PASCAL BOYER
"ET L'HOMME CRÉA LES DIEUX"

Remerciements

L'idée que je devais écrire ce livre était claire dans l'esprit de mes éditeurs, Abel Gerschenfeld et Ravi Mirchandani, longtemps avant que je ne me sois attelé à la tâche. Je leur suis reconnaissant pour leur insistance amicale. Abel, en particulier, a fait preuve d'un grand pouvoir de persuasion; il a non seulement eu la patience de lire de nombreuses versions du manuscrit, mais n'a jamais douté que je parviendrais à produire quelque chose de lisible, un vrai triomphe de l'espoir sur l'expérience. Je dois aussi exprimer ma profonde reconnaissance envers un certain nombre de personnes que j'ai persuadées ou contraintes à partager leur savoir et leurs intuitions, à parfaire ou à rejeter de nombreuses versions de chaque argument, à lire et à corriger des parties, voire la totalité du manuscrit originel et, de manière plus générale, à m'aider à mieux comprendre les questions compliquées que j'aborde ici: Anne de Sales, Brian Malley, Carlo Severi, Charles Ramble, Dan Sperber, Toni Lawson, Harvey Whitehouse, Ilkka Pyysiäinen, John Tooby, Justin Barrett, Leda Cosmides, Michael Houseman, Paolo Sousa, Pascale Michelon, Robert McCauley, Ruth Lawson.

1. La question des origines

Une voisine, au village, me conseille de me protéger des sorciers. Faute, de quoi ils me lanceront des flèches invisibles qui pénétreront dans mes veines et m'empoisonneront le sang.

Un chaman fait brûler des feuilles de tabac devant une rangée de statuettes tout en leur parlant. Il leur demande de se rendre dans les villages du ciel pour l'aider à guérir un patient dont l'âme est retenue prisonnière par des esprits invisibles.

Un groupe d'adeptes s'en va racontant que la fin est proche. Le Jugement dernier est prévu pour le 2 octobre. La date arrive et rien ne se produit. Les fidèles continuent à clamer que la fin est proche(mais la date a changé).

Les villageois organisent une cérémonie pour signifier à une déesse

qu'elle n'est plus la bienvenue parmi eux. Comme elle ne les a pas protégés des épidémies, ils ont décidé de lui en préférer une autre, plus efficace.

Une assemblée de prêtres se déclare offensée par ce que certaines personnes pensent d'une vierge qui aurait donné naissance à un enfant il y a plusieurs siècles, dans une lointaine contrée. Ces personnes doivent donc être massacrées.

Sur une île, les membres d'un culte décident d'abattre leur bétail et de brûler leurs récoltes. Ils n'en ont plus besoin, disent-ils, puisqu'un bateau rempli de vivres et d'argent doit bientôt toucher leurs côtes en récompense de leurs bonnes actions.

Certains de mes amis se rendent parfois à l'église ou dans un lieu tranquille pour parler à un personnage invisible qui est partout. Cet être sait déjà ce qu'ils vont dire, car Il sait tout.

On me dit que si je veux plaire à des morts très puissants - qui pourraient m'aider en cas de besoin - je dois verser le sang d'une chèvre blanche sur la partie droite d'un certain rocher. Mais si je choisis une chèvre d'une autre couleur et un autre rocher, ça ne marchera pas.

On peut, refusant de chercher plus loin, ranger ces pratiques dans la catégorie si riche et si variée de la déraison humaine. On peut également penser que ces exemples, si sommaires soient-ils - on pourrait en remplir des volumes -, témoignent de notre admirable capacité à comprendre la vie et l'univers. Dans un cas comme dans l'autre, certaines questions restent sans réponse. Pourquoi les gens ont-ils de telles pensées? Qu'est-ce qui les pousse à agir de la sorte? Pourquoi ont-ils des croyances si différentes? Pourquoi y sont-ils tant attachés?

Ces questions ont longtemps été considérées comme des mystères(on ne savait pas comment les aborder) ; je voudrais montrer dans les pages qui vont suivre que ce sont aujourd'hui des problèmes(on peut concevoir des solutions). De fait, nous connaissons déjà les premiers éléments de ces solutions. Et je précise que ce "nous" n'est pas un pluriel de majesté qui tendrait à faire croire que je détiens une nouvelle théorie que j'estime universelle. Non, ce "nous" se réfère en fait à une communauté de gens. Tout au long de ce livre je vais faire état de découvertes en psychologie cognitive, en anthropologie, en linguistique et en biologie de l'évolution. Elles sont dues à différentes personnes qui, pour la plupart, ne s'occupaient pas de religion et n'imaginaient même pas que leurs travaux puissent contribuer à expliquer le sentiment religieux. Voilà pourquoi, bien que nos bibliothèques débordent d'ouvrages sur la

religion, l'histoire des religions, l'expérience religieuse et ainsi de suite, il n'est pas inutile de revenir sur cette question pour montrer comment ce mystère insondable qu'était la religion n'est plus aujourd'hui qu'une série de problèmes ardus - mais non insolubles.

Pour trouver "où logent ces riens aériens"

L'explication des croyances et des comportements religieux est à rechercher dans la façon dont fonctionne l'esprit des hommes. Et j'entends bien par là "l'esprit de tous les hommes", et non celui des croyants ou de certains croyants seulement. Ce qui nous intéresse ici ce sont les caractéristiques mentales communes à tous les membres de notre espèce dotés de cerveaux normaux, la façon dont fonctionne l'esprit humain en général, qu'il soit féminin ou masculin, français ou finnois, jeune ou vieux.

Voilà qui peut sembler étrange. Les croyances diffèrent d'un individu à l'autre; il y a des croyants et des incroyants. Et, bien évidemment, les croyances varient d'un peuple à l'autre. Les bouddhistes japonais n'ont pas grand-chose en commun avec les chamans amazoniens ou les baptistes américains. Comment expliquer un phénomène si variable(la religion) en se référant à une chose qui est la même partout(le cerveau) ? C'est pourtant ce que je vais m'efforcer de faire: la diversité du sentiment religieux, loin d'être un obstacle aux explications générales, nous en livre bien des clés. Mais pour comprendre comment cela est possible, il faut d'abord décrire précisément comment l'esprit fonctionne, c'est-à-dire comment le cerveau organise et traite l'information.

On a longtemps cru que le cerveau était un organe assez simple. Outre les parties chargées de gérer la machinerie physique, il consistait chez le jeune enfant en un vaste espace vierge que remplissaient peu à peu l'éducation, la culture et l'expérience individuelle. Cette vision du cerveau n'était pas très plausible: après tout, même le foie et l'intestin sont bien plus complexes que cela. Mais puisqu'on ignorait comment l'esprit se développe, on n'avait aucun fait à opposer à cette "théorie de la page blanche". L'esprit humain était semblable à ces vastes territoires inexplorés de l'Afrique remplis de crocodiles et de palmiers sur les cartes anciennes. Aujourd'hui, nous ne savons sans doute pas tout sur l'esprit, mais une chose est claire: chaque nouvelle découverte discrédite un peu plus cette conception fantaisiste.

En particulier, il est évident que notre esprit n'est pas susceptible d'acquérir simplement "ce qui est dans l'air", comme le disent certains. Car aucun esprit au monde - ni celui du cafard, ni celui de la girafe, ni le vôtre ni le mien - ne peut apprendre quoi que ce soit s'il ne dispose au

départ d'un équipement lui permettant d'identifier les informations pertinentes dans son environnement et de les traiter d'une façon particulière. Et si notre esprit est ainsi préparé, c'est parce que la sélection naturelle nous a donné un type d'esprit particulier. Étant prédisposé à saisir certaines idées, l'esprit humain est aussi préparé à certaines variations de ces idées. Comme je le montrerai, cela veut dire, entre autres choses, que tous les êtres humains peuvent aisément acquérir un certain éventail d'idées religieuses et les communiquer à autrui.

Doit-on en conclure que la religion est "innée", ou "dans les gènes"? Comme la plupart des gens qui s'intéressent à l'évolution de l'esprit humain, j'estime que cette question n'a aucun sens et qu'il est important de comprendre pourquoi. Prenons pour exemple d'autres capacités humaines. Tout être humain est capable de s'enrhumer et de mémoriser différentes mélodies. Nous nous enrhumons parce que nos voies respiratoires accueillent toutes sortes d'agents pathogènes, dont le virus du rhume. Nous retenons des mélodies parce qu'une partie de notre cerveau peut mémoriser une série de sons avec leur hauteur et leur durée. Mais il n'y a ni rhume ni chansons dans nos gènes. Ceux-ci ne contiennent qu'une série effroyablement complexe de recettes chimiques pour fabriquer un organisme normal doté d'organes respiratoires, et de connexions particulières entre les aires du cerveau. Des gènes normaux dans un milieu normal vous donneront une paire de poumons, un cortex auditif, et avec eux les dispositions nécessaires pour vous enrhumer et chantonner. Bien sûr, si on vous élevait dans une bulle stérile en vous privant de musique, vous n'auriez aucune occasion de vous enrhumer ou de chantonner, tout en ayant les dispositions nécessaires.

Ce n'est pas parce que vous avez un cerveau normal que vous aurez nécessairement une religion; cela implique seulement que vous pouvez en acquérir une, ce qui est très différent. L'évolution nous a donné un type d'esprit particulier qui ne peut acquérir que certains types d'idées religieuses. Toutes ne font pas l'affaire. Celles que nous acquérons facilement sont celles que l'on retrouve dans le monde entier; c'est même la raison pour laquelle elles sont si répandues. Shakespeare dit de la poésie qu'elle donne une demeure et un nom à des riens aériens. La remarque s'applique encore mieux à l'imagination surnaturelle. Mais, comme nous allons le voir, seuls certains de ces "riens aériens" peuvent trouver une demeure durable dans l'esprit des gens.

Scénarios des origines

Quelle est l'origine de la religion? Comment se fait-il qu'elle soit présente partout et depuis toujours? Commençons par nous pencher sur nos réponses spontanées à cette question sur laquelle tout le monde semble avoir son idée. Ceux qui, comme moi, étudient les processus mentaux à la base de la religion rencontrent constamment des gens persuadés de détenir la solution. Ils ont même une fâcheuse propension à vous exposer leur théorie en laissant entendre que toute autre recherche sur le sujet est probablement futile. Si vous dites: "J'utilise des algorithmes génétiques pour produire des automates cellulaires efficaces", les gens pensent que cela demande sans doute beaucoup d'efforts. Mais si vous dites que vous essayez d'"expliquer la religion" ils ne voient pas en quoi cela pourrait être difficile ou compliqué. Presque tout le monde croit savoir pourquoi la religion existe, ce qu'elle apporte aux gens, pourquoi ils sont si attachés à leur foi, et ainsi de suite. Pour les chercheurs, ces intuitions constituent un véritable défi. Si elles sont suffisantes, à quoi bon une théorie compliquée? Mais si, comme je le pense, elles ne le sont pas, la théorie nouvelle devra être au moins aussi convaincante que les intuitions qu'elle prétend remplacer.

Presque toutes les théories sur l'origine de la religion se ramènent à l'une des hypothèses suivantes: l'esprit humain a soif d'explications; le cœur humain a besoin de réconfort; la société humaine a besoin d'ordre; l'intellect humain est enclin à l'illusion. Pour être plus précis, voici quelques scénarios possibles:

La religion est une explication

[1] Les hommes ont créé la religion pour expliquer des phénomènes naturels mystérieux.

[2] La religion explique des expériences mystérieuses: rêves, prémonitions, etc.

[3] La religion explique l'origine des choses.

[4] La religion explique pourquoi le mal et la souffrance existent.

La religion réconforte

[5] Les explications religieuses rendent notre mortalité moins insupportable.

[6] La religion soulage l'angoisse et compense l'inconfort du monde.

La religion fonde l'ordre social

[7] La religion est source de cohésion sociale.

[8] La religion perpétue un ordre social particulier.

[9] La religion fonde la morale.

La religion est une illusion

[10] Les gens sont superstitieux, ils croient n'importe quoi.

[11] Les concepts religieux sont irréfutables.

[12] Il est plus difficile de réfuter que de croire.

Sans être exhaustive, cette liste est assez représentative. En examinant plus en détail chacune de ces idées générales, nous verrons qu'aucune n'explique vraiment pourquoi la religion existe ni pourquoi elle est telle qu'elle est. Pourquoi donc se livrer à cet exercice? Mon but n'est pas de me moquer des gens ni de montrer que nous autres chercheurs sommes plus malins que tout le monde. Je m'intéresse à ces explications spontanées parce qu'elles sont très courantes, parce qu'elles sont souvent redécouvertes par ceux qui réfléchissent à ces questions et surtout parce qu'elles ne sont pas si mauvaises que cela. Chacun de ces scénarios souligne un aspect réel et important de la religion que toute théorie digne de ce nom devra expliquer. En outre, en prenant ces scénarios au sérieux, on éclaire de manière intéressante la façon dont les idées et les croyances religieuses se forment dans l'esprit humain.

Étonnante diversité

Une erreur hélas fréquente consiste à expliquer la religion en général par l'une des caractéristiques... de la religion qui nous est familière. Les anthropologues font profession d'étudier les différences culturelles et ils s'intéressent généralement à un milieu qui n'est pas le leur pour éviter cet écueil. Au cours du siècle passé ils ont répertorié toutes sortes d'idées, de croyances et de pratiques religieuses. Pour comprendre l'intérêt de ces découvertes, considérons un instant les informations que nous propose un atlas. Outre les descriptions physiques - le Sahara est un désert de sable et de cailloux, le Groenland une terre glacée -, on trouve des indications sur l'appartenance religieuse des habitants de chaque contrée. On nous dit par exemple que l'Irlande du Nord est majoritairement protestante, avec une minorité catholique, que l'Italie est essentiellement catholique et l'Arabie Saoudite musulmane. Jusque-là, tout va bien.

Mais pour certains pays la réalité est plus difficile à décrire. Prenez l'Inde et l'Indonésie, par exemple. La population y est en majorité hindoue ou musulmane mais comporte également des "minorités" qui n'ont rien à voir avec ces "grandes religions". On dit qu'elles ont des croyances "primitives" ou "animistes", termes qui ne veulent pratiquement rien dire et désignent simplement "ce qu'on ne peut ranger dans aucune catégorie". Autant classer ces religions dans la

catégorie "divers". Et les pays comme le Congo ou l'Angola? D'après mon atlas la population y est majoritairement chrétienne, c'est-à-dire baptisée et pratiquante. Mais cela n'empêche pas les habitants de croire aux ancêtres et aux sorciers et de pratiquer des rituels pour honorer les uns et combattre les autres. Évidemment, cela arrive rarement en Irlande, pourtant décrite elle aussi comme chrétienne. Si on se fie aux atlas, on obtient une idée très étrange de "la religion"...

La diversité, dans ce domaine, ne se limite pas au fait que certains sont dits ou se disent bouddhistes et d'autres mormons. Elle va bien plus loin et se manifeste dans la façon de concevoir les êtres surnaturels, d'imaginer à quoi ils ressemblent et ce qu'ils peuvent faire, dans la morale issue des convictions religieuses, dans les rituels pratiqués et d'autres choses encore. En voici quelques illustrations:

Les êtres surnaturels peuvent être très différents. La religion concerne l'existence et les pouvoirs d'entités et d'êtres non observables. Il peut y avoir un seul dieu, plusieurs dieux, des esprits, des ancêtres et n'importe quelle combinaison de ces différents éléments. Certains peuples ont un dieu "suprême" qui n'est pas pour autant très important. En Afrique, il en existe souvent deux. L'un est une déité très abstraite, l'autre est plus terre à terre, en quelque sorte, puisqu'il a créé tout ce qui est culturel: outils, animaux domestiques, village, société. Mais aucun de ces dieux ne participe vraiment à la vie de tous les jours, qui est le domaine des ancêtres, des esprits et des sorciers.

Certains dieux peuvent mourir. On pourrait penser que les dieux sont toujours, et même par définition, immortels. Pourtant, certains bouddhistes pensent que les dieux, comme toutes les autres créatures, sont pris dans un cycle infini de naissances et de réincarnations. Ils doivent donc mourir. Mais ils vivent très longtemps, c'est pourquoi, depuis des temps immémoriaux, les hommes prient les mêmes dieux. Il semble même que les humains aient un avantage sur eux puisque, en principe, les hommes peuvent sortir du cycle de la vie et de la souffrance alors que les dieux doivent d'abord se réincarner sous une forme humaine pour y parvenir.

Beaucoup d'esprits sont vraiment stupides. Considérons cette autre idée apparemment évidente: les êtres surnaturels comme les dieux et les esprits possèdent une intelligence supérieure. Pour un chrétien il ne fait pas de doute que Dieu soit omniscient. On ne saurait le tromper. Or, cette notion pour nous fondamentale n'existe pas dans toutes les religions. Dans certains pays il est possible et même souhaitable de tromper les êtres surnaturels. En Sibérie, par exemple, les gens

emploient un langage métaphorique lorsqu'ils s'entretiennent de sujets importants parce que des esprits malveillants espionnent souvent les hommes et s'efforcent de leur nuire. Or ces esprits, malgré leurs pouvoirs surhumains, ne comprennent pas les métaphores. Ils sont puissants mais stupides. Dans plusieurs régions d'Afrique, il est d'usage de plaindre les parents ou les amis auxquels on rend visite d'avoir des enfants aussi "laids" ou "déplaisants". C'est un stratagème destiné à tromper les sorciers, toujours à l'affût de gentils enfants à dévorer. On donne aussi aux nouveau-nés, et pour la même raison, des prénoms qui évoquent une disgrâce ou la malchance. En Haïti, pour éviter que le corps des défunts ne soit dérobé par un sorcier, les morts sont parfois enterrés avec une aiguille sans chas et une longueur de fil. On pense que les sorciers trouveront l'aiguille, essayeront de l'enfiler, ce qui leur prendra une éternité et leur fera oublier leur projet initial. On peut donc attribuer aux êtres surnaturels des pouvoirs extraordinaires tout en les considérant comme faciles à berner.

Le salut n'est pas toujours un souci central. Toute personne connaissant le christianisme, le bouddhisme ou l'islam sait que l'objet principal de la religion est le salut ou la délivrance de l'âme. Elle sera donc tentée de croire que les différentes religions offrent différentes perspectives sur le salut de l'âme et les moyens d'y parvenir. Or, dans bien des régions du monde, la religion ne promet pas le salut ou la libération de l'"âme" et ne dit même pas grand-chose sur ce qui lui arrive après la mort. Les gens n'établissent pas de relation entre la conduite morale et le destin de l'âme. Les morts deviennent des fantômes ou des ancêtres. C'est la loi commune et elle n'implique aucun jugement moral.

