid, minable comme il se trouvait lui-même, il lui semblait tantôt qu'il n'avançait pas, tantôt qu'il avait traversé toute une place sans s'en rendre compte. Un moment, il se retrouva aux Tuileries, pensa à Drieu la Rochelle, à sa fausse dernière promenade, là, et ricana presque: lui-même n'aurait jamais le courage ou l'envie de se tuer. Même pas. C'était un désespoir qui pouvait supporter tous les qualificatifs hormis ceux de courageux ou de romantique. Il aurait presque aimé avoir envie de se tuer, en vérité. Il aurait aimé n'importe quoi d'extrême.

"Mais peut-être finirai-je quand même par-là, se disait-il, comme pour se rassurer, sûrement si ça dure, je ne pourrai pas le supporter... Il faudra bien que "je"fasse quelque chose"... Et il pensait à ce "je" avec un mélange d'espoir et de crainte comme à un étranger doué de la possibilité d'agir à sa place. Mais plus tard: car il n'y avait rien en lui à ce moment-là, personne, qui fût capable de saisir un revolver et de s'en tirer un coup dans la bouche ou de projeter son corps dans la Seine vert sombre, en bas. Il ne pouvait pas plus imaginer sa mort que sa vie et cela le laissait simplement là, respirant, existant, souffrant. l frissonna brusquement et décida d'aller s'enivrer au Club. Ce n'était pas une solution bien brillante mais il n'en pouvait plus, à marcher ainsi avec les mains glacées dans les poches de son imperméable et ces fils nerveux, électriques qui reliaient ses mains à son épaule, son cœur, ses poumons. Il allait s'enivrer à mort et quelqu'un le ramènerait. Au moins, il dormirait. Et Éloïse le borderait.

Il entra au Club, salua le barman, donna une bourrade à Joël, échangea une plaisanterie avec Pierre, un signe de main avec André, Bill, Zoé, bref, fit ce qu'il devait faire selon les convenances et, malgré les appels divers, s'assit seul au bar. Il but un scotch, un autre avec l'impression de boire de l'eau. C'est à ce moment-là que Thomas arriva, visiblement saoul, lui, le bienheureux, et qu'il s'installa près de lui. Ils étaient ennemis intimes au journal depuis quatre ans pour une sombre histoire de fille et de reportage mélangés dont Gilles ne se rappelait plus le détail. Il savait juste qu'ils étaient brouillés. Thomas était petit, maigre et pointu, avec une voix aiguë qui exaspérait Gilles.

- Tiens, voici le beau Gilles, cria-t-il, et comme il lui parlait dans la figure, son haleine fit reculer Gilles machinalement d'un pas. Il ne lui manquait plus que ça, décidément, pour clore la soirée. - Pourquoi tu recules? Je te plais pas? Dis-le, si je te plais pas.

Pierre faisait des signes de loin. Il s'occupait du Club, le soir, et il montrait par gestes à Gilles que l'autre était saoul, ce qui était, au

demeurant, plus qu'évident. Thomas insistait.

- Alors, le beau Gilles? Tu me réponds?

Et tout à coup, d'un geste dont on ne pouvait savoir s'il était volontaire ou pas, il renversa son verre sur la chemise de Gilles. Le verre s'écrasa par terre et tout le monde s'arrêta de parler.

Et quelque chose en même temps se brisa en Gilles. Sa volonté de bonheur, son respect des gens, sa maîtrise de soi; il lui sembla qu'enfin tout craquait, tout disparaissait dans l'élan de sa colère et il se retrouva en train de frapper Thomas - déjà à terre, le pauvre, dès le premier coup de poing -, il se retrouva à genoux, boxant ce visage pointu, boxant la vie, sa déception de la vie, boxant lui-même, tandis que des mains violentes le prenaient aux épaules, qu'on le tirait en arrière et qu'il continuait à se battre quand même, en sanglotant presque, jusqu'à ce que le mot de "chien enragé" lui parvienne aux oreilles en même temps qu'un bon coup de poing sur la bouche. Il y eut un silence lorsqu'il cessa de se débattre, il vit autour de lui dix visages incompréhensifs, scandalisés, il vit par terre le petit Thomas qui se relevait à quatre pattes et il sentit sur sa lèvre le mélange salé des larmes et du sang. Il sortit à reculons et personne ne lui dit un mot. Même Pierre avec qui il s'était enivré toute sa jeunesse. C'était même Pierre qui l'avait frappé, à la réflexion, et il avait bien fait. C'était son boulot, après tout. Chacun doit gagner sa vie.

Il y avait des bruits de voix chez lui et il resta étonné une seconde sur le seuil. Il était près de minuit. Il sortit son mouchoir de sa poche et essuya le sang séché sur sa bouche: il ne tenait pas à faire une entrée à la Frankenstein. Autrefois, il n'y eût pas résisté mais ces petites comédies qui l'amusaient tant avaient perdu tout leur sel. Jean était dans le salon avec Marthe, son amie, une grosse fille brune, sotte et tendre et Éloïse regardait par la fenêtre. Elle sursauta quand il entra, Jean tourna vers lui un visage volontairement tranquille et Marthe poussa un cri:

- Mon Dieu ! Gilles... Qu'est-ce que vous vous êtes fait?

"Le vrai conseil de famille, pensa-t-il. Les bons, les vrais amis s'inquiètent enfin en même temps que la fidèle compagne... De plus, comble de chance, le héros revient blessé". Déjà, Éloïse volait vers la salle de bains à la recherche de coton hydrophile. Il se laissa choir dans un fauteuil, sourit:

- Je me suis battu, bêtement comme chaque fois qu'on se bat. Tu sais avec qui, Jean? Avec Thomas.

Jean eut le bon rire incrédule de l'homme qui va à la boxe tous les lundis.

- Non, dit Gilles. C'est Pierre en nous séparant.

Il avait horreur tout à coup de cette dispute minable, de son acharnement, de ce goût de frapper qui l'avait envahi tout à l'heure. "Il suffit que je sois odieux pour moi-même, si je le deviens aussi pour les autres"... II leva la main:

- N'en parlons plus. Demain, on me traitera de brute au journal, après-demain on aura oublié. Je dois à quoi la joie de vous voir?

Il posait cette question à Marthe qui lui sourit aimablement sans répondre. Jean avait dû lui dire: "Gilles ne tourne pas rond" et elle regardait avec intérêt cet homme qui ne tournait pas rond, situation visiblement inconcevable pour elle.

Déjà Éloïse revenait avec cet air précis, fermé des femmes qui jouent les infirmières et lui renversait la tête en arrière.

- Ne bouge pas. Ça va te piquer un peu et puis ce sera fini.

"La mère, à présent. Mon petit garçon a fait des bêtises. Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec leurs comédies ineptes? Tout à l'heure, c'était le sketch des copains mâles déçus: on ne tape pas sur un nabot. Maintenant le retour au foyer au sein d'un complot pour mon bien. Jean fait le viril dont le copain s'est battu - ah, ah, ah -, Éloïse fait la femme d'intérieur, Marthe ne fait rien, elle, mais c'est parce qu'elle ne sait rien faire. Autrement, elle tiendrait l'alcool à 90 et le tendrait à Éloïse, debout près de moi, elle aussi."

En effet, ça piquait beaucoup. Il grogna.

- Alors, dit Jean, que t'a raconté Daniel?

- Daniel?

- Le docteur.

- Tu ne l'as pas appelé? Il avait dit ça au hasard, méchamment, faisant allusion au comportement de Jean à son égard depuis toujours - comportement paternel, protecteur et légèrement abusif - et il se rendit compte, en le voyant rougir, qu'il avait fait mouche. Ainsi, Jean s'inquiétait vraiment. Et cela lui fit peur, brusquement, une peur animale, atroce: et s'il finissait à l'asile?

- Si, dit Jean avec l'air pieux de l'homme qui ne veut pas mentir - parce qu'il sait qu'il ne le peut plus -, si, je lui ai téléphoné.

- Tu étais inquiet?

- C'est parce qu'il t'a rassuré que tu es ici à minuit?

Jean s'énerva brusquement.

- Je suis ici parce qu'Éloïse te savait chez le docteur à 4 heures, qu'elle n'avait pas de nouvelles de toi, et qu'elle s'affolait. Je suis venu lui tenir compagnie et la rassurer. J'ai parlé avec Daniel: tu es nerveux, fatigué, déprimé comme les neuf dixièmes de la population parisienne. Ce n'est pas une raison pour laisser les gens s'inquiéter et te battre dans les bars avec Thomas ou un autre.

Il y eut un silence. Puis Gilles sourit:

- Oui, papa. Il ne t'a rien dit d'autre, ton camarade?

- Tu devrais changer d'air.

- Ah, ah... le journal va m'offrir une croisière aux Bahamas? Tu vas en parler au boss?

Il se sentait stupide, méchant, pas drôle et il ne pouvait pas s'arrêter.

- Il paraît que c'est très beau les Bahamas, dit d'un ton mondain Marthe, l'innocente, et Jean lui jeta un coup d'œil furieux qui déclencha une immense envie de rire chez Gilles.

Il se mordit les lèvres, ce qui lui fit très mal, mais il sentait le rire monter en lui, inexorable, comme tout à l'heure la violence. Il fit un effort désespéré, respira à fond, mais la phrase de Marthe lui courait dans la tête et lui semblait d'un comique irrésistible. Il toussa un peu, ferma les yeux et brusquement éclata de rire.

Il riait, il riait à perdre haleine. "Les Bahamas, les Bahamas", marmonnait-il entre deux quintes, comme pour s'excuser. Et s'il ouvrait les yeux, les trois visages consternés en face de lui redoublaient son rire. Sa petite blessure à la bouche s'était rouverte, il sentait un peu de sang couler sur son menton, et il se disait confusément qu'il devait avoir l'air d'un fou, ainsi, saignant et sanglotant de rire, à minuit, dans un fauteuil de velours côtelé. Tout était devenu miraculeusement absurde et désopilant... Et sa journée... Mon Dieu, l'après-midi qu'il avait passé... installé comme un pacha dans une robe de chambre inconnue à attendre une femme à qui il n'avait même pas ouvert... s'il pouvait seulement raconter cela à Jean... Mais il riait trop, il ne pouvait pas articuler un son... Il gémissait de rire. Loufoque, la vie était loufoque, pourquoi ne riaient-ils donc pas, en face?

- Arrête, disait Jean, arrête.

"Il va me gifler, c'est sûr, il croit que ça se fait dans ces cas-là. Tout le monde croit qu'il y a des choses à faire dans chaque occasion de la vie. Si on rit trop, on vous gifle, si on pleure trop, on vous endort, ou alors on vous envoie aux Bahamas."

Mais Jean ne le giflait pas. Il avait ouvert la fenêtre, les femmes s'étaient réfugiées dans la chambre, et son rire s'apaisait. Il ne savait même plus pourquoi il avait ri. Pas plus qu'il ne savait, à présent, pourquoi des larmes chaudes, douces, intarissables inondaient son visage sans répit, ni pourquoi la main de Jean lui tendant une pochette bleue à carreaux grenat tremblait de la sorte.

Deuxième partie. Limoges

Chapitre I

Il était allongé dans l'herbe, à plat ventre, surveillant le lever du soleil, plus loin, sur la colline. Il se réveillait toujours trop tôt, depuis qu'il était là, il dormait mal, aussi épuisé par le calme de la campagne qui l'avait été par la frénésie de Paris. Sa sœur, chez qui il vivait, le savait et s'en vexait obscurément. Elle n'avait jamais eu d'enfant et Gilles lui avait toujours tenu lieu de fils. N'avoir pas pu "le remettre sur pied", comme elle disait, en quinze jours lui paraissait une insulte directe au Limousin, au bon air et à la famille en général. Bien sûr, elle avait entendu parler de ces "dépressions nerveuses" dans les journaux mais cela lui paraissait plus près d'un caprice que d'une maladie. Partageant équitablement son temps depuis quarante ans entre ses parents, puis son mari et les soins de la maison, aussi dénuée d'imagination que remplie de bonté, Odile ne pouvait pas croire que le repos, les gros biftecks et la marche à pied ne puissent guérir tous les maux. Et Gilles continuait à maigrir, à se taire et à s'enfuir parfois de la pièce quand elle parlait par exemple avec Florent, son mari, des derniers événements. Et si, par hasard, elle mettait la télévision, un poste merveilleux avec deux chaînes, qu'ils venaient d'acheter, il s'enfermait dans sa chambre et ne réapparaissait que le lendemain. Il avait toujours été déroutant mais Paris l'avait vraiment complètement détraqué, cette fois-ci. Pauvre Gilles... Elle lui passait la main parfois dans les cheveux et curieusement il la laissait faire, s'asseyait même à ses pieds, souvent sans rien dire, lorsqu'elle tricotait, comme soulagé tout à coup par sa présence. Elle lui parlait de choses qui, elle le sentait confusément, ne l'intéressaient pas mais le calmaient, par leur pérennité même: les saisons, les récoltes, les voisins.

Il avait décidé de partir, le lendemain de cette pénible journée à Paris, et comme il était plutôt couvert de dettes, et que de surcroît, n'importe quel inconnu lui faisait peur, il s'était réfugié chez Odile, dans la maison

un peu croulante que leur avaient laissée leurs parents et où elle vivait depuis avec son notaire de mari, le doux Florent, aussi incapable semblait-il de faire une affaire qu'un enfant, vivant de quelques fermages et de quelques rentes une vie aussi peu actuelle que possible. Bien sûr, il le savait, il s'ennuierait mortellement mais du moins serait-il à l'abri de lui-même, de ces accès ridicules qui, il le sentait, seraient de plus en plus fréquents, s'il restait à Paris. Et du moins, s'il se roulait par terre, serait-ce devant les brebis du Limousin que cela gênerait moins que ses amis ou sa maîtresse. En plus, se retrouver près de sa sœur, quelqu'un de son sang, avec laquelle les relations allaient de soi, lui semblait une bénédiction. Toute affectivité, toute démonstration lui faisait horreur. Il n'aurait plus rien à se reprocher, vis-à-vis de personne.

Il avait laissé Éloïse dans l'appartement, Jean au journal, avec la ferme promesse de revenir guéri dans un mois. Il y avait quinze jours de ça et il se sentait parfaitement désespéré. La campagne était belle mais il le savait sans le ressentir, la maison était familière mais il s'y reconnaissait sans s'y faire, et chaque arbre, chaque mur, chaque couloir semblait lui dire: "Tu étais heureux ici avant, tu étais bien" tandis qu'il glissait de biais sur les allées ou dans les corridors comme un voleur. Un voleur volé de tout, même de son enfance.

Le soleil se levait à présent, il commençait à baigner la prairie et il retourna son visage dans l'herbe humide, une fois, deux fois, lentement, respirant l'odeur de la terre, essayant d'y retrouver d'une manière délibérée ce délicieux bonheur qu'il y prenait autrefois. Mais même ces plaisirs simples ne se commandaient pas et il se regardait avec dégoût faire ces gestes de comédien, de faux amoureux de la nature, comme un homme qui a eu une passion pour une femme et qui ne l'aimant plus se retrouve au lit avec elle, usant des mêmes mots et des mêmes gestes, mais le cœur sec, et consterné. Il se leva, constata avec ennui que son pull-over était trempé et se dirigea vers la maison.

C'était une vieille maison grise, au toit bleu, avec deux petits pignons cocasses, une maison classique du Limousin, encadrée d'une terrasse devant et d'une colline derrière, une maison qui sentait le tilleul et l'été et le soir tombant, quelles que soient la saison ou l'heure. Du moins, lui apparaissait-elle toujours ainsi, même dans cette lumière d'aube où, grelottant un peu, il rentra dans la cuisine. Odile était déjà debout, en robe de chambre, surveillant la cafetière. Il l'embrassa et elle grommela quelque chose sur les fluxions de poitrine qu'on attrape à se rouler dans la rosée. Néanmoins, il se sentait bien près d'elle, respirant déjà l'odeur du café et de son eau de Cologne, celle du feu de bois dans la cheminée, il eût voulu être le gros chat roux qui s'étirait à présent sur le bahut et se

décidait enfin à s'éveiller. "Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille". Quel dommage qu'il ne puisse se rallier plus de quelques minutes à ces clichés et qu'aussitôt la vie, son obsession ne le rattrapent comme une meute acharnée qui n'a laissé souffler le cerf, trois minutes, que pour prolonger la chasse !

Florent, également en robe de chambre, entra à ce moment-là. C'était un homme petit et gras, comme sa femme, mais avec des yeux bleus immenses comme des flaques d'eau qui dans son visage poupin donnaient l'impression d'une erreur. De plus, il avait la curieuse manie de mimer tout ce qui se disait: il mettait le bras devant sa figure si l'on parlait de la guerre, le doigt sur ses lèvres si l'on parlait d'amour, et ainsi de suite. Il leva donc le bras très haut en voyant Gilles et lui dit bonjour comme s'ils eussent été à cent mètres.

- Bien dormi, mon cher? De beaux rêves?

Et il lui jeta un coup d'œil complice. Il s'entêtait, en effet, à ne voir dans l'état de Gilles qu'une simple et malheureuse histoire de femme. Et toutes les dénégations de Gilles n'avaient servi de rien. A ses yeux, Gilles était un séducteur qui, pour une fois, s'était laissé mater par une coquine. C'est ainsi que lorsqu'il rencontrait Gilles prostré dans un fauteuil par exemple, il lui lançait des phrases gaies dans le style "une de perdue, dix de retrouvées" en écartant frénétiquement les dix doigts de ses mains. A ces moments-là, Gilles, pris entre le fou rire et la rage, ne répondait pas. Mais à y bien penser, il éprouvait une sorte de plaisir à être ainsi incompris, une sorte de réconfort. Après tout, cela aurait pu être vrai. En les embrouillant, cela atténuait les choses. Tel un malheureux qui, atteint de jaunisse et cloué sur son oreiller pareil à un citron, verrait un de ses amis s'inquiéter chez lui d'un début de calvitie.

- Quelle heure est-il? s'enquit Florent gaiement. Huit heures? Quelle belle journée !...

Gilles se tourna vers la fenêtre en frissonnant. Quelle belle journée l'attendait, en vérité ! Il emmènerait sa sœur faire les courses au village, tout à l'heure, achèterait les journaux, des cigarettes, reviendrait lire sur la terrasse avant le déjeuner, essaierait de faire la sieste ensuite sans y parvenir. Puis, il ferait un tour dans le bois, sans aucune envie, boirait un whisky avec Florent en rentrant, avant le dîner, et irait se coucher tôt, très tôt, afin que sa sœur, piaffante depuis 8 heures, puisse enfin brancher sa télévision. Il mettait, d'ailleurs, une certaine affectation dans son horreur de ce poste, il ne savait pas pourquoi. Il eut une seconde de remords: de quel droit privait-il sa sœur de ce plaisir, fût-il mortel à ses yeux? Elle n'avait pas une vie si gaie. Il se pencha vers elle:

- Ah non, dit-elle, pas ce soir. Nous allons chez les Rouargue, je l'ai dit l'autre jour.

- Alors, je regarderai la télévision tout seul, plaisanta-t-il.

Odile sursauta:

- Mais tu es fou ! Tu viens ! Mme Rouargue a beaucoup insisté. Elle t'a connu à cinq ans...

- Je ne suis pas venu ici pour sortir, cria Gilles, horrifié. Je suis venu ici pour me reposer. Je n'irai pas !...

- Si, tu iras... mal élevé... sans cœur, espèce de voyou...

Ils hurlaient tous les deux, retrouvant tout à coup le ton de leurs querelles d'enfance et Florent, ahuri, multipliait en vain les signes d'apaisement, imitant tantôt de ses deux bras un chef d'orchestre dépassé, tantôt d'un seul doigt un prédicateur convaincu. Tout cela en vain, durant cinq minutes où furent évoqués la mère de Gilles, la vie crapuleuse de ce dernier, le respect des convenances et la stupidité foncière d'Odile - ce dernier point par Gilles. Là-dessus, elle éclata en sanglots, Florent la prit dans ses bras, non sans avoir esquissé à l'adresse de Gilles un mouvement de boxe des plus cocasses, et Gilles, ahuri, écrasé, la prit dans ses bras à son tour en jurant d'aller où elle voudrait. Il fut reconnu, pour sa récompense, qu'il était quand même un bon petit. A 8 heures du soir, ils montèrent donc ensemble dans la vieille Citroën de Florent, voiture qu'il conduisait d'une manière si bizarre que, durant les trente kilomètres qui les séparaient de Limoges, Gilles n'eut pas le temps de s'angoisser pour autre chose que pour sa vie.

Chapitre II

Il y avait encore quelques salons bleus à Limoges, de plus en plus rares, et celui des Rouargue était un des derniers. Il y avait eu, en effet, une sorte de toquade générale pour le velours bleu d'ameublement dans cette ville, des années auparavant et certaines familles, pour des raisons généralement financières - ou de fidélité -, les avaient conservés. En entrant dans le salon des Rouargue, Gilles eut ainsi l'impression que son enfance lui sautait à la tête, il revit mille goûters, mille heures d'ennui à attendre les parents sur un pouf, mille rêveries à base de bleu passé. Mais déjà la maîtresse de maison, rosé et blanche, le serrait sur son cœur.

- Gilles... mon petit Gilles... il y a vingt ans que je ne vous ai vu... mais vous savez que nous lisons tous vos articles, mon mari et moi, nous ne

vous perdons pas de vue... bien sûr, nous ne sommes pas forcément d'accord, car nous avons toujours été un peu réactionnaires - ajouta-t-elle comme pour signaler un petit travers - mais nous vous suivons... vous êtes parmi nous pour longtemps?... Un peu d'anémie? m'a dit Odile... Quelle joie de vous avoir !... Venez, que je vous présente à tout le monde.

Bousculé, ahuri, Gilles se laissait embrasser, palper, féliciter par la vieille dame. Le salon était plein de gens debout, à l'exception de trois vieillards piqués sur des chaises, et la panique commença à envahir Gilles. Il jeta un coup d'œil furieux vers sa sœur mais celle-ci, enchantée, toutes voiles dehors, cinglait dans le salon en se jetant au cou de parfaits inconnus. "Je ne suis pas venu ici depuis combien de temps? pensa Gilles. Mon Dieu, depuis la mort de mon père, cela fait quinze ans, mais qu'est-ce que je fais ici?" II suivit la vieille dame, se pencha sur dix mains, en serra douze autres, essayant de sourire chaque fois, mais regardant à peine ces visages inconnus, bien que plusieurs femmes fussent jolies et bien habillées. Il finit par se réfugier près d'un vieux monsieur assis qui lui déclara avoir été un des vieux amis de son père et lui demanda ce qu'il pensait de la situation politique avant de commencer à la lui expliquer. Gilles faisait semblant d'écouter, légèrement penché vers le vieillard, lorsque Mme Rouargue le saisit par la manche:

- Edmond, dit-elle, cessez d'accaparer notre jeune ami. Gilles, je voudrais vous présenter à Mme Sylvener. Nathalie, voici Gilles Lantier.

Gilles se retourna et se trouva face à face avec une femme grande, belle, qui lui souriait. Elle avait des yeux verts hardis, des cheveux roux, quelque chose d'arrogant et de généreux à la fois dans le visage. Elle lui sourit, dit "bonsoir" d'une voix basse, et s'éloigna aussitôt. Il la suivit des yeux, intrigué. Dans ce petit salon bleu, fané et vieillot, elle détonnait bizarrement, avec son air de flamme.

- C'est une question de prestige..., reprenait l'intarissable Edmond... Ah, vous regardez la belle Mme Sylvener? La reine de notre ville... Ah, si j'avais votre âge !... Pour en revenir à la politique extérieure d'un pays comme le nôtre...

Le dîner fut interminable. Placé à l'autre bout de la table, Gilles voyait de temps en temps la belle Mme Sylvener jeter un regard vers lui, un regard calme, réfléchi, qui contrastait avec son attitude générale. Elle parlait beaucoup, on riait beaucoup autour d'elle, et Gilles la regardait avec une légère ironie. Elle devait vraiment se sentir la reine du Limousin, et avoir envie de plaire à ce Parisien inconnu, journaliste de

surcroît. Cela l'aurait bien distrait, dans le temps, une liaison de quinze jours avec la femme d'un magistrat de province; il en aurait fait un joli récit, à la Balzac, aux amis en rentrant. Mais il n'en avait pas la moindre envie. Il regardait ses propres mains sur la nappe, maigres et inutiles, il avait envie de partir.

Dès la fin du dîner, il alla se blottir près d'Odile comme un enfant et elle vit ses traits tirés, le tremblement de ses mains, l'expression presque suppliante de ses yeux. Pour la première fois, elle eut vraiment peur pour lui. Elle s'excusa auprès de Mme Rouargue et, tirant Florent légèrement éméché, ils filèrent à l'anglaise, autant que ce puisse être possible dans un salon de province. Au fond de la voiture, Gilles, tassé sur lui-même, grelottant, se rongeait les ongles. Il ne recommencerait jamais une expédition pareille, il se le jurait bien.

Quant à Nathalie Sylvener, elle l'aima dès qu'elle le vit.

Chapitre III

Gilles péchait. Ou plus exactement, il regardait avec nonchalance Florent offrir avec mille ruses des asticots dégoûtants à des poissons plus malins que lui. Il était près de midi, il faisait chaud, ils avaient enlevé leurs chandails et, pour la première fois depuis longtemps, une sorte de bien-être envahissait Gilles. L'eau était d'une clarté étonnante et, allongé à plat ventre, il regardait les cailloux ronds au fond et la ronde enchantée des poissons qui se jetaient sur l'hameçon de Florent, en décrochaient délicatement l'appât et repartaient ravis tandis que son beau-frère ferrait le vide d'un coup sec avec un énorme juron.

- Tes hameçons sont trop gros, dit Gilles.

- Ils sont faits exprès pour les goujons, dit Florent, furieux. Essaie toi-même, au lieu de ricaner.

- Non merci, dit Gilles. Je suis très bien comme ça. Tiens, qui est-ce?

Il se redressa, alarmé: une femme descendait le petit chemin vers la rivière, elle se dirigeait tout droit vers eux. Il chercha des yeux un coin où se réfugier mais la prairie au bord de l'eau était lisse et nue. Le soleil fit étinceler les cheveux de la femme et il la reconnut aussitôt.

- C'est Nathalie Sylvener ! s'exclama Florent et il rougit violemment.

- Tu es amoureux d'elle? plaisanta Gilles, mais il reçut en échange un coup d'œil si furieux qu'il se tut.

Elle était tout près d'eux à présent et charmante à voir, dans ce soleil, droite et souriante, les yeux plus verts que l'autre soir.

- Odile m'envoie. Je lui avais promis de passer l'autre jour et j'ai tenu parole. Vous faites bonne pêche?

Les deux hommes s'étaient levés et Florent, piteux, désignait son seau où gisait un poisson suicidaire. Elle éclata de rire, se tourna vers Gilles:

- Et vous? Vous vous bornez à regarder?

Il rit sans répondre. Elle s'assit par terre près d'eux. Elle portait une jupe de cuir marron, un pull marron, des souliers bas, elle avait l'air bien plus jeune que l'autre fois. Moins fatale. Elle devait avoir trente-cinq ans, jugea Gilles, au hasard ! Elle lui faisait beaucoup moins peur que l'autre fois, ou plus exactement, il ne la sentait pas comme une étrangère.

- Montrez-moi vos talents, dit-elle à Florent, et la même scène se reproduisit.

Ils virent avec horreur le bouchon s'enfoncer d'un coup dans l'eau, Florent tirer d'un grand coup sec sa canne à pêche et l'hameçon vide qui pendait au bout. Gilles éclata de rire tandis que Florent jetait sa canne à pêche par terre et faisait semblant de la piétiner.

- J'en ai assez, je remonte, dit ce dernier. Je vous prépare un porto-flip, si vous voulez.

- Un porto-flip? dit Gilles, étonné. Ça existe encore?
Ils s'amusèrent encore un peu en voyant Florent escalader le chemin, encombré de ses deux cannes, de son pliant et de sa musette puis il disparut et ils se retrouvèrent seuls, brusquement gênés. Gilles attrapa un brin d'herbe, le mit entre ses dents. Il sentait le regard de cette femme posé sur lui, il pensait confusément qu'il n'avait peut-être, au fond, qu'à tendre la main. Il recevrait une claque ou un baiser, il ne savait pas. Mais quelque chose se passerait, il en était sûr. Seulement, il avait perdu l'habitude des ambiances troublées, tout était offert, évident, trop sûr à Paris. Il toussa un peu, leva les yeux. Elle le regardait, pensivement, comme pendant ce maudit dîner de l'avant-veille.