La religion officielle n'est pas toute la religion. Où que l'on se tourne, il s'avère que les concepts religieux sont beaucoup plus nombreux et divers que la religion "officielle" ne veut bien l'admettre. Dans de nombreuses régions d'Europe, les gens pensent qu'ils sont la proie de sorciers qui veulent leur perte. Dans l'islam officiel, "il n'y a de Dieu que Dieu" mais les gens ont tout de même peur des djinns et des afreets, des esprits, des fantômes et des sorciers. Aux États-Unis, on compte officiellement plusieurs religions, chrétienne avec différentes nuances, juive, hindoue, etc., mais bien des gens entretiennent des relations assidues avec des entités telles que les fantômes et les extraterrestres. Cela aussi doit être compté au nombre des pratiques religieuses et étudié comme tel.

On peut avoir de la religion sans avoir de religion. Le mot "religion" est une étiquette pratique sous laquelle nous regroupons toutes les idées,

actions et lois, tous les objets concernant l'existence et les propriétés d'êtres surhumains tels que Dieu. Mais tout le monde ne possède pas ce concept explicite d'une religion séparée du profane ou du domaine quotidien. D'une façon générale, on trouve cette notion explicite dans les régions où coexistent plusieurs "religions". Le fait que les gens n'aient pas de terme particulier pour la désigner ne signifie pas qu'ils n'aient pas de religion. Il y a bien des langues où le mot "syntaxe" n'existe pas alors que la syntaxe existe bel et bien. Point n'est besoin d'avoir le mot pour avoir la chose.

On peut avoir une religion sans avoir de "foi". Bien des individus de par le monde seraient étonnés d'apprendre qu'ils "croient" aux esprits et aux fantômes ou qu'ils ont "foi" en leurs ancêtres. De fait, il serait très difficile de traduire ces notions dans la plupart des langues. Mais nous, Occidentaux, avons du mal à concevoir que cette idée de "croire en quelque chose" soit si particulière. Imaginez qu'un Martien trouve intéressant que vous "croyiez" aux montagnes, aux rivières, aux voitures et au téléphone. Vous penseriez qu'il n'a rien compris. On ne "croit" pas en ces choses-là, on se contente de les remarquer et d'accepter leur présence. C'est aussi ce que diraient bien des gens, dans d'autres sociétés, à propos des revenants et des sorciers. Ils sont là, autour de nous comme les arbres et les animaux - ils sont simplement plus difficiles à comprendre et à maîtriser. Il ne faut donc ni effort ni foi pour remarquer leur présence et agir en conséquence. J'ai vécu chez les Fang du Cameroun, pour qui des esprits malins hantent la forêt et les villages, attaquent les gens, les rendent malades et détruisent leurs récoltes. Mes amis fang savaient que je ne m'inquiétais pas trop de ces esprits et que la plupart des Européens sont remarquablement indifférents à leurs pouvoirs. Pour moi, cela était dû au fait que je ne croyais pas aux esprits, et eux, si. Mais ils voyaient les choses autrement: les esprits étaient bien là, et si les Blancs étaient à l'abri de leurs attaques, c'était sans doute parce que Dieu les avait façonnés dans un moule différent ou parce qu'ils possédaient des remèdes anti-sorcellerie efficaces. Ainsi, ce que nous appelons la "foi" peut être perçu par d'autres comme un savoir [1].

La conclusion de tout cela est donc simple. Si quelqu'un vous dit: "La religion est une doctrine qui affirme que nous sauverons notre âme en croyant à un sage et éternel Créateur de l'univers", c'est qu'il n'a pas assez lu ou voyagé. Dans de nombreuses cultures, on tient pour évident que les morts reviennent hanter les vivants, mais ce n'est pas universel. Dans bien des sociétés, on pense que certains individus peuvent communiquer avec les dieux ou les morts, mais cette idée n'est pas

universelle. On estime souvent que les hommes ont une âme qui leur survit après la mort, mais cela non plus n'est pas universel. Avant de proposer une explication générale de la religion, il faut s'assurer qu'elle voit plus loin que le bout de son nez.

Scénarios intellectuels: le besoin d'explication

Les explications des origines de la religion sont des scénarios. Chacun décrit une séquence d'événements se déroulant soit dans l'esprit des hommes, soit dans leurs sociétés, parfois sur de longues périodes de temps, pour aboutir à la religion telle que nous la connaissons. Mais ces récits peuvent être trompeurs. Dans une bonne histoire, une chose en entraîne une autre avec tant de logique qu'on en oublie de vérifier si chaque épisode s'est vraiment déroulé comme décrit. Au lieu de nous mettre sur la bonne voie, un scénario peut donc aboutir à un cul-de-sac alors qu'un chemin plus intéressant ou plus facile se trouve à peu de distance. C'est précisément ce qui se produit, comme nous allons le voir, avec toutes les explications générales de la religion, et c'est pourquoi je commencerai par décrire leurs aspects positifs avant de prendre du recul et de choisir un autre chemin.

Selon le scénario le plus courant, les hommes ont en commun certaines préoccupations intellectuelles: ils veulent comprendre les événements, les processus, c'est-à-dire les expliquer, les prédire et peut-être les maîtriser. À un moment donné de l'évolution culturelle, ces besoins intellectuels très généraux, voire universels, ont donné naissance à des concepts religieux. Il ne s'est pas nécessairement agi d'un événement singulier, d'une invention soudaine acquise une fois pour toutes. Cela peut être un processus de recréation permanent, le besoin d'explication suggérant périodiquement le même type de concepts. Voici quelques variations sur ce même thème:

[1] La religion a été créée pour expliquer des phénomènes naturels mystérieux. Les hommes sont perpétuellement les témoins de phénomènes qui semblent défier la raison. Quelle est la cause des orages, du tonnerre, des inondations, de la sécheresse? Qu'est-ce qui "pousse" le soleil à travers le ciel et déplace les étoiles et les planètes? Les dieux et les esprits remplissent cette fonction explicative. Dans bien des cultures, les planètes sont des dieux, et dans la mythologie romaine, le tonnerre était le fracas du marteau de Vulcain. D'une façon générale, ce sont les dieux et les esprits qui font tomber la pluie et donnent de bonnes récoltes. Ils expliquent ce qui échappe à notre entendement.

[2] La religion a été créée pour expliquer les phénomènes mentaux mystérieux. Les rêves, les prémonitions et la sensation que les morts

sont toujours là(ils "apparaissent" fréquemment aux vivants) sont autant de phénomènes que nos concepts ordinaires ne peuvent expliquer de façon satisfaisante. La notion d'esprit peut en rendre compte car les esprits sont des entités désincarnées semblables aux personnes vues en rêve ou dans des hallucinations. Les dieux et un Dieu unique sont des versions plus sophistiquées de cette projection des phénomènes mentaux.

[3] La religion explique l'origine des choses. Nous savons tous que les plantes proviennent de graines, que les animaux et les hommes se reproduisent entre eux, etc. Mais d'où vient le monde dans son ensemble? Nous avons bien une explication logique de l'origine de chaque aspect de notre environnement, mais toutes ces explications ne font que s'enchaîner les unes aux autres, d'agent en processus, et ainsi de suite. Nous sentons bien que cet enchaînement doit s'arrêter quelque part. La notion de Dieu incréé ou de premiers ancêtres constitue un point de départ.

[4] La religion explique le mal et la souffrance. Pour tout être humain, le malheur demande à être expliqué. Pourquoi le mal et la souffrance en général existent-ils? Les concepts de destin, de Dieu, les démons et les ancêtres fournissent une telle explication. Ils nous disent pourquoi et comment le mal est apparu sur terre(et proposent parfois des recettes pour y remédier).

Par où pèchent ces différents récits? Ils affirment tous que les concepts religieux ont pour origine le besoin d'expliquer de manière satisfaisante certains aspects généraux de l'expérience humaine. Or les anthropologues ont démontré(i) que ces explications ne sont en rien universelles et(ii) qu'elles n'ont rien à voir avec les explications "ordinaires".

Considérons l'idée que tout le monde veut connaître la cause du mal et de l'infortune en général. Rien n'est moins évident. Partout, les gens s'intéressent aux causes de souffrances et de calamités particulières. Ils s'efforcent de les comprendre dans leurs moindres détails mais l'existence du mal en général ne les tracasse pas outre mesure. Voici un exemple classique. L'anthropologue britannique Evans-Pritchard est célèbre pour ses travaux sur les idées et croyances religieuses des Zande du Soudan, considérés comme un modèle du genre parce qu'il ne s'est pas borné à répertorier des croyances étranges. Il a montré, avec un grand luxe de détails, combien ces croyances étaient raisonnables si l'on adoptait le point de vue des Zande. Par exemple, un jour le toit d'une maison en torchis s'écroule dans le village où vit Evans-Pritchard.

L'affaire est entendue: c'est de la sorcellerie. Les gens qui se trouvaient sous ce toit devaient avoir des ennemis puissants. Avec un bon sens typiquement britannique, Evans-Pritchard fait remarquer à ses interlocuteurs que les termites ont miné la maison et que son écroulement n'a donc rien de mystérieux. Mais cela n'intéresse pas les villageois. Ils savent pertinemment que les termites rongent les poutres des maisons et qu'elles finissent toutes par s'écrouler un jour. Ce qu'ils veulent savoir, c'est pourquoi le toit a cédé au moment précis où untel se trouvait à l'intérieur, ni avant ni après. Et c'est là que la sorcellerie intervient comme explication. Mais quelle est l'explication de l'existence de la sorcellerie en général? Personne ne semble trouver cette question pertinente ou intéressante. Là où les gens croient aux esprits et aux sorciers, cela leur permet d'expliquer des cas particuliers de malheur, mais personne ne s'interroge sur son existence d'un point de vue général.

D'ailleurs, l'origine des choses en général est rarement la source de questionnement que nous imaginons. Comme le souligne Roger Keesing à propos des Kwaio des îles Salomon, "l'origine ultime de l'homme n'est pas considérée par eux comme problématique. [Les mythes] parlent d'un monde où les humains donnaient de grandes fêtes, élevaient des cochons, cultivaient le taro et livraient des batailles sanglantes", tout comme aujourd'hui. Ce qui importe, ce sont les cas particuliers où ces activités sont perturbées, bien souvent par les ancêtres ou par la sorcellerie [2].

Mais comment la religion rend-elle compte de ces cas particuliers? Ses explications sont plus souvent déroutantes que lumineuses. Prenons le cas du tonnerre, qui serait la voix des ancêtres courroucés par certains comportements des hommes. Pour expliquer un aspect limité du monde naturel(les grondements, roulements et explosions accompagnant les averses), il faut supposer l'existence d'un monde imaginaire d'êtres surhumains(D'où viennent-ils? Où sont-ils?), invisibles(Pourquoi?), dans un endroit lointain qu'on ne peut pas atteindre(Comment le son franchit-il cette distance?), dont les voix produisent le tonnerre(Comment est-ce possible? Ont-ils une bouche spéciale? Sont-ils géants?). Là où ce genre de croyance existe, les gens ont évidemment des réponses à toutes ces questions. Mais chaque réponse nécessite à son tour une histoire qui, bien souvent, met en scène d'autres êtres surhumains, d'autres faits extraordinaires, c'est-à-dire d'autres questions demandant réponse.

Pour illustrer cela, voici la description d'un rituel chamanique pratiqué par les Cuna de Panama, due à l'anthropologue Carlo Severi: "Le chant du chaman est psalmodié devant deux rangées de statuettes placées

face à face près du hamac où repose le patient. Ces esprits auxiliaires boivent la fumée dont l'effet enivrant leur ouvre l'esprit aux aspects invisibles de la réalité et leur donne le pouvoir de guérir. Ainsi, dit-on, [les statues] deviennent elles-mêmes des devins [3]."

La communauté a identifié le mal comme étant un désordre mental. L'âme du patient lui a été ravie par des démons qui la gardent prisonnière. Un chaman est un spécialiste qui peut recruter des esprits auxiliaires pour l'aider à délivrer l'âme du patient et lui rendre la santé. Notez que tout cela dépasse de loin l'explication directe d'un comportement aberrant. Certes, on sait de quoi souffre le patient, mais les démons, les esprits auxiliaires, la capacité du chaman à voyager dans le monde invisible, l'efficacité de ses chants lors des négociations avec les démons, tout cela doit être postulé. Pour compliquer encore cette situation baroque, les esprits auxiliaires sont des statues de bois; non seulement ces objets entendent et comprennent le chaman mais ils deviennent effectivement des devins pendant la durée du rituel, percevant ce que les gens normaux ne peuvent voir.

Une "explication" de ce type ne procède pas selon la logique de nos explications habituelles du monde qui nous entoure, lesquelles(i) exploitent des informations disponibles pour(ii) les réorganiser de sorte à fournir une vision plus satisfaisante de ce qui s'est produit. Expliquer, c'est trouver un contexte qui rend un phénomène moins surprenant et davantage conforme à l'ordre général des choses. Or les explications religieuses semblent procéder à l'inverse: elles compliquent les choses au lieu de les simplifier. Comme l'a dit l'anthropologue Dan Sperber, la religion crée des "mystères pertinents" plutôt qu'elle n'explique des phénomènes. Cela conduit à un paradoxe que connaissent bien les anthropologues. Si nous disons que les gens se servent de concepts religieux pour expliquer le monde, cela semble suggérer qu'ils ne savent pas ce qu'est une explication. Mais c'est absurde. Ils le savent très bien et nous en avons la preuve: ils utilisent couramment la stratégie qui consiste à "rassembler tous les faits pertinents sous une dénomination plus simple". Donc, ce que font les hommes avec leurs concepts religieux, c'est moins expliquer l'univers que... Eh bien, c'est ici que nous devons prendre du recul et analyser en des termes plus généraux ce qui rend un mystère pertinent [4].

L'intelligence comme assemblage de machines explicatives

Est-il exact de dire que les idées des hommes parviennent d'un besoin général de comprendre l'univers? Kant affirme, dès le début de la Critique de la raison pure(c'est-à-dire l'étude de ce que nous pouvons

connaître par-delà l'expérience), que la raison humaine est éternellement troublée par des questions qu'elle ne peut ni élucider ni méconnaître. Bien après Kant, le thème de la-religion-en-tant-qu'explication a été développé par un courant anthropologique appelé "intellectualisme" fondé au XIXe siècle par les savants anglais E.B. Taylor et James Frazer et encore influent aujourd'hui. L'hypothèse centrale de l'intellectualisme est: si un phénomène est courant dans l'expérience humaine et si les hommes n'ont pas les moyens conceptuels de le comprendre, ils s'efforceront de trouver une explication théorique [5].

Or, exprimée de cette façon abrupte, cette affirmation est manifestement fausse. Il existe toutes sortes de phénomènes qui nous sont familiers depuis notre plus jeune âge, que nous avons du mal à comprendre à l'aide de nos concepts habituels et que personne n'essaye d'expliciter. Par exemple, nous savons tous que nos gestes sont causés non par des forces extérieures qui nous poussent ou nous tirent mais par nos pensées. Si je tends le bras et ouvre la main pour serrer la vôtre, c'est bien parce que je veux le faire. Par ailleurs, nous admettons tous que la pensée n'a ni poids ni taille, ni aucune autre qualité matérielle(l'idée d'une pomme n'a pas la taille de la pomme, l'idée de l'eau ne coule pas, l'idée d'une pierre n'est pas plus dure que l'idée du beurre). Si j'ai l'intention de tendre le bras, donc, cette intention n'a ni poids ni consistance. Cela ne l'empêche pourtant pas de soulever une partie de mon corps... comment est-ce possible? Comment une chose dénuée de substance peut-elle affecter le monde matériel? Ou, en termes moins métaphysiques, comment ces mots et ces images mentales peuvent-ils tendre mes muscles? C'est un problème ardu pour les philosophes et les scientifiques mais, curieusement, personne d'autre au monde ne semble s'en soucier: les gens savent que les pensées et les désirs agissent sur les corps matériels et ne cherchent pas plus loin.(Ayant posé la question dans des pubs anglais et chez les Fang du Cameroun, j'ai pu constater moi-même que le problème de l'influence de l'esprit sur la matière ne tracassait personne. Et pourquoi en serait-il autrement? Il faut une longue formation dans une tradition bien précise pour trouver la question digne d'intérêt.)

L'erreur de l'intellectualisme est de croire que l'esprit humain obéit à un besoin général d'explication. Et cela n'est pas plausible, pas plus que l'idée que les animaux ne ressentent un besoin général de "se déplacer". Les animaux ne bougent jamais pour bouger mais parce qu'ils sont en quête de nourriture, d'un abri ou d'un partenaire sexuel; dans ces différentes situations, ils sont animés par des processus différents. Il en va de même pour les explications. De loin, pour ainsi dire, on peut

supposer que l'intelligence sert à expliquer et à comprendre. Mais, de près, on observe dans l'esprit des hommes des processus bien plus complexes qu'il n'y paraît; si on ne s'y intéresse pas, on ne peut espérer comprendre ce qu'est la religion.

Nos cerveaux ne sont pas des machines à tout expliquer. Ils comportent en fait de très nombreux "modules" d'explication spécialisés. Considérez ceci: il est presque impossible de ne pas voir une scène en trois dimensions, parce que notre cerveau ne peut s'empêcher d'expliquer les images plates projetées sur nos rétines comme représentant des volumes. Élevé dans une famille francophone, vous ne pourrez pas vous empêcher de comprendre ce qui se dit en français autour de vous, c'est-à-dire d'expliquer des séquences complexes de fréquences sonores par des suites de mots. On explique spontanément le comportement d'un animal en termes de propriétés intrinsèques communes à toute l'espèce; si les tigres sont des prédateurs agressifs et les yacks de paisibles ruminants, c'est à cause de leur nature essentielle. Nous supposons instinctivement que la forme d'un outil s'explique par l'intention de son inventeur et n'est pas due à un assemblage fortuit; le marteau a un manche solide et une tête lourde parce que c'est le meilleur moyen d'enfoncer des clous. Nous ne pouvons nous empêcher d'expliquer la trajectoire d'une balle de tennis comme le résultat d'une force qui lui a été appliquée. En voyant l'expression d'un visage changer brusquement, nous nous interrogeons sur ce qui a pu surprendre ou mécontenter la personne, ce qui expliquerait ce changement. Lorsqu'un animal se fige puis s'enfuit d'un bond, nous supposons qu'il vient de voir un prédateur, ce qui expliquerait son comportement. Si nos plantes vertes dépérissent et meurent nous soupçonnons le voisin de ne pas les avoir arrosées comme promis, ceci expliquant cela. Il semble que notre cerveau produise en permanence des explications spontanées de ce type.