- Vous êtes une grande amie de ma sœur?

- Non. Pour dire la vérité, elle était stupéfaite de me voir arriver.
Elle s'arrêta là. "Bon, pensa Gilles, eh bien, ce serait un baiser. On ne perd pas de temps en province non plus". Mais quelque chose en cette femme gênait son cynisme.

- Pourquoi êtes-vous donc venue?

- Pour vous voir, dit-elle tranquillement. Vous m'avez plu tout de suite, l'autre soir. J'ai eu envie de vous revoir.

- C'est très gentil à vous.
Ce qui gênait Gilles, c'était la gaieté de sa voix, le calme. Il était

déconcerté.

- Quand vous êtes parti l'autre soir, si vite, tout le monde s'est mis à papoter: vous, votre vie, votre maladie nerveuse... c'était passionnant. Freud, en province notamment, est passionnant.

- Et vous êtes venue voir quelques symptômes?
Il était furieux à présent. Et qu'on parle de lui comme d'un malade et qu'elle le lui répète avec cette désinvolture.

- Je vous ai dit que j'étais venue vous voir, vous. Je me moque de votre maladie. Venez prendre votre porto-flip.

Elle s'était levée d'un bond, et il restait allongé, tout à coup mécontent de cette interruption. Il la regardait entre ses cils baissés, l'air boudeur, avec une expression qui, il le savait, lui allait fort bien et tout à coup, aussi brusquement, elle s'agenouilla près de lui, prit sa tête entre ses mains et lui sourit de très près, mystérieusement.

- Vous êtes trop maigre, dit-elle.

Ils se regardèrent fixement. "Si elle m'embrasse, c'est fichu, pensait Gilles, je ne pourrai plus la revoir. Mais ce serait dommage". Toutes ces idées stupides lui passèrent ensemble dans la tête et son cœur se mit à battre tout à coup. Mais déjà elle était debout, s'époussetant, sans le regarder. Il se leva et la suivit. Dans le chemin, il s'arrêta un instant et elle se retourna vers lui:

- Vous n'êtes pas un peu folle, dites-moi? Elle prit un air grave tout à coup qui la vieillit de dix ans et elle secoua la tête.

- Non, pas du tout.

Ils rentrèrent sans dire un mot jusqu'à la maison. Les portos-flips étaient frais, Odile, rosé d'excitation - car Nathalie était une célébrité - et Florent avait mis une veste propre. Elle resta une demi-heure, fut exquise et bavarde et ce fut Gilles qui la reconduisit à sa voiture. Elle passerait le chercher le lendemain après-midi, puisqu'il avait tant envie de voir l'exposition Matisse, au musée. Et Gilles passa le reste de la journée avec un visage sombre et furieux, alla se coucher encore plus tôt que d'habitude: "Qu'est-ce qui m'a pris? Pourquoi me suis-je mis cette femme sur le dos? Tout cela finira dans un bordel de campagne près de Limoges, où je serai sûrement impuissant. Et je vais passer deux heures demain à m'ennuyer dans un musée. Suis-je devenu fou?" II se réveilla très tôt, le cœur battant de terreur à cette idée, regrettant amèrement l'ennui confortable qui présidait généralement à ses journées. Mais ils n'avaient pas le téléphone et il était impossible de prévenir Nathalie. Il l'attendit donc.

class="toc_h">Chapitre IV

- Là, dit-il, vous êtes contente?

Il s'était rejeté sur le dos, transpirant, essoufflé, humilié. D'autant plus humilié qu'il était injuste et que c'était lui qui l'avait pratiquement traînée dans ce lit. Ils avaient pris le thé dans une auberge et c'était lui qui avait soudoyé le patron pour avoir cette chambre minable. Elle n'avait pas bronché quand il le lui avait annoncé, elle n'avait pas protesté, de même qu'elle n'avait rien fait pour l'aider tandis qu'il s'acharnait en vain sur elle. A présent, elle était près de lui, nue, calme, comme indifférente.

- Pourquoi serais-je contente? Vous avez l'air si furieux...

Elle souriait. Il s'énerva:

- Ce n'est jamais agréable pour un homme.

- Ni pour une femme, dit-elle tranquillement. Mais tu savais avant que ce serait comme ça et moi aussi d'ailleurs. Tu as fait exprès de prendre cette chambre. Par goût de l'échec. Ce n'est pas vrai?

Si, c'était vrai. Il posa sa tête sur l'épaule nue, près de lui, il ferma les yeux. Il se sentait épuisé, brusquement, et bien, comme s'il eût réellement fait l'amour. Cette chambre était extravagante avec ces rideaux à fleurs et cet horrible bahut. Elle était hors du temps, hors de toute raison comme lui-même. Comme la situation.

- Pourquoi as-tu accepté, dit-il rêveusement, si tu savais...

- Je crois qu'il y a beaucoup de choses que je vais accepter de toi, dit-elle.

Il y eut un silence, puis elle murmura "raconte" et il se mit à raconter. Tout: Paris, Éloïse, les amis, le travail, les derniers mois. Il lui semblait qu'il lui faudrait des années pour tout raconter. Pour délimiter ce "rien". Elle l'écoutait sans rien dire, simplement de temps en temps, elle allumait deux cigarettes et lui en passait une. Il devait être 6 heures du soir ou 7, mais elle ne semblait pas s'en soucier. Elle ne le touchait pas, elle ne lui caressait pas les cheveux, elle restait immobile contre lui, l'épaule sûrement ankylosée, à présent.

Il finit par se taire, vaguement honteux, et il se dressa sur un coude pour la regarder. Elle le fixa sans bouger, le visage sérieux, concentré, et tout à coup elle lui sourit. "Cette femme est bonne, pensa Gilles, cette femme est incroyablement bonne". Et l'idée de cette bonté parfaite, disponible, l'idée que quelqu'un s'intéressait à lui de cette manière totale, lui mit un instant les larmes aux yeux. Il se pencha pour le lui cacher, il embrassa doucement ce sourire, ces joues, ces yeux clos. Il

n'était pas si impuissant que ça finalement. Les deux mains de Nathalie s'accrochèrent à ses épaules.

Beaucoup plus tard, il devait se rappeler que c'était l'idée de sa bonté qui lui avait permis de lui faire l'amour, la première fois. Et lui qui n'avait jamais vu aucun érotisme dans les bons sentiments, lui que l'expression "c'est une garce" aurait plutôt excité, confusément, devait plus tard, bien plus tard, trop tard d'ailleurs, dresser l'oreille quand on disait négligemment d'une femme, près de lui: "C'est une bonne fille". Mais à présent, il la regardait, il souriait, il s'excusait d'avoir été brutal non sans une certaine satisfaction. Elle était au pied du lit, elle se rhabillait et, tournant brusquement la tête, elle l'arrêta:

- Je ne peux pas dire que c'ait été délicieux, mais tu te sens mieux, non? Exorcisé?

Il sursauta, hésita à se vexer:

- Tu te crois toujours obligée de dire ce genre de vérités?

- Non, dit-elle, c'est la première fois.

Il se mit à rire et se leva à son tour. Il était 7 heures et demie, elle devait être en retard.

- Tu as un grand dîner, ce soir?

- Non, je dîne à la maison. François doit être inquiet.

- Qui est François?

- Mon mari.

Il se rendit compte avec stupeur qu'il n'avait jamais pensé qu'elle fût mariée, qu'il ne savait rien de sa vie, de son passé, de son présent. Odile avait commencé un cours mondain à son sujet, l'autre jour, mais il n'avait pas écouté. Il se sentit vaguement honteux.

- Je ne sais rien de toi, murmura-t-il.

- Et moi je ne savais rien de toi, il y a une heure. Et je n'en sais pas beaucoup plus.

Elle lui sourit et il resta, figé, une minute devant ce sourire. C'était maintenant, tout de suite, qu'il devait arrêter les choses, s'il le fallait. Et il le fallait: il était incapable d'aimer qui que ce soit dans la simple mesure où il était incapable de s'aimer lui-même. Il ne pourrait que la faire souffrir. Il lui aurait suffi d'une plaisanterie un peu grossière sans doute, de quelque chose qui la poussât à le mépriser. Mais déjà cela lui répugnait et le sourire appuyé, sincère et plein de promesses qu'elle lui adressait lui faisait peur. Il balbutia:

- Tu sais... je...

- Je sais, dit-elle tranquillement. Mais je suis déjà amoureuse de toi.

Il eut une seconde de révolte, voire d'indignation. Mais enfin le jeu ne se jouait pas comme ça, on ne se remettait pas, avec tous ses vaisseaux, entre les mains d'un inconnu ! Elle était folle. Et lui, comment pourrait-il alors s'amuser à la séduire si elle avouait l'être déjà? Comment pourrait-il avoir une chance de l'aimer si, dès le départ, il ne pouvait douter d'elle? Elle gâchait tout ! C'était contraire à tous les règlements. Mais, à la fois, cette sorte de prodigalité, d'incurie, le fascinait.

- Comment peux-tu le savoir? dit-il sur le même ton léger, agréable et en la regardant, il pensa tout à coup qu'elle était très belle, très faite pour l'amour, et qu'elle se moquait peut-être de lui. Elle le fixait et se mit à rire:

- Tu as peur à la fois que ce soit vrai et que ce ne soit pas vrai, n'est-ce pas?

Et il hocha la tête, secrètement enchanté d'être deviné.

- Eh bien, c'est vrai ! Tu n'as jamais lu des romans russes? Brusquement quelqu'un dit à quelqu'un, après deux entrevues: "Je vous aime". Et c'est vrai, cela mène le récit tout droit vers la catastrophe finale.

- Et quelle catastrophe prévois-tu pour nous à Limoges?

- Je ne sais pas. Mais comme les héros russes, cela m'est complètement égal. Dépêche-toi.

Il sortit avec elle, un peu rassuré: une femme qui a lu est moins inquiétante, elle sait vaguement ce qui l'attend - ou ce qui attend l'autre. Dehors le soleil allongeait des ombres obliques, baignait d'or rosé les foins coupés et il regardait avec un certain contentement le profil de sa nouvelle maîtresse. Après tout, elle était belle, la campagne aussi, il s'était montré viril, sinon brillant, et elle disait l'aimer. Ce n'était pas si mal pour un névropathe. Il se mit à rire et elle tourna la tête vers lui.

- Pourquoi ris-tu?

- Pour rien. Je suis content.

Elle arrêta brusquement la voiture, prit sa veste entre ses deux mains et la secoua, tout cela si vite qu'il resta stupéfait:

- Dis-le. Redis-le. Dis-moi que tu es content.

Elle avait un ton nouveau, exigeant, autoritaire, sensuel, et il eut soudain envie d'elle. Il lui prit les poignets, baisa ses mains, répétant "je suis content, je suis content", d'une voix changée et elle le lâcha,

repartit sans rien dire. Ils ne se parlèrent presque plus jusqu'à la maison et elle l'abandonna devant la grille sans qu'ils aient fixé le moindre rendez-vous. Mais le soir dans sa chambre, Gilles, allongé, se rappelait cet étrange moment au bord de la route et se disait avec un petit sourire que cela avait rudement ressemblé à la passion.

Chapitre V

Il n'eut aucune nouvelle pendant plusieurs jours et il ne s'en étonna pas. Il avait été une occasion pour elle, une mauvaise d'ailleurs, et elle lui avait parlé d'amour par convenances, peut-être, ces bizarres convenances bourgeoises, ou par maniaquerie. Néanmoins, il se sentait un peu déçu et cela accentuait sa tristesse naturelle. Il parlait peu, se rasait un jour sur deux et essayait de lire quelques livres, de préférence pas russes.

Le cinquième jour, il pleuvait affreusement l'après-midi, il était mal rasé et installé en chien de fusil sur le divan du salon quand elle entra, seule, et vint s'asseoir près de lui. Elle le regardait fixement, il voyait ses yeux verts dilatés et respirait l'odeur de la pluie sur sa robe de laine. Quand elle parla, ce fut d'une voix tendue et il ressentit aussitôt un immense soulagement.

- Tu ne pouvais pas me téléphoner? Ou venir?

- Je n'ai ni téléphone ni voiture, dit-il gaiement et il essaya de lui prendre la main. Elle la retira sèchement.

- Cinq jours que j'attends, dit-elle. Cinq jours que je guette un homme sale, mal rasé et qui fait des mots croisés en plus !

Elle semblait évidemment au comble de la colère et cela réjouissait Gilles, bien plus qu'il ne l'eût imaginé. Et curieusement, pour une fois, il n'avait pas l'impression d'avoir bien manœuvré, simplement celle de s'être trompé de personne. Il essaya de s'expliquer:

- Je n'étais pas sûr que tu tiennes à me revoir.

- Je t'ai dit que je t'aimais, dit-elle d'un air maussade, te l'ai-je dit ou pas?

Et elle se leva et se dirigea vers la porte, si vite qu'il faillit la laisser partir. Elle était déjà dans le vestibule, mettant son imperméable, quand il la rejoignit. Odile pouvait arriver à tout instant, ou la cuisinière, mais il la prit dans ses bras quand même. Le bruit de la pluie dehors, cette femme en colère, l'inattendu de sa visite, l'odeur de bois qui venait de l'escalier, le silence de la maison, tout cela grisait un peu Gilles. Il

l'embrassait doucement et elle baissait la tête, obstinée, jusqu'à l'instant où elle la releva délibérément et mit les bras autour de son cou. Il l'emmena jusqu'à sa chambre sans aucune ruse, avec cette audace extravagante - et cette chance d'ailleurs - que donne le désir et ils furent enfin vraiment amants, comme peuvent l'être deux êtres humains amoureux de l'amour - et le connaissant. C'est ainsi que Gilles retrouva le goût du plaisir.

Le soir tombait. Gilles entendait sa sœur donner des instructions en bas, d'une voix plus forte que d'habitude et brusquement il comprit, se tourna vers Nathalie et se mit à rire, silencieusement. Elle ouvrit les yeux, paresseusement, les referma aussitôt. Il questionna:

- Où as-tu laissé ta voiture?

- Devant la porte. Pourquoi? Ah, mon Dieu, j'avais complètement oublié ta sœur et Florent. Je voulais juste t'insulter et repartir. Que vont-ils penser?

Elle parlait d'une voix lasse, tranquille, une voix d'après l'amour et Gilles se demandait comment il avait pu vivre près de quatre mois sans ce genre de voix dans son oreille. Il sourit.

- Que crois-tu qu'ils vont penser? Elle ne répondit pas, se retourna.

- Je savais, dit-elle. Je savais que ce serait comme ça, toi et moi. Je le savais dès que je t'ai vu. C'est drôle.

- C'est mieux que drôle, dit-il. Viens, on va boire un porto-flip.

- On va descendre comme ça, sans explication?

- C'est le seul moyen, dit Gilles. Il ne faut jamais rien expliquer. Habille-toi.

Il retrouvait un ton d'autorité, de décision, qu'il n'avait pas eu depuis longtemps et il s'en rendit compte tout à coup, en voyant le regard gai et un peu ironique que lui lança Nathalie, encore enfouie sous les draps. Il se pencha, lui embrassa l'épaule:

Oui, dit-il, nous sommes peu de chose.(Et subitement emporté par quelque chose d'incontrôlable:) Je te remercie, Nathalie.

Ils entrèrent dans le petit salon avec cette insouciance que l'on acquiert généralement après trente ans lorsqu'on s'est livré avec succès à une opération de l'importance de l'amour et ce furent Florent et Odile qui sautèrent sur leurs pieds en rougissant. Florent s'exclama: "Quelle surprise !" en levant les bras au ciel et Odile félicita Nathalie d'avoir eu le courage de venir par ce temps, elle-même n'ayant pas eu le courage de mettre le nez dehors. Ce qui signifiait, bien entendu, qu'ils n'avaient ni l'un ni l'autre aperçu la voiture stationnée depuis deux heures devant

leur perron. Cette démonstration de tact et d'extrême myopie effectuée, au grand bonheur de Gilles, Odile parla du temps, de l'urgence de prendre quelque chose pour se réchauffer - sur quoi elle rougit derechef - et Florent se précipita vers la bouteille de porto. Installée sur le canapé, ses longues mains posées sur ses genoux comme des objets, Nathalie souriait, répondait, regardait Gilles parfois, très vite, qui, lui, se tenait debout, appuyé à la cheminée, amusé par cette petite comédie de province, légèrement supérieur.

- Les Cassignac vont peut-être avoir un bien vilain temps pour leur bal en plein air, disait Odile, l'air désolé.

- Vous y allez? questionna Nathalie.

- J'avais peur que Gilles ne veuille pas y aller, dit Odile étourdiment, mais maintenant...

Elle eut une seconde de terreur, s'arrêta net et Florent, qui lui tendait un verre, s'immobilisa, roulant des yeux furibonds. Gilles faillit éclater de rire et il se détourna vivement.

- ... maintenant qu'il a un peu meilleure mine, enchaîna Odile sans aucun entrain, peut-être voudra-t-il nous accompagner?...

Elle regardait son frère d'un air suppliant et il hocha la tête pour la rassurer. Les yeux de Nathalie étaient pleins de larmes, elle devait avoir du mal à réprimer un fou rire, elle aussi. "Mon Dieu, pensa Gilles tout à coup, quelle reconnaissance ne dois-je pas avoir pour cette femme. Depuis combien de temps ne m'étais-je pas trouvé dans cet état de fatigue, de grâce, qui suit l'amour et où le fou rire ou les larmes vous guettent?"

- Bien sûr, j'irai, dit-il gaiement. Mais je ne danserai qu'avec vous deux.

Et il eut un sourire si tendre vers Nathalie qu'elle battit des paupières et détourna la tête.

- Il faut que je rentre, dit-elle. Je vous vois donc demain soir, chez les Cassignac?

Gilles l'aidait à mettre son manteau. Il lui ouvrit la portière de la voiture, passa sa tête par la fenêtre:

- Et demain après-midi?

- Je ne peux pas, dit-elle avec désespoir, c'est la réunion des dames de la Croix-Rouge.

Il éclata de rire:

- C'est vrai, tu es la femme d'un haut fonctionnaire.

- Ne ris pas, dit-elle subitement d'une voix basse, tremblante, ne ris

pas. Tu ne dois pas rire.

Et elle démarra aussitôt, laissant Gilles interloqué et un peu pensif.

Sa sœur l'entoura de petits soins nouveaux toute la soirée, ce qui le fit rire. Les femmes aiment bien voir leurs frères, leurs fils parfois, transformés en chasseurs, surtout quand elles mènent comme Odile une vie dénuée de tout romanesque. Cela les venge un peu d'une défaite obscure.

Chapitre VI

Le temps se révéla clément pour les Cassignac et leur garden-party battait son plein quand ils arrivèrent. On était au début de juin, il faisait délicieusement doux sur la grande terrasse et les robes vives des femmes, les rires des hommes, l'odeur des marronniers donnèrent à Gilles subitement une impression d'avant-guerre, d'irréalité. Il y avait quelque chose de détendu dans les rapports de ces gens entre eux, quelque chose de tendre dans l'atmosphère qui lui fit envisager Paris, ce Paris qu'il avait tant aimé, comme un cauchemar. Odile le tenait par le bras, le présentait à gauche et à droite en attendant de découvrir dans la foule la maîtresse de maison. Subitement il sentit sa main se raidir sur son bras et elle s'arrêta devant un homme grand, assez beau, l'air curieusement anglais parmi ces gens du Sud-Ouest.

- François... vous connaissez mon frère? Gilles, voici M. Sylvener.

- Mais oui, nous avons dîné ensemble chez les Rouargue, dit Silvener étonné.

- Bien sûr, dit Gilles, qui ne se le rappelait absolument pas. Il pensait: "Tiens, voilà le mari. Pas mal. Très riche à ce qu'on dit. Ne doit pas être très commode. Ni très drôle. Est-ce qu'elle lui dit à l'oreille les choses qu'elle me dit à moi? Sûrement pas". Et en serrant la main de Sylvener, il eut très envie de tenir Nathalie dans ses bras, comme l'avant-veille.

- Vous habitez Paris? dit Sylvener.

- Oui, depuis dix ans. Vous y venez souvent?

- Le moins possible. Ma femme adore ça, bien entendu, mais, personnellement, je m'y agace très vite.

Odile, comme soulagée de voir que Sylvener et Gilles ne s'étaient pas immédiatement provoqués en duel, émigrait vers un autre groupe. Gilles eût bien aimé la suivre: il avait toujours détesté faire ami-ami avec les maris ou les compagnons de ses maîtresses, par un dernier reste de morale ou d'esthétique. Mais Sylvener était seul et il lui était difficile de

le quitter. Il cherchait Nathalie des yeux, sans la trouver, tout en parlant des ennuis de la circulation à Paris, du prix des hôtels et du bruit infernal des grandes villes. "Je vais partir, pensa-t-il, brusquement excédé, j'en ai déjà assez de cette sauterie. Elle aurait pu me guetter tout de même"... II cherchait une phrase polie pour fuir Sylvener lorsqu'elle arriva. Elle portait une robe verte, comme ses yeux, très bien coupée, elle le regardait en souriant, un peu pâle, et il décida de rester, à l'instant même.

- Vous vous connaissez, je crois, dit Sylvener.

- Nous nous sommes rencontrés chez les Rouargue, répéta Gilles en s'inclinant, assez content, car cette phrase avait l'avantage d'être vraie sans être à double sens, chose qu'il détestait aussi entre les amants surveillés. Nathalie sourit.

- C'est vrai. Monsieur Lantier, Mme Cassignac qui est impotente vous a vu de son fauteuil et m'a donné la mission de vous amener à elle. Venez-vous?

Gilles la suivit, saluant confusément au passage des gens qu'il croyait reconnaître, souriant à l'idée de la tête qu'aurait arborée Jean, par exemple, à le voir là. Ils avaient traversé la terrasse, ils se dirigeaient vers un jardin ombragé où, sous une tonnelle de fer rouillé, trônait le fauteuil roulant de la maîtresse de maison, lorsque Nathalie fit un écart à droite, comme un cheval effrayé et l'attira derrière un arbre. Tout de suite, il eut ses cheveux contre sa joue, son corps contre le sien et la folie, l'imprudence de son geste lui donnèrent une sorte de chaleur au visage, au cœur, telle qu'il se mit à la couvrir de baisers comme s'il eût été amoureux fou d'elle.

- Arrête, dit-elle, arrête. Oh ! Gilles, arrête, je...
Des gens arrivaient dans l'allée et il eut juste le temps de se baisser pour remettre un lacet de soulier imaginaire, tandis que Nathalie, l'air distrait, secouait ses cheveux. Elle échangea une phrase gaie avec les passants, leur présenta Gilles. Puis il alla baiser la main de la vieille Mme Cassignac, le cœur battant encore et elle le félicita de ses articles qu'elle n'avait manifestement pas lus. Ils revinrent, posément cette fois-ci, vers la terrasse. Le soir tombait, le petit-fils de Mme Cassignac avait déjà déclenché des jerks sur un vieux pick-up et de très jeunes gens se déhanchaient en mesure sous l'œil attendri et goguenard de quelques adultes plus ou moins rhumatisants. Gilles s'en voulait de son émotion.

- Tu sais que ton mari n'est pas mal du tout, dit-il d'un ton appréciateur presque insultant. Elle le regarda:

- Ne me parle pas de lui. Ne parlons pas de lui.

- J'essaye simplement d'être objectif, dit Gilles sur le même ton badin.

- Je ne te demande pas d'être objectif, dit-elle sèchement et elle le quitta.

Il alluma une cigarette, se mit à rire et, tout à coup, se fit horreur. Pour qui se prenait-il? Quel était ce rôle de Parisien blasé en vacances, cynique et désinvolte? Où avait-il trouvé cette image d'Épinal du séducteur? Il s'appuya à un arbre, une seconde. Ah, il fallait qu'il parte, qu'il disparaisse, qu'il laisse cette femme à sa vie. Elle était trop bien pour lui, trop entière pour le malheureux dégénéré, comédien et tricheur qu'il était devenu. Il fallait qu'il le lui explique, à l'instant même.

Mais quand il la retrouva, elle n'était pas seule. Sa malheureuse victime était entourée de trois hommes, dont un très beau, tous visiblement fascinés par elle et qui riaient aux éclats. Gilles l'invita à danser mais le bel inconnu l'arrêta gentiment de la main:

- Vous n'allez pas enlever Nathalie à ses spadassins car nous sommes ses trois spadassins ! Je m'appelle Pierre Lacour, voici Jean Noble et Pierre Grandet. Prenez quelque chose avec nous et parlez-nous de Paris, un peu.

Ses yeux brillaient de malice, d'une tranquille assurance, comme ceux de ses deux amis, comme les yeux mêmes de Nathalie, et Gilles se sentit ridicule. Ce garçon était sûrement son amant lui aussi ou bien il l'avait été et il considérait avec indulgence ce petit Parisien qui faisait le faraud. Et lui qui craignait de la faire souffrir, lui qui avait des scrupules... Il sourit, prit un whisky sur une table.

- Nathalie était en train de démolir sauvagement un livre dont j'avais fait une bonne critique, dit le nommé Lacour. Je dois vous dire que je suis professeur de lettres à Limoges et que de temps en temps je collabore modestement au journal local.

- Nous voilà confrères, dit Gilles poliment. Il s'en voulait à mort: qu'il avait été bête !

Comment avait-il pu penser que cette femme qui s'était jetée à sa tête, qui lui avait cédé pratiquement la première fois qu'il le lui avait demandé, qui possédait une telle science de l'amour, comment avait-il pu penser qu'elle fût amoureuse de lui ! C'était une nymphomane, cultivée de surcroît. Il enrageait et s'en étonnait. Il y avait longtemps qu'il ne s'était pas mis en colère.

- Puis-je insister pour cette danse? dit-il. Les slows ont l'air rare, ici. Et je n'ai plus l'âge de ces acrobaties...

Nathalie sourit, posa la main sur son bras et ils atteignirent le petit

parquet rond installé sur la terrasse. Ils firent trois pas en silence et Nathalie leva la tête vers lui.

- Tu ne recommenceras pas?

- A quel sujet?

- François.

Il avait complètement oublié cet incident. Il s'agissait bien de cela... Il sourit affectueusement.

- Non. Je ne recommencerai pas. Dis-moi, il est charmant ton spadassin numéro un. Le professeur de lettres. Il a l'air de t'adorer.

Quand elle lui répondit il manqua un pas.

- J'espère bien qu'il m'adore. C'est mon frère. Il est beau, n'est-ce pas? - Un peu plus tard elle chuchota: - Ne me serre pas ainsi, Gilles, les gens nous regardent. Gilles, Gilles, es-tu heureux?

- Oui, dit-il.

Et à cet instant même, c'était parfaitement vrai.

Chapitre VII

Il avait reçu un télégramme de Jean, le matin, lui demandant de l'appeler d'urgence. Il était midi à présent et il étouffait de chaleur dans le petit bureau de poste de Bellac, à la fois inquiet et ravi de ce coup de téléphone qui lui redonnait une sorte d'importance professionnelle. Il dut passer par trois secrétaires attendries avant d'avoir Jean et la voix de ce dernier lui parut tout à coup très lointaine, comme venant d'une autre planète:

- Allô, Gilles? Tu vas mieux? Oui? Ah, j'en étais sûr... je suis ravi, mon vieux...

"Pauvre idiot, pensait Gilles injustement. Tu n'en étais pas sûr du tout ! Tu ne pouvais même pas t'en douter. Ne me dis pas que tu comptais comme Odile sur le bon air du Limousin. Je vais mieux parce qu'il y a ici une femme qui m'aime et dont je supporte l'amour. Comment aurais-tu pu le prévoir?"

Néanmoins il répondait par petites phrases brèves et calmes comme un grand blessé, enfin sauvé, et qui se rend compte de la peur qu'il a faite à ses amis.

- ... tu sais, continuait Jean, Lenoux s'est brouillé à mort avec le patron. On envisage de te confier toute la section étrangère. Je te jure que c'est vrai... Ce n'est même pas moi qui en ai parlé... qu'est-ce que tu en dis?