Vous remarquerez que ces processus explicatifs sont très focalisés: l'esprit ne s'efforce pas de tout expliquer et n'utilise pas n'importe quelle information pour expliquer n'importe quoi. Nous n'essayons pas de déchiffrer des états émotionnels chez la balle de tennis. Nous ne supposons pas spontanément que nos plantes sont mortes de douleur. Nous n'imaginons pas que l'animal a fait un bond parce que le vent le poussait. Nous réservons les causes physiques aux événements mécaniques, les causes biologiques à la croissance et au déclin, et les causes psychologiques aux émotions et comportements.

L'esprit ne fonctionne donc pas comme une machine à "passer en revue tous les faits pour leur trouver une explication générale". Il se

compose d'un grand nombre de dispositifs d'explication spécialisés, plus précisément nommés systèmes d'inférence, dont chacun est adapté à certains types d'événements précis et suggère automatiquement des explications à leur propos. Chaque fois que nous émettons une explication pour un fait("la vitre s'est cassée parce qu'une balle de tennis l'a heurtée"; "Mme Durand est furieuse que les enfants aient cassé la vitre", etc.) nous utilisons un système d'inférence particulier. Or ces systèmes opèrent si rapidement que nous n'avons pas conscience de leur fonctionnement. De fait, il serait fastidieux de décrire la façon dont ils contribuent à nos explications de chaque instant(exemple: "Mme Durand est furieuse et la colère est causée par des événements déplaisants dus à de tierces personnes et la colère est dirigée contre ces personnes et Mme Durand sait que des enfants jouaient près de chez elle et elle pense que les enfants savaient qu'une balle de tennis risque de casser un carreau et"...). Notre cerveau déroule automatiquement ce type d'enchaînement et seules ses conclusions sont proposées à la sagacité de la conscience.

Après ce détour, revenons aux idées religieuses. Celles-ci sortent peut-être de l'ordinaire, mais elles exploitent les mêmes systèmes d'inférence que je viens de décrire. Ce que j'ai dit à propos de Mme Durand et de la balle de tennis s'applique également aux ancêtres et aux sorciers. En reprenant l'anecdote du toit écroulé d'Evans-Pritchard, on s'aperçoit que certains aspects de la situation sont tellement évidents que personne, ni l'anthropologue ni ses interlocuteurs, n'a éprouvé le besoin de les rendre explicites: par exemple, il va de soi que les sorciers, si c'est bien eux dont il s'agit, devaient en vouloir aux personnes assises sous ce toit, qu'ils espéraient se venger d'elles en faisant s'écrouler le toit, qu'ils ont dirigé l'attaque de façon à atteindre ces personnes-là précisément, à ce moment-là, qu'ils pouvaient voir ces personnes assises là, et qu'ils recommenceront si leurs raisons de frapper la première fois sont encore valables ou si leur première tentative s'est soldée par un échec, et ainsi de suite. Personne n'a besoin de dire cela - personne n'a même besoin de le penser consciemment, délibérément - parce que cela va de soi.

Ce qui m'amène aux deux thèmes principaux que je vais développer dans les prochains chapitres. La façon dont fonctionnent nos systèmes d'inférence ordinaires explique bien des aspects de la pensée humaine, y compris de la pensée religieuse. Mais - et c'est le point le plus important - le fonctionnement des systèmes d'inférence ne peut pas être observé par introspection. Le philosophe Daniel Dennett parle de "théâtre cartésien" pour décrire cette inévitable illusion que tout ce qui se produit dans notre cerveau est de la pensée consciente, délibérée, et

du raisonnement sur cette pensée. Mais il se passe beaucoup de choses derrière cette scène cartésienne, dans un sous-sol mental que seuls les outils des sciences cognitives nous permettent de décrire. Cela est évident lorsqu'on songe à des processus comme le contrôle moteur: le fait que mon bras s'élève effectivement quand je décide de le lever prouve que, dans mon cerveau, un système compliqué donne des ordres aux différents muscles. On a beaucoup plus de mal à admettre que des systèmes tout aussi complexes travaillent en coulisse pour produire des pensées aussi courantes que: "Mme Durand est furieuse parce que les enfants ont cassé la vitre" ou "les ancêtres vont te punir si tu profanes leur sanctuaire". C'est pourtant le cas. Leur travail inconscient explique bien des choses concernant la religion. Il explique pourquoi certains concepts, comme celui de personnes invisibles portant un grand intérêt à notre conduite, sont répandus dans le monde entier, tandis que d'autres concepts religieux possibles sont très rares. Il explique aussi pourquoi ces concepts sont si persuasifs, comme nous allons le voir maintenant [6].

Scénarios émotionnels:
la religion est source de réconfort

Bien des gens estiment que nous avons besoin de la religion pour des raisons affectives. La psyché humaine est ainsi faite qu'elle aspire au réconfort, à la sécurité que semble apporter l'idée du surnaturel. Voici deux versions de cette attitude très courante:

[5] Les explications religieuses rendent l'idée de la mort moins insupportable. Les hommes sont tous conscients de leur mortalité. Comme la plupart des animaux, ils ont diverses façons de réagir aux risques mortels: fuir, s'immobiliser, se battre. Mais ils sont sans doute les seuls à savoir que, quoi qu'il advienne, ils vont mourir un jour. Et c'est une angoisse pour laquelle la plupart des religions offrent un palliatif, si fragile soit-il. Les dieux, les ancêtres, les revenants découlent de ce besoin d'expliquer la mortalité et de la rendre plus acceptable.

[6] La religion apaise l'angoisse et contribue à rendre le monde moins pénible. Il est dans la nature des choses que la vie soit dure, brutale et courte pour le plus grand nombre, et elle ne l'a jamais autant été qu'à l'époque lointaine où nos ancêtres ont élaboré des concepts religieux pour la première fois. Ceux-ci apaisent l'angoisse en fournissant un contexte dans lequel la nature de l'existence est soit expliquée, soit dépassée par la promesse d'une vie meilleure ou du salut.

Ces scénarios, tout comme les idées intellectualistes, peuvent paraître assez plausibles à première vue. Mais répondent-ils à la vraie question?

Expliquent-ils pourquoi nous avons des concepts religieux et pourquoi ils sont tels qu'ils sont?

Pas vraiment. Tout d'abord, comme les anthropologues l'ont démontré depuis longtemps, certaines réalités ne sont mystérieuses ou terrifiantes que dans ces cultures où une théorie propose déjà une solution au mystère ou un soulagement à l'angoisse. Par exemple, dans certaines sociétés mélanésiennes, les gens accomplissent un nombre incroyable de rituels pour se protéger des esprits, car ils vivent sous la menace permanente de ces ennemis invisibles. On peut donc penser que, dans ces sociétés, les rituels, précautions et prescriptions magiques sont surtout des pratiques réconfortantes qui donnent aux gens un contrôle imaginaire sur ces entités. Pourtant, ces rituels sont inconnus ailleurs, tout comme les menaces qu'ils sont supposés écarter. Ces rituels créent sans doute le besoin auquel ils sont censés répondre.

En outre, si les concepts religieux sont censés combler certains besoins affectifs, ils ne réussissent pas très bien. Il n'est pas du tout évident que le surnaturel rende le monde "plus confortable". Bien au contraire: un monde religieux est souvent plus terrifiant qu'un monde sans religion. Le philosophe chrétien Kierkegaard a décrit dans des livres intitulés Le Concept de l'angoisse et Crainte et tremblement la véritable teneur de la révélation chrétienne. Pour les Fang, le monde est infesté d'individus malveillants dont les pouvoirs mystérieux leur permettent de "manger" les autres, c'est-à-dire attirer sur eux la maladie et le malheur. Les Fang croient aussi aux pouvoirs qui permettent de combattre la sorcellerie. Certains êtres sont capables de détecter et de contrer les manigances des sorciers, et on peut se prémunir contre les envoûtements. Mais tout cela ne fait pas le poids et les Fang reconnaissent que la balance penche du mauvais côté. Et les récoltes gâtées, les accidents de voiture et les morts accidentelles leur permettent de le constater quotidiennement. Si la religion soulage l'anxiété, elle ne guérit qu'une petite partie du mal qu'elle aide à créer.

On ne trouve pas plus de religion "rassurante", pour autant que cela existe, dans les pays où la vie est particulièrement dangereuse ou difficile. L'un des seuls systèmes religieux ouvertement destinés à donner une vision réconfortante du monde est le mysticisme "New Age". Il affirme que chacun possède d'énormes "pouvoirs", que toutes sortes de prouesses intellectuelles et physiques sont à notre portée. Il prétend que nous sommes tous connectés à des forces mystérieuses mais bienveillantes. La santé s'acquiert par la force spirituelle. Notre nature est fondamentalement bonne. Nous avons presque tous vécu des vies antérieures fort intéressantes. Remarquez que ces idées rassurantes et

gratifiantes ont surgi et prospéré dans l'une des sociétés les moins dangereuses et les plus prospères de l'Histoire. Les adeptes de ces croyances ne sont pas confrontés à la faim, à la guerre, à la mortalité infantile, aux maladies endémiques incurables et à l'oppression politique comme l'étaient les peuples du Moyen Âge européen, ou comme le sont encore les paysans du tiers monde.

Voilà pour ce qui est du réconfort. Et la mort? Dans le monde entier, les religions ont quelque chose à dire sur ce qui se passe après la mort et ce quelque chose est essentiel à la croyance et au comportement. Mais, pour comprendre cela, nous devons d'abord écarter l'idée que toutes les religions promettent le salut, car ce n'est évidemment pas le cas. Ensuite, nous devons nous rappeler que peu de gens sont en fait animés par le désir métaphysique d'expliquer ou d'atténuer la réalité universelle de notre mortalité. Que cette réalité soit insupportable ou qu'elle ôte toute valeur intrinsèque à l'existence humaine, ce sont là des spéculations propres à certaines cultures, non des motivations universelles. Mais la perspective de la mort et les pensées qu'elle engendre sont certainement très répandues. En quoi participent-elles à l'élaboration de la pensée religieuse, comment rendent-elles cette pensée plausible et profondément affective?

L'explication la plus courante - "les gens ont peur de la mort et la religion leur fait croire que ce n'est pas la fin"- est insuffisante car l'esprit humain ne produit pas d'illusions réconfortantes correspondant à toutes les situations de stress ou de peur. De fait, un organisme qui abuserait de ce genre d'illusions ne survivrait pas longtemps. En outre, même si certaines idées religieuses soulagent effectivement l'anxiété, il reste à expliquer comment elles deviennent assez plausibles pour tenir ce rôle. Jouer avec des fantasmes réconfortants est assez facile, mais agir en fonction d'eux implique qu'ils soient considérés comme autre chose que des fantasmes, ce que l'émotion ne saurait expliquer à elle seule.

Avant d'ajouter foi à nos scénarios émotionnels, il convient de se poser des questions simples comme les suivantes: certes l'esprit humain est angoissé par la mort, mais en quoi consiste cette angoisse? La question peut paraître étrange mais les émotions humaines sont loin d'être simples. Considérons par exemple la peur provoquée par la présence d'un prédateur. Chez beaucoup d'animaux, dont l'homme, il en résulte des événements somatiques spectaculaires. Nous ne sommes conscients que de l'accélération de nos battements de cœur et d'un surcroît de transpiration. Mais d'autres systèmes sont à l'œuvre. Par exemple, nous devons choisir entre plusieurs réactions, rester immobile, fuir ou combattre, choix qui découle d'un calcul, c'est-à-dire de l'examen de

divers aspects de la situation et de l'évaluation de l'option la moins dangereuse. La peur n'est donc pas seulement ce que nous ressentons mais aussi un programme, comparable par certains aspects à un programme d'ordinateur. Ce programme organise les ressources du cerveau d'une manière particulière, différente de ce qui se passe dans d'autres circonstances. La peur augmente la sensibilité de certains mécanismes perceptuels et engage la raison dans l'examen d'une série complexe de résultats possibles [7].

Cela nous amène à une autre question importante: Pourquoi existe-t-il de tels programmes et pourquoi fonctionnent-ils de la sorte? Dans le cas de la peur provoquée par un prédateur, il paraît clair que la sélection naturelle a agi sur notre cerveau de telle sorte qu'il comporte ce programme spécifique. Comme tant d'autres animaux, nous ne serions plus là si nous n'étions pas dotés de mécanismes d'évitement des prédateurs. Mais cela veut dire également que ces programmes mentaux ne se déclenchent que dans certains contextes pertinents. Vous ne survivrez pas longtemps si votre cerveau ne met pas en route ce programme lorsque vous êtes cerné par des loups ou s'il le déclenche chaque fois que vous croisez un mouton. L'angoisse de la mort est peut-être moins simple qu'il n'y paraît. Les concepts religieux gagnent en relief et en poids émotionnels parce qu'ils sont liés à des pensées concernant des risques mortels. Nous ne pouvons donc comprendre la religion si nous ne comprenons pas comment fonctionnent nos différents "programmes" émotionnels, qui sont sans doute plus complexes qu'une angoisse diffuse.

Scénarios sociaux:
la religion est une bonne chose pour la société

Les scénarios centrés sur les besoins sociaux partent tous d'une constatation à la fois simple et vraie. La religion n'est pas simplement un ingrédient de plus de la vie sociale; au contraire, bien souvent elle l'organise. Dans de nombreuses cultures, le comportement des hommes est fortement influencé par ce qu'ils pensent de l'existence et des pouvoirs des ancêtres, des dieux ou des esprits. Il doit donc y avoir un rapport entre la vie en société et l'existence des concepts religieux. Voici quelques exemples de rapports qui viennent à l'esprit:

[7] La religion est un ciment social. Selon la formulation cynique de Voltaire: "Si Dieu n'existait pas il faudrait L'inventer". La société ne formerait pas un tout si les hommes ne partageaient pas un noyau central de croyances qui les unit et fait que les groupes sociaux fonctionnent comme un tout organique, et non comme un agrégat

d'individus égoïstes.

[8] La religion a été inventée pour perpétuer un ordre social particulier. Les Églises et les autres institutions religieuses sont un pilier de l'ordre politique. C'est surtout le cas lorsque des régimes totalitaires s'appuient sur des justifications religieuses. Les concepts religieux sont là pour convaincre les opprimés qu'ils ne peuvent rien faire pour améliorer leur sort sinon attendre la récompense promise dans l'autre monde.

[9] La religion est garante de la morale. Aucune société ne pourrait fonctionner sans préceptes moraux, car ceux-ci unissent les hommes et s'opposent au crime, au vol, à la tricherie, etc. La menace d'un châtiment immédiat ne suffit pas pour faire respecter une loi morale car chacun sait qu'on peut s'y soustraire. La peur de Dieu incite à bien se comporter puisqu'elle suppose une surveillance perpétuelle et des sanctions éternelles. Dans la plupart des sociétés des êtres surnaturels(esprits, ancêtres, etc.) sont là pour garantir que les gens se conduisent bien.

Ces scénarios soulignent des aspects importants de la religion, et une bonne explication doit en tenir compte. Par exemple, quoi que l'on pense des concepts religieux, on ne doit pas oublier qu'ils sont profondément liés aux préceptes moraux. Nous ne pouvons ignorer cet aspect dans la mesure où beaucoup d'écoles religieuses le placent au premier plan. De la même façon, la relation entre concepts religieux et systèmes politiques ne peut être négligée car elle est fièrement revendiquée par beaucoup de croyants et de doctrines religieuses.

Mais ces explications se heurtent encore à des difficultés. Considérez ceci: dans aucune société humaine, il n'est moralement admis ni permis de tuer ses frères et sœurs pour s'assurer l'attention exclusive de ses parents. Dans aucune société, il n'est admis de laisser d'autres membres du groupe en grand danger sans offrir son aide. Pourtant, les sociétés en question peuvent avoir des concepts religieux très différents. Donc, le lien entre religion et morale est peut-être ce que les psychologues et les anthropologues appellent une rationalisation, une explication ad hoc des impératifs moraux qui prévaudraient de toute façon, pour d'autres raisons. De même pour l'ordre social et la religion. Toutes les sociétés ont des lois prescriptives qui étayent l'organisation sociale alors que leurs religions sont très diverses. Le lien n'est donc peut-être pas aussi évident qu'il y paraît. Bien sûr, nous pourrions écarter ces objections et dire qu'il suffit que les groupes sociaux aient une religion quelconque pour avoir une morale et un ordre social. Il suffirait alors qu'ils aient en commun des prémisses que l'on trouve dans beaucoup de religions et

qui soutiennent la vie et la morale sociales. Mais de quelles prémisses s'agit-il?

Le rapport entre religion et oppression est sans doute plus familier aux Européens qu'à d'autres peuples car l'histoire de l'Occident chrétien a été marquée par de longs et intenses conflits entre les Églises et la société civile. Mais méfions-nous de l'ethnocentrisme. Tous les pays du monde n'ont pas un ordre social tyrannique sanctionné par une Église officielle.(De fait, l'Église a parfois constitué le seul recours des peuples contre l'oppression, même en Europe.) D'une façon plus générale, le lien entre concepts religieux, Église et État ne peut expliquer l'existence de concepts étonnamment similaires dans des contrées où on ne trouve ni État ni Eglise. Ces concepts existent depuis des temps où de telles institutions n'existaient pas. Nous sommes donc, une fois de plus, en présence d'idées importantes dont devra tenir compte une explication valable de la religion mais qui ne nous livrent pas la solution simple que l'on pouvait espérer.

Religion et esprit social

Les arguments sociaux sont des exemples d'une autre tendance classique de l'anthropologie que l'on appelle "fonctionnalisme". Une explication fonctionnaliste part de l'idée que certaines croyances, pratiques ou concepts permettent à certaines relations sociales d'être efficaces. Imaginez par exemple un groupe de chasseurs en train de préparer une expédition. Comme les uns et les autres ont des opinions différentes sur le meilleur moment pour partir et le meilleur endroit où aller, la discussion peut s'éterniser. Mais certains groupes font appel à un rituel de divination. Par exemple, ils tuent un poulet et la direction que prend l'animal décapité indique vers où il faut aller. Pour les tenants du fonctionnalisme, puisque ces croyances, principes et pratiques contribuent à la solution du problème, ils ont sans doute été inventés, réinventés ou acceptés à cet effet. D'une façon plus générale, les institutions sociales existent et les gens s'y soumettent parce qu'elles remplissent une fonction particulière. Les concepts aussi ont une fonction, c'est pourquoi nous en avons. Il suffit d'identifier la fonction pour avoir l'explication. Les sociétés ont une religion parce que la cohésion sociale requiert quelque chose de l'ordre de la religion. Les groupes sociaux ne tiendraient pas si des rituels ne réaffirmaient pas périodiquement que leurs membres font partie d'un tout plus vaste.

Sous le feu de la critique, ce type de fonctionnalisme est passé de mode dans les années 60. D'abord, on lui a reproché de ne tenir aucun compte de nombreux contre-exemples d'institutions sociales n'ayant

aucune fonction évidente. Par ailleurs, il affirmait qu'une autorité centrale est le meilleur moyen de gérer et de résoudre les conflits, mais que dire de ces sociétés où des chefs belliqueux sont une source constante de nouveaux conflits? Bien sûr, les anthropologues fonctionnalistes parvenaient toujours à tirer une belle explication de leur chapeau, mais ils offraient ainsi le flanc à un troisième type de critique: celle de colporter des histoires ad hoc. Avec un peu d'ingéniosité, on peut toujours trouver une quelconque fonction sociale à n'importe quelle institution. Dernière critique: le fonctionnalisme avait tendance à décrire les sociétés comme des touts organiques harmonieux dont chaque partie jouait un rôle utile. Or la plupart des sociétés humaines sont divisées en factions, traversées par des dissensions, tiraillées entre des intérêts divergents, etc. [8]

Quand j'étais étudiant, j'ai toujours trouvé ces critiques assez peu probantes. Certes les explications fonctionnalistes n'étaient pas très bonnes, mais cela ne suffisait pas à mes yeux pour en rejeter la logique générale. En biologie, le fonctionnalisme a fait ses preuves en tant que méthode d'explication. Devant un organe ou un comportement nouveaux, les biologistes commencent en effet par se demander: Quelle est sa fonction dans ou pour l'organisme? En quoi cet organe ou ce comportement avantage-t-il la dissémination des gènes responsables de son apparition? Comment a-t-il progressivement évolué à partir d'autres organes ou comportements? Cette stratégie est aujourd'hui connue sous le nom de "rétro-invention" (reverse engineering). Imaginez qu'on place devant vous un appareil compliqué. La seule façon de comprendre ses différentes parties et la manière dont elles s'assemblent, c'est d'essayer de deviner à quoi elles servent, quelle fonction elles sont censées remplir. Vous pouvez bien sûr faire fausse route. La petite statue qui orne le capot de certaines voitures de luxe ne sert à rien en termes de locomotion. Même si la "rétro-invention" n'est pas toujours suffisante pour arriver à la bonne solution, elle est en tout cas nécessaire. La stratégie fonctionnaliste offre donc certains avantages, du moins comme point de départ, à qui veut expliquer la religion. Si dans le monde entier les hommes ont des concepts religieux et accomplissent des rituels religieux, si tant de groupes sociaux sont organisés autour de croyances communes, on est fondé à se demander comment la croyance contribue au fonctionnement du groupe, en quoi elle crée, change ou bouleverse les relations sociales.

Ces questions mettent en évidence la grande faiblesse du fonctionnalisme classique et la vraie raison de son discrédit auprès des anthropologues. Il supposait la présence d'institutions nécessaires au

fonctionnement de la société mais n'expliquait pas comment ou pourquoi les individus participaient à ce fonctionnement. Admettons par exemple que la pratique de rituels religieux collectifs constitue un ciment assurant la cohésion du groupe. En quoi cela peut-il inciter les individus à pratiquer ces rituels? Ils peuvent très bien avoir mieux à faire. Évidemment, on peut penser que les autres membres du groupe vont obliger les récalcitrants à participer. Mais cela ne fait que repousser le problème. Pourquoi ceux-ci seraient-ils enclins à faire respecter la tradition? Ils pourraient très bien, conscients de la valeur du rituel pour le groupe, faire cavalier seul: accepter les bénéfices de l'acte sans y participer serait encore plus avantageux pour eux-mêmes. Le fonctionnalisme classique n'avait aucun moyen d'expliquer comment ou pourquoi des individus adopteraient des représentations favorisant la cohésion sociale.

Ces mystères sont restés sans solution jusqu'à ce que les anthropologues prennent plus au sérieux le fait que l'homme est par nature un animal social. Cela veut dire que nous ne sommes pas un assemblage d'individus mis en groupe et obligés de débrouiller les problèmes que cela soulève. Nous possédons un équipement mental, c'est-à-dire des émotions et des façons de penser particulières, conçu pour la vie en société. Et pas pour n'importe quelle vie en société mais pour le type d'interactions sociales que créent les êtres humains. Beaucoup d'espèces animales ont une vie sociale complexe, mais chacune possède les dispositions spécifiques qui rendent possible cette forme particulière de vie sociale. Vous ne transformerez pas des orangs-outans solitaires en chimpanzés grégaires, ni des chimpanzés cavaleurs en gibbons monogames. De toute évidence, la vie sociale des humains est plus complexe que celle des grands singes, mais c'est parce que nos dispositions sociales sont plus complexes aussi. Le cerveau humain possède ce que les biologistes appellent une forme particulière d'"intelligence sociale" ou un "esprit social".

L'étude de l'esprit social par les anthropologues, les biologistes et les psychologues ouvre de nouvelles perspectives sur les relations entre religion et vie sociale. Considérons la morale. Dans certaines contrées on dit que les dieux ont établi les lois qui régissent les hommes. Ailleurs, les dieux et les ancêtres se contentent de surveiller les gens et de sanctionner leur inconduite. Dans les deux cas un rapport est établi entre compréhension morale(intuitions, sentiments, raisonnements sur ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas) et êtres surnaturels(dieux, ancêtres, esprits). Pourquoi ce lien est-il si naturel? Sans anticiper sur la substance d'un prochain chapitre, il est clair que Voltaire - avec son

dieu-croque-mitaine qui fait régner l'ordre - a tout compris de travers. De par notre nature, nous avons des dispositions pour le sentiment moral, c'est pourquoi nous pouvons nous plier à des règles morales et les appliquer dans des situations très diverses. Les concepts de Dieu ou d'esprits ne rendent pas ces règles plus contraignantes mais parfois plus intelligibles. Nous n'avons donc pas créé les dieux pour faire fonctionner la société. Nous avons des dieux en partie parce que nous sommes dotés d'un équipement mental qui rend la société possible mais que nous ne comprenons pas toujours comment celle-ci fonctionne.

Le sommeil de la raison: la religion comme illusion

Dernier type de scénario, la longue et respectable tradition qui voit dans la religion la conséquence d'un défaut de fonctionnement du cerveau. Selon ces théories, les gens pensent peu ou mal, et laissent toutes sortes de croyances injustifiées leur encombrer l'esprit.

Autrement dit, la religion existe parce que les gens négligent de prendre des mesures prophylactiques contre les croyances:

[10] Les gens sont superstitieux, ils croient n'importe quoi. Les hommes sont naturellement enclins à avaler toutes sortes de récits étranges. Ils préfèrent les ovnis à la cosmologie scientifique, l'alchimie à la chimie, les légendes aux récits factuels. Les idées religieuses sont à la fois simples et sensationnelles; elles se comprennent sans difficulté et excitent l'imagination.

[11] Les idées religieuses sont irréfutables. Il faut beaucoup plus d'efforts pour réfuter et repenser les idées en vigueur que pour les accepter. En outre, dans la plupart des domaines de la culture, nous nous contentons d'absorber les idées des autres. La religion ne fait pas exception. Si tout le monde dit que les morts rôdent autour des vivants et se conduit en conséquence, il est plus facile d'accepter ces idées, même provisoirement, que de les vérifier soi-même.

Je trouve ces arguments très peu satisfaisants. Non qu'ils soient faux. Les assertions religieuses sont effectivement irréfutables, les gens préfèrent le sensationnel au banal et passent généralement très peu de temps à vérifier les informations culturelles qu'ils acquièrent. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi ils ont leurs concepts, leurs croyances, leurs émotions. Il est vrai que nous sommes souvent crédules ou superstitieux, mais cela ne veut pas dire que nous sommes prêts à gober n'importe quoi, à croire six choses impossibles avant le petit déjeuner, comme la Reine Blanche dans Alice au pays des merveilles. Les assertions religieuses sont irréfutables, mais bien d'autres notions le sont aussi. Prenez par exemple les affirmations suivantes: ma main

droite est en fromage de Hollande, sauf quand quelqu'un la regarde; Dieu cesse d'exister tous les mercredis après-midi; les voitures ont soif quand leur réservoir est vide; les chats pensent en allemand. On peut inventer des centaines de ces formules intéressantes et irréfutables. En ce domaine, l'imagination n'a pas de limites claires. L'argument de la crédulité expliquerait non seulement les croyances des gens mais aussi toutes sortes d'autres croyances que personne n'a jamais eues.

La religion n'est pas un domaine où tout est permis, où n'importe quelle croyance étrange peut apparaître et être transmise de génération en génération. Au contraire, la liste des croyances surnaturelles possibles est restreinte, comme nous le verrons au chapitre suivant. Même sans connaître le détail des systèmes religieux d'autres cultures, nous savons que certaines notions sont plus répandues que d'autres. L'idée que les âmes invisibles des morts, rôdent autour des vivants est très courante; l'idée que les organes des gens changent de place pendant leur sommeil est très rare. Mais toutes deux sont également irréfutables. Le problème n'est donc pas d'expliquer comment les gens peuvent admettre des assertions surnaturelles non prouvées mais pourquoi ils ont tendance à admettre ces assertions-là plutôt que d'autres également possibles. Il faut expliquer pourquoi ils sont si sélectifs dans les affirmations auxquelles ils adhèrent.

Il faut d'ailleurs aller plus loin et abandonner complètement le scénario de la crédulité. Voici pourquoi. Dans ce scénario, les gens renoncent à leur sens critique pour une raison ou une autre. Si vous êtes contre la religion, vous direz qu'ils sont naturellement crédules ou respectueux de l'autorité, ou trop paresseux pour penser par eux-mêmes, etc. Si vous êtes plus favorable à la pensée religieuse, vous direz qu'ils ouvrent leur esprit à des vérités qui échappent à la raison. Mais les deux attitudes présument que l'ouverture de l'esprit précède l'acceptation des idées reçues de l'extérieur à un moment donné. C'est souvent ainsi que l'on imagine l'adhésion à la religion. Nous avons dans l'esprit un gardien qui filtre les visiteurs, c'est-à-dire les concepts et les croyances des autres. Lorsque le gardien les laisse passer, concepts et croyances s'installent dans notre esprit et deviennent nos concepts, nos croyances.

Or la connaissance actuelle des processus mentaux permet d'affirmer que ce scénario ne correspond pas à la réalité. On reçoit toutes sortes d'informations émanant de sources différentes. Toutes ces informations ont un effet sur notre cerveau. La moindre chose entendue ou vue est perçue, interprétée, expliquée, enregistrée par des systèmes d'inférence comme ceux que j'ai décrits plus haut. Chaque information est de la nourriture pour la mécanique mentale. Mais ensuite seules certaines

informations produisent les effets que nous désignons sous le terme de "croyance": on les remémore et on les utilise pour expliquer ou interpréter des événements particuliers; elles peuvent déclencher certaines émotions; elles peuvent influer fortement sur notre comportement. Notez bien que j'ai dit "seules certaines informations". C'est là qu'intervient la sélection. Selon des modes que la psychologie des religions devrait expliquer, seules certaines informations, et pas d'autres, déclenchent ces effets. Et une même information produira ces effets chez une personne mais pas chez une autre. Nos croyances ne s'expliquent donc pas par une ouverture de l'esprit dans lequel s'engouffreraient les matériaux nécessaires. Nous avons des croyances parce que certains matériaux, parmi tous ceux que nous avons acquis, ont déclenché cet effet particulier.

Cela conduit à une vision radicalement différente de ce qu'expliquer la religion veut dire. Tant que l'on pense que les gens commencent par ouvrir les portes pour laisser en quelque sorte entrer des visiteurs, on ne peut comprendre pourquoi la religion reprend invariablement les mêmes thèmes. S'il s'agissait simplement d'accepter ce qui se présente à nous, pourquoi les mêmes constantes reviendraient-elles toujours? En revanche, si l'on considère les choses sous l'angle que je viens d'exposer, on peut commencer à décrire les effets des concepts sur l'esprit et se demander pourquoi certains deviennent assez convaincants pour être "crus". Les hommes ne sont pas croyants parce qu'ils font taire leur sens critique et acceptent des assertions extraordinaires; ils font taire leur sens critique parce que certaines assertions extraordinaires leur sont devenues évidentes.

Prendre le problème à l'envers

Il n'est sans doute pas utile de poursuivre ce tour d'horizon. En principe, on pourrait continuer indéfiniment car les philosophes, les historiens et les psychologues ont avancé bien d'autres hypothèses. Cependant, le bénéfice de ce genre d'exercice va en diminuant, dans la mesure où la plupart des scénarios présentent les mêmes défauts. Comme je l'ai déjà dit, on ne peut espérer expliquer la religion si l'on se contente de spéculer sur le fonctionnement du cerveau. On ne peut pas non plus affirmer que la religion répond à certains besoins intellectuels ou émotionnels particuliers, lorsque ces besoins ne sont pas évidents. Il ne suffit pas de dire que la religion existe parce qu'elle promet ceci ou cela, alors que, dans bien des groupes humains, elle ne fait rien de tel. On ne peut donc ignorer ni les découvertes anthropologiques sur différentes religions ni celles de la psychologie sur les processus mentaux.(Disons plutôt qu'on ne devrait pas les ignorer autant.) Le

projet d'une explication générale de la religion peut donc paraître mal engagé, mais ce tour d'horizon des différents scénarios laisse entrevoir une autre façon d'aborder la question.

La difficulté essentielle de ces explications spontanées de la religion, c'est leur présupposé de départ. On croit pouvoir faire dériver tout ce qu'on nomme aujourd'hui religion d'un problème, d'une idée, d'un sentiment unique choisi comme origine. Le schéma général part de l'Un(l'origine) pour arriver au Multiple(la diversité des religions actuelles). Il nous paraît naturel puisque c'est celui que nous avons l'habitude d'appliquer aux questions des origines en général. La géométrie a pour origine les problèmes d'arpentage. L'arithmétique et la théorie des nombres ont pour origine les problèmes de comptabilité rencontrés par les États centralisés. Il nous semble donc logique de supposer que le scénario "une chose engendre un grand nombre de choses" peut s'appliquer à un phénomène culturel.

Mais la question peut être abordée sous un autre angle. On peut renverser complètement le problème de l'origine et dire que les nombreuses formes de religion sont dues, non à une diversification mais à une réduction. Les concepts religieux qui perdurent sont ceux qui ont réussi à se maintenir au détriment de bien d'autres variantes. L'anthropologie explique l'origine de nombreux phénomènes culturels en allant, non de l'Un vers le Multiple mais du Beaucoup vers le Beaucoup moins, c'est-à-dire des multiples variantes que produit constamment notre cerveau aux variantes bien moins nombreuses qui peuvent effectivement être transmises à d'autres et se stabiliser dans un groupe humain. Pour expliquer la religion, nous devons expliquer comment l'esprit humain, confronté à toutes sortes de matériaux potentiellement religieux, en réduit constamment le nombre.

C'est ce que font et disent les autres qui induit notre esprit à élaborer des concepts. Mais ce processus d'acquisition ne se limite pas au "transfert" d'idées d'un cerveau vers un autre. Le cerveau ne cesse de reconstruire, déformer, modifier et développer l'information communiquée par les autres. Ce processus crée toutes sortes de variantes de tous les concepts, dont les concepts religieux. Mais ces variantes ne subissent pas toutes le même sort. La plupart ne restent dans l'esprit qu'un bref instant. Un petit nombre s'attarde plus longtemps mais n'est pas facile à formuler ou à communiquer. Un nombre plus restreint encore est mémorisé, communiqué à d'autres, mais non retenu par eux. Seul un très petit nombre de ces variantes se fixe dans la mémoire, est communiqué à des tiers, mémorisé par eux puis communiqué à d'autres sous une forme qui respecte plus ou moins

le concept originel. Ce sont ces concepts-là que nous retrouvons dans les différentes cultures humaines.

Il faut donc abandonner l'idée de trouver l'origine historique des religions, c'est-à-dire un point dans le temps(si éloigné soit-il) où les hommes ont créé une religion là où il n'y en avait pas. Tous les scénarios qui mettent en scène un groupe d'individus assis en cercle, occupés à inventer la religion, sont suspects. Tout comme ceux qui voient la religion émerger lentement de pensées confuses. Dans les chapitres suivants, je montrerai comment la religion émerge(trouve son origine, si vous préférez) de la sélection des concepts et de la sélection des souvenirs. Cela veut-il dire qu'à un moment de l'Histoire les gens disposaient d'un certain nombre de religions possibles dont l'une aurait mieux réussi que les autres? Pas du tout. Cela veut dire que, de tout temps et à chaque instant, un nombre infini de variantes des concepts religieux ont été et sont créées dans chaque intellect individuel. Ces variantes ne font pas toutes l'objet d'une transmission culturelle. Ce que nous appelons "phénomènes culturels" est le résultat d'une sélection qui s'opère tout le temps et partout.

Cela peut paraître absurde. Après tout, si vous êtes catholique, vous êtes allé au catéchisme, et c'est là que vous avez acquis l'essentiel de votre instruction religieuse. De même, l'enseignement des madrassa pour les musulmans et du Talmud pour les juifs semble donner à chacun une version de la religion. Nous n'avons pas l'impression de nous être approvisionnés dans un supermarché où les rayons déborderaient de tout un assortiment de concepts religieux. Mais la sélection dont je parle se passe essentiellement dans la tête de chacun. Dans les chapitres suivants, je décrirai comment les variantes des concepts religieux sont créées et éliminées en permanence. Ce processus se produit, à notre insu, dans des régions du cerveau auxquelles la conscience n'a pas accès. Il ne peut être observé ni expliqué sans l'aide des techniques expérimentales des sciences cognitives [9].