Il semblait exulter et Gilles essayait en vain de se joindre à lui. Il s'en moquait ! Ce poste qui lui faisait tellement envie lui paraissait à présent tout à fait irréel.

- ... Ce ne serait pas avant octobre, bien sûr. J'ai dit au patron que tu étais en pleine escapade, froidement. Ta dépression, ça l'aurait fichu mal, tu comprends, à ce moment-là... Il faudrait que tu reviennes très vite, pour quelques jours au moins... qu'il te voie... tu connais les petits copains...

"Ainsi, ça l'aurait fichu mal, ma dépression, pensait Gilles ironiquement. Un honnête homme n'a pas le droit d'être mal dans sa peau... Un bon journaliste doit être heureux, actif, voire paillard... tout sauf déprimé. Ma parole, on finira par empoisonner les gens tristes, un jour... ils auront du travail."

- Tu es content? disait la voix de Jean, une voix tendre, en fait, et enchantée de l'être. Tu arrives quand?

- Je prendrai le train demain, dit Gilles, sans conviction. Il n'y a pas d'avion, tu sais. Je serai là vers 11 heures du soir, par le Capitule.

- Mais prends-le aujourd'hui !

Gilles s'énerva tout à coup.

- Mais enfin il n'y a pas le feu... S'il est décidé à me prendre, moi, il peut attendre un jour !

Il y eut un silence, puis la voix de Jean, un peu brève, déçue:

- Je pensais qu'il y aurait le feu pour toi, c'est tout. Je viendrai te chercher demain, au train. Au revoir, mon vieux.

Il avait raccroché et Gilles s'essuyait le front dans la cabine surchauffée,. Il avait rendez-vous à 3 heures avec Nathalie. Était-ce donc cela qui l'avait retenu? Oui, il le savait, il y avait le feu à Paris dans ce journal, comme chaque fois qu'un poste important était libre. Cela devait rudement s'agiter, même. Et lui, à cause d'une femme, allait peut-être manquer l'occasion. Il faillit rappeler Jean, lui dire qu'il arrivait le jour même. Il hésitait, bafouillait devant la dame des Postes. Puis, par la fenêtre, il vit le mouvement des blés agités par le vent, la campagne verdoyante, il imagina le corps, la chaleur de Nathalie, ses conseils et il sortit précipitamment. Florent l'attendait devant la porte, au volant.

- Alors? Bonnes nouvelles?

Il avait l'air sincèrement inquiet et Gilles, qui ne le "voyait" jamais, eut un instant de réelle affection pour ces grands yeux bleus. Il sourit, non sans courage, car Florent passait au ras d'un camion:

- Ils m'offrent un poste assez important au journal.

- Tout s'arrange, s'exclama Florent, tout s'arrange à la fois... Je l'ai toujours dit: la vie, c'est comme les vagues, une mauvaise, une bonne...

Et il esquissa des mouvements de vague avec les mains qui faillirent les jeter au fossé. Il avait peut-être raison, d'ailleurs. Mais Gilles n'osait pas lui dire qu'il avait aussi peur des bonnes vagues que des mauvaises, aussi peur de ses nouvelles responsabilités et de la passion de Nathalie que de la médiocrité et de la solitude.

Chapitre VIII

- Alors, tu pars demain? répéta-t-elle. Elle était allongée tout habillée sur le lit de Gilles, l'air rêveur. Il lui avait tout raconté dès son arrivée, assez heureux en somme de jouer à ses yeux le rôle de l'ambitieux vainqueur, rôle qui le changeait agréablement de celui de neurasthénique. Emporté, il lui avait même décrit avec un certain lyrisme l'importance de sa nouvelle tâche, la responsabilité morale qu'elle incluait vis-à-vis des lecteurs, l'intérêt passionnant de la politique étrangère, bref il avait été pris devant elle d'un enthousiasme qu'il aurait dû avoir au téléphone avec Jean. Peut-être était-ce le remords d'avoir déçu ce dernier qui le poussait à éblouir ainsi sa maîtresse, se disait-il avec un peu d'ironie. Mais elle semblait tout, sauf éblouie. Simplement un peu atone.

- Je pars une semaine, dit-il. Une semaine ou deux. Et je reviens. Je ne commencerai qu'en octobre, tu sais.

- Comme les écoliers, dit-elle distraitement.

Il s'agaçait un peu. A force d'en parler, il finissait par croire à l'importance, à l'intérêt de ce poste, il finissait par s'en vouloir, par "lui" en vouloir, d'avoir pris, pour un après-midi passé avec elle, le risque de le manquer. Mais cela, quand même, il n'osait pas le lui dire. Ce fut elle qui lui en parla:

- Si c'est si important, pourquoi n'as-tu pas pris le train cet après-midi?

- Nous avions rendez-vous.

Il avait l'impression de parler faux et pourtant c'était strictement vrai. Elle le fixa:

- Peut-être pensais-tu simplement que l'on ne peut quitter une femme, même si on ne la connaît que depuis quinze jours, en lui laissant un petit mot?

Elle parlait tranquillement et il se surprenait à secouer la tête, à rougir

presque, comme quelqu'un qui ment. Peut-être avait-elle raison après tout, peut-être ne reviendrait-il jamais? Paris le reprendrait, l'été, les amis, la mer, les voyages, peut-être n'aurait-elle été que quinze jours d'un début d'été, en Limousin.

Brusquement, dans le regard de cette femme, il se voyait libre, décidé, à nouveau léger et fort comme il l'avait été toute sa vie. Une grande tendresse l'envahit dont il ne savait si c'était reconnaissance de retrouver chez quelqu'un ce reflet gai, oublié, de lui-même ou simplement pitié anticipée au cas où il ne reviendrait pas. Il se pencha vers elle:

- Si je ne revenais pas, que ferais-tu?

- Je viendrais te chercher, dit-elle paisiblement. Embrasse-moi.

Il l'embrassa, oublia tout de suite Paris et la politique. Il pensa d'abord grossièrement qu'en tout cas elle lui manquerait comme maîtresse puis oublia cela aussi et resta immobile ensuite, un long moment, sur son épaule, effrayé à l'idée de la quitter même une semaine. Elle lui caressait les cheveux, la nuque, sans dire un mot. Le soleil couchant inondait la chambre et il pensa tout à coup qu'il n'oublierait jamais cet instant-là. Quoi qu'il arrive.

- Je te mènerai à la gare demain, dit-elle. Pas à Limoges, à Vierzon. Et je viendrai te chercher, quand tu rentreras.

Il y avait dans sa voix une curieuse tranquillité, presque désespérée.

Troisième partie. Paris

Chapitre I

Ce ne fut qu'en la voyant courir à sa rencontre sur le quai de la gare qu'il se souvint d'Éloïse. Jean marchait derrière, l'air bonasse et discret, et il dut embrasser longuement la bouche de cette étrangère, parfaitement atterré de sa propre distraction. "Mais c'est vrai, se disait-il, elle existe et elle habite chez moi, c'est effrayant... Jean aurait pu me prévenir quand même". Et cette simple idée le fit rire tout seul. Comme si un bon ami devait vous rappeler qu'on a une maîtresse à demeure chaque fois qu'on rentre de vacances... En même temps le parfum d'Éloïse, le contact de ses lèvres le dégoûtaient vaguement. Il se rappelait son dernier baiser avec Nathalie à Vierzon, trois heures plus tôt, le côté haletant, éperdu de leur adieu et il se sentait rempli d'une vague superstition. Et si elle avait eu un accident, en rentrant sur cette

route bourrée de virages, avec les yeux pleins de larmes qu'il lui avait vus tout à coup au dernier moment? Lui-même était resté assis cinq minutes, hébété, dans son compartiment avant de réagir et de se diriger fermement vers le wagon-bar. Il aurait été incapable de conduire une voiture à ce moment-là et elle conduisait si vite. Si bien d'ailleurs mais si vite... Il devenait idiot. Il se détacha d'Éloïse doucement, tapa sur l'épaule de Jean, essaya de sourire. La gare était noire de suie, assourdissante. Ce n'est que dans la voiture de Jean qu'il retrouva son Paris favori, paresseux et bleu dans la nuit, son Paris d'été. Et l'idée de tous les bonheurs qu'il avait connus dans ce Paris-là, pendant dix années, lui serrait le cœur comme s'ils eussent été à jamais perdus pour lui. Il avait peur, il se sentait de nouveau égaré, incapable. Il eût tout donné pour être sur une prairie du Limousin, allongé à l'ombre de Nathalie.

- Content d'être de retour? disait Jean.

- Très. Et toi, ça va?

Il s'efforçait de prendre l'air bon enfant.

- Heureusement que Jean m'a prévenue, disait la voix d'Éloïse derrière, une voix gaie d'ailleurs, on ne peut pas dire que tu m'aies bombardée de nouvelles...

- J'ai voulu éviter à Éloïse de venir te chercher en taxi, dit Jean, je suis passé la chercher. Elle tombait des nues...

Il riait aussi mais sa gaieté était un peu forcée. Il jeta un coup d'œil oblique à Gilles, un coup d'œil de copain gaffeur.

- J'ai essayé de t'appeler, mentit Gilles à Éloïse, ça ne répondait jamais.

- Ça ne m'étonne pas, j'ai fait des photos toute la journée. Et tu sais pour qui? Pour Vogue ! - Elle était triomphante.

"Eh bien, tant mieux, pensa Gilles cyniquement, voilà au moins une chose qui marche". Mais déjà une idée commençait à l'obséder: téléphoner à Nathalie ou lui faire téléphoner par Jean. Il était convenu avec elle de ne l'appeler que le lendemain car il était 11 heures du soir et il risquait de tomber sur son mari mais il ne pouvait se débarrasser de cette obsession stupide d'accident. Il n'était pas amoureux d'elle bien sûr, mais il voulait, pour sa quiétude personnelle, la savoir en vie. D'autre part comment téléphoner de chez lui avec Éloïse qui ne le quitterait pas d'un pas et Jean qui lui parlerait métier...

- Tu as bien meilleure mine, dit Jean. Tu as même bronzé un peu. Ça tombe bien: j'ai dit au patron que tu étais sur la Côte avec une starlette

italienne.

- Ce que je dois supporter ! dit Éloïse en riant, et Gilles se renfonça un peu sur son siège, gêné.

Mais l'idée de Nathalie en starlette italienne le remplit d'un sentiment de fierté incoercible: elle était plus belle qu'une starlette italienne et elle avait tout ce que n'ont pas généralement les starlettes italiennes.

L'appartement était le même, en plus féminin. Un énorme ours en peluche, cadeau d'un photographe à Éloïse, hérissa Gilles une seconde mais il s'en détourna aussitôt. Il s'en moquait. Il se sentait parfaitement étranger chez lui. Il se posa dans un fauteuil, espérant que Jean et Éloïse en feraient autant et qu'il pourrait gagner comme distraitement la chambre et donc le téléphone. Mais déjà Éloïse, en femme d'ordre, traînait la valise dans la chambre et ouvrait bruyamment la penderie. Il se sentait exaspéré et n'écoutait pas Jean qui finit par s'en apercevoir et s'arrêta de parler, l'air interrogateur. Gilles se leva:

- Excuse-moi une seconde, mon vieux. J'ai promis d'appeler ma sœur en arrivant, elle est très mère poule, tu sais...

Il bafouillait. Jean se contenta de hocher la tête en souriant poliment. Gilles ne put s'empêcher de lui rendre son sourire et une bouffée d'affection pour son vieux complice revint. Il lui tapa sur la tête au passage et passa dans sa chambre, prit le téléphone d'un air naturel, s'assit sur le lit et consulta le Bottin. Il fallait une douzaine de chiffres pour téléphoner à Nathalie.

- Tu téléphones à cette heure-ci? s'enquit Éloïse en accrochant sa veste bleue sur un cintre.

- Ma sœur, dit-il laconique.

Il composa le numéro. S'il tombait sur le mari, il raccrocherait. Il y eut de longues sonneries puis toute proche, très réveillée, Nathalie. Il se rendit compte que sa main était moite contre le récepteur:

- Allô ! dit-il, c'est moi. Je voulais te dire que j'étais bien arrivé. Je voulais juste savoir si toi aussi tu étais bien rentrée.

Il parlait très vite, d'un ton distrait. Il y eut un silence puis la voix troublée, un peu rauque de Nathalie:

- Je crois que c'est une erreur, dit-elle. Puis un instant après: - Mais vous ne m'avez pas dérangée du tout, monsieur, dit-elle presque tendrement et elle raccrocha.

Gilles resta immobile un instant, dit: "Je vous embrasse tous les deux" dans le récepteur muet à l'intention d'Éloïse et raccrocha. Il transpirait affreusement.

Ainsi son mari devait être là, près d'elle. Et elle n'avait rien pu lui dire. Mais qu'elle était maligne... et que ce "monsieur vous ne m'avez pas dérangée du tout" était drôle et attendrissant... Et elle était vivante, bien sûr. Et elle l'aimait. C'était étrange, ces nervosités qu'il avait de temps en temps... Il rentra en homme d'affaires dans le salon, léger, libéré, ne se souciant pas plus de Nathalie que d'Éloïse puisque rassuré à son sujet. Il ne pensa pas un instant que s'il était rassuré c'est qu'il avait eu à l'être.

- Nous revoilà comme avant, dit la voix d'Éloïse dans le noir. Je savais que toi et moi, ça durerait longtemps, très longtemps.

Gilles ne répondit pas, se retourna dans le lit, furieux contre lui-même.

Ils avaient trop bu ce soir-là avec Jean, ils avaient trop bu tous les trois, et à son retour et à sa gloire nouvelle. Quand Jean était parti, vers 3 heures du matin, lui, Gilles, n'avait pas sommeil, il se sentait gai, triomphant, sûr de lui, un peu ivre enfin et il avait couché avec Éloïse presque machinalement, comme une dernière démonstration de sa puissance et comme il aurait couché avec n'importe quelle femme qui se fût trouvée dans son lit. Bref, il avait trompé Nathalie, ce qui était peu grave puisqu'elle ne le saurait jamais, il s'était trompé lui-même puisque, même dans son ébriété, il n'avait pris là qu'une sorte de plaisir nerveux, excédé, et enfin il avait trompé Éloïse qui y avait vu une preuve d'amour. Il fallait qu'il lui explique, qu'il lui parle de Nathalie et cela au moment précis où elle recommençait à croire, par sa propre faute, qu'il tenait encore à elle. Il alluma brusquement, chercha une cigarette, constata sans aucun intérêt qu'Éloïse était ravissante ainsi, les cheveux défaits sur l'oreiller et chercha un moyen de commencer son discours. Il avait mal à la tête, il était claqué, il avait soif.

- C'est quand même drôle, dit Éloïse, songeuse. Tout s'arrange à la fois. Je vais être modèle permanent à Vogue, grâce à ce photographe américain, toi, tu as le poste dont tu rêvais et tu es guéri. On m'aurait dit cela il y a un mois ! Tu m'as fait peur, tu sais. Très peur. Très, très, très.

Elle parlait toujours d'une manière enfantine après l'amour. Ce qui avait successivement attendri puis excédé Gilles. Maintenant cela redoublait ses remords.

- Ce n'est pas si simple, dit-il d'une voix enrouée. Je ne suis pas tout à fait bien, tu sais. Je vais repartir chez ma sœur dès que j'aurai réglé cette histoire.

- De toute façon, avec les collections, je vais travailler tout l'été, dit-elle. Mais je viendrai te voir entre deux séances. Il y a un avion, maintenant, sur Air Inter pour Limoges.

"Il ne manquait plus que cela", pensait Gilles. Le progrès s'en mêlait. Il faudrait qu'il lui parle, décidément. Lui qui avait une horreur presque maniaque des ruptures... Mais pas ce soir, pas ce soir. Il regarda Éloïse pour la première fois depuis son arrivée, il regarda ses yeux confiants, ce corps si familier, toute cette beauté, cette tendresse inutiles à présent et il eut subitement si pitié d'elle, de lui, de Nathalie, si pitié de l'amour, de toutes ces amours destinées à mourir un jour au milieu des pleurs et des regrets qu'il se laissa retomber sur son oreiller, les larmes aux yeux. Éloïse se pencha vers lui:

- Tu es triste? Mais puisque tout est arrangé !

Il ne répondit pas, éteignit la lumière. Allongé, la tête dans ses bras, il revoyait la prairie au bord de la rivière, l'arrivée de Nathalie; il respirait l'odeur de l'herbe chaude, il voyait les peupliers osciller doucement au-dessus de lui et la promesse étrange dans les yeux clairs de Nathalie.

Chapitre II

Fairmont, le directeur du journal, était un homme grand, sec, maladroit et travailleur. Issu d'une famille de grands bourgeois, il avait monté, à l'étonnement général, grâce à sa fortune personnelle, ce journal de gauche, qui était réellement aussi de gauche que l'on pouvait l'être en cette période confuse. Néanmoins il lui restait des manières autoritaires, dictatoriales, et l'on savait notamment au journal que tout en condamnant les privilèges sous toutes leurs formes, il cherchait depuis quelques années à rétablir à son profit le titre de comte de Fairmont égaré sous Charles X. Gilles était dans son bureau en compagnie de Jean et essayait de suivre avec intérêt un discours fort grave sur ses responsabilités à venir.

- ... Il est évident que vous devrez renoncer à vos frasques, disait Fairmont. Je ne veux pas vous chercher à Saint-Tropez si l'Amérique et le Viêtnam font la paix. Vous êtes très jeune pour ce poste, je le sais, et c'est une raison de plus pour vous y mettre à fond. D'ailleurs vous n'ignorez pas qu'il aurait dû revenir à Garnier, sans cette affaire.

Gilles dressa l'oreille. Il regarda Jean qui secouait la tête, l'air gêné.

- Je ne suis pas au courant, dit-il. C'est vrai, Garnier, il est là depuis longtemps, il est très calé...

- Garnier a eu une histoire de mœurs, très pénible. Il est fiché à la police, à présent, à cause d'un petit garçon.

- Mais, dit Gilles, ça n'a rien à voir !

Il était indigné, furieux. Jean lui lança un coup d'œil d'apaisement. Mais il était lancé:

- Si je comprends bien, c'est à mes goûts que je dois ce poste?

Fairmont le fixa, glacial:

- Ce n'est pas à vos goûts, c'est aux miens. Je ne veux pas avoir un rédacteur important que l'on puisse faire chanter. Vous commencerez en septembre.

Dans le bureau de Jean, Gilles laissa exploser sa fureur. Il marchait de long en large sous l'œil impavide de Jean, gesticulait:

- Je ne peux pas prendre ce poste, c'est du vol. Qu'est-ce que ça veut dire, cette histoire? Quel est ce puritain? Qui, à notre époque, peut faire chanter quelqu'un sur ses mœurs? Je ne peux pas accepter... Et toi, qu'est-ce que tu en dis? Tu aurais pu m'en parler ! C'est vrai, j'avais complètement oublié Garnier.

- Tu avais oublié Garnier et Éloïse et moi, dit Jean paisiblement. D'ailleurs ne t'inquiète pas, si tu refuses, on trouvera quelqu'un d'autre. Ton ami Thomas, par exemple.

- Mais je m'en fiche, que ce soit Thomas ou un autre. Je ne peux pas, moi, faire ça à Garnier. Je l'aime bien, moi, Garnier. Et il est largement aussi compétent que moi.

Il fumait à toute vitesse, tournait dans la pièce. Jean finit par l'arrêter:

- Assieds-toi. Tu me donnes le vertige. J'ai déjà discuté avec Garnier. Il pense que tu es le mieux. Il ne se fait aucune illusion pour lui-même. Va le voir.

- C'est commode ! grogna Gilles. - C'est vraiment commode !
Il se laissa tomber dans un fauteuil, accablé.

Jean sourit:

- Tu es vexé qu'on ne t'ait pas choisi uniquement pour ta belle intelligence?

- Tu ne comprends pas, dit Gilles. C'est une injustice et je n'aime pas être celui qui en profite.

Mais en même temps, il se sentait obscurément vexé. Vexé et dégoûté. Il avait envie de tout envoyer promener: Paris, ses intrigues, ses ukases, ses hypocrisies. Il voulait retrouver la campagne et les salons de Limoges, résignés, fragiles et bleus comme les yeux de son beau-frère. Il allait téléphoner à Nathalie et lui demander conseil. Elle saurait. Il y avait quelque chose d'inflexible en elle, de naturellement pur. Et dont il avait grand besoin.

- Je vais téléphoner, murmura-t-il machinalement.

- A qui?

La voix précise de Jean l'étonna. Il était d'un naturel discret d'habitude.

- Pourquoi me demandes-tu cela?

- Par intérêt. Tu es parti comme un forçat, les boulets de l'existence aux pieds et tu reviens sur des nuages. Je voudrais savoir grâce à qui.

- Mais tu te trompes, s'exclama Gilles, proprement horrifié. Je ne suis absolument pas amoureux d'elle, ajouta-t-il naïvement, je la connais à peine et elle a été charmante, c'est tout.

Jean se mit à rire:

- C'est tout. Mais quand je te propose le poste de ta vie, tu ne viens que le lendemain. Mais tu tombes des nues en retrouvant Eloïse. Mais tu te débrouilles pour appeler cette femme dès ton arrivée. Mais au moindre pépin, tu veux lui demander conseil. Voilà, autrement c'est tout. Ne me regarde pas comme si j'avais un chapeau tyrolien sur la tête, tu as l'air bête à faire peur.

- Ça, c'est le comble, dit Gilles.(Et il bégayait de fureur dans son désir d'être cru, de se croire lui-même.) Je te dis que je l'aime bien, c'est tout. Tu connais mes sentiments mieux que moi, maintenant?

- Ce n'est pas maintenant, dit Jean, c'est depuis quinze ans. Viens, on va prendre un verre et tu vas me parler d'elle, un peu.

Ils descendirent au Sloop, s'assirent à la terrasse. Il faisait merveilleusement doux, le soleil brûlait un peu leur visage et Gilles commença à l'intention de Jean un récit sobre et précis de sa liaison provinciale. Il avait, à sa propre surprise, le plus grand mal à y introduire cette note de cynisme ou d'ironie qui eût convaincu Jean de sa bonne foi ou plutôt de sa mauvaise. Mais il s'entêtait. Jean fumait sa pipe, l'air endormi:

- Si c'est simplement ça, dit-il, pourquoi y retournes-tu? Va dans le Midi, avec Eloïse, comme d'habitude.

- Mais il n'en est pas question, dit Gilles, exaspéré. Cette femme m'intéresse, quand même ! Psychologiquement...

- Il y a trois quarts d'heure que tu m'en parles, dit Jean. A la montre. Et tu n'as même pas bu ta bière, malgré la chaleur du soleil et de tes discours. Pauvre Eloïse. Et pauvre François. Oui, le mari. Je sais même son nom, maintenant.

Gilles le regarda, ébahi. Il eut une seconde de vertige, l'impression que quelque chose se soulevait en lui, l'inondait de chaleur, de terreur et de

soulagement à la fois et il tendit la main, prit son verre et le porta à ses lèvres, cérémonieusement. Il renversa la tête en arrière, les yeux fermés, la bière tiède envahit sa bouche, sa gorge et il eut l'impression qu'il aurait pu en boire des litres, qu'il serait toujours altéré ainsi à l'avenir, délicieusement. Il reposa son verre:

- Tu as raison, dit-il, je l'aime sans doute.

- Je te suis quand même bien utile, conclut Jean, sans rire.

Chapitre III

Il passa la journée comme un rêve. Il mourait d'envie de téléphoner à Nathalie, de lui annoncer son amour, triomphalement. En même temps il avait envie de le lui rapporter comme une surprise, comme un merveilleux et imprévu cadeau, il voulait voir son visage quand il le lui dirait. S'il pouvait attendre encore quelques jours, s'il pouvait attendre jusqu'à la gare, quand elle viendrait le chercher... Dès qu'ils auraient quitté la ville, il lui ferait arrêter la voiture, il prendrait son visage entre ses mains, il lui dirait: "Tu sais, je suis fou amoureux de toi". Et l'idée du bonheur qu'elle en aurait le remplissait d'orgueil, de tendresse, il se sentait fastueux. Emporté par sa propre générosité, il s'arrêta chez un bijoutier, acheta sur ses derniers francs un petit bijou ridicule qui l'attendrit encore plus et c'est le cœur débordant qu'il lui téléphona à 5 heures comme prévu d'un café-tabac près de chez lui.

Il l'eut tout de suite mais il tomba sur une voix sèche, presque indifférente, qui tout d'abord l'étonna puis le blessa. Aussitôt il se dit: "Tiens, bien sûr, c'est normal". II savait qu'en amour il y en a toujours un qui finit par faire souffrir l'autre et que quelquefois, rarement, cette situation est réversible. Mais là, si vite, de souffrir par elle alors qu'il venait juste de s'avouer à lui-même qu'il l'aimait, alors qu'elle l'ignorait encore, lui parut tout à coup injuste et décevant en même temps qu'il vérifiait en une seconde, grâce à cette blessure, la vérité de son amour.

- Que se passe-t-il? demanda-t-il d'une voix gaie.

- Il se passe qu'il a fait trop chaud, qu'il y a des orages atroces depuis ce matin et que... que j'ai une peur bleue des orages. Ne ris pas, dit-elle aussitôt. Je n'y peux rien.

Mais il riait, soulagé et étonné à la fois. C'était le premier signe de puérilité qu'elle lui donnât. Son comportement emporté, imprudent, absolu lui semblait jusque-là plus proche de l'adolescence que de la bourgeoise et peureuse enfance.

- Je t'ai acheté un cadeau, dit-il.

- Que tu es gentil... écoute, Gilles je vais raccrocher. C'est très dangereux de tenir un engin électrique pendant les orages. Rappelle-moi demain.

- Mais, dit-il, le téléphone n'a rien d'électrique. C'est...

- Je t'en supplie, dit une voix sauvage, dénaturée par la peur, je t'embrasse.

Elle raccrocha et il resta pantois, le récepteur à la main, essayant de rire. Essayant de se dire qu'au prochain orage sur Limoges, il lui ferait l'amour, voir qui de la peur ou du plaisir l'emporterait. Mais il se sentait triste, abandonné, le soleil était tombé sur les rues et son cadeau lui semblait bien plus ridicule à présent qu'attendrissant. Il voulait la voir, tout de suite. Bien sûr, il y avait Air Inter, le fameux Air Inter, qu'il pourrait prendre au pire, s'il se sentait trop mal. Il téléphona à Orly, il n'y avait pas d'avion avant le lendemain.

Le train était parti, sa Simca vendue et il n'avait plus un sou. Et il avait rendez-vous le lendemain avec l'administrateur du journal pour discuter de ses nouveaux appointements et il devait parler à Éloïse et la vie était un enfer. D'ailleurs il avait été trop heureux toute la journée, il aurait dû se méfier. Et l'idée qu'il en était arrivé là, à penser "tout se paie" le remplit de dégoût envers lui-même. Ah non, il n'était pas guéri ! Il était maintenant doublement malade puisque déprimé et à la merci d'une inconnue. Une inconnue qui disait l'aimer et qui au moindre orage lui raccrochait au nez. Il remâchait sa colère sous l'œil bonasse de la patronne du café et il finit par sentir son regard sur lui, essaya de sourire.

- Il fait rudement beau, dit-il.

- Un peu trop chaud, dit la femme aimablement. Il va y avoir de l'orage.
Il attaqua aussitôt:

- Ça vous fait peur, vous, l'orage? Elle éclata de rire:

- L'orage, vous voulez rire. Nous, c'est des impôts qu'on a peur.

Elle allait développer ce sujet mais devant l'air déconfit de Gilles, poussée par une bonté instinctive et cette divination merveilleuse qu'ont si souvent les dames des cafés, à force de laisser errer leur regard sur des visages de solitaires, heureux ou décomposés, elle ajouta:

- Remarquez, ma nièce qui est du Morvan, pourtant, où il y en a de terribles, elle n'a jamais pu s'habituer. Elle peut être en train de dîner, si ça tonne, elle passe sous son lit. C'est les nerfs.