Boîte à outils anthropologique n° 1:
culture et "mèmes"

L'idée que la culture est un résidu ou un précipité de nombreux épisodes de transmission entre individus n'est pas neuve. Mais elle a pris toute sa force avec le développement d'outils mathématiques permettant de décrire la transmission culturelle. Ce développement répondait lui-même à un problème délicat rencontré par les anthropologues. Ceux-ci décrivaient souvent les cultures humaines en termes de "grands" objets comme "le fondamentalisme américain", "la

religion juive", "la morale chinoise", etc. L'anthropologie et l'histoire pouvaient affirmer toutes sortes de choses à propos de ces grands objets, par exemple: "Au XVIIIe siècle, le progrès de la science et de la technologie en Europe menaça la religion chrétienne en tant que source d'autorité". Mais cette description est très éloignée de ce que vivent effectivement les gens. Car les individus n'interagissent pas directement avec des entités aussi abstraites que le progrès scientifique ou l'autorité chrétienne. Ils ont uniquement affaire à d'autres individus et à des objets matériels. La difficulté consistait donc à mettre ces deux niveaux en relation et à décrire comment ce qui se passe sur le terrain, pour ainsi dire, produit de la stabilité ou du changement au niveau des populations.

Un certain nombre d'anthropologues et de biologistes(parmi lesquels C. Lumsdem et E.O. Wilson, R. Boyd et R. Richerson, L.L. Cavalli-Sforza et M. Feldman, W. Durham) ont suggéré que la transmission culturelle pourrait, jusqu'à un certain point, être décrite de la même façon que celle des gènes. La théorie de l'évolution a donné naissance à un arsenal impressionnant d'outils mathématiques pour décrire comment un gène donné peut se propager dans une population, dans quelles conditions il risque d'être "remplacé" par d'autres versions, jusqu'à quel point les gènes préjudiciables à un organisme peuvent néanmoins être transmis dans une population, etc. Les chercheurs cités plus haut ont eu l'idée, à peu près en même temps, d'adapter ces outils à la transmission des notions et des comportements culturels.

Le biologiste Richard Dawkins a résumé tout cela en décrivant la culture comme une population de "mèmes". Ceux-ci, comme les gènes, sont des "programmes autorépliquants". Les gènes produisent des organismes qui se comportent de sorte que les gènes soient répliqués - sinon ceux-ci ne perdureraient pas. Les mèmes sont des unités culturelles: des idées, des valeurs, des contes, etc., qui incitent les individus à parler ou à agir de façon à ce que d'autres individus enregistrent une version dupliquée de ces unités mentales. Les blagues et les refrains populaires sont des exemples simples de tels programmes "autorépliquants". On les entend une fois, ils sont stockés en mémoire, ils produisent des comportements(raconter des blagues, fredonner un air) qui ont pour conséquence de faire apparaître des copies de la blague ou de la chanson dans la mémoire d'autres individus qui à leur tour, etc. Il peut sembler anodin de décrire les phénomènes culturels en termes de mèmes et de leur transmission, mais il en découle des conséquences importantes que je dois mentionner ici parce qu'elles vont à l'encontre d'idées bien arrêtées sur la culture.

Premièrement, ce modèle s'oppose à l'idée de la culture en tant

qu'objet abstrait, indépendant des normes et concepts individuels, et "partagé" par les individus. Une comparaison avec les gènes suffira à le montrer. J'ai les yeux bleus, comme bien d'autres gens. Mais je n'ai pas leurs gènes et ils n'ont pas les miens. Nos gènes respectifs sont bien à l'abri dans nos cellules. Il serait erroné de dire que nous "partageons" quoi que ce soit. Tout au plus peut-on affirmer que les gènes dont j'ai hérité sont semblables à ceux des autres par leur effet sur la couleur des yeux. De la même façon, le mot "culture" désigne une similarité. Dire qu'une idée est "culturelle", c'est dire qu'elle ressemble à des idées que l'on peut trouver chez d'autres membres du groupe considéré et qu'elle est différente des idées que l'on trouve chez les membres d'un autre groupe. C'est donc un abus de langage de dire que des individus. "partagent" une culture, comme s'il s'agissait d'une propriété commune. Plusieurs personnes peuvent avoir exactement la même somme d'argent dans leur porte-monnaie sans partager quoi que ce soit !

Deuxièmement, puisque la culture est une similarité entre des pensées de différentes personnes, on ne peut plus dire des choses comme "la culture américaine met l'accent sur la réussite individuelle" ou "la culture chinoise attache une grande importance à l'harmonie au sein du groupe". Car en disant cela on pourrait conclure, par exemple, que "beaucoup d'Américains aimeraient se reposer, mais leur culture leur impose d'être compétitifs" ou que "beaucoup de Chinois aimeraient agir de manière individualiste mais leur culture les incite à favoriser le groupe". Cela revient à décrire la culture comme une force extérieure qui pousse les individus d'un côté ou de l'autre. Mais c'est une idée assez étrange. Comment une similarité peut-elle causer quoi que ce soit? En fait, il ne s'agit pas d'une force extérieure. S'il y a conflit entre les penchants individuels et une norme dominante, il se produit dans la tête des gens. Si un enfant américain a du mal à accepter le fait que "les enfants américains doivent être compétitifs", c'est parce que cette exigence a été implantée dans son esprit. Cela se passe dans sa tête.

Troisièmement, sachant que la culture est une similarité entre individus, il ne faut pas oublier que deux objets ne sont similaires que d'un certain point de vue. Mes yeux bleus me rendent similaire à certains individus, mais ma myopie me fait ressembler à d'autres. Appliquons cela à la culture. Nous parlons toujours d'entités culturelles comme s'il s'agissait d'entités distinctes; nous disons par exemple "la culture chinoise", "la culture yoruba", "la culture britannique", etc. Où est le problème, direz-vous? Après tout, je viens de dire que le terme "culturel" décrit une certaine similarité entre les représentations que l'on trouve chez les membres d'un groupe. Pourquoi ne serait-il pas possible

d'étudier différents groupes, les Américains et les Yoruba, par exemple, et ensuite décrire les représentations que l'on rencontre chez les uns et pas chez les autres comme étant, respectivement, la culture américaine et la culture yoruba? La difficulté réside dans l'idée même que "les Américains" et "les Yoruba" sont des "groupes". Prenons un exemple un peu différent: il nous semble logique de comparer les aubergines avec les courgettes, les ânes avec les zèbres. Ces catégories correspondent à des groupements naturels de plantes et d'animaux. Le problème, c'est qu'il n'existe pas de tels groupements naturels pour les êtres humains. Il nous paraît sans doute raisonnable de comparer les Américains et les Yoruba parce qu'il existe un État yoruba et une nation américaine. Mais il s'agit de constructions historiques, délibérées, non du résultat d'une similarité naturelle. De fait, si nous considérons les comportements et les représentations réelles de ces groupes, nous verrons qu'une bonne partie de ce qu'ils pensent et font se retrouve ailleurs qu'au sein du groupe. Bien des traits propres aux agriculteurs américains sont plus typiques des agriculteurs que des Américains; bien des traits communs aux hommes d'affaires yoruba se retrouvent plus souvent chez d'autres businessmen de par le monde que chez les Yoruba en général. Cela confirme ce que les anthropologues soupçonnent depuis longtemps: le fait de choisir des groupements humains particuliers en tant qu'unités culturelles n'est pas un acte naturel ou scientifique mais un acte politique.

Enfin, les modèles quantitatifs de la transmission culturelle ont remplacé des notions mythiques comme "absorber ce qui est dans l'air" par un processus de transmission concret et mesurable. Les hommes communiquent entre eux, interagissent avec des individus porteurs d'idées et de valeurs semblables ou différentes des leurs; ils modifient, conservent ou écartent certaines façons de penser à cause de ces interactions, et ainsi de suite. Ce que nous appelons leur culture, c'est le résultat de toutes ces interactions singulières. Si vous constatez que tel concept est très stable dans un groupe humain(des années plus tard, vous le retrouvez plus ou moins inchangé), c'est parce qu'il bénéficie d'un avantage particulier dans les esprits individuels. C'est bien plus important, pour expliquer les tendances culturelles, que l'origine historique exacte de telle ou telle idée. Un peu plus haut, j'ai décrit comment un chaman cuna s'adressait à des statuettes. Il semble que le concept de statuette intelligente soit stable chez les Cuna. Si nous voulons expliquer cette stabilité, il faudra décrire comment la manière dont il est représenté dans les esprits individuels lui permet d'être rappelé et transmis mieux que d'autres concepts. Si nous voulons

expliquer pourquoi les Cuna conservent cette idée de statuettes intelligentes, inutile de chercher si, il y a un siècle, elle a été inventée par un Cuna particulièrement créatif, si quelqu'un l'a vue en rêve ou si quelqu'un a raconté une histoire de statuettes intelligentes. Ce qui compte, c'est ce qui s'est produit ensuite, au cours de nombreux cycles d'acquisition, de mémorisation et de communication [10].

Selon cette conception, les concepts religieux les plus fréquents ainsi que les croyances, les idées et les émotions qui leur sont associées sont simplement des mèmes plus performants que d'autres au sens où ils s'"autoreproduisent" mieux que d'autres. C'est ce qui explique pourquoi tant de gens, dans des cultures différentes, pensent que des entités invisibles rôdent autour des vivants alors que très peu imaginent que leurs organes internes changent de place pendant la nuit, pourquoi l'idée d'ancêtres moralistes surveillant nos actes est plus répandue que celle de fantômes immoraux nous poussant à cambrioler notre voisin. Les esprits humains mis en contact avec ces concepts finissent par les répliquer et par les passer à des tiers. Globalement, c'est sans doute la bonne manière de comprendre la diffusion et la transmission. Mais...

La distorsion est essentielle

... mais ce n'est qu'un point de départ. Pourquoi certains mèmes sont-ils meilleurs que d'autres? Pourquoi est-il plus facile de fredonner Auprès de ma blonde après l'avoir entendu une seule fois qu'un air du Pierrot lunaire de Schönberg? Qu'est-ce qui rend le concept d'ancêtres moralistes plus facile à transmettre que celui de fantômes immoraux? Et ce n'est pas tout. Un autre problème est encore plus ardu: si l'on regarde de plus près la transmission culturelle, ce que l'on observe ne ressemble en rien à une réplication de mèmes à l'identique. Bien au contraire, le processus de transmission semble être fait pour permettre une extraordinaire profusion de variantes excentriques. C'est ici que l'analogie avec les gènes devient plus embarrassante qu'utile. Considérez le fait suivant. Vous(comme moi) portez des gènes qui proviennent d'une source unique(la combinaison des gènes de vos parents), et vous les transmettrez inchangés(bien que combinés avec ceux de votre partenaire) à votre descendance. Entre votre conception et celle de vos enfants, rien ne leur sera arrivé: vous aurez beau suer sang et eau dans des gymnases, vos futurs enfants n'en seront pas plus musclés pour autant. Mais en ce qui concerne les représentations mentales, c'est le contraire qui se produit. Les occupants de notre cerveau ont de nombreux parents(parmi les multiples versions de Auprès de ma blonde, quelle est celle que vous répliquez quand vous fredonnez?) et nous les modifions constamment [11].

Comme nous le savons tous, certains mèmes sont fidèlement transmis tandis que d'autres sont considérablement déformés. Prenons par exemple les fortunes contrastées de deux mèmes culturels dus à Richard Dawkins lui-même. L'un a été fort bien répliqué, l'autre a subi une mutation bizarre. Le concept de "mème" est l'exemple parfait d'un mème qui s'est bien répliqué. Quelques années après son invention, les sociologues, les psychologues et les biologistes le connaissaient et avaient une notion assez précise de sa signification originelle. Une autre notion due à Dawkins, celle du "gène égoïste", a connu un destin très différent. Elle exprimait l'idée que les gènes sont des séquences d'ADN dont le seul "but" est de se répliquer. Ceux qui n'y parviennent pas(ceux qui fabriquent des organismes incapables de transmettre leurs gènes) disparaissent tout simplement du patrimoine héréditaire. Jusque-là, tout va bien. Pourtant, dès que l'expression "gène égoïste" s'est élancée à la conquête du monde, son sens s'est altéré au point de devenir méconnaissable. Pour la plupart des gens, elle désigne aujourd'hui "un gène qui rend égoïste". Dans un éditorial du magazine britannique The Spectator, le parti conservateur fut un jour mis en demeure d'acquérir "davantage de ces gènes égoïstes chers au professeur Dawkins". Or on n'"acquiert" pas un gène: on ne peut pas dire que quelqu'un a "plus" d'un certain gène que quelqu'un d'autre, il n'existe sans doute pas de gène qui rende égoïste, et ce n'est en tout cas pas ce que voulait dire Dawkins. Mais cette distorsion n'est pas vraiment surprenante. Elle confirme l'impression générale que l'évolution, c'est le triomphe du plus fort, une mêlée sanglante et cruelle, et ainsi de suite(ce qui est en grande partie faux). La distorsion s'est donc produite, dans ce cas, parce que les gens avaient en tête une idée toute faite à laquelle l'expression "gène égoïste" semblait correspondre assez bien. L'explication originelle(le mème originel) a été complètement oubliée pour mieux servir cet autre objectif.

Les mèmes culturels sont l'objet de mutations, de recombinaisons et de sélections dans l'esprit des individus autant et aussi souvent(voire plus et plus souvent) que pendant leur transmission. Nous ne transmettons pas simplement l'information reçue. Nous la traitons et l'utilisons pour créer une nouvelle information dont nous communiquons une partie à nos semblables. Pour certains anthropologues, cela semblait sonner le glas de l'explication de la culture par les mèmes. Ce que nous nommons culture, c'est la similarité entre les représentations mentales de certaines personnes dans certains domaines. Mais comment la similarité est-elle possible si les représentations proviennent de sources nombreuses et subissent quantité de transformations?

On est tenté de croire à l'existence d'une réponse évidente: certains mèmes seraient si contagieux et si robustes que notre esprit les avalerait tout ronds, pour ainsi dire, et les régurgiterait sous leur forme première pour en faire profiter les autres. Ils seraient donc transmis de cerveau à cerveau comme un e-mail circule d'un ordinateur à l'autre en passant par la Toile. Chaque machine le garde un moment puis l'envoie vers une autre via des circuits fiables. Par exemple, l'idée des ancêtres moralistes, communiquée par nos aînés, serait si "bonne" qu'on la garderait en mémoire pour la communiquer intacte à nos descendants. Mais c'est une mauvaise solution, pour la raison suivante: lorsqu'une idée est déformée au point de devenir méconnaissable - rappelez-vous le cas du "gène égoïste"-, il semble évident que l'esprit qui a reçu l'information originelle y a ajouté quelque chose, l'a travaillée. Fort bien. Mais cela porte à croire que si une idée est transmise de façon assez fidèle, c'est qu'elle n'a pas été retravaillée par l'esprit. Or c'est là une grave erreur. La principale différence entre les cerveaux qui communiquent et les ordinateurs qui échangent un e-mail est la suivante: le cerveau n'avale jamais une information toute crue pour la restituer dans le même état. Il travaille toujours énormément l'information dont il dispose, surtout lorsqu'il la transmet fidèlement. Je peux par exemple chanter Auprès de ma blonde comme d'autres avant moi(ou à peu près), parce que des processus mentaux excessivement complexes ont façonné mon souvenir des différentes versions que j'ai entendues. Dans le domaine de la communication humaine, une bonne transmission nécessite autant de travail qu'une distorsion.

C'est pourquoi la notion de mème est un bon point de départ, mais n'est qu'un point de départ. L'idée de réplication est elle-même très trompeuse. Les idées des gens sont parfois similaires à celles de leur entourage, non parce qu'elles se déversent d'un cerveau à l'autre mais parce qu'elles ont été reconstruites de façon similaire.

Certaines idées sont assez bonnes pour qu'on les adopte même si nos aînés nous ont mal renseignés et assez bonnes aussi pour que notre descendance culturelle les adopte à son tour, aussi mal que nous les leur transmettions ! Il n'y a rien de miraculeux à ce que de nombreuses machines aient en mémoire des textes similaires bien que les liaisons entre elles soient mauvaises, lorsque les machines en question sont des intellects humains et les circuits, la communication humaine.

Des schémas conceptuels pour attraper des concepts

Rien n'empêche en principe un catholique sicilien ingénieux de réinventer le panthéon hindou ou un Chinois doué de recréer la

mythologie amazonienne. Mais, dans l'ensemble, les gens adoptent les conceptions religieuses de leur groupe social. Comment? L'explication spontanée de la transmission est fort simple. L'entourage d'un enfant se comporte de telle ou telle façon, et l'enfant assimile ce qui se passe autour de lui jusqu'à ce que cela devienne une seconde nature. Selon cette hypothèse, l'acquisition est un processus strictement passif. L'intellect en cours de développement se remplit progressivement d'informations fournies par les aînés et les pairs. C'est pourquoi les hindous ont beaucoup de dieux et les juifs un seul; c'est pourquoi les Japonais aiment le poisson cru et les Français le camembert. Or, si cette image a un grand avantage - sa simplicité -, elle a aussi un grave défaut - celui d'être fausse, et ce sur deux points. Tout d'abord, les enfants ne se contentent pas d'"assimiler" l'information; ils la filtrent activement et l'utilisent pour aller bien plus loin que ce qu'elle propose. Ensuite, ils n'acquièrent pas toutes les informations de la même manière.

Pour prendre la mesure de la complexité de la transmission, comparez les différentes manières dont vous avez acquis divers composants de votre bagage culturel. Comment avez-vous appris la syntaxe de votre langue maternelle? C'est un système très complexe, comme vous le dira n'importe quel étudiant confronté à ses règles. Mais vous l'avez apprise par un processus apparemment inconscient, et sans effort, du simple fait d'être entouré de locuteurs de cette langue. Prenez maintenant les bonnes manières et la politesse. Elles sont différentes d'une culture à l'autre et doivent être apprises. Cela ne présente apparemment pas plus de difficultés, mais c'est différent. On vous a dit ce qu'il fallait faire, vous ne vous êtes pas contenté d'observer la façon de faire des autres. Vous étiez conscient, jusqu'à un certain point, d'acquérir des modes de comportement susceptibles d'avoir certains effets sur les autres. Considérez maintenant les mathématiques. Là, vous étiez sans doute pleinement conscient d'apprendre quelque chose. Vous avez dû vous appliquer. Comprendre la vérité de(a + b) 2 = a 2 + 2ab + b 2 ne se fait pas tout seul. La plupart des gens n'apprennent jamais ce genre de choses, à moins d'être guidés pas à pas par des personnes compétentes. Je pourrais multiplier les exemples mais mon propos est très simple: il n'existe pas un mode unique d'acquisition des connaissances qui fait de vous un membre compétent d'une culture donnée.