- Oui, dit Gilles enchanté, c'est "les nerfs", songeant que jusque-là Nathalie s'était beaucoup plus préoccupée de ses nerfs à lui que des siens propres et qu'il était peut-être juste que l'inverse se produisît. Il entama une longue conversation, offrit et se fit offrir quelques portos, vin qu'il exécrait d'habitude mais qui lui rappelait les cocktails de son beau-frère et, un peu grisé, sortit plus optimiste de son café. A présent, il lui fallait parler à Éloïse. Demain il passerait au journal, essayerait de leur emprunter un peu d'argent et demain soir, au fond, il pouvait très bien repartir. Déjà il imaginait les cent kilomètres de voiture avec Nathalie, ces cent kilomètres nocturnes et enchantés, ces cent kilomètres de mots d'amour. Pourquoi lui avait-il parlé d'une semaine ou de deux de séparation? Par défense, sans doute, pour se persuader, en la persuadant, que huit jours sans elle étaient possibles, supportables, pour se persuader aussi que Paris existait, et l'ambition et les amis, idée parfaitement fausse d'ailleurs puisque tout cela était irréel depuis deux jours, qu'il ne voyait rien, ne ressentait rien et que seuls vivaient en lui les collines du Limousin et le visage de Nathalie. Mais que penserait-elle à le voir revenir si vite, à le savoir enchaîné? N'en prendrait-elle pas cette assurance fatale et un peu lasse que l'on éprouve devant quelqu'un dont on est trop sûr? Ou serait-elle folle de joie? Il se rappelait successivement ses yeux pleins de larmes à la gare, sa voix sèche de tout à l'heure, il en concluait à deux femmes différentes, et en la multipliant, en la compliquant, en embrouillant Nathalie, se donnait ainsi, involontairement, la possibilité d'un grand amour.

Eloïse regardait la télévision quand il rentra mais elle se leva d'un bond, et se jeta à son cou. Il se rappela une scène analogue, longtemps avant, et avec surprise se rendit compte que ce temps se réduisait à un mois, à peine. Il lui semblait qu'il s'était passé tant de choses depuis - Mais que s'était-il passé au fond? Il avait passé quinze jours d'ennui interminables chez sa sœur puis avait fait l'amour dix jours ensuite avec une femme, l'après-midi. Cela se résumait de la sorte, si on voulait. Mais il ne le voulait plus, c'est tout.

- Alors, ça s'est bien passé? Tu as vu Fairmont?

- Oui, dit-il, je l'ai vu, c'est d'accord.

Il n'avait pas envie de lui expliquer, de lui raconter l'affaire Garnier. Il n'avait envie d'en parler qu'à Nathalie. Peut-être que l'amour pouvait se résumer ainsi parfois: l'envie de ne rien raconter qu'à une seule personne. Il marmonna:

- Tu n'as pas de porto? et aussitôt il regretta ses mots: il se conduisait en visiteur.

- Du porto? mais tu as toujours eu horreur de ça...

- J'en ai déjà bu trois et je n'aime pas changer et... dit-il en s'éclaircissant la voix, j'ai besoin de prendre un verre.

Voilà. Il avait posé un jalon. Elle allait dire "pourquoi" et il répondrait "parce qu'il faut que je te parle". Mais elle était trop loin de tout ça, elle s'écria:

- Je te comprends; quelle journée, mon pauvre chou... Je fais un saut chez l'épicier, en bas, j'en ai pour une minute.

- Ce n'est pas la peine, dit-il, désolé, mais déjà elle claquait la porte.

Il alla à la fenêtre, la regarda traverser la rue de son pas dansant de mannequin, entrer chez l'épicier. Il jeta un coup d'œil traqué autour de lui: il y avait ses cigarettes préférées sur la table basse, son journal du soir, bien plié, des fleurs fraîches dans un vase. Il savait, sans même les regarder, que sa chemise blanche et son costume gris, le plus léger, étaient posés sur le lit à côté. Et même l'ours, l'affreux ours en peluche dont il ne lui avait rien dit, avait disparu. Elle avait dû attribuer son silence à sa gentillesse alors qu'il ne relevait que d'une indifférence totale. Et lui, comme un beau goujat, insouciant et ivre, lui avait fait l'amour. Il se haïssait. Tout cela aussi, il le raconterait à Nathalie, il ne lui cacherait rien. Il s'enorgueillissait déjà de sa franchise à venir, de sa propre humiliation, il ne se demandait pas quelle part il entrerait, dans cette confession du désir de diminuer sa honte, en l'avouant, et de donner ainsi plus de prix, aux yeux de Nathalie, à sa rupture.

Il but donc mélancoliquement un verre de porto et décida de parler à Éloïse après le journal télévisé. Mais elle mourait d'envie, ensuite, de suivre un feuilleton qui la passionnait comme il passionnait d'ailleurs depuis un mois sa sœur Odile. Il bénéficia ainsi, contre son gré, de cinquante minutes de répit, qui ne firent qu'augmenter son désarroi. Il avait grande envie de l'entraîner ailleurs, au Club par exemple et de lui expliquer tout là, au milieu de la musique et des gens; ce serait moins dur. Mais c'était trop inélégant.

- Tu n'as pas faim? dit-elle en éteignant le poste.

- Non. Éloïse... je voudrais te dire... Je... J'ai rencontré une autre femme, à la campagne et je... je...

Il bafouillait horriblement. Éloïse s'était immobilisée, pâle, elle le regardait:

- Elle m'a beaucoup aidé, ajouta-t-il précipitamment. En fait, c'est grâce à elle que je tiens debout. Je te demande pardon pour ça et pour hier soir. Je n'aurais pas dû.

Éloïse se rassit lentement. Elle ne disait rien.

- Je vais repartir là-bas. Bien sûr, tu restes ici tant que tu veux... tu sais bien que toi et moi, on est amis pour la vie...

"On ne peut pas être plus niais que je ne suis, pensait-il, ni plus maladroit. C'est la rupture dans tout son conformisme, toute sa cruauté. Mais je n'ai rien d'autre à dire". Il se sentait glacé.

- Tu l'aimes? dit Éloïse. Elle avait l'air incrédule.

- Oui. Du moins je le crois. Et elle m'aime, ajouta-t-il très vite.

- Alors pourquoi... pourquoi hier soir...?

Elle ne le regardait même pas. Elle ne pleurait pas, elle regardait le poste fixement comme si un film invisible s'y déroulait pour elle.

- Oui, dit-elle. Tu aurais dû.

Elle se tut. Ce silence devenait insupportable. Mais qu'elle crie, qu'elle pose des questions, qu'elle fasse n'importe quoi d'outré qui lui permette de respirer, lui ! Il passa la main dans ses cheveux, il était trempé de sueur. Mais elle ne disait toujours rien. Il se leva, fit trois pas dans la pièce:

- Veux-tu boire quelque chose?

Elle releva la tête. Elle pleurait et il fit un mouvement vers elle, instinctivement, mais elle se rejeta en arrière, la main devant les yeux:

- Va-t'en, dit-elle, je t'en prie, Gilles, va-t'en tout de suite... je partirai demain. Non, je t'en prie, va-t'en.

Il dégringola l'escalier, courut dans la rue, le cœur battant. Essoufflé, il s'appuya contre un arbre, l'enlaça. Il était à demi mort de honte et de tristesse.

- Je suis content que ce soit vous, dit Garnier.

Ils étaient dans le bar de l'Hôtel Pont-Royal, un bar souterrain où les lumières ne changeaient jamais l'hiver ou l'été. Gilles avait dormi à l'hôtel, il était mal rasé, sa chemise était sale, il avait fait des cauchemars. Curieusement Garnier, qui était grand et fort, avec des yeux gris, des cheveux gris, quelque chose de très doux dans le visage, semblait plus à l'aise que lui.

- Ce... cette place vous revenait, dit Gilles. Je n'aime pas vous la prendre.

- Vous n'y êtes pour rien. Fairmont n'aime pas mes mauvaises mœurs, c'est tout.

- Voyez-vous, reprit Garnier avec douceur, ce n'est pas si grave. "Tout

est perdu fors l'honneur". J'aime vraiment ce garçon. Qu'il m'ait dit qu'il avait dix-neuf ans au lieu de dix-sept et que, quand on l'a raflé, il ait fini par dire de quoi il vivait ou plutôt de qui, tout cela est normal. J'aurais très bien pu nier. Ils n'avaient pas de preuves. Mais c'est là que j'aurais perdu mon honneur: en le reniant et en sauvant ma réputation. Comique, n'est-ce pas?

- Qu'allez-vous faire? dit Gilles.

- Il sortira dans six mois. Il aura dix-huit ans. Et il sera libre, de me revoir ou pas.

Gilles le regardait avec admiration.

- Je n'ai jamais rien perdu de ce que j'ai donné, dit Garnier paisiblement. C'est ce qu'on vole aux gens qui vous coûte cher, mon bon, rappelez-vous ça... - Il éclata de rire:

- ... Je dois vous paraître bien moral pour un inverti. Mais croyez-moi: le jour où vous aurez honte de ce que vous aimez, vous serez fichu. Fichu pour vous-même. Maintenant parlons travail.

Il donna plusieurs conseils à Gilles qui l'écouta à peine. Il pensait à ce qu'il avait volé à Éloïse, il pensait qu'il n'aurait jamais honte de Nathalie, il pensait qu'il l'aimerait avec autant de tendresse, d'honneur que Garnier aimait son petit jeune homme. Il lui dirait tout cela, il lui parlerait de Garnier, il mourait d'envie de la revoir. Dans une demi-heure, il passerait au journal, réglerait au plus vite la question d'argent, déjeunerait avec Jean, lui confierait Éloïse, ferait ses bagages et sauterait dans le train à 5 heures. Il allait téléphoner à Limoges d'ici même.

Nathalie avait une voix gaie, tendre et il sentit un grand bonheur l'inonder:

- Je suis désolée pour hier, dit-elle aussitôt. J'avais vraiment très peur, c'est nerveux.

- Je sais, dit-il. Nathalie, que dirais-tu si je revenais ce soir?

Il y eut un silence:

- Ce soir? dit-elle. Non, c'est trop beau, Gilles. Tu peux?

- Oui. J'en ai assez de cette ville. Et tu me manques, ajouta-t-il avec modération. Je vais prendre le train. Tu viens me chercher à Vierzon?

- Mon Dieu, dit-elle consternée, nous dînons chez les Couderc ! Qu'est-ce que je vais faire?

La véritable détresse de sa voix consolait Gilles. Il fit l'homme fort:

- J'irai jusqu'à Limoges, je prendrai un taxi et je te verrai demain. Tu

peux déjeuner avec moi? Tu n'as pas la Croix-Rouge?

- Oh ! Gilles, dit-elle... Gilles, tu te rends compte: déjeuner avec toi demain... quel bonheur... Je m'ennuyais affreusement.

- Tu viens me chercher chez ma sœur à midi? Tu peux la prévenir?

Il se sentait tout à coup organisé, décidé, viril. Il émergeait de ce chaos confus qu'était Paris. Il revivait.

- Je vais y passer tout à l'heure, dit-elle. Et demain à midi, je serai là. Tout va bien pour toi?

- J'ai eu quelques complications, beaucoup même, mais je... j'ai tout arrangé, conclut-il avec fermeté.

"C'était beaucoup dire, pensa-t-il brusquement, j'ai accepté la place d'un type et fait pleurer une femme". Mais il ne pouvait empêcher cette euphorie en lui, cette bonne conscience cruelle, irrémédiable que donne le bonheur.

- A demain, dit-elle, je t'aime. Il n'eut pas la tentation de dire "moi aussi". Elle avait raccroché.

Quatrième partie. Limoges

Chapitre I

Ce train n'en finissait pas de traverser la France. Il y avait d'abord eu, en quittant la gare, ces longues banlieues étirées que la lumière du soleil d'été, avant la nuit, rendait presque poétiques. Puis les premières prairies avant la Loire, toute cette herbe verte et luisante, encadrées par l'ombre démesurément allongée des arbres, puis la Loire elle-même déjà grise. Puis il avait fait nuit et Gilles avait détourné son visage de la fenêtre, regardé les visages paisibles de ses compagnons de voyage. Il était bien dans ce train, il roulait inexorablement vers la maison de sa sœur, vers Nathalie, il roulait vers la paix et vers l'amour à la fois et il lui semblait que c'était la première fois qu'il rencontrait dans son existence cette conjonction.

Il était plus de 11 heures quand il descendit à Limoges. Il faisait très sombre et il resta stupéfait quand tout à coup Nathalie se jeta contre lui. Il avait lâché sa valise et il la serrait dans ses bras sans dire un mot, étourdi de bonheur. Ils restèrent une longue minute ainsi sur ce quai de gare, accrochés l'un à l'autre, chancelants et parfaitement insoucieux des regards qui s'attardaient sur eux. Il finit par se dégager, la regarda: il ne se rappelait pas qu'elle eût les yeux si grands, si écartés.

- Comment as-tu fait pour venir?

Je me suis échappée, dit-elle. Je ne pouvais plus. Ce dîner était un cauchemar. Au potage, je savais que tu étais à Orléans, au turbot que tu passais Châteauroux, je croyais que j'allais m'évanouir. Embrasse-moi. Gilles, tu ne partiras plus.

Il l'embrassait, il passait la porte avec elle, il cherchait sa voiture, y jetait sa valise, s'y jetait après, la prenait dans ses bras.

- Tu as encore maigri, dit-elle. Est-ce que tu me reconnais?

- Il y a trois jours que je suis parti, dit-il.

- Ils ont joué au bridge après dîner. J'ai dit que je ne me sentais pas bien, que je rentrais. J'ai failli manquer le train, j'ai failli écraser tout Limoges.

Il l'embrassait, il se sentait parfaitement heureux, parfaitement vide. Il n'avait plus rien à dire et pourtant il se rappelait qu'il avait une grande nouvelle à lui annoncer: qu'il l'aimait. Qu'il s'en était enfin rendu compte. Mais cela ne lui semblait plus du tout aussi important qu'à Paris, aussi fracassant. Néanmoins, par une sorte de fidélité au jeune homme émerveillé par lui-même qu'il avait été toute une journée à Paris, il fit un effort:

- Tu sais, dit-il d'une voix pénétrée qui lui sembla aussitôt ridicule à ses propres oreilles, tu sais, Nathalie, je t'aime.

Elle se mit à rire:

- J'espère bien, dit-elle, sans montrer la moindre surprise, il ne manquerait plus que cela, que tu ne m'aimes pas.

Il se mit à rire à son tour. Elle avait raison, il était complètement stupide. On ne formule pas ces évidences-là. Elle lui avait dit dès le premier jour qu'elle l'aimait et elle avait attendu en toute tranquillité qu'il l'aimât à son tour.

C'était une forte femme, ou plutôt une femme dont les faiblesses avaient une telle force qu'elle les sentait irrésistibles. Oui, il avait bien loupé son effet et il était bien heureux de l'avoir loupé.

- Tu ne racontes rien? dit-elle.

- Je n'ai rien à raconter, dit-il, je suis bien. La campagne était très belle, ce soir, du train.

- C'est un drôle de récit...

- Embrasse-moi, dit-il, je te raconterai tout demain. On ira au bord de l'eau; tu déjeunes toujours avec moi?

- Oui. Mais il faut que je rentre. François est peut-être déjà à la maison.

Je n'aurais pas dû venir, dit-elle plus bas, c'est affreux de te quitter maintenant.

Ils roulaient dans Limoges, elle conduisait doucement et l'air du soir glissait par la fenêtre. Il tenait sa main, il ne pensait à rien et il savait confusément que cette absence totale de pensées s'appelait le bonheur. Elle le laissa à un taxi et il parcourut trente kilomètres dans le même état d'hypnose avant d'arriver à la vieille maison, réveilla Odile et Florent et tout à coup complètement remonté, leur fit à eux, complètement assoupis, le récit de son séjour, récit interminable, compliqué et drôle qu'il avait préparé pendant des heures dans le train à l'intention de Nathalie.

Il était allongé au bord de l'eau, à côté de Nathalie, il faisait chaud et ils clignaient des yeux aux derniers rayons du soleil. Nathalie prétendait qu'ils étaient en train de bronzer et il se moquait d'elle, disait qu'il n'y a de haie que de la Méditerranée et qu'ils seraient à peine jaunis à la fin de l'été. A la fois il était ravi de rester ainsi, la chemise à peine ouverte, la joue dans l'herbe fraîche. Tout ce qu'il avait pourtant aimé à la folie avant, ces soleils implacables sur ces plages brûlantes, ces corps trop dénudés et si souvent faciles, lui inspirait à présent une sorte d'horreur. Il lui fallait ce paysage tendre et cette femme difficile. Car elle lui en voulait, il le sentait bien. Le récit qu'il lui avait fait de son séjour parisien n'avait éveillé chez elle que deux sentiments: une compassion immense pour Éloïse et un intérêt admiratif pour Garnier. Rien pour lui. Elle n'avait pas eu l'ombre d'un réflexe jaloux à l'aveu de sa nuit avec Éloïse, ni l'ombre d'un attendrissement à sa propre indignation devant Fairmont. Elle trouvait tout cela "navrant", c'était son terme. Et s'il avait été effectivement son but de la navrer, il avait espéré, lui, qu'elle le consolerait, non pas qu'elle le jugerait. Or, visiblement, elle le jugeait et elle le jugeait faible.

- Mais enfin, disait-il, agacé et nonchalant à la fois(car ils avaient passé tout l'après-midi dans sa chambre), mais enfin que voulais-tu que je fasse? Que je reste avec Éloïse? Que je quitte le journal?

- Je ne sais pas. Je n'aime pas ce genre de situation. Et j'ai l'impression que tu y passes ta vie. Un peu à faux. Sans savoir vraiment. Te sentant un peu coupable et y prenant plaisir.

- Pourri, quoi ! dit-il en riant.

- Peut-être, oui.

Elle ne riait pas. Il se retournait à plat ventre, la prenait dans ses bras. Elle sentait l'herbe chaude et elle le regardait fixement, les yeux dilatés, presque effrayés. Mais il ne voyait pas l'expression de ses yeux, il ne

voyait que le cerne bleu, dessous, dont il était responsable. Il souriait, embrassait ce cerne, riait:

- Toi, tu aimerais un homme pourri?

- On ne choisit pas qui on aime.

- Pour une femme cultivée, tu n'as pas peur des lieux communs, dit-il.

- J'ai très peur d'eux, dit-elle à voix basse, ils sont presque toujours vrais.

Il la regarda, il vit qu'elle avait peur vraiment et il partagea sa peur un instant. Où allaient-ils ensemble? Et si elle le méprisait un jour? Et s'il était vraiment méprisable? Qu'elle ne puisse plus l'aimer? Il enfouit sa tête dans l'herbe, soupira: il n'y avait pas de repos, il n'y avait pas de paix. Il aimait cette femme, il le lui disait et elle avait peur de lui.

- Je ne le pourrais pas, dit-elle, et même si je le pouvais, je ne le ferais pas.

- Pourquoi?

- J'ai eu une vie très protégée, très douce et très ennuyeuse, dit-elle tranquillement. J'imagine que quelque chose comme toi devait m'arriver.

- Tu y penses comme un coup de chance ou une catastrophe?

- Actuellement comme un coup de chance, dit-elle.

Ils restaient immobiles dans l'herbe, elle légèrement allongée sur lui. Elle avait mis la tête sur son dos, il sentait un brin d'herbe lui piquer le front, une grande paix l'envahissait, une sorte de torpeur. Il fut presque surpris de s'entendre parler:

- Qu'est-ce qu'on va faire pour François?

Elle se détacha de lui, se renversa sur le dos. Il avait tourné la tête vers elle et il voyait son profil à présent, ses yeux fixés sur le ciel, tranquilles.

- Je ne sais pas, dit-elle. Il va falloir que je le quitte.

Il eut un léger sursaut. Il s'était inconsciemment habitué à ce fantomatique et peu gênant François. Il savait qu'elle ne couchait plus avec lui, elle le lui avait dit et il connaissait trop son sens de l'absolu pour en douter. Mais ce même sens de l'absolu avait d'autres conséquences.

- Qu'est-ce que tu comptes faire? Elle tourna la tête vers lui, sourit.

- Te suivre peut-être, le temps que tu m'aimes. Après je verrai.

Elle avait raison, elle avait parfaitement raison: ils s'aimaient, ils devaient vivre ensemble. Il gagnait largement de quoi faire vivre une

femme. Quelle était cette liberté qui s'affolait en lui, cette solitude? Pour ce qu'il en faisait de cette liberté, de cette solitude, ces deux bacchantes sans joie qui l'avaient mené droit à la dépression nerveuse, il pouvait aussi bien les jeter aux orties... Mais il avait peur. Elle tendit la main, effleura ses cheveux:

- Ne t'inquiète pas, Gilles. Je ne le quitterai pas avant l'été. La fin de l'été. Et je ne te suivrai que si tu m'en supplies.

Il se redressa, tout à coup furieux. Furieux d'avoir été découvert, furieux qu'il y ait eu quelque chose de semblable en lui à découvrir.

- Mais je ne m'inquiète pas. Je te veux. Je veux que tu me suives. Et que nous partions tout de suite. Tu lui parles ce soir, nous partons demain.

Et où, pensait-il en même temps? Où? Il me reste trois francs. On ne pourra pas rester ici, après le scandale que ça fera. Que faire jusqu'en septembre?"

Mais elle souriait et ce sourire l'exaspérait:

- Je veux que tu me suives.

Il criait presque.

- Je le ferai, dit-elle tranquillement. Mais si tu m'en supplies, pas si tu me l'ordonnes. Ne crie pas comme ça, tu es tout rouge. On n'est pas bien, ici? Où veux-tu aller?

- Je n'aime pas les situations fausses, commença-t-il noblement...

Mais elle le regarda de telle façon qu'il s'arrêta, hésita. Elle éclata de rire et il se mit à rire aussi, retomba sur elle, mélangeant ses cheveux aux siens, l'embrassant au hasard.

"Oh ! Nathalie, disait-il, Nathalie, tu me connais si bien... oh, je t'aime, toi."

Et elle riait aux larmes dans ses bras, les yeux brillants, sans pouvoir s'arrêter.

Chapitre II

C'est curieux comme les situations "tranchées" - par l'autre - deviennent confortables pour soi. Dès que Nathalie eut pris la décision de quitter son mari, il n'y eut plus pour Gilles la moindre gêne vis-à-vis de François; elle allait quitter cet autre homme pour lui et il ne s'y sentait presque pour rien. Dès l'instant qu'elle avait formulé cette idée, qu'elle avait prononcé ces mots, ce n'était plus un choix qui se faisait

mais une fatalité qui s'accomplissait. Il ne pensait pas une seconde qu'elle puisse changer d'avis: comme tous les menteurs originels, il était parfaitement crédule. De plus, il n'avait pas l'impression de voler quoi que ce soit à François: les cris d'amour, les voluptés de Nathalie étaient trop évidemment à lui, trop entièrement dépendants de lui pour que quiconque, la connaissant, puisse encore les espérer pour soi. Ce qu'il volait à François, ce n'était pas la femme-Nathalie, mais "l'être" - Nathalie, l'absolue, l'implacable dont il devait admettre que cet homme s'était fort bien occupé des années durant. Si bien qu'il la lui livrait à présent, à la fois maîtresse et mère, sévère et folle, tout ce dont lui, Gilles, avait très précisément besoin. C'était cynique, bien sûr, mais le bonheur rend cynique. Et Gilles était heureux.

D'abord, il y avait tous les après-midi d'été dans sa chambre, ou plus exactement dans la chambre du grenier, plus isolée, l'ancienne chambre de domestique, que Gilles avait rouverte et installée tant bien que mal. Un escalier y montait directement de l'arrière de la maison, ménageant ainsi, non pas la pudeur de Nathalie qui s'en moquait, mais celle d'Odile que des principes confus agitaient encore. C'était une grande chambre presque vide, poussiéreuse où trônaient le lit et un fauteuil en pitchpin rouge sur lequel Nathalie jetait ses robes. Gilles y montait vers 3 heures, fermait les volets, se couchait, ouvrait un livre, attendait. Très vite, Nathalie arrivait, se déshabillait, se glissait dans le lit, parfois sans un mot comme une sauvage, parfois lentement, indolemment, en lui racontant d'une manière cocasse des déjeuners mortels d'ennui. Il ne savait pas ce qu'il préférait mais ils finissaient toujours par s'aimer et la chaleur était telle sous ce toit qu'ils se séparaient ruisselants de sueur, huilés, ne sachant plus qui était soi, qui était l'autre, épuisés et jamais rassasiés. Il essuyait le corps inerte de Nathalie avec le drap chiffonné, il la bouchonnait en la traitant de petit cheval, elle le laissait faire, les yeux fermés, et il entendait son cœur battre trop vite encore sous sa main. Elle émergeait du plaisir très lentement, comme d'un coma, et il se moquait d'elle pour cela, avec beaucoup d'orgueil. Enfin la vie revenait en elle, elle entendait autre chose que les pulsations de son propre sang, elle pouvait ouvrir les yeux sans que la lumière, pourtant très faible, de la pièce ne les blesse et elle tournait la tête vers lui, qui fumait déjà, avec une sorte de gratitude épouvantée.

Ils parlaient. Peu à peu il apprenait tout d'elle. Son enfance à Tours, ses études à Paris, son premier amant, sa rencontre avec François, son mariage. C'était une vie simple et compliquée à la fois: simple parce qu'elle n'avait rien que de très ordinaire, compliquée parce que Nathalie avait parfois une façon de se taire ou de prononcer un adjectif, ou même

de remplacer une proposition par une autre, qui rendait cette vie quiète, et somme toute heureuse, presque déchirante. S'il disait: "Tu étais contente de venir à Paris pour ta licence?", elle répondait: "Tu es fou... jusque-là je n'avais jamais quitté mon frère". Et il devait superposer à l'image classique de la jeune provinciale éblouie par Paris et les garçons celle d'une petite fille pleurant son frère dans une ville étrangère. S'il lui demandait comment elle avait jugé François, la première fois, elle répondait: "J'ai tout de suite pensé qu'il était honnête" et il était impossible de lui arracher un mot de plus. Quant à ses amants - il semblait qu'il y en ait eu trois avant François et un après - elle reconnaissait paisiblement qu'elle avait eu beaucoup de plaisir avec eux. Il avait demandé un jour, stupidement, "autant qu'avec moi?", et s'était attiré un "naturellement" qui l'avait mis hors de lui.

En vain. Elle n'avait jamais aimé quelqu'un comme lui mais elle avait pris du plaisir avec d'autres, il ne l'en ferait pas démordre. Cette honnêteté le séduisait et l'énervait tour à tour mais aucune de ses ruses, même dans les moments les plus passionnés, ne pouvait l'en détourner. Elle le regardait préparer ses pièges, les tendre, puis les démolissait d'un mot en riant. Et il riait avec elle. Il n'avait jamais vraiment ri de lui-même avec une femme; il ne s'était livré à cette délicieuse occupation qu'avec Jean ou des hommes, par un faux principe viril. Et la possibilité de quitter enfin cette vanité-là l'attachait plus à elle qu'il ne le savait lui-même.

Vers 6 heures, ils descendaient sur la terrasse, retrouvaient Florent et Odile installés sur des chaises longues et l'on buvait un porto-flip en parlant du temps. Odile ne rougissait plus à tout propos, Florent faisait même le joli cœur, ce qui amusait Gilles prodigieusement. Écarquillant ses grands yeux bleus il offrait à Nathalie, avec mille grâces, des cigarettes infâmes, à bout doré, qu'il se prétendait le seul à pouvoir trouver dans la région. Nathalie les fumait stoïquement sous l'œil sarcastique de Gilles, buvait son porto-flip, disait "il va falloir que je parte" d'une voix triste et tout le monde protestait. Les journées devenaient très longues, la fraîcheur du soir ne venait pas avant 7 heures, les ombres des arbres, sur la terrasse, s'allongeaient encore. Par moments Gilles se sentait en pleine comédie 1900: ce guéridon, ces boissons douces, ce notaire bavard... puis Nathalie renversait la tête en arrière et il revivait un moment voluptueux de l'après-midi et il fermait les yeux une seconde. Cette comédie, si c'en était une, il la voulait plus que tout.

Chapitre III

Il y avait de nombreuses réceptions, cet été-là, mais Gilles n'y allait jamais. On le croyait malade, déprimé, solitaire et cela arrangeait bien les choses pour tout le monde - y compris, pensait-il, pour Nathalie. Elle avait beau être prête à le suivre, il se sentait quand même l'amant d'une femme mariée. Et qui eût pu soupçonner cette femme mariée, irréprochable, de parcourir tous les après-midi soixante kilomètres pour tomber dans le lit d'un neurasthénique? A Odile qui lui reprochait sa paresse mondaine, il lui avait suffi de répondre "vis-à-vis de Sylvener"... et elle s'était presque excusée, toute rougissante. Souvent le soir, il regardait la petite voiture de Florent disparaître au bout de l'allée vers une fête lointaine, il restait seul dans la grande maison, il traînait dans le salon, ouvrait un livre, tranquille. Ou bien il montait au troisième étage, respirait sur le lit encore défait l'odeur de Nathalie, de l'amour de Nathalie et il restait là allongé, les yeux grands ouverts. Des chauves-souris feutrées fendaient le ciel bleu sombre, les grenouilles commençaient leurs lamentations monotones au bas du jardin, un vent léger, odorant, traversait la pièce; et une grande paix fraîche tombait sur ce qui avait été leur brûlant champ de bataille. Il rêvait à Nathalie, il ne désirait même pas qu'elle fût là. Parfois il s'endormait, dans son vieux chandail, et c'était le bruit des roues de la voiture sur le gravier qui le réveillait. Il descendait, aidait Florent généralement un peu éméché à descendre, les suivait à la cuisine. "Comment, s'exclamait Odile, tu ne dors pas?" Mais enchantée d'avoir une oreille plus susceptible de l'entendre que celle de Florent, elle commençait un récit extatique de la soirée qui, à l'entendre, loin d'être donnée par les Couderc, l'avait été par la duchesse de Guermantes. L'Altesse Royale en était invariablement Nathalie, qu'elle appelait toujours dans ses récits "Madame Sylvener" alors qu'elle la nommait par son prénom tous les jours. Mme Sylvener avait donc ce soir-là une robe bleue ravissante et elle avait répondu insolemment au substitut de Brive que..., et le préfet n'avait pas quitté d'un pas Mme Sylvener, etc. S'il n'avait pas passé l'après-midi nu avec elle, Gilles eût fini par entretenir des rêveries de lycéen sur cette Mme Sylvener. Mais souriant, attendri, il écoutait pérorer Odile, se moquait du substitut et essayait d'imaginer le bleu exact de la robe. Odile finissait toujours d'ailleurs, probablement par bonté de cœur, par jeter le voile d'une mélancolie secrète sur la radieuse évocation de Mme Sylvener et Gilles prenait l'air distrait de celui qui. Odile allait enfin se coucher gorgée de romanesque auprès de Florent gorgé de Champagne et ces deux éléments leur assuraient un sommeil rapide.

Il y avait maintenant quinze jours que Gilles était rentré de Paris, et il n'était pas sorti une fois de la maison, sinon le matin, pour accompagner

Odile au village voisin, où elle faisait ses achats. Quelque chose s'était arrêté dans son destin: il lui semblait qu'il passerait sa vie ainsi à traîner au soleil, à faire l'amour avec Nathalie l'après-midi et à rêvasser le soir. L'idée que dans deux mois il serait rédacteur politique, débordé, aussi avare de son temps qu'il en était à présent prodigue, et que ce même temps il le passerait dans ce tourbillon gris qu'était Paris, lui semblait proprement absurde. D'ailleurs, avec cette facilité qui le caractérisait depuis longtemps devant certains projets, il n'y pensait même pas. En s'éveillant, il se demandait simplement s'il irait pêcher avec Florent avant déjeuner, si Nathalie serait dans un jour tendre ou exigeant, s'il y avait moyen d'arranger lui-même le volet de la chambre chaude qui dégringolait. Quelquefois aussi, en lisant le journal, il se demandait ce qui pouvait bien pousser un être humain à en découper un autre en dix-huit morceaux, faisant part de sa perplexité à Odile qui poussait des cris de paon tandis que Florent, selon son humeur, se tapait le front de l'index ou mimait un nœud coulant avec sa cravate. Bref, Gilles était heureux, de plus il le savait et il le répétait sur tous les tons à Nathalie avec une mâle fierté. "Tu penses, disait-il, tu penses qu'il y a deux mois, j'étais un type fichu et que maintenant je suis un homme heureux"... II avait dans la voix une sorte d'incrédulité satisfaite qui régulièrement amusait Nathalie; non moins régulièrement, quand il ajoutait "et c'est grâce à toi", elle battait des paupières, très vite.

Puis vint la soirée Sylvener. Tous les ans, à peu près à la même date, François Sylvener recevait Limoges et ses environs. C'était la soirée la plus élégante de la saison et Odile, jetant toute morale aux orties, se réjouissait depuis dix jours d'y aller. C'était aussi la seule soirée à laquelle Gilles avait décidé de sacrifier sa solitude. Il voulait voir où habitait Nathalie. Il voulait la voir en maîtresse de maison, il s'amusait d'avance.

La maison de François Sylvener était une grande bâtisse du xvme siècle, qui avait dû appartenir toujours à des gens de loi. En plein centre de Limoges, elle s'ouvrait sur un grand jardin extérieur, fort beau, un peu trop éclairé pour la circonstance. Il y avait trop de fleurs aussi, pensait Gilles en montant les marches, et quelque chose qui respirait l'argent. L'argent honnête bien sûr et l'argent de tradition mais l'argent quand même: les gros meubles luisants, les tapis anciens, les grandes glaces à peine teintées, les deux maîtres d'hôtel rougeauds et gênés par leurs gants derrière le buffet, tout cela évoquait une opulence provinciale et bien orchestrée. Et Gilles qui, en tant que journaliste et parisien, avait assisté à des fêtes plus somptueuses et plus folles, souvent données par des fêtards ruinés par ailleurs, se sentait un peu

supérieur. Il n'aimait l'argent que gâché. Ce n'était pas le luxe qui était écrasant là, mais l'impression de sécurité. En haut de l'escalier, comme dans les romans 1900, Nathalie et François Sylvener, debout l'un près de l'autre, recevaient leurs invités. Et il y avait dans le regard de Nathalie quand il lui baisa la main un tel souci de lui plaire, une expression qui signifiait si évidemment "tout cela est pour toi" qu'il se sentit honteux tout à coup de sa propre condescendance. Il la félicita aussi chaleureusement que possible de la beauté de sa maison, serra la main de Sylvener et s'engagea dans le grand salon.

Une foule ravie s'y pressait déjà et il dut subir quelques discours, quelques compliments sur sa bonne mine avant de pouvoir émigrer vers ce qui semblait être une bibliothèque. En vérité, il imaginait sans y parvenir Nathalie dans ce fauteuil, au coin de cette cheminée, en face de son mari; c'était impossible. Nathalie, il ne l'imaginait que renversée dans le grand lit isolé de la chambre chaude, ou allongée dans l'herbe. Dans la bibliothèque, il respira un peu, se dirigea vers le balcon, se heurta à un homme. C'était celui qu'il appelait en lui-même "le petit frère", depuis les récits de Nathalie. Ils ne s'étaient rencontrés qu'une fois mais Pierre Lacour lui tendit aussitôt la main. Le petit frère était singulièrement grand et mâle d'aspect, pensa Gilles, et très beau avec ça. Il se rappela qu'il avait été jaloux de lui ce jour-là et il sourit.

- On désespérait de vous voir, dit Lacour. Vous n'êtes pas très mondain. Je vois votre sœur partout et vous jamais.

- Je ne suis pas très mondain en effet, dit Gilles.

- Est-ce que nos fêtes de province vous ennuient?

Il y avait une certaine agressivité dans sa voix. Mais Gilles était déjà soucieux de s'en faire un ami:

- Pas du tout. J'ai été fatigué à Paris et je suis là pour me reposer.

Il y eut une seconde de silence puis Pierre Lacour sembla brusquement se décider. Il prit Gilles par le bras:

- Je voudrais vous parler... vous savez que je suis très... euh... ami avec ma sœur?

- Oui, dit Gilles souriant, je sais.

Il n'allait pas faire l'étonné. Ou ce garçon était au courant de tout ou il ne l'était de rien. De toute façon, il avait quelque chose dans le visage qui plaisait à Gilles, une sorte d'honnêteté maladroite mêlée à beaucoup d'intelligence. Néanmoins, les premiers mots le déconcertèrent:

- Nathalie vous aime, dit-il abruptement. Et j'en suis désolé.

Il s'était détourné pour dire cela et Gilles se demanda un instant s'il

avait bien compris:

- Pourquoi en êtes-vous désolé?

- Parce que je n'ai pas beaucoup d'estime pour vous, je m'excuse de vous le dire.

Ils parlaient à voix mi-basse dans cette pièce obscure, comme deux ennemis projetant un duel secret et inévitable. Le cœur de Gilles se mit à battre:

- Pourquoi ne m'estimez-vous pas? Je ne vous connais pas.

- Nathalie vous aime, et vous dites que vous l'aimez. Que fait-elle ici? Croyez-vous que ce soit une petite-bourgeoise habituée à l'adultère? Croyez-vous que sa situation avec François soit drôle? La connaissez-vous si mal?

- Elle a décidé d'attendre la fin de l'été, commença Gilles...

Pierre Lacour eut un geste violent de la main.

- ... Elle n'a rien décidé du tout. Elle pense que vous n'êtes pas sûr de vous, elle ne veut pas vous contraindre. C'est tout. Et depuis un mois elle vit dans ce qu'elle a toujours ignoré: les compromissions. Par votre faute.

Gilles s'énervait. Ce personnage de frère noble allait un peu loin:

- Il ne semble pas que j'aie été sa première aventure...

- Non. Mais sa première passion, sûrement. Et j'en suis désespéré pour elle.

- Et pourquoi?

- Parce que vous êtes faible, égoïste, velléitaire...

- Tous les hommes le sont, dit Gilles sèchement.

- Mais tous les hommes ne s'y complaisent pas.

Ils étaient prêts à se taper dessus à présent. Gilles essayait de se calmer. Ce garçon avait raison et tort à la fois. Il respira longuement, lentement:

- Que feriez-vous à ma place?

Je ne serai jamais à votre place: car si j'étais un autre homme et que Nathalie ne soit pas ma sœur, je l'aurais enlevée depuis longtemps...

Il avait élevé la voix et Gilles sourit:

- Mon Dieu, comme vous l'aimez...

- Ce serait à moi de vous dire ça, non? Il y eut un silence.

- Mais je l'aime, dit Gilles doucement.

- Alors prenez soin d'elle.

Il n'avait plus ce visage furieux, il avait au contraire un visage implorant et triste, presque résigné, une expression que Gilles avait déjà vue sur le visage de Nathalie. Quelque chose lui tordit le cœur:

- Vous croyez que je dois l'emmener? Demain?

- Oui, dit Lacour. Le plus tôt possible. Elle est trop malheureuse.

Ils se fixèrent un instant. A trois pas, on entendait la gaie rumeur de la fête Sylvener. Quelque chose de lyrique, de romanesque souleva Gilles tout à coup:

- Je le ferai, dit-il. Et je prendrai soin d'elle.

Il se voyait déjà traversant la salle de bal, saisissant Nathalie au poignet et l'entraînant sans un mot, parmi les invités stupéfaits. Il voguait en plein XIXe. La voix de Lacour l'arrêta:

Le souvenir d'Éloïse traversa l'esprit de Gilles et il ne répondit pas.

- N'oubliez jamais qu'elle est absolue, dit Lacour à voix basse, absolue et passionnée.

Et il passa devant Gilles, disparut. Ces quelques minutes avaient été un rêve. Ce garçon devait être un peu fou, à y bien réfléchir. Mais Gilles avait déjà compris. Et en baisant la main de Nathalie, à la fin de la soirée, en la laissant seule en haut de l'escalier, près de son mari, dans sa maison, en réalisant tout à coup que cette femme qui était sienne ne pouvait pas le suivre à la minute même, et qu'elle en était aussi désespérée que lui-même, il prit sa décision.

Cinquième partie. Paris

Chapitre I

- Mais enfin, que s'est-il passé?

Ils étaient chez lui à Paris, elle venait d'arriver, il y avait trois jours qu'il attendait sans nouvelles. Et elle était là, l'air égaré, placide à la fois, comme quelqu'un qui a reçu un coup. Elle n'avait qu'à peine posé sa valise, dans l'entrée, son manteau sur une chaise, elle était arrivée sans le prévenir et elle semblait prête à repartir. Elle ne regardait même pas l'appartement, ce qui était un peu bizarre, si l'on pensait qu'après tout, elle allait désormais y vivre, avec lui, et que cette décision, ils l'avaient prise ensemble, le lendemain de la soirée de Limoges, dans une sorte d'enthousiasme, de bonheur profond. Et sage. Gilles ignorait que le

bonheur pût être teinté de cette sagesse implacable et tendre qui consiste à se résigner à faire ce qu'il faut faire. Mais néanmoins elle l'avait envoyé devant, par décence, disait-elle, et ce n'était que trois jours après, à demi fou d'inquiétude, qu'il voyait arriver, à l'improviste, cette muette. Il lui tenait les mains, il la faisait asseoir, il lui versait un verre, mais elle ne disait rien.

- Mais réponds-moi, que s'est-il passé?

- Mais rien, dit-elle, comme agacée. J'ai parlé à François, j'ai vu mon frère, il m'a conduite au train, je n'ai pas eu le temps de te prévenir, j'ai pris un taxi, j'avais l'adresse...

- Mais si je n'avais pas été là...

- Tu m'avais dit que tu m'attendais.

Et quelque chose dans le regard de Nathalie, le souvenir sans doute de moments cruels, indescriptibles, lui fit entrevoir cette attente forcée, nerveuse de célibataire qui avait été la sienne, comme peu de chose. Finalement elle avait quitté toute une vie et lui s'était borné à s'ennuyer. Il n'allait pas comparer: entre relire de vieilles gazettes et dire à son mari qu'on ne l'aime plus, il y a des nuances. Il se pencha, l'embrassa sur la joue.

- Comment a-t-il réagi?

Elle lui jeta un regard étonné:

- Qu'est-ce que ça peut te faire? Tu ne t'es jamais intéressé à ce qu'il était quand je vivais avec lui, n'est-ce pas? Alors la manière dont je l'ai quitté...

- Je voulais savoir s'il... si ça n'a pas été trop blessant, pour toi surtout...

- Oh moi, dit-elle, je le quittais pour un homme que j'aime. Lui restait seul. Tu vois...

Une réflexion vaguement cynique traversa l'esprit de Gilles. Finalement un mari abandonné était bien plus encombrant qu'un mari présent, sentimentalement parlant. Nathalie tremblait un peu, il sentait ses mains glacées entre les siennes, il avait confusément envie qu'elle pleure, qu'elle raconte tout, qu'elle s'abandonne; ou qu'elle se jette dans ses bras et se donne à lui dans ces mouvements de sensualité que provoque souvent, après coup, la cruauté contre quelqu'un d'autre. Mais il ne supportait pas cette femme transie, pudique et sans voix.

- Tu as peur, dit-il. Tu es mal. Viens voir ma maison.

Il avait, avec un entrain tout à fait inhabituel chez lui, "arrangé" la

maison pour elle. La concierge avait fait le ménage, il avait acheté du thé, des Kleenex, des flopées de fleurs, des biscottes et un nouveau disque. Les ampoules des lampes avaient été remplacées par le mari de la concierge et le Frigidaire remis en marche. Bref, il n'avait pas imaginé un instant le malheur de Nathalie. Ou plutôt il l'avait imaginé sous une forme théâtrale, pleine de péripéties, de larmes violentes, en somme d'événements "racontables", voire palpitants. Il n'avait pas imaginé cette désolation tranquille.

Elle se leva, le suivit, machinalement. En fait il n'y avait guère que la cuisine à voir et la chambre et la petite salle de bains en bois(innovation artistique d'Éloïse). Elle jeta sur tout cela un coup d'œil distrait, gentil. Personne n'eût pu supposer à la voir qu'elle allait dormir dans ce lit, accrocher ses vêtements dans cette armoire, personne; et à la fin, même pas Gilles. Une panique le prit. Et si elle n'avait pas pu? Si elle était juste venue lui dire(car c'était trop peu dans son caractère d'écrire ou de téléphoner), si elle était juste venue, en train, lui expliquer qu'elle ne le suivrait pas. Et soudain les fleurs qu'il avait achetées, le grand lit défait ouvert pour elle, le mois de septembre, l'hiver entier à venir, la vie parurent odieux à Gilles, insupportables. Il la prit par le bras, la retourna vers lui:

- Tu aimes, ici?

- Mais oui, dit-elle, c'est charmant.

Et ce terme de "charmant" le convainquit. Ce silence qu'elle avait, cette absence de gestes vers lui, ces mains glacées, ce regard ailleurs... Nathalie ne l'aimait plus. Ces trois jours d'attente anxieuse, affolée, qu'il avait subis, ces trois jours de journaux jetés par terre et de téléphone raccroché aussitôt que décroché, étaient prémonitoires. Il allait rester seul, une fois de plus, elle allait le quitter. Il se détourna d'elle, alla vers la fenêtre. La nuit était tombée, l'été persistait encore dans les rues. Il était seul.

- Gilles, dit-elle.

Il se retourna. Elle était allongée sur le lit, elle avait enlevé ses chaussures. Non, elle ne repartait pas tout de suite, elle allait encore passer une soirée, une nuit avec "son amour, son cher amour" comme elle l'appelait, et elle lui dirait tout le matin, avant de repartir. Elle était loyale certes, mais il y a des choses dont on ne se prive pas. Il sentit la colère l'envahir, se détacha de la fenêtre, s'assit au bord du lit. Elle était belle ainsi, fatiguée et distraite, comme dédaigneuse. Et il l'aimait.

- Tu m'as appelé?

Elle le regarda, surprise, tendit la main vers lui. Il l'attrapa au vol, la serra:

- Tu m'offres une dernière nuit?

Elle se redressa légèrement. Il poursuivit:

- Et demain, tu m'expliques que c'est trop dur pour François, toutes tes habitudes, etc. Et tu pars. C'est ça?

Il espérait, dans sa colère, la voir se décomposer, sous le choc de la vérité, sous la surprise de son intuition, à lui. Mais elle se bornait à le fixer, les yeux agrandis, et subitement ces yeux 1 se remplirent de larmes, sans que son visage bouge, et il sut qu'il s'était trompé. Il se laissa tomber à côté d'elle, envahi de soulagement et de honte, il enfouit sa tête dans son épaule. Il ne pouvait plus parler. C'est elle qui murmura:

- Mon Dieu, Gilles, que tu es égoïste...

- J'ai eu si peur, dit-il. Trois jours. Et puis maintenant... Tu ne me quitteras jamais?

Il y eut un petit silence. Puis la voix habituelle de Nathalie, enfin revenue, une voix mi-tendre mi-railleuse:

- Non, dit-elle. A moins que tu n'en aies envie.

- Je ne le supporterais pas, dit-il. Je viens de m'en apercevoir.

Il ne bougeait pas. Il respirait son parfum à nouveau, ce parfum si associé dans son esprit à la campagne, à l'herbe fraîche et à la chambre vide sous les toits. Il lui semblait étrange, presque sacrilège de le respirer ici, dans cette chambre citadine où étaient passées tant de femmes, où Éloïse avait vécu. Vue ainsi, dans ce parfum, et coupée en deux par l'épaule de Nathalie, la chambre ne paraissait plus la même. Il y était étranger et cette femme effrayée aussi. Ils auraient pu aussi bien être dans un hôtel, comme des amants malheureux à la Piaf. Or, ils étaient réunis et chez eux. D'où lui venait ce désarroi? Quelque chose lui serrait la gorge, quelque chose qui n'était plus la panique comme les autres jours, ni la colère ni le chagrin, quelque chose de bien plus profond, d'inconnu, comme un immense pressentiment.

Il se raccrocha à elle, murmura des mots tendres, gémit un peu. La main de Nathalie reposait sur sa nuque, elle respirait doucement et il se rendit compte qu'elle dormait. Il se leva, alla ouvrir la bouteille de Champagne dans le réfrigérateur, en versa un grand verre, revint au pied du lit. Le visage de Nathalie était confiant, fatigué, doux. Il tendit son verre brusquement au-dessus d'elle, se jura de ne jamais lui faire de mal et avala une immense gorgée de Champagne frais. Cela lui rappela immédiatement le demi de bière chaude qu'il avait bu ainsi d'un trait

dans ce café, avec Jean, quand il avait admis qu'il aimait cette femme. C'était un mois, dix ans plus tôt. A présent, elle était chez lui, à lui, il avait gagné. Et il ne put s'empêcher de sourire. A son propre aveuglement, à son propre entêtement, à son propre sens des responsabilités, à ses folies, à ses victoires.

Chapitre II

- Je ne t'ai pas donné de nouvelles d'Éloïse, dit Jean en riant. J'imagine qu'il vous a parlé de la pauvre Éloïse?

Nathalie sourit, hocha la tête. Ils étaient dans un petit restaurant des quais, tous les trois et Jean et Nathalie semblaient au mieux, Gilles était très content.

- J'étais sûr qu'il vous en aurait parlé. Gilles ne sait absolument pas se taire. La seule fois où il a vraiment essayé de le faire, c'était à votre sujet. C'est là que j'ai compris qu'il vous aimait. Et que je lui ai fait avouer. Mais ça, j'imagine qu'il ne vous l'a pas raconté?

Mais il souriait benoîtement. Finalement c'était un plaisir d'adolescent, sans doute, mais un plaisir délicieux que d'entendre son meilleur ami et sa maîtresse se moquer de vous tendrement. On se sentait un peu en dehors du coup, comme un objet curieux, fragile, insaisissable, on finissait par s'identifier à cet objet qu'ils décrivaient, on se sentait important et aimé.

- Eh bien, je vais te décevoir: Éloïse fait une carrière foudroyante, elle est la maîtresse du photographe numéro 1 de Vogue et tout va bien. Regardez-le bien, Nathalie, il est déçu. Il voudrait que les femmes le pleurent toute leur vie.

- Je m'en moque, dit Gilles.

- A ta place, j'en ferais autant, dit Jean et il prit la main de Nathalie, la baisa. Elle lui sourit.

Depuis huit jours qu'ils traînaient leurs pas dans un Paris encore vide du mois d'août, depuis huit jours qu'ils dormaient ensemble chaque nuit dans le grand lit de la rue Monsieur-le-Prince, elle semblait parfaitement heureuse. Ils n'avaient vu personne, sauf Jean, rentré de la veille. Simplement, lorsqu'il était passé les chercher, deux heures plus tôt, elle s'était comportée dans cet appartement comme une invitée de hasard et c'était lui, Gilles, qui avait dû servir les verres, chercher la glace, etc. Il fallait qu'il pense à lui demander pourquoi, plus tard.

Il faut que je passe au Club tout à l'heure, dit Jean. Nathalie y a déjà

été? Non? Il faut que vous veniez et que vous voyiez ce qui vous guette, le soir, avec ce voyou.

Nathalie se leva et partit se recoiffer. Jean la regarda partir et une espèce de mélancolie fit tomber son gros visage:

- Elle est rudement belle, dit-il.

- Tu trouves? dit Gilles.

Il avait pris une petite voix flûtée, distraite qui les fit rire ensemble.

- Elle est mieux que toi, poursuivit Jean rêveusement, beaucoup mieux. Je ne parle pas physiquement, ajouta-t-il.

- Merci, dit Gilles.

- Tâche de..., commença Jean, puis il s'arrêta, secoua la tête.

- Je sais, dit Gilles gaiement, tâche de ne pas la faire souffrir, de la garder telle qu'elle est, de ne pas être égoïste, de te comporter comme un vrai homme, etc.

- Oui, dit Jean, tâche.

Ils se dévisagèrent puis détournèrent les yeux ensemble. Par moments, Gilles détestait son reflet dans les yeux de Jean. Ils se levèrent et partirent dès le retour de Nathalie.

Le Club était gai, déjà plein. Il n'y avait plus de mois d'août, semblait-il, pour les Parisiens. Ils furent accueillis par Pierre, tout bronzé, qui serra Gilles sur son cœur en l'appelant "mon fils", oubliant totalement qu'il l'avait boxé la dernière fois qu'il l'avait vu. Il jeta un coup d'œil appréciateur, intrigué vers Nathalie. Gilles hésita. Avec n'importe quelle femme nouvelle, il eût dit: "Nathalie, voici Pierre" et c'eût été fini: la nouvelle maîtresse de Gilles Lantier se nommait Nathalie. Mais il ne pouvait pas. Il dit d'une voix rogue: "Puis-je te présenter Pierre Leroux? Mme Sylvener". Et il rougit.

Il recommença la même cérémonie quinze fois, dans la soirée. Tout le monde lui tapait sur l'épaule, les filles l'embrassaient, selon ces grandes règles d'affection mutuelle en cours à l'époque et chaque fois il se débarrassait d'un bras puissant ou frêle - selon le sexe(et encore pas forcément) - et, se tournant vers Nathalie, présentait l'un ou l'autre à Mme Sylvener. Il était évident que chaque fois sa simple politesse provoquait une certaine curiosité mais il s'obstinait, sous l'œil amusé de Jean, et celui parfaitement incompréhensif de Nathalie. Naturellement le bon vieux Nicolas, le vieux copain éméché arriva à son tour et dûment présenté s'adressa à Nathalie:

- C'est vous qui nous l'aviez kidnappé? On s'inquiétait, vous savez.

Remarquez, à sa place, je ne serais jamais revenu.

Il eut un bon rire de galant homme et s'assit tranquillement à leur table.

- Vous m'offrez un verre, pour fêter ça?

- On ne fêtait rien du tout, fit Gilles excédé, on fêtait notre tranquillité jusqu'à ton arrivée.

- Mon Dieu, dit Nicolas, peu susceptible et qui, de toute façon, avait soif, mon Dieu, mais il est jaloux !... Je suis sûr que madame sera ravie que nous buvions à sa première arrivée au Club-car je ne vous ai jamais vue ici, n'est-ce pas? Je me le rappellerais, je peux vous le promettre...

Tout en souriant tendrement à Nathalie, il avait capturé la bouteille sur la table et se versait un grand verre de whisky. Gilles était furieux, d'autant plus qu'il voyait les yeux de Jean se plisser de l'autre côté de la table, tant il avait envie de rire. Nathalie près de lui ne disait rien.

- Écoute, Nicolas, dit-il, nous parlons affaires.

- Si vous parlez affaires, madame s'ennuie. Voulez-vous danser avec moi, madame?

Et tout à coup Nathalie éclata de rire et Jean aussi. Ils ne pouvaient plus s'arrêter. Par gaieté naturelle et tout en se servant un autre verre, Nicolas les imita. Gilles resta seul avec sa respectabilité, humilié et furieux.

- Hou, hou, hoquetait Jean, si tu voyais ta tête...

Nathalie avait les yeux pleins de larmes à force de rire et Gilles esquissa un petit sourire contraint. Il avait rudement envie de quitter ces deux idiots et d'aller s'enivrer avec ses vieux amis, à une autre table. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas vu Paris, après tout. Et si tous les efforts qu'il faisait pour ménager la susceptibilité de sa maîtresse le menaient là, il n'y avait qu'à renoncer. C'était facile.

- Pourquoi ne vas-tu pas danser? dit-il à Nathalie.

- Je ne sais pas danser ça, dit-elle, tu le sais bien. Il ne faut pas m'en vouloir, monsieur, dit-elle à Nicolas, j'arrive de la province.

- Mon Dieu, dit Nicolas, quelle province?

- Le Limousin.

- Le Limousin? J'adore le Limousin. J'y ai même des parents. Ça alors... Ça s'arrose. Gilles, buvons au Limousin.

Là-dessus, sous les yeux consternés de Gilles, s'engagea une longue conversation entre Nathalie et Nicolas sur les charmes de la campagne, le temps des moissons et celui des vendanges qui semblait - ce dernier -

avoir spécialement plu à Nicolas. Il était 2 heures du matin quand Jean, vaguement parti lui-même et hilare, les déposa devant chez eux. Nathalie vacillait un peu et Gilles était d'une humeur de dogue. Il prépara quelques phrases cinglantes dans la salle de bains mais quand il rentra dans la chambre, elle dormait déjà à poings fermés. Il s'allongea près d'elle et mit longtemps à s'endormir.