Il existe différents modes d'acquisition du savoir parce que le cerveau humain a certaines dispositions pour apprendre et elles sont différentes selon les domaines. Par exemple, il est extrêmement facile d'acquérir la syntaxe et la prononciation d'une langue entre un et six ans, pourvu qu'on ait un cerveau normal. Les dispositions concernant les interactions

sociales se développent à un rythme différent. Mais dans tous ces domaines il est possible d'apprendre parce nous sommes naturellement prédisposés à aller au-delà de l'information fournie. C'est particulièrement évident dans le cas du langage. Les enfants construisent progressivement leur syntaxe à partir de ce qu'ils entendent parce que leur cerveau a des "préjugés" quant à la façon dont fonctionne le langage. Mais c'est également vrai dans bien des domaines conceptuels. Considérons notre connaissance ordinaire des animaux. Les enfants apprennent que différentes espèces animales se reproduisent de différentes façons. Les chattes donnent naissance à des chatons vivants, les poules couvent des œufs; un enfant peut l'apprendre soit par l'observation directe soit parce qu'on le lui dit. Mais il y a des choses qu'on n'est pas obligé de préciser parce qu'il les sait déjà. Par exemple, il est inutile de lui dire que si une poule pond des œufs, toutes les poules en font sans doute autant. De même, un enfant de cinq ans devinera que si une chatte met au monde des petits vivants, ce sera le cas pour toutes les chattes. Cela illustre une autre réalité simple: les esprits qui acquièrent du savoir ne sont pas des contenants vides dans lesquels l'expérience et l'enseignement déversent une information prédigérée. L'esprit a besoin et dispose généralement d'une manière d'organiser l'information qui donne un sens à ce qui est observé et appris. Cela lui permet d'aller au-delà de l'information recueillie ou, dans le jargon des psychologues, de produire des inférences à partir des informations recueillies.

C'est cela qui explique la complexité de la transmission culturelle. L'information n'est pas dupliquée mais inférée, c'est-à-dire spontanément créée à partir d'autres informations. C'est aussi une bonne raison d'être optimiste. Les inférences complexes permettent aux enfants et aux adultes d'élaborer des concepts à partir d'informations fragmentaires, mais elles ne sont pas aléatoires. Elles obéissent à des principes particuliers, de sorte que leurs résultats sont en fait prévisibles. Même si le matériau culturel est constamment déformé et réorganisé dans le cerveau, l'esprit n'est pas un méli-mélo d'associations aléatoires. Il possède des dispositions mentales qui l'incitent à organiser le matériel conceptuel d'une certaine façon plutôt que d'une autre. Pour comprendre cette explication, il est essentiel de faire une distinction entre les concepts et les schémas conceptuels.

Illustration: On montre à une fillette un animal qu'elle ne connaît pas, un morse, par exemple, et on lui dit le nom de l'espèce. Ce qu'elle fait - inconsciemment bien sûr -, c'est ajouter un nouvel article dans son "encyclopédie" mentale, un article intitulé "morse" qui inclut

probablement la description d'une forme. Avec le temps, cet article s'enrichira chaque fois que de nouvelles données ou expériences s'ajouteront aux informations sur les morses. En outre, la fillette ajoutera d'elle-même certaines informations, qu'on les lui fournisse ou non. Par exemple, si elle voit une femelle morse donner naissance à des petits vivants, elle en conclura que tous les morses se reproduisent de cette façon. Il sera inutile de le lui préciser. Pourquoi? Parce qu'elle aura créé son concept de "morse" à partir de son schéma conceptuel pour ANIMAL.

Ce schéma conceptuel pour ANIMAL ressemble à un de ces formulaires officiels où l'on doit remplir des cases. Vous pouvez remplir le formulaire comme vous l'entendez: ce qui ne change pas, ce sont les cases et les lois sur ce qu'elles doivent contenir. La fillette a identifié ce que vous appelez un "morse" comme étant un animal, pas un minéral, une machine ou une personne. Tout ce qu'elle a eu à faire, pour utiliser une métaphore, c'est prendre un nouveau formulaire de la catégorie ANIMAL et en remplir les cases, une pour le nom du nouvel animal, une pour son apparence extérieure(forme, taille, couleur, etc.), une pour son habitat, une pour son mode de reproduction, etc. Le dessin ci-dessous illustre très simplement cette idée.

L'information relative à chaque case doit obéir à certains principes. L'animal ne peut pas avoir tantôt quatre pattes, tantôt deux pattes et deux ailes. Il faut choisir ou laisser la case vide. De même pour les autres cases.(C'est pour cela que je compare les schémas conceptuels à des formulaires officiels. Vous devez y inscrire votre nom, pas n'importe quel surnom utilisé par vos amis.) Cet aspect des choses est très important: cela veut dire que certaines généralisations sont automatiquement produites lorsque vous apprenez un nouveau concept. Le passage de "ce morse a donné naissance à un petit vivant"(fait singulier) à "ils se reproduisent tous de cette façon"(généralisation) s'opère automatiquement parce que le schéma conceptuel ANIMAL n'accepte qu'une seule valeur, non plusieurs options, dans la case "mode de reproduction". L'enfant n'a donc pas à apprendre cette information plus d'une fois pour chaque espèce animale.

On dit à l'enfant: "C'est une femelle morse. Regarde comme elle a un gros ventre ! Elle est certainement sur le point de donner naissance à un petit". Quelques jours plus tard, la même petite fille expliquera peut-être à une amie que les femelles morses ne pondent pas d'œufs mais ont un bébé dans le ventre et accouchent. Ce n'est pas là une réplication de l'information de départ mais une inférence à partir de ce qu'on lui a dit. Tous les jeunes enfants sont capables de produire des inférences de ce

type parce qu'ils font le lien entre l'information à propos d'un animal particulier et un schéma conceptuel abstrait. Ce schéma conceptuel est une sorte de recette; on pourrait d'ailleurs l'appeler "recette pour fabriquer de nouveaux concepts d'animaux".

Il y a, bien évidemment, moins de schémas conceptuels que de concepts. Les schémas sont plus abstraits que les concepts et servent à les organiser. Un seul schéma ANIMAL suffit pour les nombreux concepts d'animaux. On peut avoir de très nombreux concepts d'outils, mais un seul schéma conceptuel OUTIL suffit. Les concepts dépendent de l'expérience, de l'environnement, alors que les schémas sont stables. Les habitants du Groenland et du Congo ont très peu de concepts d'animaux en commun. De la même façon, un poissonnier a sans doute un répertoire plus important de concepts de poissons qu'un courtier en assurances. Mais le schéma ANIMAL, lui, ne varie pas énormément, en dépit des différences de culture ou d'expertise. Par exemple, les habitants du Groenland et ceux du Congo, les poissonniers et les courtiers en assurances s'attendent à ce que tous les représentants d'une espèce donnée se reproduisent de la même façon. Tout le monde sait qu'un animal appartient à une espèce et ne peut appartenir qu'à une seule espèce. Tout le monde pense que si un animal d'une espèce donnée respire d'une certaine façon, tous les membres de son espèce respirent de la même façon.

La distinction entre schémas conceptuels et concepts s'applique à bien d'autres domaines. Voici un exemple: partout dans le monde, il existe des notions précises sur ce qui est dégoûtant et ce qui ne l'est pas. Et ces notions varient énormément. Par exemple, beaucoup d'Occidentaux trouvent tout à fait repoussante l'idée de manger des cafards, mais ne seraient pas particulièrement choqués par la perspective de dîner avec un forgeron. Ailleurs, c'est le contraire. Nous pouvons donc en conclure qu'il n'y a rien de commun entre les cultures dans ce domaine. Pourtant, il existe un schéma général pour les "substances polluantes" qui semble fonctionner de la même façon presque partout. Par exemple, si une substance est considérée comme répugnante, elle le reste quelle que soit sa dilution: quel Occidental accepterait de boire un verre d'eau dans lequel on aurait versé une petite goutte d'urine de vache? De la même façon, certains Africains de l'Ouest pensent que la seule présence d'un forgeron sous leur toit suffit à gâter leur nourriture. Prenons un autre exemple. Nous savons que les bonnes manières varient d'un pays à l'autre. En Occident, il serait malséant de s'asseoir sur les genoux de son hôte; au Cameroun, par contre, c'est lui manifester beaucoup de respect, dans certaines occasions. Concepts différents mais schéma général des

convenances et des actes qui ne les respectent pas. Il faut donc apprendre les usages locaux, mais voyez combien il est facile de faire des inférences à partir de ces règles. Si vous savez que le fait de s'asseoir sur les genoux de quelqu'un est une marque de respect, vous pouvez en inférer qu'on ne peut pas le faire n'importe quand, qu'il est probablement absurde de le faire à de jeunes enfants, qu'il serait offensant de ne pas le faire au moment approprié, etc. De telles inférences sont faciles parce que vous avez un schéma conceptuel préexistant pour ce genre de concepts.

Épidémies de culture

Les schémas conceptuels sont l'un des dispositifs qui permettent à des cerveaux humains d'atteindre des représentations similaires même si le canal de transmission n'est pas parfait. La fillette pense maintenant que les morses accouchent de petits vivants. Il se trouve que je suis du même avis, que vous avez probablement la même idée et Mme Martin aussi. Mais il est fort peu probable que nous ayons tous reçu exactement la même information sur les morses et de la même façon. Il est bien plus vraisemblable que nous ayons extrait cette information, par inférence, de situations très différentes et d'affirmations très différentes faites dans des contextes très différents. Nous en sommes néanmoins arrivés à des inférences similaires parce que le schéma ANIMAL est le même chez la fillette, chez vous, chez moi et chez Mme Martin(je montrerai dans un autre chapitre comment l'on peut établir que c'est bien le cas). Nous pouvons donc tous parvenir à cette conclusion, même si l'information reçue par la fillette, vous, moi et Mme Martin, est complètement différente.

Comme je l'ai dit plus haut, le fait que les esprits individuels modifient et recombinent en permanence l'information incite à penser que les concepts sont en perpétuelle mutation. Comment expliquer alors que nous trouvions des représentations similaires chez les membres d'un groupe social donné? Le mystère n'est pas difficile à élucider lorsqu'on sait que non seulement toutes les représentations mentales sont produites par des inférences complexes, mais aussi que certaines modifications et inférences tendent à se produire dans des directions précises, quel que soit leur point de départ. Il est vrai que les inférences agissent bien souvent comme une force centrifuge qui fait diverger les représentations mentales de façon imprévisible. Lorsque je passe une journée avec des amis, nous partageons les mêmes expériences pendant des heures; pourtant, le souvenir que nous en gardons diverge sur une infinité de points. Mais il est des domaines où les inférences produisent l'effet inverse. Agissant comme des forces centripètes, elles

conduisent à des constructions globalement similaires même si le point de départ est très différent. C'est la raison pour laquelle on observe des similarités entre concepts, tant à l'intérieur d'un même groupe - mes connaissances sur les animaux ressemblent à celles de ma famille - qu'entre groupes différents - du Congo au Groenland, il existe des ressemblances importantes entre les concepts d'animaux, en raison d'un schéma conceptuel similaire.

À l'époque où l'hypothèse des "mèmes" était proposée, Dan Sperber et certains de ses collègues élaboraient un cadre épidémiologique pour décrire les mêmes phénomènes. Une épidémie se produit lorsqu'un certain nombre d'individus présentent les mêmes symptômes. Lorsque toute une région de l'Afrique souffre d'une forte fièvre, par exemple, on conclut à une épidémie de paludisme, causée par la présence de moustiques porteurs du parasite Plasmodium. Remarquez que ce qu'on appelle épidémie, c'est l'apparition de la fièvre et des symptômes, pas la présence du moustique ou même de Plasmodium. Autrement dit, pour expliquer ce qui se passe, il faut comprendre la façon spécifique dont le corps humain réagit à la présence de cet agent pathogène spécifique. Si vous ne savez rien de la physiologie, vous aurez du mal à expliquer pourquoi certains animaux attrapent le paludisme et pas d'autres, pourquoi un traitement préventif rend les gens moins sensibles à la maladie et comment la maladie se propage. Vous pourrez étudier la structure de Plasmodium pendant toute votre vie, cela ne vous apprendra rien sur le paludisme, à moins d'étudier aussi la physiologie humaine.

Les représentations mentales sont, elles aussi, causées par des vecteurs externes, essentiellement la communication interpersonnelle. Mais la structure des messages échangés ne suffit pas à nous informer sur la façon dont l'esprit va y réagir. Pour le comprendre, il faut des connaissances sur la façon dont l'esprit produit des inférences qui modifient et complètent les messages échangés [12].

Expliquer la religion, c'est expliquer un type particulier d'épidémie mentale qui conduit les gens à développer(à partir d'informations variables) des idées et des concepts religieux assez semblables. J'ai montré, avec l'exemple des animaux, comment l'esprit humain produit des inférences de telle sorte que les concepts, à l'intérieur d'un groupe, puissent être similaires et que les concepts de différents groupes, malgré leurs différences, puissent être formés avec les mêmes schémas. Cela s'applique également aux concepts religieux. Ils ont leurs propres schémas conceptuels. Je veux dire qu'il existe dans mon esprit, le vôtre et celui de tout individu normal, des "recettes" qui élaborent des

concepts religieux en produisant des inférences à partir d'informations fournies par des tiers ou par l'expérience individuelle. Et ces concepts religieux peuvent, comme les concepts d'animaux, converger(être à peu près similaires) même si l'information de départ est très différente d'un individu à l'autre.

La religion est culturelle. Elle est transmise à l'individu par son entourage, au même titre que les préférences alimentaires, les goûts musicaux, la politesse et les normes vestimentaires. On croit souvent que ce qui est culturel est éminemment variable. Or on constate que les préférences alimentaires et d'autres habitudes culturelles sont relativement stables. Dans diverses sociétés, les préférences alimentaires tournent autour de certaines saveurs récurrentes, les goûts musicaux varient à l'intérieur de contraintes strictes, de même que les codes de la politesse et les manières de s'habiller.

Pour les anthropologues, le fait qu'un phénomène soit culturel indique bien qu'il correspond à des schémas communs à tous les esprits humains. Tout n'est pas transmissible, parce que les schémas conceptuels filtrent l'information reçue et élaborent à partir d'elle des structures prévisibles.

Un labyrinthe de questions

Lorsque j'ai commencé mes études d'anthropologie, les théories de la religion étaient parfaitement déconcertantes. Les anthropologues trouvaient même la question "Pourquoi la religion est-elle ce qu'elle est?" naïve, mal formulée voire impossible à résoudre. De l'avis général, il valait mieux laisser ce genre de spéculation aux théologiens ou aux chercheurs retraités.

Ce qui manquait, c'était une bonne description des aspects de la nature humaine qui poussent les gens à adopter certaines idées ou croyances plutôt que d'autres. Le développement convergent de la biologie de l'évolution et de la psychologie cognitive a aidé à comprendre pourquoi les cultures humaines présentent des ressemblances et aussi des différences.

Quand je dis que nous comprenons mieux aujourd'hui la religion, c'est bien sûr d'une compréhension scientifique qu'il s'agit. Une théorie scientifique décrit des phénomènes qui peuvent être observés et même mesurés. Elle les explique en termes d'autres phénomènes également observables. Lorsque la théorie affirme que a implique b, cette affirmation peut être contestée à l'aide de contre-exemples où a existe sans b. Je ne sais pas si cela suffit à définir ce qu'est une explication scientifique, mais je suis sûr que cela suffit à écarter pas mal de théories

de la religion. Certaines personnes font remonter la religion à la visite, depuis longtemps oubliée, de sages extraterrestres qui, par compassion, nous auraient légué des fragments de leur savoir. Ces personnes ne seront pas intéressées par le genre de découvertes dont je parle ici. Sans chercher aussi loin, ceux qui prétendent que nous avons une religion parce que la religion(la version qu'ils pratiquent ou une autre, qui reste à découvrir) est vraie trouveront ici peu d'arguments en faveur de leurs idées ni, en fait, aucun examen de ces idées.

Nous avons mieux à faire: comme je l'ai dit au début de ce chapitre, nous pouvons maintenant aborder en tant que problèmes, et non en tant que mystères, une série de questions jadis impossibles à résoudre, par exemple:

• Pourquoi existe-t-il, plus ou moins partout, des religions?

• Pourquoi prend-elle des formes variées? Ces formes ont-elles des points communs?

• Pourquoi la religion a-t-elle tant d'importance pour les hommes?

• Pourquoi existe-t-il plusieurs religions plutôt qu'une seule?

• Pourquoi la religion prescrit-elle des rituels? Pourquoi les rituels sont-ils ce qu'ils sont?

• Pourquoi trouve-t-on des "spécialistes" dans la plupart des religions?

• Pourquoi la religion semble-t-elle porteuse de "vérité"?

• Pourquoi existe-t-il des Églises et des institutions religieuses?

• Pourquoi la religion suscite-t-elle des émotions puissantes? Pourquoi les gens tuent-ils en son nom?

• Pourquoi la religion persiste-t-elle face à des manières de penser le monde apparemment plus efficaces?

• Pourquoi la religion conduit-elle à tant d'intolérance et d'atrocités? Ou, si vous préférez, pourquoi pousse-t-elle parfois à l'héroïsme et au sacrifice?

Il reste une question importante, que la plupart des gens considéreraient comme cruciale: pourquoi certains hommes croient-ils? C'est souvent la première interrogation des gens qui s'intéressent aux analyses scientifiques de la religion, mais nous l'aborderons dans le dernier chapitre de ce livre. Il ne s'agit pas de ménager un faux suspense mais on ne peut y répondre sans une idée assez précise de ce à quoi les gens croient. Et c'est loin d'être évident.

Cette dernière affirmation peut surprendre dans la mesure où les croyants sont généralement heureux de parler de leurs croyances. Ils

vous diront qu'une présence invisible observe chacun de nos gestes, ou que les âmes des défunts sont toujours là, ou que nous allons nous réincarner sous une forme en rapport avec notre conduite morale. Il ne nous reste ensuite, semble-t-il, qu'à étudier ces diverses idées et à nous demander: "Pourquoi les gens croient-ils tout cela?"