Chapitre III

Le lendemain, elle s'éveilla avec l'air penaud et surpris des gens qui malgré quelques verres de trop et un léger sentiment de culpabilité ont dormi comme des cailloux et se sentent frais et dispos. Elle le regarda avec sournoiserie et il ne put s'empêcher de sourire.

- Alors? dit-il. Tu as bien rêvé de Nicolas?

- J'adore Nicolas, dit-elle. Il a l'air d'un gros chien.

- Un gros chien alcoolique, oui, dit Gilles. Je ne savais pas, à propos, que tu pouvais boire.

Elle le regarda, hésita:

Gilles la regarda, ahuri:

- Oui, j'avais ma petite robe noire, mon collier de perles, elles étaient toutes en Diane chasseresse. Et tu avais l'air si gêné de me présenter à tout le monde...

- Ça, c'est le comble, dit Gilles. Le comble de tout... Tu crois vraiment que je pourrais avoir honte de toi?

Il s'était renversé sur le lit, il la tenait contre lui. Elle avait eu peur... Nathalie qui n'avait peur de rien, qui défiait la province limousine, qui quittait son mari, Nathalie avait eu peur d'un club de gentils alcooliques. Il avait envie de rire et de s'attendrir à la fois.

- Pas honte vraiment, dit-elle d'une voix songeuse. Pas honte, mais tu pourrais t'ennuyer. C'est pourquoi j'étais si contente de voir ce Nicolas s'asseoir avec nous.

- Mais il y avait Jean. Il te trouve merveilleuse, Jean.

- De toute façon, Jean est avant tout ton ami. Tu peux lui faire ou me faire n'importe quoi, il te pardonnera. Je me demande même si, d'une certaine façon, il n'aime pas te voir mal agir.

- Tu es folle, dit-il.

Néanmoins il se rappelait à présent certaines expressions de jubilation de Jean lorsqu'il était lui-même dans ce qu'ils appelaient ses périodes de

crise, et que tout excès, toute imbécillité souvent, lui devenait bon. Jean le calmait, le raisonnait mais avec une sorte d'indulgence amusée, presque admirative qui souvent le relançait de plus belle. De toute façon, on ne sait jamais rien sur ses amis, ni sur l'influence souterraine, inconnue parfois d'eux-mêmes, qu'ils ont sur vous. Néanmoins, l'idée de Jean, le brave Jean, en mauvais ange était cocasse. Il se mit à rire:

- Tu remets tout en question. Tu comptes bousculer toute ma vie, comme ça?

- Il ne me semble pas que tu aies beaucoup ménagé la mienne, dit-elle paisiblement.

Elle le regardait en souriant, les yeux mi-clos. Elle avait peut-être eu peur de tous ces gens, la veille, mais elle n'avait manifestement aucune peur de lui, ce matin.

- Tu es une femme dure, dit-il, et cruelle. Tu n'as peur de rien. Et en plus, tu es alcoolique. Et en plus tu es perverse, conclut-il en s'abattant sur elle. Il faudra que je te présente à Gilda.

- Qui est Gilda?

Il était contre elle à présent, il avait envie d'elle et pas du tout envie de parler de Gilda. Néanmoins il répondit confusément:

- Une femme perverse.

- Oh, dit-elle, toutes les femmes peuvent être perverses. Moi aussi, tu sais... Ça ne veut rien dire, la perversité... Le plaisir, si on aime quelqu'un...

- Tais-toi, dit-il, espèce de bavarde.

Ils allèrent déjeuner chez Lipp, très tard, et Gilles continua ses présentations mais avec la plus grande aisance. Dans trois jours, il commençait à travailler, sa maîtresse était belle, elle l'aimait, il était heureux, il se demandait comment il avait pu être ce fantôme grelottant et désespéré trois mois plus tôt. Il devait être claqué physiquement à l'époque sans même s'en rendre compte. Aujourd'hui le monde était à lui. Il avait envie de Champagne, c'était idiot le Champagne avec la choucroute mais ils burent du Champagne.

Puis ils allèrent voir un film stupide, à côté, et Gilles passa son temps à chuchoter des inepties à l'oreille de Nathalie, furieuse, car elle était devant tout spectacle d'une attention et d'une gravité d'enfant. D'ailleurs elle l'ennuyait depuis trois jours pour aller voir une pièce de théâtre intellectuelle, fort belle, semblait-il, mais dont la seule idée glaçait les sangs de Gilles. Il n'était pas allé au théâtre depuis des années, les soirées prévues d'avance l'excédaient, il se moquait de ce

qu'il nommait son côté provincial.

- Tu as bien le temps, disait-il. Tu n'es pas à Paris pour une semaine. Tu n'as pas l'obligation de tout voir en une semaine pour tout raconter aux dames de la Croix-Rouge de Limoges.

- Mais j'aime ça, disait-elle. Tu ne comprends pas. Et c'est avec toi que j'aurai envie d'en parler après.

- C'est gai, gémissait-il, je suis tombé sur une intellectuelle.

- Je ne te l'ai jamais caché, répondait-elle sans rire et l'idée de Nathalie, sa maîtresse, ce corps exigeant et chaud, transformée en intellectuelle, le faisait rire aux larmes.

Cependant quelquefois quand il se rendait compte par un détail de la profondeur, de l'étendue de sa culture à elle par rapport à la sienne, il s'étonnait un peu. Bien sûr, elle avait eu le temps de lire, en trente ans, en province, mais effectivement elle aimait ça; et quand il lui disait par fatigue un des paradoxes ou des lieux communs à la mode, elle le reprenait sans indulgence, avec une sorte d'irritation étonnée comme s'il se fût brusquement montré indigne de lui-même.

- Mon chéri, disait-il - bien que persuadé du contraire -, je ne suis pas un homme très intelligent. Il faut que tu l'admettes.

- Tu pourrais l'être, rétorquait-elle froidement, si tu n'avais pas renoncé à te servir de ton intelligence pour autre chose que ta vie privée. Tu n'as aucune curiosité. Je me demande comment ils t'ont gardé dans ce journal.

- Parce que je suis très travailleur, très doux et que je tape bien à la machine.

Elle haussait les épaules, elle riait mais il y avait une certaine rancune dans son rire. Quand ils en arrivaient là, d'ailleurs, Gilles était ravi. Il avait toujours adoré être "grondé". Tout cela finissait bien entendu par des mots d'amour, des gestes et, la tenant à sa merci, dans la volupté, Gilles lui demandait d'une voix hachée si elle aimait ce que lui faisait son imbécile d'amant. Il en était à cette exquise période de l'amour où l'on adore se disputer et où l'on ne peut même pas imaginer que ces sujets de tendres batailles puissent être les ferments, les anges annonciateurs de combats moins gais.

Chapitre IV

Pour la première fois, depuis deux mois qu'il travaillait, il avait eu envie de prendre un verre en solitaire, dans un bar, avant de rentrer à la

maison. Il était très agréable de faire le jeune homme, l'homme libre quand quelqu'un que l'on aimait, dont on était sûr, vous attendait quelque part. Les cafés de Paris étaient des gouffres pour les hommes seuls, mais des tremplins pour les amants heureux. Il prit même le temps de faire quelques compliments à la barmaid, de feuilleter le journal du soir. Il ne se demandait pas pourquoi il ne rentrait pas immédiatement, il était simplement reconnaissant à Nathalie de faire de ce délai idiot qu'il s'imposait avant de la retrouver une image heureuse et comblée d'avance de sa liberté. On n'était jamais libre que par rapport à quelqu'un. Et quand c'était dans le bonheur, comme lui, c'était la plus grande liberté du monde. Il avait beaucoup travaillé ce jour-là et, le soir, il devait dîner avec Fairmont, Jean et Nathalie. On ignorait encore si Fairmont viendrait avec sa femme. Il était probable que non dans la mesure où lui et Jean viendraient avec leurs maîtresses respectives. Il devait rentrer d'urgence et se changer Or, il éprouvait un sentiment d'insouciance, de nonchalance dans ce bar, difficile à secouer. Quand il arriverait, Nathalie serait là, sans doute, légèrement exténuée par cette découverte incessante qu'elle faisait de Paris, de ses musées, de ses quartiers, avec une passion tous les jours renouvelée et qui le laissait chaque fois un peu sceptique. Elle connaissait à présent des rues, des cafés, des galeries de peinture dont il n'avait jamais entendu parler et il se demandait avec un mélange d'inquiétude et de hâte quand elle en aurait fini avec cette ville. Que ferait-elle alors? Ils dînaient dehors tous les soirs, ils allaient parfois au Club où chaque fois, retranchée dans un détachement complet vis-à-vis des gens amusants qu'il lui présentait et une affection à la russe pour Nicolas, elle se consacrait à ce dernier et à lui-même. Il s'apercevait d'ailleurs avec étonnement que ce gros benêt de Nicolas avait beaucoup lu, qu'il était assez fin, relativement à jeun, et qu'il tombait amoureux de Nathalie à vue d'œil. Finalement c'était assez amusant: au lieu de parler des mœurs d'un acteur à la mode, on parlait de celles d'un héros de Zola et bien qu'il ne risquât pas d'y avoir là la moindre nouveauté, il apprenait quand même pas mal de choses. Nathalie déclarait ensuite avec violence qu'il était effectivement honteux que Nicolas n'ait pas trouvé un producteur assez intelligent pour lui confier trois cents millions, qu'il était merveilleux que ce garçon ne soit pas plus aigri et il la laissait dire, plutôt charmé, ne voulant pas lui expliquer que Nicolas était fainéant comme une chenille, de notoriété publique, alcoolique à mort après six cures sans succès, et impuissant depuis dix ans, dans tous les sens du terme. Jean les rejoignait parfois avec sa bovine de Marthe, visiblement épouvantée par Nathalie et ses discours comme par une inconvenance: pour elle, les femmes devaient

écouter et se taire. Et parfois, il y avait dans le regard de Jean une expression d'agacement un peu semblable. Mais Gilles savait pourquoi: depuis quinze ans, ils parlaient ensemble par-dessus la tête de jeunes femmes soumises et désirables: qu'il y en ait tout à coup une entre eux deux, à la fois désirable et vivante, ne pouvait provoquer chez lui que de la jalousie. Une de ces jalousies amicales qui sont souvent les pires. Mais Gilles, débonnaire, assez fier, écoutait Nathalie interroger, répliquer, répondre parfois durement, sans jamais broncher. Dans une heure ou deux, elle serait à lui, soumise comme elle ne le serait jamais autrement et cela lui suffisait amplement. Cette Minerve se transformerait vite en amoureuse, il le savait. Et si elle n'avait pas encore adopté les pyjamas ou les bottes des chasseresses du Club, sa tête fière, ses yeux verts, l'espèce de violence contenue dans son corps faisaient disparaître aussitôt la petite robe noire et les colliers désuets auxquels elle s'accrochait. Il y avait au contraire pour Gilles une sorte d'excitation érotique à regarder, à écouter cette jeune femme un peu démodée parler de Balzac avec passion, cette jeune femme qui disait "vous" à tous ces joyeux noctambules potiniers et familiers, cette jeune femme dont il savait qu'elle serait nue, et plus libre sans doute en amour que n'importe laquelle de ces jeunes femmes "dans le vent", dans quelques heures. D'ailleurs quelques regards éloquents des rares hommes vraiment à femmes du Club l'avaient renseigné: il était envié !

Le dîner avait lieu dans un grand restaurant de la rive droite et, grâce à Gilles, ils arrivèrent un peu en retard. Fairmont était venu seul et il excusa sa femme d'une phrase qui fit sourire Gilles et Jean. Il jeta un coup d'œil à Nathalie, étonné sans doute de ne pas dîner avec une starlette, et commanda le dîner d'un air un peu troublé. Marthe, probablement chapitrée par Jean, le regardait d'un œil admiratif, à jamais admiratif, et Gilles eut envie de rire. Il savait Fairmont content de lui, Nathalie curieuse de le connaître, tout allait bien se passer. Et effectivement tout se passa bien au début. Fairmont demanda à Nathalie si elle aimait ce restaurant, elle répondit qu'elle y avait été quelquefois, avec son mari, et que les huîtres y étaient délicieuses. Fairmont, apparemment au courant, s'enquit de l'inévitable Limousin, Nathalie répondit brièvement et la conversation prit un tour général des plus reposants. En fait, ce furent Nathalie et Fairmont qui en assumèrent tous les frais. Il finit par la regarder d'un air légèrement interrogateur, comme pour se demander ce qu'elle pouvait trouver à quelqu'un comme Gilles, et Nathalie le devina, adressa un sourire si tendre à son amant qu'il lui prit la main sous la table un instant. A présent, Fairmont voulait plaire, il pérorait, ayant un peu bu, et les yeux ronds de Marthe se plissaient sous

l'effort.

- Nous avons une position très difficile, disait Fairmont. Les événements sont tellement contradictoires...

- Ils l'ont toujours été, dit Nathalie.

- Enfin, dit Fairmont abruptement, "il faut que le cœur se brise ou se bronze", comme disait Stendhal.

- Je crois que c'est Chamfort, dit Nathalie.

- Pardon?

Fairmont s'était immobilisé, la fourchette en l'air. Il voulait bien inviter ses collaborateurs à dîner, voire leurs maîtresses, mais il n'aimait pas beaucoup les leçons de culture. Gilles lança un coup de pied à Nathalie qui lui renvoya un regard surpris.

- Je suis navré de vous contredire, dit Fairmont, définitif, mais c'est Stendhal. Je crois même que c'est dans La Chartreuse, ajouta-t-il d'un ton rêveur qui terrifia Gilles, car il indiquait un léger doute - lequel prouvait que Nathalie avait raison.

- Si vous permettez, je vérifierai, dit Fairmont à l'adresse de Nathalie. Mais de toute façon, je suis ravi de voir que vous connaissez une jeune femme cultivée, ajouta-t-il vers Gilles d'une voix suave, sa voix de colère. Ça vous change.

Il y eut un léger silence. Gilles s'inclina:

- Merci, dit-il.

Il était assez furieux à présent. Contre Fairmont qu'il jugeait grossier et contre Nathalie qu'il jugeait maladroite. Nathalie avait un peu rougi, elle aussi, il y eut une minute de silence empoisonnante et au moment précis où Gilles allait s'extasier sur l'onctueux du soufflé, il entendit près de lui la voix de Nathalie:

- Je suis navrée, dit-elle. Si j'avais pensé que rectifier une citation puisse vous agacer à ce point, je me serais tue.

- Rien ne peut m'agacer venant d'une jolie femme, dit Fairmont avec un petit sourire.

Je vais finir coursier dans ce journal", pensa Gilles, et il eut un regard implorant vers Jean qui suivait tout ça d'un air impassible. Impassible et même secrètement enchanté. Mais l'était-il de voir Fairmont enfin mouché ou de voir Nathalie le mettre lui, Gilles, dans une situation désagréable...? Le reste du repas fut plutôt languissant et ils se quittèrent tous très tôt. Quand ils furent seuls chez eux, Nathalie se tourna vers lui:

- Tu es furieux, n'est-ce pas? Il était agaçant aussi... j'ai rarement vu un homme aussi prétentieux.

- C'est quand même lui qui nous fait vivre actuellement, dit Gilles.

- Ce n'est pas un motif pour mélanger Stendhal et Chamfort, dit-elle paisiblement, surtout avec cette autorité imbécile...

- Imbécile ou pas, c'est mon patron, dit Gilles.

Il était agacé de s'entendre prononcer des phrases semblables. Il se sentait "jeune cadre" ou "vieil employé". En tout cas pas le chroniqueur futé et désinvolte qu'il voulait être. Et cela à cause de cette femme, à son côté, qui souriait. Pourquoi ne jouait-elle pas le jeu, après tout? Elle savait bien que les choses sont ce qu'elles sont et qu'il y a des cas où il faut plaire, s'étouffer, quitte à rire après de sa propre lâcheté? On ne pouvait pas jouer la franchise à Paris en l'an 1967, dans ce métier. C'était évident et il y avait une sorte de mauvaise foi à s'y obstiner. Pourquoi mettait-elle partout cet absolu, cette horreur des demi-mesures qui étaient les seules, hélas ou pas, qui vous permettent de vivre tranquillement? Il se sentait comme trahi par elle et il le lui dit.

- Si j'aimais les demi-mesures, répondit-elle, je ne serais pas ici. Je serais à Limoges et je viendrais faire l'amour avec toi tous les quinze jours.

- Tu mélanges un peu les sentiments et les actions d'éclat, dit-il. Tu m'as suivi parce que tu m'aimais, que je t'aimais et qu'il n'y avait que ça à faire. Cette nécessité n'était pas évidente, ce soir, dans ton comportement avec Fairmont.

- Je voulais simplement dire que si j'avais pu supporter cet homme, j'aurais pu aussi bien supporter ma vie passée, c'est tout.

Quelque chose s'exaspérait en Gilles, une sorte de rancune qu'il n'avait jamais distinguée comme telle chez lui.

- Bref, tu es contente de ton rôle: la femme qui quitte tout pour son amant, qui court les musées et se pâme devant les œuvres d'art, qui découvre des héros de Tchékhov dans les Nicolas des Clubs, la femme sublime, absolue, acoquinée par hasard avec un malheureux écrivaillon faible et de moins bonne nature, la vraie femme, compréhensive et passionnée, la femme qui...

- Oui, coupa-t-elle, je suis assez une femme entière. Mais, d'une part je n'en suis pas fière, d'autre part je pensais que tu m'aimais pour ça, aussi.

- ... En plus, c'est vrai, dit-il rêveusement, tu as toujours raison.

- Gilles, dit-elle.

Il la regarda. Il y avait une panique affreuse dans ses yeux. Il la prit dans ses bras. Au fond il se conduisait comme un beau salaud. Il la laissait seule, dans cette ville inconnue, des journées entières, il l'emmenait dîner avec des gens médiocres et il lui reprochait tout cela. Peut-être s'ennuyait-elle à mort à Paris, peut-être ses efforts désespérés pour maintenir une ombre de dignité à son personnage de maîtresse en titre d'un homme comme lui n'étaient-ils pas dus qu'à un instinct de préservation aussi vital pour elle que sa passion pour lui... Pourquoi ne l'épousait-elle pas? Il le lui avait proposé dix fois et dix fois elle avait refusé. Pour lui d'ailleurs, il le savait. Et il était vrai qu'il avait peur de se marier, bêtement, bourgeoisement, sous prétexte d'éviter la bourgeoisie, justement. Elle aurait dû dire "oui", divorcer, et le traîner à la mairie par les cheveux quelles que fussent les réserves, les craintes qu'elle devinait en lui. Il y a un moment où il faut forcer les gens, où il faut délibérément cesser de vouloir les comprendre, où il faut agir pour soi, contre eux-mêmes, et pour leur bien, en définitive. Mais ça, elle ne le pourrait jamais et c'était pour cela qu'il l'aimait. C'était inextricable.

- Viens te coucher, dit-il tendrement, il est tard.

Dans ce grand lit, au moins, il n'y aurait pas de problèmes. Et sans doute partageait-elle sa pensée car elle fut plus passionnée encore, plus tendre que les autres nuits. Vers 5 heures du matin il se réveilla, néanmoins, et vit Nathalie assise près de lui les yeux ouverts, qui fumait une cigarette dans le noir, immobile. Il voulut se réveiller vraiment, la questionner mais quelque chose en lui lui fit refermer les yeux, se taire, comme un lâche. Ils s'expliqueraient demain - s'il y avait quelque chose à expliquer.

Chapitre V

- Vous prendrez bien un petit cognac? On a le temps.

"J'en prendrais bien une douzaine", pensa Gilles rageusement. Ils étaient dans un de ces restaurants où il faut goûter la terrine à tout prix et dans un quart d'heure, ils seraient assis dans un théâtre à écouter la fameuse pièce que voulait voir Nathalie.

Elle avait retrouvé dans Paris une amie d'enfance, laide, intelligente et fort mal mariée à une espèce d'industriel braillard et bon vivant. Elle avait organisé ce dîner, non sans le prévenir à l'avance de l'ennui de l'époux, et une fois assise avait pépié gaiement avec sa vieille amie des incidents de leur enfance, laissant Gilles et l'abruti se débrouiller. Ayant passé en revue la Bourse, les impôts, les restaurants et le gaullisme,

Gilles se sentait au bord de la crise de nerfs.

- Croyez-en votre ami Roger - je vous appelle Gilles - hein, mon vieux, on va en avoir besoin. Moi, le théâtre, ça m'endort illico. Et ma femme m'y traîne tous les mois au bas mot.

"Nous voilà un point commun, pensa Gilles dégoûté; les pauvres types travailleurs que leurs petites dames font sortir le soir."

- Surtout, enchaînait Roger, que la télévision, c'est ce que c'est, je vous l'accorde, mais parfois il y a des trucs vraiment intéressants. On est assis dans un bon fauteuil, on fume, on boit un verre, on est chez soi et on paye pas trois mille balles pour s'enquiquiner. Pas vrai?

- J'aime bien le théâtre, dit Gilles fermement. Mais je prendrais un cognac quand même.

- Et tu te rappelles... commença Nathalie - De quoi parlez-vous tous les deux?

Elle jetait un regard suppliant à Gilles, un regard d'excuse.

- Nous parlions théâtre, dit-il avec dérision. Monsieur... pardon... Roger préfère la télévision.

- J'ai un mal fou à le faire sortir, dit l'amie d'enfance, nous avons une convention: une fois par mois, je le traîne de force voir une pièce.

- Nous en arriverons sûrement là, dit Gilles à Nathalie, avec un petit sourire méchant. Les conventions font la force des couples.

Elle ne sourit pas. Il y avait une détresse si évidente sur son visage, tout à l'heure si gai, que Gilles s'en voulut. Après tout, elle ne connaissait que cette malheureuse amie, à Paris, elle n'y était pour rien si le mari était ce qu'il était et elle était ravie d'aller au théâtre. Pourquoi lui gâchait-il sa soirée?

- Tu veux un cognac? dit-il.

Il lui avait pris la main à travers la table, il souriait. Elle lui jeta un regard reconnaissant et Gilles sentit son cœur se serrer tout à coup. Il lui faisait mal, ou il allait lui faire du mal, il le sentait. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire après tout une soirée ennuyeuse? Elle avait dû en passer d'autres depuis trois mois avec ses amis à lui. Il fallait bien dire, quand même, qu'aucun n'avait l'horrible faconde de ce Roger, il fallait bien être de la province pour connaître des Parisiens comme celui-là.

- Il faut se dépêcher, dit l'amie. Vous n'imaginez pas, dit-elle à Gilles, comme je suis ravie que Nathalie habite enfin à Paris. Nous allons nous voir souvent, j'espère...?

Il y avait une interrogation un peu anxieuse dans sa voix. Elle devait

savoir qui elle avait épousé. On ne pouvait le lui reprocher. C'était logique après tout: une fille laide en province, un Parisien qui passe. C'était bien logique mais Gilles détestait l'assimilation qu'elle faisait de son cas avec celui de Nathalie. C'était vrai qu'elles étaient habillées un peu pareil et qu'elles avaient eu une discussion animée d'écolières qu'on n'aurait pu attendre de deux Parisiennes, trop préoccupées de leurs mâles, en général, pour ces apartés. Mais Nathalie était belle, elle n'était pas bourgeoise, elle l'aimait. Il sourit:

- Bien sûr. De temps en temps nous irons voir des westerns, pour changer, c'est tout.

- Il y en avait justement un, ce soir, à la télé, se plaignit Roger. La prochaine fois, mon vieux, on restera tous les deux à la maison, en garçons, et on enverra les femmes voir leurs histoires. Qu'en pensez-vous?

La vision de cette soirée épouvanta Gilles si visiblement que Nathalie se mit à rire, nerveusement. Elle riait encore sous cape au théâtre et elle lui prit la main dans le noir. Il la glissa sous son manteau, sur sa cuisse, pour la troubler et l'agacer, mais déjà elle ne faisait plus attention à lui, toute au spectacle, à la vérité fort beau, mais que Gilles, les nerfs à vif, alourdi par ce maudit dîner, n'écouta que d'une oreille.

A l'entracte, ils allèrent boire le whisky de rigueur et tandis que les deux femmes discutaient avec passion et que Roger avalait quelques verres supplémentaires, l'œil morne, Gilles regardait autour de lui. Il semblait que toute la province se fût donné rendez-vous là. Il y avait des jeunes couples, ou des couples d'âge mûr, par deux ou quatre, les femmes vêtues de skunks, de visons plus ou moins bien coupés, tous en habits du dimanche et fiers d'être là, pérorant sur les intentions de l'auteur avec la suffisance et la fausse désinvolture des bourgeois français. Il savait bien que les générales étaient pareilles, à l'élégance près, mais cette élégance, acquise ou pas, lui semblait subitement très importante. Il fallait être snob, sûrement, ou communiste, mais il n'arrivait pas à se décider. Après avoir pris l'inévitable verre d'adieu dans un bar sinistre près du théâtre, ils finirent par se séparer. Dans la vieille Simca, enfin récupérée, Gilles observa un silence prudent et légèrement sadique. Nathalie finit par le rompre d'une voix triste:

- Tu t'es affreusement ennuyé, n'est-ce pas?

- Mais non, dit Gilles, la pièce était très bonne. On va au Club, boire un dernier verre?

- C'était une fille très bien, tu sais, dit Nathalie sans répondre. Quelqu'un de très gentil, très romanesque.

- Elle a l'air charmante, dit Gilles. C'est dommage qu'elle ait épousé ce type-là.

- Oui. Grand dommage.

Il tourna la tête vers elle, sourit.

- Nathalie, dit-il, tu sais que je t'aime?

Il ne savait pas pourquoi il disait ça, il sentait simplement qu'il fallait le lui dire. Elle lui prit la main, sur le volant, la serra sans répondre. Ils arrivaient au Club.

La fumée, le bruit des voix excitées, le visage connu de la surveillance, à la porte, firent à Gilles l'effet d'une bouffée d'air frais. C'était quand même étrange à penser. Ils trouvèrent une petite table tout de suite, et burent deux verres très vite. Une sorte de gaieté soulagée venait à Gilles: il avait envie de s'enivrer, de dire des bêtises, de se battre pour rire avec quelqu'un, de faire n'importe quoi. Tout à coup il vit Jean, à l'autre bout de la pièce, avec un groupe inconnu, qui leur fit signe de la main et Gilles se leva aussitôt, entraîna Nathalie. Il se retrouvait avec ses pairs, les noctambules, les dégénérés, les alcooliques, les bons à rien. Ce n'est que près de la table qu'il reconnut Éloïse. Elle était ravissante, extravagante dans un ensemble de cuir très court, couverte de chaînes. Elle lui sourit sans réticence, jeta un coup d'œil approbateur à Nathalie, présenta un grand Américain légèrement saoul comme certaines femmes ont l'habitude de présenter leur amant en titre. Jean souriait, se levait, faisait asseoir Nathalie près de lui. Elle allait sûrement lui parler de la pièce, Jean aimait ce genre de conversation, tout allait bien. Il allait pouvoir faire un peu le jeune homme. L'Américain l'avait pris par les épaules et essayait dans le bruit de la musique de lui dire quelque chose qu'il n'arrivait pas à comprendre.

- Éloïse et vous...? Before? Yes?

Il tendait son index vers Éloïse et Gilles tour à tour, en riant. Il comprit, se mit à rire aussi:

- Yes. It's me.

Il croisa le regard de Nathalie, sourit. Au fond il était assez fier qu'elle connût Éloïse, une Éloïse dans une forme pareille surtout. C'était plutôt flatteur pour lui. Et pour elle.

- C'est lui qui m'a fait souffrir, criait Éloïse dans le tumulte.

- Bad guy, dit l'Américain en secouant Gilles. Et maintenant, vous tout seul?

- Non, hurla Gilles - car la musique empirait -, j'aime cette dame.

- Laquelle?

Il montra Nathalie du doigt, remarqua son expression légèrement horrifiée et ne s'y attarda pas. Elle avait compris ce qu'ils disaient, et alors? Il disait qu'il l'aimait à un brave garçon sympathique. Ce n'était pas de l'indiscrétion, c'était une sorte de familiarité, de chaleur nocturne sans importance. Il avala un grand verre de scotch. Après cette soirée, il avait bien le droit de se détendre, après tout. Il ne l'avait pas volé.

- Tu as aimé la pièce? disait Jean.

- Adoré, dit-il, j'ai a-do-ré.

Jean se mit à rire, se retourna vers Nathalie. Gilles se sentait tout gai, irréprochable, irresponsable. Cette soirée si assommante finissait bien.

- Tu pourrais me faire danser, dit Éloïse, en souvenir du bon vieux temps.

Il dansait mal et n'aimait pas ça mais qu'importait. Il se retrouva en train d'accomplir de longues glissades sur la piste, au milieu d'une foule plutôt sadique. Les hommes regardaient beaucoup Éloïse, dans sa tenue de femme de Tarzan.

- Mon Dieu, dit-elle, tu te débrouilles toujours aussi mal pour danser.

Il rit sans répondre. Il reconnaissait son parfum, c'était agréable toutes ces femmes posées dans la vie comme des jalons.

- Et pour le reste? reprit-elle.

- Tu es devenue bien effrontée, dit-il. Mais je ne peux pas te répondre ici.

Pourquoi pas après tout? Ce serait amusant de refaire l'amour un jour avec cette nouvelle Éloïse. C'était un rudement bon jeu de mots, il le lui dit mais elle ne sembla pas comprendre. Nathalie comprendrait, elle, Nathalie était cultivée. D'ailleurs, elle passait près de lui, dans les bras de l'Américain, qui trébuchait un peu, elle semblait plutôt ennuyée. "Mais amuse-toi, pensait-il avec une sorte de rage, amuse-toi donc". Ils regagnèrent leurs places les premiers, Nathalie et l'Américain dansaient encore.

- Ton amie n'a pas l'air de s'amuser, dit Éloïse.

- Ton petit ami doit lui écraser les pieds, dit Gilles.

- Il est bien gentil, dit Éloïse.

"Il y a deux mois, elle n'aurait pas dit d'un homme qu'il était "gentil", pensa Gilles. Elle a dû découvrir les hommes méchants avec moi". Une sentimentalité subite l'envahissait, avec l'alcool:

- Dis-moi que tu es heureuse, Éloïse.

- Si ça te fait plaisir, dit-elle sèchement et elle détourna la tête.

Au même moment, le profil incliné, presque douloureux de Nathalie passa devant ses yeux et il avala un autre verre. Les femmes étaient toutes les mêmes, jamais heureuses. Et c'était toujours votre faute. Il n'y avait que les copains décidément et il jeta un clin d'œil complice à Jean qui le lui rendit. Nathalie revenait et il se leva. Elle le regarda avec une sorte d'hésitation:

- Tu n'es pas fatigué?

Et maintenant elle voulait rentrer, au moment précis où il s'amusait, où il commençait enfin à s'amuser !...

- Non, dit-il. Viens danser.

Par chance, c'était un slow, un vieux slow de l'été. Il se rappela soudain le bal en plein air chez les gens près de Limoges, cette danse qu'il avait arrachée à Nathalie lorsqu'il était si jaloux de son frère. Et ces baisers fous, furtifs qu'ils avaient échangés derrière un arbre... Nathalie. Elle oscillait doucement contre lui, il avait envie d'elle, il l'aimait, sa provinciale, son bas-bleu, sa folle. Il se pencha, le lui chuchota à l'oreille et elle mit la tête sur son épaule. Il n'y avait plus d'amis, d'ex-maîtresse, de complices, il n'y avait plus qu'elle.

Beaucoup plus tard, ils émergèrent dans le petit matin et Nathalie dut prendre le volant de la voiture. Il tenait à peine debout, mais il débordait de mots, d'idées confuses et fortes à la fois. Il savait ce qu'il se passait entre eux, en fait. Tant qu'il avait été malade, qu'elle s'était occupée de lui comme d'un enfant, il s'était senti entier, rassemblé complet dans cet amour. Maintenant qu'il devait à son tour s'occuper d'elle, la défendre, il se sentait dissocié, coupé en deux: d'une part lui, l'ancien Gilles, de l'autre, Gilles amoureux de Nathalie. Il lui expliqua tout cela d'une voix pâteuse pendant qu'elle le couchait mais elle ne lui répondit pas. Le lendemain il fut réveillé à l'aube par un fleuriste muni d'une immense gerbe de fleurs et Nathalie, en bâillant, lui raconta que l'Américain l'avait demandée en mariage toute la nuit.

Chapitre VI

Il rumina sa rancune toute la journée. Finalement, avec cette femme, il avait toujours un rôle d'idiot. Il ne comprenait rien au théâtre, pas grand-chose à la littérature, rien au bon goût et quand par hasard il faisait le jobard sur ce qu'il croyait être son propre terrain, elle le doublait en cachette. Elle avait dû bien rire de le voir faire la cour à la pauvre Éloïse, cette Éloïse que son riche amant, pas fou, était prêt à quitter à la

seconde même, pour elle, Nathalie. Car elle avait quelque chose, derrière sa bonne tenue implacable, quelque chose de parfaitement femelle que cet Américain, à travers son alcool, avait parfaitement senti. Quand Gilles était rentré dans leur chambre, ce matin, tenant le bouquet avec une tête parfaite d'abruti, elle avait éclaté de rire avant de lui expliquer les choses. Et il était resté un moment sur le lit, à marmonner "ça alors, ça alors" jusqu'à l'instant où elle lui avait enlevé le bouquet des mains en riant et s'était levée pour l'embrasser.

- Mais que lui as-tu dit?

- Qu'il était très aimable mais que je tenais à quelqu'un d'autre. J'ai oublié de te montrer du doigt, ajouta-t-elle nonchalamment.

- Il a un certain toupet, dit Gilles, essayant de rire.

Mais il était vexé. Il n'aurait jamais le beau rôle avec elle, voilà tout. Bien sûr, elle l'aimait, mais elle était fondamentalement plus forte que lui. Il pensa une seconde que c'était sans doute cela qui l'avait sauvé, lui, trois mois plus tôt, mais en même temps, il cherchait un moyen de lui prouver le contraire. En y réfléchissant, c'était elle qui dès le début de leur liaison avait pris toutes les initiatives. La seule chose qu'il avait faite avait été d'accélérer leur départ. C'était elle qui l'avait choisi, séduit et amené à vivre avec elle. Et c'est elle qui dicterait complètement leur mode de vie dans quelque temps, s'il la laissait faire. Témoin, la soirée d'hier. Bien sûr, c'était la première fois en deux mois qu'elle lui imposait une corvée mais il fallait bien un début à tout. D'homme vexé, il se transformait en homme enchaîné. Il travailla mal, fut d'une humeur exécrable et décida d'aller voir Gilda. Il n'était même pas passé lui dire bonjour depuis son retour, ce n'était pas gentil et de plus Gilda avait deux qualités énormes: d'abord, elle était toujours du côté des hommes, ensuite elle savait se taire. A 6 heures, il était chez elle et il se souvint, dès l'entrée, de la soirée affreuse qu'il avait passée là, un soir de printemps, à attendre une femme à qui, finalement, il n'avait pas ouvert. C'était "avant Nathalie", il s'en rendit compte et un instant il faillit se taire. Nathalie était son secret, sa femme, il ne devait parler d'elle à personne, c'était infâme et c'était sans doute une des rares choses qu'elle ne lui pardonnerait jamais. Mais déjà il était assis dans le grand fauteuil rouge, un verre glacé entre les mains, et en face de lui cette femme amicale et curieuse, la vieille complice de ses folies passées. Il se sentait rajeunir. Après tout, une histoire d'amour, c'était une histoire d'amour.

- Alors? dit Gilda. Tu as bonne mine, mon petit loup. Il paraît que tu es très heureux?

- Très, dit-il mollement.

Elle était toujours renseignée.

- Alors que fais-tu là?(Elle se mit à rire.) Quand les hommes viennent me voir, c'est pour faire l'amour ou pour se plaindre. Tu n'as pas l'air spécialement passionné. Alors?

- C'est compliqué, commença-t-il...

Il parla. Il parlait, il changeait un peu les faits, à son avantage, et se détestait de le faire. Il était parfaitement déprimé en finissant. Elle l'avait écouté sans mot dire, les yeux plissés, fumant cigarette sur cigarette, avec ce qu'il appelait en lui-même sa tête de chiromancienne. Elle se leva quand il se fut tu, fit trois pas dans la pièce, en bougeant légèrement les hanches, et revint s'asseoir, le fixa. Finalement elle était assez ridicule et il se demanda ce qu'il faisait là. Elle surprit l'éclair de malice dans son regard et s'énerva:

- Si je comprends bien, une femme t'a mis le grappin dessus et tu n'arrives pas à t'en sortir?

Une vague de fureur saisit Gilles:

Le principal, c'était la chaleur de Nathalie, le creux de son cou lorsqu'il s'endormait, sa tendresse incessante, sa parfaite loyauté, la confiance éperdue qu'il avait en elle. Tout ce que cette demi-putain de luxe avec ses perversions à la noix ne pouvait plus savoir. Mais alors que faisait-il donc là?

- C'est quoi, le principal? Tu l'as dans la peau, quoi?

Il s'était levé déjà, il balbutiait, de colère ou de honte, il ne savait plus.

- Je me suis mal expliqué, dit-il péniblement. Oublie tout ça. Excuse-moi.

- Quand elle sera repartie vers son juge de paix, tu reviendras me voir, dit-elle. Je suis toujours là, tu sais.

"Oui, pensa-t-il avec haine, tu es toujours là. Tu seras toujours là pour les lâchetés, les saloperies, les envies de tes hommes. Tu es de ce genre de femmes qui sont censées vous faire tout oublier de la vie à force de vous mettre le nez dedans."

Il était à la porte déjà, il se retourna:

- Ce n'est pas elle qui a mis le grappin sur moi, comme tu dis, c'est moi qui me suis accroché à elle.

- Alors il fallait me faire un autre récit, dit-elle en riant, et elle referma la porte.

Il tremblait de colère dans l'escalier mais il ne savait pas bien contre

qui. Il traversa Paris à toute vitesse, se rangea n'importe où, grimpa l'escalier en courant. Mais derrière la porte, il entendit le rire de Nathalie et une voix d'homme. Il respira profondément. Si c'était l'Américain, il lui casserait la figure, ça leur ferait le plus grand bien, à lui, à l'Américain, à tous les deux. Au lieu de prendre sa clef, il sonna, trouvant quelque chose d'élégant à cet acte. Mais le rire de Nathalie durait quand elle lui ouvrit la porte.

- Devine qui est là, dit-elle.

Son frère était debout à l'entrée du living-room, il souriait. L'expression de Gilles devait être bizarre car Nathalie questionna:

- Mais qui croyais-tu que c'était?

- Je ne sais pas, dit-il. Bonjour Pierre.

- Tu croyais que c'était Walter?

- Walter?

Et elle tomba dans un fauteuil, pleurant de rire. Son frère était près d'elle, il riait aussi et une sorte de bonheur gagnait Gilles. Ils étaient là comme deux enfants, puérils et honnêtes, ils étaient charmants à voir et rassurants. Des gens normaux, il existait encore des gens normaux. Il se laissa tomber dans un fauteuil, épuisé et content. Il était chez lui, en famille, après une journée d'imbécile due à son caractère d'imbécile.

- Depuis quand êtes-vous là?

- Ce matin. J'avais deux jours libres et envie de voir Nathalie. Ses lettres ne me suffisaient pas.

Elle écrivait souvent à son frère? Entre deux musées? Que faisait-elle de ses journées, en somme? Il lui racontait tout des siennes, en rentrant, ils discutaient politique comme des fous, et du journal et des amis, jamais de sa vie quotidienne à elle. Elle ne lui avait jamais parlé de rien, au fond, de rien de sa vie, sauf de son amour pour lui. Que pouvait-elle bien écrire à son frère: "Je suis heureuse... je m'ennuie... Gilles est gentil... Gilles n'est pas gentil"...? Il jeta un coup d'œil à Pierre, essayant de voir un reflet de ces lettres dans son expression, mais il ne vit rien. Une curiosité affectueuse, sans plus. Non, elle devait être aussi secrète avec l'un qu'avec l'autre. Il pensa à cette heure passée chez Gilda et la honte l'envahit.

- Vous n'avez rien à boire? dit-il précipitamment. Nathalie est une maîtresse de maison déplorable.

- Nathalie s'est toujours considérée invitée partout, dit Pierre. Elle n'y peut rien.

Il souriait. Nathalie cinglait vers le Frigidaire et ils restèrent seuls, quelques instants.

- Ma sœur a l'air heureuse, dit Pierre.

Il parlait tranquillement mais il y avait toujours cette même note de menace dans sa voix. La même qu'à Limoges, ce fameux soir. Ce côté "frère noble" agaça un peu Gilles.

- Je l'espère, dit-il.

- Je serais bien content de m'être trompé, reprit l'autre paisiblement. En tout cas, Limoges est sinistre sans elle.

- J'en suis désolé, dit Gilles. Mais Paris le serait aussi pour moi.

- C'est le principal. En fait, c'est tout ce que je voulais savoir.

- Elle ne vous a pas écrit? Pierre se mit à rire:

- Nathalie ne parle jamais de ses sentiments. Vous devriez le savoir.

Elle rentrait avec un plateau, l'air empêtré et Pierre se leva d'un bond, l'en débarrassa. Oui, elle avait dû être protégée toute sa vie, aimée toute la vie et elle devait avoir peur souvent avec lui et ses nervosités d'enfant gâté. Il y avait entre elle et son frère une sorte de réciprocité, de gratitude mutuelle, le souvenir de mille bontés données et reçues, de mille gratuités et Gilles souhaita soudainement avoir déjà connu cela aussi dans sa vie. Mais il ne se rappelait avec sa sœur que de rapports un peu niais et unilatéraux, et avec les femmes en général que de sourds et tristes combats, parsemés d'instants de bonheur, mais toujours clos par des victoires au goût de défaite ou des défaites tout court. Il était las, il avait trop bu la veille, il ne s'aimait pas.

- Pourquoi ne dîneriez-vous pas tous les deux? dit-il. Vous seriez plus tranquilles. Et moi, je me coucherai tôt. Je suis fourbu, j'ai trop bu hier soir.

Il s'attendait à des protestations mais Nathalie eut l'air enchanté:

- Ça ne t'ennuie pas? Je n'ai pas vu Pierre depuis si longtemps...

- Vraiment? dit Pierre.

"Pauvre Nathalie, pensait Gilles, tu n'as vu personne de convenable depuis si longtemps. Au fait qui as-tu vu? Nicolas qui est perdu à jamais, Jean qui est jaloux de toi, ta malheureuse amie qui doit être amère, et entre 8 heures du soir et le matin, le triste sire que je suis et que tu as la folie d'aimer". Il secoua la tête:

- Non, vraiment. Allez dîner sans moi. Si je ne dors pas, je prendrai un tilleul avec vous à votre retour.

Quand ils furent partis, il alluma la télévision, l'éteignit très vite, avala

un morceau de jambon debout près du Frigidaire et se mit au lit. Il avait un excellent policier à lire, une grande bouteille d'Évian près de lui, des cigarettes, et un très beau concert à la radio. La solitude avait bien ses charmes de temps en temps. Au fond il avait toujours été un solitaire, un bon vieux loup solitaire et c'est en ronronnant un peu sur cette image de lui-même qu'il s'endormit, en pleine lumière.

Chapitre VII

Le temps passant, Nathalie décida de travailler. Elle déclara à Gilles qu'elle avait trouvé une place très agréable dans une agence de voyages, qu'elle serait plutôt bien payée et que ça leur permettrait de faire face à des fins de mois qui étaient souvent difficiles. Il commença par rire, mi-agacé qu'elle se fût débrouillée sans lui, mi-amusé à l'idée de Nathalie derrière un bureau.

- Aurais-tu épuisé les musées? Qu'est-ce qui te prend?

- Et que faisais-tu à Limoges?

- A Limoges, j'avais mes œuvres, dit-elle calmement.

Il éclata de rire. Cette femme était folle.

- Je sais que ça a l'air stupide, dit-elle, mais tu sais, je rendais service à beaucoup de gens...

- Quand même, dit-il, toi, en dame d'œuvres... tu passais tous tes après-midi dans mon lit.

- C'était l'été, dit-elle. C'est en hiver que c'est très dur pour les gens pauvres. Il la regardait, sidéré:

- Si je comprends bien, si j'étais venu chez ma sœur en hiver, je ne t'aurais pas connue? Elle hésita, rougit:

- Si, dit-elle. Mais ce n'est pas la question. Cette agence est très agréable, le directeur est charmant, c'est un ami de Pierre. Et puis c'est amusant de préparer des voyages pour les gens. Je les enverrai au Pérou, aux Indes, à New York.

- Si tu fais ça pour des raisons matérielles, c'est idiot, dit-il. Il suffit que l'on fasse un peu attention.

Il était évident que c'était plutôt lui qui claquait l'argent, il ne savait pas comment d'ailleurs. Entre les amis, les bars, les taxis, l'argent lui filait entre les doigts. Et si Nathalie pouvait sortir, et s'habiller, elle le devait plus aux cent mille francs mensuels qu'elle recevait du Limousin, grâce à une vieille rente de famille, qu'à Gilles. De plus, il lui avait acheté pour Noël un ravissant bijou ancien qu'il n'en finissait pas de

payer. Non, cette idée n'était pas mauvaise mais elle irritait Gilles sans raison précise.

- Ce n'est pas pour des raisons matérielles, dit-elle, c'est que ça m'amuse. Mais si tu ne veux pas, je dis non.

- Tu fais comme tu veux, dit-il. A propos de voyages, quand revient le fleuriste?

Le nommé Walter en effet s'obstinait. Il inondait Nathalie de rosés - d'où le surnom que lui donnait Gilles - et de lettres tendres. Il avait dû partir en voyage et envoyait des cartes postales paisibles d'un peu partout, avec la tranquillité de l'homme décidé à attendre, serait-ce trente ans, ce qui amusait Gilles ou l'exaspérait selon les jours. Nathalie, elle, était attendrie et ne s'en cachait nullement, à son habitude, ce qui était rassurant, bien sûr, mais les empêchait d'en rire ensemble. Elle avait déclaré en effet que toute passion, quelle qu'elle fût, n'avait rien de risible. Elle avait même à ce sujet de longues conversations avec Garnier, que Gilles lui avait présenté un jour, lequel attendait toujours la sortie de prison de son petit jeune homme. Garnier d'ailleurs se déchargeait de plus en plus de son travail sur les épaules de Gilles et souvent, rentrant chez lui, il les trouvait au coin du feu bavardant avec passion. Nathalie avait quand même de drôles de goûts. Entre l'impuissant Nicolas et le pédéraste Garnier, elle redoublait de vivacité, de gaieté alors que la compagnie de Jean, pourtant intelligent, lui pesait visiblement. "Tu ne comprends pas, disait-elle quand il lui en parlait, c'est quelque chose en eux de parfaitement innocent que j'aime". Et il haussait les épaules, les jugeant plutôt ennuyeux mais les préférant, comme compagnie pour elle, au fleuriste américain.

Nathalie commença donc à travailler et souvent, le soir, elle passait chercher Gilles au journal. Le monde était de plus en plus fou, les discussions entre les responsables du journal de plus en plus violentes et il arrivait à Nathalie de passer une heure ou deux dans le bar en bas à attendre Gilles. Elle ne le lui reprochait jamais, bien sûr, elle le plaignait même, mais la pensée qu'elle était en bas, s'ennuyant forcément, tourmentait Gilles. Ils finirent par décider de se retrouver toujours "à la maison", directement. C'est ainsi qu'un soir, il ne rentra pas.

Il avait passé une journée épouvantable. Le nommé Thomas, l'affreux Thomas, avait dépassé les bornes de l'odieux. Fairmont avait convoqué Gilles pour lui faire des reproches: il semblait que ses articles soient un peu trop "classiques", dénués de ce sensationnel qui plaisait "au lecteur". Gilles ne connaissait pas ce fameux lecteur dont on lui rebattait les oreilles, cette sorte de soldat inconnu veillant sur la bêtise, mais s'il

l'avait tenu, il lui aurait passé une belle correction.

- "Le lecteur", disait Fairmont, doit être mis au courant objectivement bien sûr mais le lecteur doit se passionner, s'exciter même sur un sujet.

- Vous ne trouvez pas les faits suffisamment excitants? disait Gilles ironique. Des guerres partout, des...

- Ce n'est excitant pour le lecteur que s'il se sent directement concerné.

- Mais il l'est, disait Gilles exaspéré. Voulez-vous que je leur donne l'adresse d'un bureau de recrutement pour le Viêtnam? Les chiffres ne vous semblent pas suffisamment éloquents?

Bref, Gilles était sorti de là fou furieux, contraint de récrire complètement son article et il était 6 heures du soir. Il était tombé sur Garnier, l'avait chargé d'aller prévenir Nathalie et si possible de l'emmener dîner, ce qui avait semblé ravir Garnier et il était resté seul dans son bureau, devant sa machine à écrire, beaucoup plus préoccupé des répliques à retardement qu'il inventait pour Fairmont que de cet article. Le journal était désert à présent et il marchait de long en large, parfaitement écœuré par sa propre prose. Il passa dans le bureau de Jean, dénicha la bouteille de scotch et s'en versa un grand verre, en vain. Il en avait assez de ce journal, il n'arriverait jamais à rien, il croupirait là jusqu'à la fin de ses jours, morigéné par un Fairmont de plus en plus gâteux. Il vieillirait, Nathalie se transformerait en dame de province, ils se marieraient peut-être et ils auraient peut-être des enfants, ils s'achèteraient une voiture et une fermette aménagée avec la télévision. Et encore, ils auraient bien de la chance d'en arriver là. C'était effrayant. Lui, Gilles, capable de tous les excès, désireux de tous les voyages, lui, Gilles le Jeune, était en train de perdre sa vie entre un patron et une maîtresse qui le jugeaient tous les deux. Eh bien, il ne voulait plus être jugé, ni pardonné ni même inclus dans n'importe quel système, qu'il soit professionnel ou sentimental. Il voulait être seul et libre, comme avant. Comme le jeune chien qu'il avait été. Il buvait directement à la bouteille, maintenant, il savourait sa rage. Ah, il était censé corriger ses pages comme un bon écolier en retenue, ah, il était censé rentrer chez lui retrouver sa fidèle et loyale maîtresse, eh bien, ils allaient voir. Il prit son imperméable et sortit, laissant tout allumé. Le fabuleux lecteur payerait la note.

Il se réveilla à midi, dans un lit inconnu ou plutôt trop connu, un lit de maison de passe. Une grosse fille brune ronflait à côté de lui. Il revit confusément des boîtes de nuit à Montmartre, une bagarre, la tête d'un flic; Dieu merci, il avait fait ses imbécillités sur la rive droite. Il n'avait

même pas mal à la tête, il était mort de soif. Il se leva, but un litre d'eau au lavabo émaillé qui ornait gracieusement la chambre. Puis il alla à la fenêtre: elle donnait sur une petite rue inconnue. Il gémit un peu intérieurement. Qu'avait-il bien pu faire? Il secoua la fille qui grogna, se réveilla un peu, le regardant à peu près aussi étonnée que lui-même. Elle était vraiment vilaine.

- Eh bien, toi, dit-elle... Qu'est-ce que tu tenais.

- Où est-on?

- Près des boulevards. Tu me dois cinq mille balles, coco.

- Qu'est-ce que j'ai fait?

- Je n'en sais rien. Tu m'es tombé dans les bras, vers 5 heures et demie. Je t'ai couché et bonsoir. Avant, je ne sais pas.

Il s'habillait très vite. Il posa le billet sur le lit de la fille, se dirigea vers la porte:

- Au revoir.

Il faisait grand soleil et il était boulevard des Italiens. Nathalie, Nathalie, où était Nathalie à cette heure-ci? Elle était peut-être encore à son agence, non, elle devait déjeuner à côté, comme d'habitude. Il prit un taxi, la tête vide. Il fallait qu'il la voie, c'était tout. Mais l'agence était fermée et elle n'était pas au restaurant à côté. Il s'affolait. Il avait gardé le taxi et il lui donna son adresse, à tout hasard. Il ouvrit la porte sans bruit, s'immobilisa dans l'entrée: Nathalie était assise dans un fauteuil, l'air tranquille. Il avait l'impression de répéter une scène très vieille et très bête: le retour du vilain mari après une nuit de débauche.

- Je me suis saoulé, dit-il.

Elle ne répondit pas. Il vit les cernes sous ses yeux. Quel âge avait-elle, au juste? Elle avait une petite robe noire, son bijou, elle avait dû passer la nuit là, sans bouger.

- Je suis passé à l'agence, continua-t-il. Tu n'y as pas été. Je... je suis désolé, Nathalie. Tu t'es inquiétée?

Il ne disait que des âneries mais, vraiment, il n'y avait que ça à dire. Il était plutôt soulagé. A présent il se rendait compte qu'il n'avait eu qu'une peur dans ce taxi, tout le temps: ne plus la retrouver. Mais elle était là. Et même, elle souriait presque:

- Inquiétée? dit-elle. Pourquoi?

Il s'approcha d'elle et alors elle se leva, le regarda en face, d'un œil curieux, intrigué presque. Puis elle le gifla violemment, deux fois. Après quoi, elle se dirigea vers la cuisine.

- Je vais faire du café, dit-elle d'une voix calme.

Gilles ne bougeait pas. Il n'éprouvait strictement rien, mais il avait mal aux joues: elle avait tapé rudement fort. Finalement il se dirigea vers la cuisine, s'accouda à la porte. Elle regardait l'eau bouillir avec un intérêt énorme.

- Garnier est resté jusqu'à 3 heures, dit-elle toujours placidement. Il a téléphoné au journal, puis au Club. Tu n'y étais pas. Alors il a téléphoné à Jean qui nous a dit que tu avais l'habitude de ce genre de choses. Il semblait trouver ça assez drôle, ce qui nous a rassurés.

Il y avait une ironie affreuse dans sa voix.

- Comme il ne savait pas que j'avais l'écouteur, il a même dit à Garnier de me conseiller de m'y habituer. Que j'en aurais besoin.

- Arrête, dit Gilles.

- Tout le monde peut s'enivrer une fois ou l'autre.

- Et tout le monde peut téléphoner pour dire: "Je m'enivre, dors tranquille". Mais j'imagine que ça aurait gâché ton plaisir.

"En plus, c'est vrai, pensa Gilles. C'est l'idée de ma culpabilité qui me relançait dans cette nuit."

- Voilà du café, dit-elle. Tu as eu tout ce qu'il te fallait: une nuit de stupidités, une scène de ta maîtresse, une paire de claques, une tasse de café? Ton portrait-robot est complet? Bon, je vais à l'agence.

Elle prit son manteau au vol et sortit. Il resta interdit un moment, but son café, ouvrit le journal. Mais il ne lisait pas. Ce n'était ni de la jalousie ni de la colère qu'il avait provoquées chez elle. C'était de l'inquiétude d'abord et du mépris.

Le téléphone sonna et il bondit vers l'appareil. Peut-être s'en voulait-elle de sa dureté?

- Alors, mon vieux, dit la voix de Jean, on recommence ses bêtises?

- Oui, dit Gilles.

- Tu es seul?

- Oui.

La voix de Jean était gaie, complice. Mais quelque chose en Gilles hésitait à basculer vers cette voix, et ce qu'elle impliquait.

- Comment s'est passé le retour? Mal?

- Deux claques, dit Gilles et quand Jean se mit à rire, il comprit qu'il avait effectivement basculé.

class="toc_h">Chapitre VIII

A présent, il le savait, il y avait quelque chose de fêlé entre eux... Il ne savait pas exactement quoi... peut-être était-il simplement frustré d'une scène de jalousie, peut-être avait-il besoin, sans le savoir, qu'elle fît quelque chose de bas ou de médiocre qui les remettrait face à face. Était-ce cette soirée d'ivresse - somme toute banale, d'un homme agacé - qui avait décalé leurs deux visages, mettant celui de Nathalie au-dessus du sien ou était-ce la sanction inévitable de six mois de vie commune? Était-elle mieux que lui? Peut-on être "mieux" que quelqu'un dans les rapports amoureux, ceux justement où toutes les valeurs morales sont remplacées par des valeurs affectives? En tout cas, elle riait moins qu'avant, elle maigrissait, et il y avait souvent, dans leurs relations purement physiques, quelque chose d'agressif, de délibérément violent, comme si chacun d'eux eût voulu à la fois combler et soumettre l'autre, comme si le plaisir même de l'autre n'eût pas été ce cadeau superbe, jusque-là considéré comme tel, mais la preuve de. Mais que pouvaient ces cris et ces plaintes et ces sursauts, que pouvaient ces pauvres corps si bien unis après certains regards de Nathalie, certaines absences de regard de Gilles? Ils ne pouvaient rien: indispensables mais insuffisants, ils se rejoignaient souvent, et en vain, dans le plaisir, Gilles n'avait jamais été si amoureux de quelqu'un, physiquement, et si peu gai de l'être.