Hélas, les choses sont moins simples. Ce qui fait la difficulté - et la beauté - de l'anthropologie, c'est que les représentations religieuses ne sont pas toutes transparentes pour l'esprit. Les pensées relatives aux dieux, aux esprits, aux ancêtres activent des mécanismes mentaux complexes qui échappent entièrement à la conscience. Bien entendu, ce n'est pas l'apanage de la religion. Parler une langue, jouer au tennis ou comprendre une plaisanterie mobilise la même machinerie(de manière différente, évidemment). Pour expliquer comment l'esprit humain acquiert des concepts religieux, pourquoi ces concepts deviennent plausibles et pourquoi ils suscitent tant d'émotions, il faut décrire tous les processus invisibles qui créent ces pensées, rendent possible leur communication et déclenchent toutes sortes d'effets secondaires comme l'émotion et l'adhésion.

Tous les scénarios de l'origine de la religion supposent l'existence d'un facteur unique qui expliquerait pourquoi tous les groupes humains ont une religion et pourquoi elle produit des effets sociaux, cognitifs et émotionnels aussi importants. Cette croyance en une "cause magique" est hélas particulièrement tenace. Elle a fait obstacle à l'étude du phénomène pendant très longtemps. Mais les progrès de l'anthropologie et de la psychologie nous permettent de comprendre aujourd'hui pourquoi cette croyance est naïve. Certains concepts interagissent avec des systèmes d'inférence de telle sorte qu'ils deviennent faciles à mémoriser et à communiquer. Certains concepts ont le pouvoir de mettre en branle nos programmes émotionnels de façon particulière. Certains concepts interagissent avec notre esprit social. Certains sont représentés de telle manière qu'ils deviennent vite plausibles. Ceux qui font tout cela à la fois sont les concepts religieux que l'on observe effectivement dans les sociétés humaines. Ils réussissent mieux que les autres parce qu'ils combinent des traits pertinents à une variété de systèmes mentaux.

C'est précisément pour cette raison qu'on ne peut pas expliquer la religion par une seule "cause magique". Dans la mesure où, de l'acquisition à la communication, les concepts culturels sont l'objet de perpétuelles sélections dans notre cerveau, ceux qui sont très répandus dans différentes cultures et à différentes époques possèdent certainement un avantage de transmission relatif à plusieurs

dispositions mentales. Ils sont pertinents pour différents systèmes. C'est pourquoi il nous faudra plusieurs chapitres pour traiter une question que j'ai vu bien des gens régler en quelques secondes, au cours d'un dîner, entre la poire et le fromage.

2. À quoi ressemble le surnaturel?

Existe-t-il des traits communs à tous les concepts religieux? Commençons par une petite expérience: énumérons toutes sortes de concepts et voyons s'ils semblent pouvoir faire partie d'un système religieux. Ce n'est certes pas la façon la plus scientifique ni la plus rigoureuse de procéder, mais c'est un premier pas. Considérez la liste de phrases suivante. Chacune contient une idée spécifique, sous la forme d'un article de foi plus ou moins étrange, qui serait le thème central d'une religion nouvelle ou inconnue. L'expérience consiste à deviner s'il est plausible que des hommes aient bâti leurs croyances religieuses autour de ces propositions:

[1] Les gens vieillissent; un jour ils cessent de respirer: ils meurent, et c'est fini.

[2] Si on lâche cet objet rituel, il tombe vers le bas et finit par toucher le sol.

[3] L'âme des morts ne peut pas traverser les murs parce que les murs sont solides.

[4] Les morts ne parlent pas(et ne marchent pas).

[5] Il n'existe qu'un dieu ! Il est omniscient mais impuissant. Il ne peut rien faire ni influer sur ce qui se passe dans le monde.

[6] Les dieux nous surveillent et voient tout ce que nous faisons ! Mais ils l'oublient aussitôt.

[7] Certaines personnes peuvent voir l'avenir mais elles l'oublient immédiatement.

[8] Certaines personnes peuvent voir l'avenir mais avec seulement une demi-minute d'avance.

[9] Il n'existe qu'un dieu ! Toutefois, il n'a aucun moyen de savoir ce qui se passe sur terre.

[10] Cette statue est spéciale: elle disparaît chaque fois que quelqu'un pense à elle.

[11] Il n'existe qu'un dieu ! Il est tout-puissant. Mais il n'existe que le mercredi.

[12] Si on fait ce que les esprits demandent, ils vous punissent.

[13] Cette statue est spéciale: on la voit ici, mais en réalité elle est partout dans le monde.

Il est évidemment difficile de prédire des intuitions. Pourtant, les diverses personnes à qui j'ai proposé cette petite expérience trouvent que ces phrases ne sont pas très prometteuses. On a du mal à croire qu'elles puissent devenir l'élément central d'une foi nouvelle, attirer des croyants et inspirer des émotions fortes. Ce sont donc de mauvaises candidates pour une éventuelle religion. Nous verrons plus loin ce qui les disqualifie. L'important, pour le moment, c'est que notre intuition les désigne comme impropres à devenir des idées religieuses.

Vous n'êtes peut-être pas entièrement convaincu et vous vous dites peut-être qu'après tout, dans quelque lointaine contrée, ces idées pourraient fort bien constituer des croyances religieuses. Considérez toutefois cette liste de candidates plus sérieuses:

[14] Il n'existe qu'un dieu ! Il sait tout ce que nous faisons.

[15] L'âme des morts rend parfois visite aux vivants.

[16] Lorsque les gens meurent, leur âme revient parfois dans un autre corps.

[17] Certains morts continuent à marcher. Ils ne peuvent plus parler, ils ne savent plus ce qu'ils font.

[18] Il arrive que certaines personnes s'évanouissent et se mettent à parler bizarrement. C'est parce que Dieu s'exprime "à travers" elles.

[19] Nous vénérons cette femme parce que c'est la seule à avoir jamais conçu un enfant sans rapport sexuel.

[20] Nous prions cette statue parce qu'elle écoute nos prières et nous aide à obtenir ce que nous désirons.

Ces nouvelles propositions semblent bien meilleures que les précédentes. On se dit qu'un prophète pourrait attirer des foules ou une secte recruter des adeptes sur la base de ces idées. Mais j'ai triché, comme vous l'avez sûrement remarqué. J'ai emprunté ces propositions à des religions occidentales ou connues des Occidentaux. Qui n'a entendu parler de la réincarnation bouddhiste [16], des zombis haïtiens [17] ou des gens qui prient des statues [20]?

Pour l'instant, notre pseudo-expérience ne semble démontrer qu'une chose: nous estimons qu'un concept peut être religieux lorsque nous savons déjà qu'il l'est. Ce n'est pas vraiment une découverte spectaculaire.

Cependant, notre intuition est plus performante que cela. Ce n'est pas le fait de les connaître qui distingue les bons des mauvais concepts. Nous sommes parfaitement capables de repérer les concepts qui feraient de "bons" concepts religieux, même s'ils nous sont inconnus. Voyez vous-mêmes:

[21] Certaines personnes disparaissent lorsqu'elles ont vraiment soif.

[22] Autour de nous rôdent des créatures invisibles qui ne boivent que de l'eau de Cologne. Si quelqu'un entre en transe et se met à réclamer de l'eau de Cologne, c'est qu'un de ces êtres a pris le contrôle de son corps.

[23] Certaines personnes ont dans l'estomac un organe invisible qui s'envole pendant leur sommeil. Il attaque les gens et boit leur sang.

[24] Cette montre est spéciale, elle sonne quand vos ennemis complotent contre vous.

[25] Certains arbres se souviennent des conversations qui ont été tenues à l'ombre de leur feuillage.

[26] Cette montagne-là mange des aliments et les digère. De temps en temps, nous lui faisons des offrandes de nourriture pour qu'elle reste en bonne santé.

[27] Cette rivière veille sur nous. Si elle découvre qu'un inceste a été commis, elle se mettra à couler vers sa source.

[28] La forêt nous protège. Elle nous donne du gibier si nous chantons pour elle.

Même si vous ne connaissez pas de société humaine les ayant adoptées, vous trouverez certainement que ces propositions ont l'air de concepts religieux.(J'ai inventé certaines d'entre elles, et emprunté les autres à des systèmes religieux existants. Vous aurez peut-être envie de deviner lesquelles. La réponse se trouve un peu plus loin.) Mais si claires que soient nos intuitions, elles laissent bien des questions en suspens. Nous avons l'impression que la première liste est "mauvaise" et les deux autres "meilleures" mais à quoi est due cette impression? Après tout, nos intuitions ne sont pas toujours fiables. Il existe peut-être des endroits où les affirmations de la première liste font partie de la religion locale. En outre, l'intuition ne nous indique pas de limites précises pour la série des "bonnes" candidates, pas plus qu'elle ne nous explique pourquoi certaines idées sont meilleures que d'autres.

Alors pourquoi faire appel à l'intuition? Le but de cette "expérience" était de montrer que si nos intuitions sont relativement stables, c'est parce que nous appliquons des règles sans le savoir. On peut avoir

l'intuition qu'une phrase est incorrecte sans pouvoir expliquer pourquoi(comparez par exemple: "Je te le donne" et "Je lui le donne"). L'intuition est un point de départ utile pour des investigations plus sérieuses.

Revenons à nos concepts religieux. Si nous sentons intuitivement que certains concepts sont meilleurs que d'autres, c'est parce qu'ils sont élaborés selon certaines recettes mentales. Il suffit de déterminer quelles sont ces recettes, quels ingrédients elles utilisent et comment elles les accommodent pour comprendre pourquoi certains types de concepts se retrouvent dans tant de traditions religieuses et d'autres pas.

La religion n'est-elle qu'une question d'étrangeté?

À première vue, il ne semble pas difficile de déterminer quels sont les caractères les plus fréquents des religions. Il suffit de recueillir suffisamment d'exemples dans le monde entier et de les comparer. Dans Middlemarch de George Eliot, le savant Casaubon se livre précisément à cet exercice. Pour trouver "la clé de toutes les mythologies", il a réuni des milliers de mythes provenant de milliers d'endroits. Dans la réalité, l'historien victorien des religions James George Frazer a fait précisément cela et publié un interminable voyage à travers les mythes et les religions du monde, Le Rameau d'or.

Ce n'est pas la démarche que je vais suivre. Tout d'abord, même si c'était un procédé de recherche habituel en anthropologie, je ne vois pas pourquoi je devrais infliger un tel pensum à mes lecteurs. Mais en plus, cela ne sert à rien. Il n'est pas surprenant que la quête de Casaubon reste vaine et que son magnum opus ne voie jamais le jour. Il n'est pas surprenant non plus que Le Rameau d'or ne soit qu'une compilation stérile. Les catalogues n'expliquent rien.

Pour nous en convaincre, revenons à notre pseudo-expérience. Qu'est-ce qui explique la différence entre les listes? Première raison possible: les idées religieuses invoquent systématiquement des entités ou agents imaginaires ayant des propriétés étranges, des choses et des événements que l'on ne rencontre jamais dans le monde réel. C'est une conception très courante de la religion.

Prenez par exemple certaines phrases de la première liste:

[1] Les gens vieillissent; un jour ils cessent de respirer: ils meurent, et c'est fini.

[2] Si on lâche cet objet rituel, il tombe vers le bas et finit par toucher le sol.

[4] Les morts ne parlent pas(et ne marchent pas)

et comparez-les avec deux propositions de la deuxième liste:

[16] Lorsque les gens meurent, leur âme revient parfois dans un autre corps.

[20] Nous prions cette statue parce qu'elle écoute nos prières et nous aide à obtenir ce que nous désirons.

Le problème avec les phrases [1], [2] et [4], c'est qu'elles expriment des choses que nous savons tous. Elles sont bien trop "banales" pour fonder une religion. À l'inverse, les phrases [16] et [20] surprennent en ce sens qu'elles décrivent des processus et des actions qui ne font pas partie de notre expérience ordinaire.

Mais cette solution n'en est pas une. La théorie de l'"étrangeté" a deux défauts évidents, et rédhibitoires. Premièrement, elle prétend que les concepts religieux concernent des objets ou des événements qui échappent à l'expérience. Or les mystiques du monde entier peuvent témoigner de leurs rencontres avec des êtres divins. Et les phénomènes de possession se retrouvent dans de nombreuses cultures. Quelqu'un entre en transe ou dans un autre état bizarre et se met à délirer ou à dire des choses sensées d'une voix très étrange. Les personnes présentes diront que cette conduite est due à un dieu ou à un esprit qui a "possédé" la personne. Elles semblent donc avoir une expérience directe de ce qui se produit lorsqu'un esprit ou un dieu est là. Sans aller si loin, bien des gens dans le monde voient des fantômes ou rêvent de leurs ancêtres. Puisque beaucoup de concepts religieux impliquent des choses et des personnes que les gens rencontrent, ou du moins croient rencontrer, il serait malvenu de les qualifier d'"étranges". Deuxièmement, si cette hypothèse était vraie, les concepts religieux seraient variables à l'infini. Car le domaine de ce qui échappe à l'expérience quotidienne est en principe sans limites. Or nous avons vu que certains concepts, si étranges soient-ils paraissent peu susceptibles de fonder une religion. Exemple:

[11] Il n'existe qu'un dieu ! Il est tout-puissant. Mais il n'existe que le mercredi.

Voilà bien qui est "étrange", "surprenant" et certainement pas conforme du tout à notre expérience quotidienne. Les conférences, les concerts ou les marchés peuvent n'avoir lieu que le mercredi, mais les dieux, comme les hommes, ont une existence continue. Ils ne peuvent pas exister à un moment donné, puis un peu plus tard mais pas entre-temps. Pourtant bien qu'elle soit étrange ce type de croyance n'est pas répandu - je serais même surpris que cette description d'un dieu puisse

être adoptée où que ce soit. L'étrangeté n'est donc pas un critère suffisant pour qu'un concept puisse être retenu comme religieux.

L'hypothèse de l'étrangeté souffre d'un autre défaut majeur: elle est circulaire. Comment déterminer que telle chose fait ou ne fait pas partie de notre expérience "ordinaire"? Notre notion de l'"ordinaire" n'est pas forcément la même que celle d'autres cultures. L'idée d'êtres invisibles qui boivent de l'eau de Cologne n'est sans doute pas ordinaire, sinon personne ne la trouverait assez intéressante pour l'inclure au nombre de ses concepts surnaturels. Mais en disant cela nous posons comme allant de soi précisément ce que nous voulons démontrer.

Pourquoi donc perdre notre temps avec cette théorie bancale? Parce qu'elle montre ce qui arrive quand on compare les phénomènes religieux avec autant de légèreté. Bien des gens, dans le passé, ont essayé de dégager des thèmes, des idées ou des archétypes communs à toutes les religions. Dans l'ensemble, l'entreprise n'a pas été couronnée de succès. Tous partaient du principe que la religion, quelle qu'elle soit, doit avoir un rapport avec le sacré, le divin, l'ultime réalité ou, plus bizarrement, que toutes les religions concernaient le soleil, les planètes, le sang, la peur du père, ou le culte de la nature. Mais les cultures humaines ne sont pas aussi simples. Pour chacun de ces thèmes, qui paraissaient très généraux, les anthropologues ont rapidement trouvé une foule de contre-exemples. Par exemple, on pensait que les artefacts religieux étaient nécessairement des objets "sacrés", traités avec respect. Ainsi dans bien des régions d'Afrique les gens portent des masques richement travaillés pendant certaines cérémonies. La personne qui met le masque est censée devenir l'esprit ou l'ancêtre représenté. Le masque est donc un objet aussi "religieux" que possible. Quand bien même: une fois la cérémonie terminée, on le jette sans ménagement et ce sont les enfants qui finissent par jouer avec. Pour accommoder cela avec une description de la religion comme étant "sacrée", il faudrait dire ou bien que ces gens-là n'ont pas de religion ou bien qu'ils ont une conception très particulière du "sacré"[1].

La confusion vient de ce que l'on reste à la surface des concepts religieux. Imaginons que vous êtes un anthropologue martien. Vous avez observé que tous les Terriens ont besoin de nourriture pour vivre. Vous pourriez goûter les différents types de nourriture du monde entier et tenter de leur trouver des points communs. Cela vous demanderait des efforts considérables pour un résultat incertain. Vous vous direz sans doute qu'il existe énormément de façons de cuisiner sur Terre et aucun moyen simple de déterminer ce qu'elles ont en commun. Imaginons maintenant que vous êtes un bon anthropologue martien. Vous étudiez

la chimie de la cuisine et découvrez qu'il n'existe que quelques façons d'accommoder les aliments(marinade, salaison, rôtissage, fumage, grillade, etc.) et un nombre important mais limité d'ingrédients. Vous pourrez donc en conclure que la variété apparemment infinie des plats consommés par les Terriens s'explique par la combinaison d'un ensemble limité de techniques et d'un ensemble limité de matériaux. Eh bien, on peut faire de même avec les concepts religieux, quitter la table, passer en cuisine et observer comment les concepts sont concoctés dans l'esprit.

L'acquisition de nouveaux concepts

Au chapitre précédent, j'ai donné une description très simplifiée de ce qui se passe lorsqu'un enfant acquiert une information nouvelle, par exemple lorsqu'il voit un morse, animal peu courant, donner naissance à un petit. Grâce à un schéma conceptuel assez semblable à un formulaire avec des cases vides, l'enfant en déduit que tous les morses donnent naissance à des petits morses vivants. Ce que j'ai dit des enfants s'applique également aux adultes, chaque fois qu'ils ajoutent une nouvelle information à leur encyclopédie mentale.

Pour montrer comment cela se passe, permettez-moi d'introduire de nouveaux concepts, à commencer par le suivant:

Les zygons sont les seuls prédateurs des hyènes

Avant de lire cette phrase, vous saviez que les chats naissent d'autres chats, les éléphants, d'éléphants, etc. À présent, vous pensez sûrement que les zygons naissent d'autres zygons. Voici ce qui s'est passé:

1. On vous a proposé une nouvelle étiquette: zygon.

2. Vous avez créé un nouvel article, ZYGON, dans votre encyclopédie mentale.

3. Vous l'avez placé dans la section ANIMAUX de l'encyclopédie.

4. Cela a immédiatement activé le schéma ANIMAL qui a transféré des informations dans l'article ZYGON, entre autres: "les zygons ne se fabriquent pas, ils naissent d'autres zygons", "si on coupait un zygon en deux, ça le tuerait probablement", "les zygons doivent se nourrir pour survivre", etc. Ce processus est résumé par le diagramme suivant:

La nouvelle information active une information ancienne pour produire une nouvelle entrée de l'encyclopédie. Et cela ne se limite pas au règne animal. Considérez l'exemple suivant:

Un rebanneur coûte cher mais les ébénistes en ont besoin
pour travailler le bois

Vous saviez déjà que les téléphones ne grandissent pas, ne mangent pas et ne dorment pas, pas plus que les motos ou les tournevis. À présent, vous pensez que les rebanneurs ne peuvent ni grandir ni manger ni dormir, ce qui peut s'illustrer de la façon suivante:

Un peu de terminologie

Je dois ici expliquer certains termes dont nous aurons besoin par la suite:

Inférence. Certaines des idées que vous avez maintenant sur les zygons s'appellent des inférences parce qu'elles ne faisaient pas partie des informations que je vous ai données. Vous les avez inférées. Ce qui se retrouve dans l'esprit lorsqu'on crée un nouveau concept, c'est une combinaison d'éléments nouveaux avec des représentations préalables.