Elle dut partir, un jour, pour Limoges. La tante Mathilde, celle des cent mille francs mensuels, se mourait, la réclamait. Elle devait y rester une semaine, habiter chez son frère, revenir très vite. Gilles la conduisit à la gare, cette gare d'Austerlitz qui l'avait vu partir si malheureux huit mois plus tôt, revenir inconscient, repartir amoureux, revenir engagé. Il ne savait plus, parmi ces voyageurs qu'il avait été, lequel il préférait. Si, il le savait, c'était l'homme amoureux qui, en mai, conscient de son amour et ne se sachant pas attendu, avait vu défiler la Loire, les faubourgs, les nuages, la nuit comme autant de surprises éblouissantes, avant celle de Nathalie, debout sur le quai de gare, échappée d'un dîner, et se jetant vers lui. Il aimait leur histoire même si quelquefois il n'aimait pas leur vie commune. Il en arrivait à aimer ce garçon efflanqué et triste, misérable, qu'il avait tant souffert d'être, il aimait cette femme passionnée, folle, démesurée et si décente qui s'était éprise de lui. Ah, les prairies du Limousin et l'herbe chaude et le fond de l'eau, ah, la main de Nathalie sur sa nuque, et le lit lugubre de leur première fois, et le regard de l'aubergiste et la chambre chaude sous les toits et les portos-flips de Florent...

Mais pourquoi rôdaient-ils ainsi sur ce quai, comme deux animaux

égarés, cherchant quoi se dire, mettant leur montre à l'heure, achetant des revues stupides? Que s'était-il passé? Il voyait le profil net de Nathalie, il revoyait ces trois mois de Paris, il ne savait plus. Il ne voulait pas qu'elle parte mais si, pour une raison extravagante, deux rails eussent été tordus quelque part, près d'Orléans, et qu'elle eût dû rentrer avec lui, chez lui, il eût été furieux. Il devait dîner avec Jean et des amis, rien qui le passionnât, rien qui le passionnât en tout cas autant que cette femme, et il souhaitait qu'elle s'en aille, que le train soit en avance. Il était fou: un malheureux fou, soucieux avant tout d'une liberté mutile, habitait en lui.

Il l'embrassa longuement, la regarda s'éloigner dans le couloir. Devant lui la ville s'étalait, énorme et craquelée comme les photos de la lune, une ville sèche et lumineuse, une ville à sa main. Oui, Nathalie avait raison quand elle disait qu'il était parfaitement adapté à son temps:

- C'est tout ce que tu aimes, disait-elle. Tu prétends détester l'imbécillité naturelle de ce siècle, ses mensonges, sa violence. Mais tu y es comme un poisson dans l'eau. Tu ne nages bien que là-dedans, à contre-courant, bien sûr, mais si habilement. Tu éteins la télévision, tu fermes la radio mais tu aimes le faire. Cela te distingue.

- Et toi, disait-il... quel siècle aurais-tu aimé?

- Moi, j'aurais aimé admirer, disait-elle.

Admirer... Une femme ne devait pas dire ces choses-là. Une femme devait suffisamment admirer l'homme avec qui elle vivait pour ne pas avoir de ces petites nostalgies puériles dans la tête.

Il rejoignit les autres un peu plus tard et reçut un accueil discrètement triomphal, très discrètement triomphal bien sûr, mais l'accueil que l'on réserve quand même à un homme libéré. "Voilà Gilles", cria quelqu'un et ils se mirent tous à rire quand il s'inclina, la main sur le cœur. Bien sûr, on ne dirait jamais "voici Gilles et Nathalie" de la même voix. Mais il ne pouvait leur en vouloir: les gens de plaisir sont avant tout gens d'habitude et il y avait longtemps, maintenant, près de quinze ans, qu'il jouait son rôle de solitaire. Solitaire souvent escorté par une femme mais une femme qu'on pouvait laisser à une table ou à un ami, une femme comme Éloïse, par exemple, qui connaissait tout le monde et qu'il abandonnait gaiement, sachant que le premier minet venu s'assiérait à sa table, ou une copine. Seulement, à présent, dans sa vie il y avait Nathalie, Nathalie qui devait passer Orléans à ce moment.

Il passa une soirée tranquille, but peu et rentra seul chez lui, vers minuit et demi. Il avait le numéro de Pierre et il téléphona en rentrant. Nathalie répondit aussitôt et il lui expliqua avec attendrissement qu'il

était chez eux, qu'il écoutait de la musique de Mozart, que le lit était beaucoup trop grand sans elle. Il en rajoutait un peu, ébloui par sa propre bonne conduite.

- Le voyage était très long, dit Nathalie, je n'aime pas ce trajet. Tu vas bien?

Elle avait une voix lointaine, la poste marchait mal, il cherchait ses mots. S'il avait fait des âneries, il aurait sûrement eu beaucoup plus de choses à lui dire. Mentir rend ingénieux, imaginatif.

- Je vais me coucher, dit-il avec entrain. J'ai beaucoup de travail demain. Je pense à toi, tu sais.

- Moi aussi. Dors bien, mon chéri.

Elle raccrocha.

Ils auraient aussi bien pu être mariés depuis dix ans. Il enleva sa cravate, bâillant un peu, se regarda dans la glace. Il allait s'allonger sur ce lit, parfaitement, écouter un bon concert(c'était facile à cette heure-là et il n'avait fait qu'anticiper en parlant de Mozart à Nathalie), parfaitement, et il allait dormir comme un enfant, être en pleine forme le lendemain, travailler comme un forcené, parfaitement, en attendant que son bel amour revienne. Mais son reflet le regardait, il voyait sourire cet étranger en face de lui, il se "voyait" vraiment sourire. Il attrapa sa veste, claquant la porte.

- On se disait aussi...

Il était au Club, Jean riait, il avait chaud avec tous ses amis, des vrais ou des faux amis, bien sûr, mais des amis gais, prêts à tout, des amis qu'il avait quand même délaissés sérieusement pour une femme. Ce n'était pas bien de sa part: l'équilibre de tous ces gens était fragile, il ne fallait pas manquer la classe du soir trop longtemps, ça les démoralisait. Il se pencha vers Jean:

- Je voulais vraiment rentrer et puis, tout à coup, chez moi, impossible de dormir. Je n'aime pas dormir seul.

- Ça doit pouvoir s'arranger, dit l'amie de Jean.

Elle était bien vulgaire, ce soir. Il l'avait toujours trouvée un peu insignifiante mais jamais vulgaire. Jean n'avait pas tiqué et il pensa qu'il se faisait des idées. Que c'était Nathalie qui avait introduit ces notions de bon ou de mauvais goût dans sa tête et que c'était bien fatigant.

- Il y a évidemment la petite Catherine, dit-il.

C'était une superbe fille blonde qui lui avait toujours laissé entendre qu'il lui plaisait et qui passait devant eux, au moment même.

- Je ne te la conseille pas, dit Jean. Elle est bavarde comme une pie et Nathalie le saurait.

Il lui parlait décidément comme à un collégien échappé. En plus, Gilles ne pouvait pas savoir si cette phrase tendait à éviter un chagrin à Nathalie ou à souligner sa dépendance à lui, Gilles.

- Je suis assez grand, dit-il à tout hasard. De toute façon, ce n'est pas une Catherine qui casserait quoi que ce soit entre moi et Nathalie.

- Je n'en suis pas sûr, dit Jean, paisible. Elle a son caractère, ta Nathalie.

Il souriait comme attendri. Gilles lui jeta un coup d'œil inquisiteur qui, comme tous les clins d'œil inquisiteurs, ne lui apprit rien. Il n'y a que les coups d'œil hasardeux qui renseignent. Décidément il avait le cafard. Quand Nathalie était là, il se sentait piégé, quand elle n'y était pas, c'était presque pire: n'était-ce pas ce que l'on appelle "gâcher la vie" de quelqu'un? Dans tous les regards qu'il croisait, dans tous les propos qu'on lui tenait, il se sentait comme "le type qui est amoureux d'une femme et qui est seul, ce soir" ou "le type qu'une femme a mis en laisse et qui se défoule".(Ce n'était pas ses rôles.) S'il ne bougeait pas de sa table, il avait l'air triste. D'autre part, s'il se précipitait sur Catherine, au Club, c'était humiliant pour Nathalie, pour lui-même. Il soupira, demanda la note, il n'avait fait que gâcher une heure.

Chapitre IX

Il n'avait pas fait que gâcher une heure. Il s'en rendit compte le lendemain en téléphonant à Nathalie, dès son réveil.

- J'avais oublié hier soir de t'expliquer que ton costume bleu était prêt chez le teinturier, dit-elle. Je t'ai appelé mais ça ne répondait pas.

Bien sûr, il était sorti une minute après son coup de téléphone d'enfant sage. Sorti pour rien d'ailleurs mais comment pourrait-elle le croire, à présent? La vérité, le mensonge se liguaient contre lui. Il était bien décidé à rester chez eux pourtant, à ce moment-là.

- J'imaginais bien que tu irais voir tes amis, dit la voix de Nathalie, mais pourquoi me faire ce numéro? Te suis-je si lourde? Pourquoi parler de la maison et du lit trop grand et de la musique? Pourquoi, Gilles?

- Je "voulais" rester, dit-il, quand je t'ai appelée. Et puis j'ai décidé brusquement de sortir.

- Une minute après?

Ça sonnait faux, la vérité sonnait affreusement faux, il n'y pouvait rien.

Il continua quand même:

- J'ai pris un verre au Club avec Jean et je suis rentré au bout d'une heure. "Et non seulement à cause de toi, je n'ai rien fait à cette ravissante Catherine, non seulement je me suis conduit comme un ange, mais en plus je t'ai fait souffrir et tu crois que je mens. C'est sans issue". II était furieux et il la comprenait: il était de bonne foi et convaincu de mensonge.

- Ce n'est pas ce que tu fais ou pas, dit Nathalie. C'est ce que tu dis, ce que tu te crois obligé de dire. Il soupira, alluma une cigarette, passa la main dans ses cheveux.

- Je t'expliquerai, dit-il. Comment va ta tante?

- Mal. En fait elle va sûrement mourir dans un jour ou deux. J'y vais tout à l'heure avec Pierre.

C'est vrai qu'il y avait Pierre, qu'il avait dû voir sa sœur décrocher la veille, répondre d'une voix tendre, puis ensuite s'exclamer "ah ! le teinturier", rappeler et sans réponse tourner vers lui un visage trop calme. On fait souvent plus de mal aux gens à travers leurs proches qu'à travers eux-mêmes. Car alors, par orgueil, ils doivent plaider le faux, imaginer n'importe quoi, se dépenser, oublier apparemment le téléphone si proche. Seule, Nathalie l'eût peut-être rappelé toutes les demi-heures et elle serait tombée sur lui au second coup de fil. Ah, la vie était trop bête, à la fin.

- Nathalie, dit-il, je t'aime.

- Moi aussi, dit-elle, mais il n'y avait aucune gaieté dans sa voix, plutôt une constatation résignée.

Elle raccrocha. Dans une semaine, il lui expliquerait tout, il la tiendrait dans ses bras, il aurait contre lui le corps chaud, vivant, ouvert de Nathalie au lieu de cette tête dure et fermée, au lieu de ces phrases stupides, mornes qui leur servaient de lien au téléphone. Quant aux autres(il ne savait pas exactement qui c'était, "les autres", il imaginait un énorme essaim parisien, menaçant et bourdonnant), ils allaient voir aussi. Ou plus exactement ne pas voir. Ne plus le voir, lui, pendant une semaine, d'abord, puis ne plus les voir du tout, eux, quand elle serait rentrée. Ils resteraient chez eux ou ils iraient au théâtre, puisqu'elle aimait le théâtre, ou au concert, puisqu'il aimait la musique. Bien sûr, il préférait un bon disque en fait, affalé sur la moquette, mais il ferait ce qu'il fallait faire. Réconforté par cette idée, il se leva en chantant, partit au journal presque en avance, travailla bien. Il fut tout ahuri de se retrouver debout au Club à 3 heures du matin, discutant avec un

journaliste anglais de la ségrégation américaine.

Elle arriva à 11 heures, dans leur chère gare du Sud-Ouest, dix jours plus tard. Il y avait une joyeuse foule de dames de province qui la dépassaient ou suivaient derrière, et elle était habillée comme elles, un peu trop long, un foulard de soie autour de la tête, sa petite valise à la main. A part son port de tête et, de plus près, sa beauté, rien ne la distinguait des autres. Il avait vécu avec des femmes dont des grooms portaient les petits chiens comme des fleurs, et cela ne l'avait pas amusé du tout à l'époque. Mais néanmoins dans cette gare grise et triste(il pleuvait) il eût aimé voir arriver comme une tache de couleur, un objet baroque, une flamme, sa maîtresse. Il la serra dans ses bras, l'embrassa. Elle avait les yeux cernés et elle était en deuil, bien sûr, qu'il était bête !

- Ah, c'est toi, dit-elle et elle s'abandonnait contre lui, immobile. On les dévisageait et il avait un peu honte: ils n'avaient pas douze ans, après tout, pour se livrer à ces démonstrations dans une gare. Il essaya de rire:

- Qui voulais-tu que ce soit?

- Toi, dit-elle. Justement toi.

Elle avait relevé la tête vers lui et il la dévisageait. Il lui trouvait les traits un peu gonflés, elle était mal maquillée et il trouvait son examen aussi normal que sa présence, à lui-même. Il était allé prendre sa maîtresse, sa femme presque, à la gare et il la regardait comme tous les vieux amants se regardent. Il prit son bras:

- J'ai acheté du poulet froid, on va dîner à la maison. Tu es partie aussitôt après l'enterrement?

- Oui, bien sûr. Tu sais, Limoges n'était pas si agréable.

- Les honnêtes gens te jetaient des pierres dans la rue?

- Oh non, dit-elle, ils savent que la chair est faible. Ils lisent les journaux, à présent.

Elle jeta un coup d'œil distrait sur le désordre qu'il était arrivé à mettre en deux heures chez eux, avant d'aller à la gare, passa dans la salle de bains, se remaquilla, pendant qu'il découpait le poulet avec force jurons. Après le café, ils passèrent dans le studio et il mit précautionneusement le nouvel enregistrement de Haydn qu'il venait d'acheter.

- Alors, dit-elle, que s'est-il passé à Pans? Elle parlait nonchalamment, les yeux clos, il semblait à l'entendre qu'il ne pût rien se passer vraiment à Paris.

- Pas grand-chose, dit-il. Tu as lu les journaux?

- Et toi?

La voix était la même. Il sourit:

- Rien, non plus. J'ai beaucoup travaillé. Un peu trop bu, peut-être, en ton absence, et j'ai acheté ce disque.

Il n'ajoutait pas qu'il avait finalement raccompagné la belle Catherine, très ivre, chez elle et que c'avait été un fiasco complet. En tout cas, pour une fois, elle se tairait celle-là. Elle avait d'autant plus intérêt à cacher l'impuissance subite de Gilles qu'il était au courant de toutes ses petites manies. Il tendit la main vers Nathalie et elle la prit:

- Et toi? Tu as vu François?

- Oui, dit-elle, bien sûr. Il est venu me voir chez Pierre.

- Pourquoi?

- Il voulait que je revienne. Je crois qu'il s'ennuie.

Il était un peu vexé sans savoir pourquoi. Tous les hommes voulaient lui prendre cette femme et n'imaginaient pas une seconde qu'elle l'aimât... qu'elle pût l'aimer. Il était un accident, visiblement, dans sa vie.

- Et que lui as-tu dit?

- Que non. Que je t'aimais. Que j'étais désolée. Pierre aussi voulait que je reste.

Une sorte de colère montait en Gilles. Bien sûr, il avait fait le gamin, le jeune homme libre pendant dix jours. Mais ça s'était résumé à quoi? Deux heures avec une petite vicieuse, et des nuits à parler, à parler avec des esprits épuisés d'alcool ou de conformisme. Pendant ce temps, elle affrontait des visages d'hommes connus, animés, brusquement dénués d'orgueil, elle vivait, elle jouait Anna Karénine, à l'envers. Elle avait des remords, voire des regrets, des sentiments, enfin.

- Je ne sais même pas pourquoi je te parle de ça, dit-elle. Je suis si fatiguée. Alors tu es content de ton travail?

Allait-elle lui donner un bon point? Il ne comprenait pas cette jalousie en lui, cette rage. Mais enfin elle était revenue. Elle avait tout laissé pour lui. Elle était là. De quoi avait-il peur?

- J'ai vu ta sœur aussi et Florent, à l'enterrement. Elle se plaint de n'avoir pas de nouvelles. Tu aurais dû leur écrire.

- Je le ferai demain, dit-il.

Il essayait de calmer sa voix, le tremblement de ses mains. Il souriait même.

- Tu devrais aller te coucher, dit-il, tu es claquée. Je te rejoins.

Resté seul, il avala une gorgée d'alcool à même la bouteille, se brûla la gorge. Tout à l'heure, il allait faire l'amour avec cette compagne parfaite, cette parfaite maîtresse, cette parfaite tout. La vie était très au point, finalement. Il pourrait même lui dire tout à l'heure: "Tu m'as manqué, tu sais" sans lui mentir. Mais il grelottait.

Chapitre X

En fait, elle avait rompu les derniers ponts qui la reliaient à son passé, à son enfance, à ses amis. Son frère l'avait exaspérée de conseils, de supplications et son mari lui avait mis le marché en main: "Reste maintenant ou pars à jamais". Elle avait avoué tout cela à Gilles, en petites phrases syncopées, dans le noir, et il était heureux de ce noir qui l'empêchait de voir ses larmes. Personne ne faisait confiance à Gilles, décidément, dans le Limousin, jusqu'à sa propre sœur, Odile, qui avait pris Nathalie à part, dans une subite audace et lui avait demandé si elle était heureuse comme on demande l'impossible.

"Je n'ai plus rien à faire là-bas", disait Nathalie, et il se demandait souvent si ce n'était pas eux, les solides, les terriens qui avaient raison. En attendant, les jours passaient, avril reverdissait les arbres et ils vivaient comme ils pouvaient. Un matin, Gilles arriva triomphant au journal: il avait écrit un très bon papier la veille sur la Grèce, il l'avait lu à Nathalie que ça avait passionnée, il se sentait sûr de lui. Effectivement, Fairmont trouva ça très bon, Jean aussi et même Garnier, qui depuis sa fameuse bringue l'évitait un peu, le félicita. C'était un article concis, violent et précis, un article comme il leur en faudrait un chaque semaine, déclara Fairmont. Gilles était enchanté et comme ils bouclaient le journal le matin, il invita Jean à déjeuner avec lui. Ils parlèrent politique tout le repas, puis, poussés par la paresse, décidèrent d'aller au cinéma. Ils descendirent en vain les Champs-Elysées, chacun ayant vu le film que l'autre n'avait pas vu.

- Je ne te propose pas d'aller chez moi, dit Jean. C'est le jour de réception de Marthe. Je ne peux pas te faire ça.

- Allons à la maison, dit Gilles. Nathalie rentrera vers 6 heures et demie. D'ailleurs, j'aime mieux te parler encore de cette histoire grecque.

Il se sentait l'esprit vif, abstrait, il était ravi de l'exercer encore deux heures sur Jean, qui, il le savait, savait écouter et renvoyer. Il ouvrit la porte de chez lui, fit asseoir Jean, lui versa un calvados.

- Il y a longtemps que je n'étais pas venu ici, dit Jean en s'asseyant.

Il n'y avait aucun reproche dans sa voix, mais Gilles pensa qu'il avait raison. Il y avait toujours des gens chez lui avant, dans tous les fauteuils. Avant... avant Nathalie. Il grimaça un peu:

- Tu sais...

- Mais je sais, mon vieux, dit Jean. Une passion est une passion. Et c'est ce qui pouvait t'arriver de mieux. Surtout avec quelqu'un comme Nathalie. Il avait l'air parfaitement sincère.

- Oui et non, dit Gilles et il se pencha en avant.

Il se sentait à nouveau l'esprit analyste, subtil, proustien. On ne se sent jamais traître quand on se sent intelligent.

- Vois-tu, quand je l'ai connue, j'étais... tu te rappelles... j'étais écorché vif. Dieu sait pourquoi mais je l'étais. Elle m'a entouré de plumes, mis au chaud, redonné vie. Vraiment. Mais maintenant... Maintenant l'oreiller pèse sur ma figure, il m'étouffe. Voilà. Tout ce que j'aimais en elle, qui me soutenait, son absolutisme, son côté linéaire, son intégrité totale... Tout s'est retourné contre elle.

- Parce que tu es veule et instable, dit Jean affectueusement.

- Si tu veux. Je ne suis peut-être qu'un pauvre salaud. Mais il y a des moments où-où... je donnerais cher pour ne pas être jugé par elle. Et pour être seul, comme avant.

Il aurait dû ajouter, par souci d'exactitude, qu'il était incapable de concevoir la vie sans elle. Mais dans l'élan que lui donnaient la satisfaction d'avoir fait cet article, l'approbation de tous et l'intérêt de Jean, il s'en dispensa.

- Tu pourrais peut-être lui expliquer, dit Jean. Mais il s'arrêta net.

Gilles se retourna, Nathalie était dans la porte qui menait à la chambre à coucher, tranquille. Si, elle avait les yeux plus clairs que d'habitude. Cette porte était-elle fermée quand ils étaient rentrés?

- Bonsoir, dit Jean.

Il s'était levé. Il était un peu pâle, lui aussi.

- Vous parliez? dit Nathalie. L'agence était fermée cet après-midi et j'en ai profité pour dormir un peu.

- Je... Tu dormais, dit Gilles désespérément.

- Je viens de me réveiller. J'ai quelques courses à faire, je vous laisse.

- Mais reste, dit Gilles très vite, reste. On parlait de cet article avec Jean, justement, que je t'ai lu hier.

- N'est-ce pas qu'il était bon? dit-elle à Jean. Non, il faut vraiment que

je sorte. Elle leur sourit et disparut.

Ils se rassirent lentement.

- Nom de Dieu ! jura Gilles. Nom de Dieu... Tu crois que...

- Je ne crois pas, dit Jean. Il me semble que la porte était fermée. De toute façon, tu n'as rien dit de grave. Tu as juste dit que par moments, tu en avais marre. Toute femme sait ça.

- Si, c'était grave ! C'était même horriblement grave. Mais tu ne te rends pas compte, cria-t-il. Que je parle de mes relations avec elle, comme ça et avec toi en plus...

- Quoi avec moi, en plus? Qu'est-ce que j'ai fait?

- Rien, dit Gilles, rien. Ce n'est pas le moment de te vexer.

- Crois-moi, finissons ce calvados et attendons, dit Jean, apaisant. Tu auras une bonne scène, ce soir, au pire, mais tu as l'habitude.

- Non, dit Gilles songeur, non, je n'ai pas l'habitude.

Le temps passait, ne passait pas, il entendait à peine ce que disait Jean, il guettait le pas dans l'escalier. Il y avait une heure qu'elle était sortie, une heure et demie. Elle qui détestait faire des courses. Ce n'était pas vraisemblable. Il téléphona à Garnier à tout hasard, mais il n'avait pas vu Nathalie. A 5 heures, l'évidence le saisit; elle allait prendre le train, revenir chez elle. Il abandonna Jean, se précipita à la gare, parcourut tout le train, ne la trouva pas. Non, il n'y avait pas de train avant, non, l'avion pour Limoges ne décollait pas ce jour-là. A 6 heures, le train partit sans lui, sans elle. Elle n'y était pas venue. Il refit en sens inverse tout le chemin, hurlant presque de rage dans les embouteillages... Peut-être était-elle à la maison, peut-être n'avait-elle rien entendu? Il était près de 7 heures quand il ouvrit sa porte. La maison était vide à part un mot de Jean. "Ne t'agite pas trop. Si tu veux, viens dîner à la maison", mais il était fou celui-là !... Il n'avait qu'une chose à faire: attendre, la chose au monde qu'il supportait le moins. Et si elle était chez sa vilaine, sa vieille amie? Il se jeta sur le téléphone. Mais elle n'était pas là. Il n'en pouvait plus, quand elle rentrerait, il lui donnerait une paire de claques. Elle avait eu bien raison, ce matin-là, le lendemain de sa soûlerie. Mais cela ne ressemblait pas à Nathalie de l'affoler ainsi, délibérément. Elle avait le respect des autres, elle. Il s'assit dans un fauteuil, n'essaya même pas de lire un journal. Il y avait un grand vide bruyant dans sa tête. A minuit, le téléphone sonna.

Le médecin était un petit homme roux avec des mains musclées, couvertes de poils. C'était drôle à quel point les roux avaient toujours du poil sur les mains. Il regardait Gilles de ce regard impersonnel, ni juge ni

compatissant qu'il avait souvent vu dans les hôpitaux. On avait trouvé Nathalie à 11 heures et demie. Elle avait loué une chambre dans un hôtel à 4 heures exactement, parlé de fatigue, demandé qu'on la réveille le lendemain à midi, pris ce qu'il fallait de gardénal. C'était un voisin qui, en rentrant vers 11 heures, l'avait entendue râler. Elle avait laissé un mot pour Gilles et on l'avait appelé après les premiers soins. Il n'y avait pas grand-chose à espérer; le corps s'était révolté bien sûr au dernier moment, le corps s'était plaint mais le cœur ne tiendrait pas.

- Je peux la voir? dit Gilles. Il tenait mal debout. Tout n'était qu'un stupide cauchemar. Le médecin haussa les épaules:

- Si vous voulez...

Elle était entourée de tubes, à moitié nue, le visage déformé par quelque chose qu'il ignorait. Il regardait battre la veine bleue sur ce cou, il connaissait le battement fou de cette veine dans l'amour, il s'indignait obscurément. Elle n'avait pas pu lui faire ça, lui ôter à jamais ce beau corps vivant si ami du sien, elle n'avait pas pu essayer de lui échapper. Les mèches blondes de Nathalie étaient collées à son front par la sueur, ses mains remuaient sur les draps. Il y avait une infirmière près d'elle qui jeta un coup d'œil interrogateur au médecin.

- Le cœur baisse, docteur.

- Allez-vous-en, mon vieux, je vous rejoins, dit le médecin. On n'a pas besoin de vous.

Gilles sortit, s'appuya au mur. Au bout du couloir, il y avait une fenêtre et c'était la nuit encore, la nuit noire sur cette ville implacable. Il mit la main dans sa poche, trouva un papier, le sortit machinalement. C'était la lettre de Nathalie. Il l'ouvrit et mit un instant à comprendre ce qu'il lisait: "Tu n'y es pour rien, mon chéri. J'ai toujours été un peu exaltée et je n'avais jamais aimé que toi."

Elle avait signé un grand N, un peu de travers. Il remit la lettre dans sa poche, où avait-il pu mettre ses cigarettes? Et Nathalie, à côté, Nathalie, où avait-il mis Nathalie? Le docteur sortit de la chambre. Il était vraiment odieusement roux.

- C'est fini, mon vieux, dit-il. Trop tard. Je suis désolé. Vous voulez la voir?

Mais déjà Gilles fuyait, courait vers le fond du couloir, se cognant aux murs, Gilles ne voulait pas que ce rouquin le vît pleurer. Il dégringolait l'escalier à présent, dans cet hôpital anonyme, il entendait à peine ce que criait le docteur. A la dernière marche, il s'arrêta, le cœur battant:

- Et pour les papiers, disait la voix, là-haut, très loin, pour les

papiers?... Elle n'avait que vous?

Il hésita un instant, avant de répondre ce qu'il savait être la vérité:

- Oui.