Inférence par défaut. Voyez comme il est aisé de conclure que les zygons naissent d'autres zygons ou qu'ils ne sont pas fabriqués dans des usines. Il suffit de "lire" ce que dit votre encyclopédie mentale sur les animaux en général. Je n'ai pas précisé que les zygons avaient quoi que ce soit d'exceptionnel. Vous avez donc supposé, comme première approximation, que vous pouviez appliquer aux zygons tout ce que vous saviez sur les animaux en général. Cela crée une certaine représentation du nouvel objet qui est considérée comme vraie tant que rien ne vient la contredire. Une inférence ainsi formée s'appelle une inférence par défaut. C'est un terme issu de l'informatique: tant qu'on ne modifie pas leur configuration de départ, on dit que les ordinateurs sont dans leur configuration "par défaut".

Attentes. Vos opinions sur les zygons et les rebanneurs sont conjecturales. Il n'est pas absolument impossible que les zygons soient des animaux exceptionnels qui survivent à la dissection, ne mangent ni ne grandissent jamais. Peu importe, pour le moment. Intéressons-nous à vos attentes concernant les zygons et les rebanneurs, même si vous vous trompez. Le cerveau est intelligent en ceci qu'il considère non seulement ce qui s'est passé mais pourquoi cela s'est produit et ce qui peut en découler.

Catégories ontologiques. Ce sont les termes les plus importants. Tous les concepts ne sont pas semblables. Les plus abstraits, ANIMAL, par exemple, mais aussi ARTEFACT ou PERSONNE ou NOMBRE, sont appelés des "catégories ontologiques", c'est-à-dire des catégories décrivant les genres de choses les plus généraux, pour les distinguer de concepts plus concrets comme CHAT, TÉLÉPHONE ou ZYGON. Les catégories ontologiques contiennent toutes sortes d'inférences par défaut qui nous aident à acquérir de nouveaux concepts comme REBANNEUR sans avoir

à ré-acquérir des informations comme "les rebanneurs ne dorment pas", "les rebanneurs ne mangent pas de pain", etc.

Les catégories ontologiques comme ANIMAL ou ARTEFACT sont des schémas conceptuels. Nos prévisions concernant les animaux ne sont pas le simple résultat de nombreuses interactions avec des animaux. Elles diffèrent de ce genre d'accumulation un peu limitée sur deux points. Tout d'abord, nos spéculations concernent divers aspects des animaux dont nous ne savons rien. Par exemple, si nous ouvrons le ventre d'un tigre pour examiner ses organes internes, nous supposons que ce que nous allons trouver sera semblable chez tous les autres tigres. Inutile d'éventrer un grand nombre de tigres, d'établir des statistiques et d'en conclure que tous les représentants de la catégorie TIGRE ont probablement la même constitution. Nous en faisons automatiquement l'hypothèse; cela fait partie de nos prévisions. Ensuite, nous établissons toutes sortes de liens entre les faits dont nous disposons. Nous supposons que les tigres mangent des chèvres parce qu'ils ont faim, qu'ils ont faim parce qu'ils ont besoin de nourriture pour vivre, qu'ils attaquent les chèvres plutôt que les éléphants parce qu'ils ne pourraient pas tuer des animaux de très grande taille, qu'ils mangent des chèvres et non de l'herbe parce que leur système digestif ne le supporterait pas, et ainsi de suite. Voilà pourquoi les psychologues qualifient ces concepts de "théories".

Schémas conceptuels et concepts religieux: étape n° 1

Nous n'avons aucun mal à avoir des attentes précises à propos d'objets imaginaires.(Comme vous l'avez sans doute deviné, les rebanneurs et les zygons n'existent pas.) À partir d'un minimum d'informations, nous exploitons spontanément nos catégories ontologiques et les inférences qu'elles contiennent pour élaborer des prévisions particulières. Cela confirme une réalité psychologique tout à fait générale: l'imagination humaine n'est pas un "tout est permis", un méli-mélo intellectuel où toutes les combinaisons conceptuelles sont également possibles et valables dès que l'esprit se libère de ses entraves conceptuelles. L'imagination est au contraire fortement limitée par des structures mentales comme les schémas conceptuels. Le psychologue Tom Ward a mis au point des expériences simples pour illustrer ce point. Il a demandé à des volontaires de dessiner des animaux imaginaires en se permettant toutes les audaces. Les résultats sont effectivement étranges, mais pratiquement tous les dessins respectent certains principes implicites du schéma corporel des animaux. La symétrie bilatérale, par exemple: même si les animaux ont dix pattes, elles sont identiquement réparties de part et d'autre du

corps. Autre exemple, les animaux se déplacent tous dans la direction de leurs organes sensoriels: s'ils possèdent dix yeux, deux au moins sont placés sur le devant du corps. On a beau se lâcher, on ne se débarrasse pas facilement de ses présupposés intuitifs. Cela n'est pas une découverte. Des philosophes comme Emmanuel Kant ont affirmé que la structure des concepts ordinaires constitue l'épine dorsale des envolées apparemment fantasques de l'imagination. La nouveauté, c'est que nous disposons aujourd'hui d'une bien meilleure description de la façon dont les concepts ordinaires structurent les productions imaginaires [2].

Cela s'applique également aux concepts religieux. Ceux-ci sont en fait des combinaisons particulières de représentations mentales qui respectent deux conditions. La première est qu'ils violent certaines prédictions des catégories ontologiques. La seconde est qu'ils en préservent d'autres. Pour rendre la chose plus claire, reprenons certains exemples d'idées religieuses possibles, sinon avérées:

[25] Certains arbres se souviennent des conversations qui ont été tenues à l'ombre de leur feuillage.

[22] Autour de nous rôdent des créatures invisibles qui ne boivent que de l'eau de Cologne. Si quelqu'un entre en transe et se met à réclamer de l'eau de Cologne, c'est qu'un de ces êtres a pris le contrôle de son corps.

Notez bien que ces phrases décrivent des types particuliers de catégories plus générales. Par exemple, un ébénier de ceux décrits par [25] est une PLANTE ayant des propriétés spéciales. La phrase [22] concerne des PERSONNES ayant des propriétés spéciales. Les plantes décrites dans l'affirmation [25] diffèrent des autres plantes et les personnes décrites dans [22] ne ressemblent pas à tout le monde. C'est généralement le cas de tous les concepts religieux. Ils décrivent(plus ou moins clairement) un nouvel objet en spécifiant(i) sa catégorie ontologique et(ii) des traits spécifiques qui sont différents de ceux des autres membres de la même catégorie ontologique. Pour reprendre le même type de diagramme que précédemment, voici à quoi ressemble une représentation minimale de ces ébéniers "spéciaux"(voir diagramme ci-contre).

On pourrait étendre ce procédé à tous nos exemples, mais au lieu d'établir un diagramme par cas nous pouvons résumer le processus à l'aide d'une formule.

[25] Ébénier spécial -> {traits communs à toutes les PLANTES} + se souvient des conversations.

Cela signifie que, pour élaborer la représentation d'un nouvel objet(un

ébénier spécial), vous prenez la catégorie PLANTE, vous copiez l'information relative à toutes les plantes(vos prédictions par défaut) et vous y ajoutez une "étiquette" signalant ce que cette plante a de spécial. Cela peut s'appliquer aux autres exemples de concepts religieux. Voici ce que cela donne pour les exemples qui nous sont familiers:

[14] Dieu omniscient -> {PERSONNE} + pouvoirs cognitifs spéciaux.

[15] Revenants -> {PERSONNE} + pas de corps matériel.

[16] Réincarnation -> {PERSONNE} + pas morte + autre corps disponible.

[17] Zombis -> {PERSONNE} + pas de fonctions cognitives.

[18] Possédés -> {PERSONNE} + non-contrôle de la parole.

[19] Vierge mère -> {PERSONNE} + trait biologique spécial.

[20] Statue qui écoute -> {ARTEFACT} + fonctions cognitives.

Le principe est le même pour les concepts plus exotiques. Même si nous ignorons tout du contexte culturel spécifique de ces descriptions, nous pouvons voir comment chacune d'entre elles contient une catégorie ontologique particulière et une caractéristique spéciale:

[21] Personnes assoiffées qui disparaissent -> {PERSONNE} + biologie, physique spéciales.

[22] Esprits buveurs d'eau de Cologne -> {PERSONNE} + invisible + boit du parfum.

[23] Personnes dotées d'organes volants -> {PERSONNE} + organe supplémentaire.

[24] Montre-espion -> {OBJET ARTIFICIEL} + détecte les ennemis.

[26] Montagne gourmande -> {OBJET NATUREL} + digestion.

[27] Rivière gardienne -> {OBJET NATUREL} + horreur de l'inceste.

[28] Forêt gardienne -> {OBJET NATUREL} + aime la musique.

C'est là, bien évidemment, une description très simplifiée. Mais elle présente un avantage: cette manière de résumer les concepts religieux met en lumière une de leurs propriétés. Tous ces items de l'encyclopédie mentale incluent une entrée ontologique(entre accolades) et une "étiquette" signalant leurs caractéristiques spéciales. Ces étiquettes semblent très diverses, mais elles ont une propriété commune: L'information qu'elles contiennent contredit une partie de celle fournie par la catégorie ontologique.

Dans la mesure où cette propriété est importante, permettez-moi de

m'y attarder un peu. Lorsque l'identification d'un objet active une catégorie ontologique comme ANIMAL, cela déclenche toutes sortes d'attentes. Or il semble que les concepts énoncés ci-dessus(i) activent ces catégories et(ii) produisent un résultat qui va à rencontre de ce que stipule leur catégorie: des PERSONNES(donc pourvues de corps) sans corps, des OBJETS NATURELS(donc sans organes) dotés de fonctions physiologiques, des PLANTES(donc inanimées) qui s'animent et des ARTEFACTS(donc sans vie ni cognition) doués de vie ou de cognition. En bref, les concepts religieux incluent systématiquement des informations contraires à certaines attentes produites par la catégorie activée.

Remarquez que ces informations spéciales ne sont pas nécessairement surprenantes. Si vous possédez le concept de "personnes-invisibles-buvant-de-l'eau-de-Cologne", si tout le monde autour de vous en parle, vous ne pouvez être surpris, désorienté, chaque fois que l'on évoque ces entités. Elles font partie de votre monde. De la même façon, ni les chrétiens ni les musulmans ne sont surpris lorsqu'on mentionne devant eux l'idée qu'un être tout-puissant les surveille en permanence. C'est une notion qui leur est familière. Mais ces concepts n'en sont pas moins "contraires à l'intuition", au sens que j'emploie ici, c'est-à-dire "comportant des informations qui contredisent une information fournie par la catégorie ontologique". Dans un des chapitres suivants, je montrerai comment nous détectons l'information contenue par une catégorie ontologique.

Activité biologique contraire à l'intuition

Pour illustrer comment ces formules plutôt sèches s'appliquent à de vrais concepts, je vais me pencher sur le cas des caractéristiques biologiques "spéciales". Notre encyclopédie mentale spécifie que les membres de certaines catégories ontologiques(ANIMAL - PERSONNE - PLANTE) possèdent des propriétés biologiques. Lorsqu'on prête des propriétés biologiques à un membre d'une catégorie qui, logiquement, n'en contient pas, on viole les attentes intuitives fournies par la catégorie en question.

Pour les Aymara, peuple des Andes, une certaine montagne est en fait un corps vivant doté d'un tronc, d'une tête, de bras et de jambes. Ils lui attribuent aussi des propriétés physiologiques: elle "saigne" et elle "se nourrit" de la viande des animaux qu'on lui sacrifie. Des cœurs et des fœtus de lamas lui sont ainsi offerts dans des sanctuaires en échange de la fertilité des champs. Des devins "pompent le sang et la graisse [sacrificiels], principes de vie et d'énergie, vers le reste du corps... de la montagne". Tout un ensemble d'actes rituels et d'hypothèses

explicatives est fondé sur ce transfert de propriétés biologiques, d'ordinaire réservées aux animaux, aux plantes et aux personnes, vers ce qui est normalement considéré comme un objet inerte [3].

Car les Aymara ne vivent pas dans un monde extravagant où toutes les montagnes seraient des organismes vivants dotés d'un système digestif, comme les lamas, les hommes et les chèvres. Pour eux, seule cette montagne-là a certaines caractéristiques physiologiques. Dans les Andes comme partout ailleurs dans le monde, il va de soi que la plupart des montagnes sont des objets inanimés comme les pierres et les rivières. D'ailleurs, la notion d'une montagne dotée d'un système digestif ne retient l'attention que si elle se détache sur cet arrière-plan logique.

Nous "savons" tous qu'un animal appartient à une espèce et une seule. Et nos intuitions en la matière vont bien plus loin que la simple apparence physique. Par exemple, tout le monde(même les petits enfants) "sait" que les membres d'une même espèce sont tous pareils "à l'intérieur": les entrailles de toutes les vaches se ressemblent, de même que celles des girafes. Or les concepts surnaturels violent souvent ce principe. Ainsi, dans la geste épique sumérienne de Gilgamesh, l'ami du héros, Enkidu, est moitié homme, moitié animal. Dans les récits fang, le foie et l'estomac de certains héros sont en fer, ce qui est censé expliquer leur invulnérabilité. Pour citer un exemple religieux plus familier, le concept d'une femme devenue mère sans avoir eu de rapports sexuels participe de ce schéma général: c'est un être humain comme vous et moi mais elle ne se reproduit pas comme les autres membres de son espèce(propriété physiologique contraire à nos attentes intuitives).

Selon les Fang encore, certaines personnes possèdent un organe interne appelé evur qui leur confère des talents remarquables. Les individus qui savent bien parler, ceux qui réussissent particulièrement bien dans les affaires, ceux dont les récoltes sont plus qu'abondantes auraient cet evur, qui serait une sorte de petit organe logé dans l'estomac. On naît avec ou sans evur, bien que ce soit difficile à vérifier. La façon dont cet organe affecte la personne dépend évidemment des circonstances, c'est pourquoi sa présence peut expliquer aussi bien des qualités individuelles(talents ou beauté) que des mauvaises actions mystérieuses. En règle générale, la maladie et la malchance sont attribuées à cet organe spécial. Certains possesseurs d'evur sont soupçonnés de s'en prendre à d'autres personnes, de boire leur sang et d'attirer sur elles le malheur, la maladie ou même la mort. De fait, pratiquement tous les gens qui réussissent sont, d'une manière ou d'une autre, soupçonnés d'avoir commis des meurtres par sorcellerie pour s'arroger les biens ou les talents de leurs victimes.

La représentation de l'evur active certaines attentes biologiques intuitives et en viole d'autres. Comme nous l'avons vu, nous faisons spontanément des hypothèses sur les caractéristiques internes des espèces animales. Les tigres sont agressifs mais les poulets ne le sont pas, les tigresses mettent au monde des petits vivants mais les poules pondent des œufs. Cela n'est dû ni à l'environnement ni à l'alimentation des poulets et des tigres. Des différences de comportement aussi manifestes sont nécessairement causées par des différences internes. En revanche, nous ne nous attendons pas à trouver des différences internes aussi importantes entre les membres d'une même espèce: tous les tigres et tous les poulets sont censés posséder les mêmes organes(à l'exception des organes sexuels). C'est sur ce point que le concept d'evur viole nos intuitions spontanées, puisqu'il implique que certaines personnes ont des organes que les autres ne possèdent pas.

L'appartenance "essentielle" et permanente à(une fois né aardvark, on le reste) fait partie de nos attentes intuitives. Il n'est donc pas surprenant que les métamorphoses soient fréquentes dans les histoires surnaturelles. Les gens se transforment en animaux, les animaux en montagnes ou en pierres, etc. Mais ces concepts montrent une fois de plus que l'imagination surnaturelle est bien plus structurée qu'on ne peut le penser.

Tout d'abord, la transformation n'est généralement pas complète. Le prince "changé en crapaud" n'est pas vraiment devenu crapaud sinon l'histoire s'arrêterait là. Ce nouveau crapaud se livrerait aux activités habituelles à son espèce, louables en elles-mêmes mais d'un intérêt narratif limité. Ce qui retient l'attention du lecteur ou de l'auditeur c'est qu'un esprit humain, celui du prince, est prisonnier d'un corps de crapaud, ce qui est bien plus intéressant.

Ensuite, le choix des espèces ou des objets est limité par les catégories ontologiques. Les psychologues Frank Keil et Michael Kelly ont analysé des quantités de récits mythologiques et folkloriques pour déterminer ce qui se transformait, en quoi cela se transformait et avec quelle fréquence. Leurs résultats montrent que la plupart des métamorphoses mythiques se produisent entre catégories ontologiques proches. Les êtres humains sont changés en animaux plus souvent qu'en plantes, en mammifères et en oiseaux plus souvent qu'en insectes et en microbes; les animaux sont changés en d'autres animaux et en végétaux plus souvent qu'en objets naturels inertes. Les hommes et les animaux sont rarement transformés en artefacts. Or en quoi deux catégories ontologiques sont-elles "proches"? Simplement en ce qu'elles possèdent de nombreuses inférences en commun. Transformer un prince en

crapaud ne pose pas de problème parce que les crapauds sont des êtres animés qui vont où bon leur semble, ont des buts, des intentions, etc. On peut donc continuer à produire toutes sortes d'inférences à propos d'un personnage devenu animal. On peut dire de lui qu'il sait pouvoir être sauvé par une princesse, qu'il espère en rencontrer une, qu'il essaie d'obtenir un baiser, etc. Tout cela serait difficile à imaginer si le prince était devenu un géranium en pot, et bien plus encore s'il se changeait en carburateur [4].

Ces deux caractéristiques - métamorphoses incomplètes et opérées entre des catégories proches - sont liées. Toutes deux contribuent à préserver les inférences que permet le concept. Bien sûr, les gens ne sont généralement pas conscients des conséquences de ces choix ontologiques. Mais ou bien ces concepts produisent des inférences riches ou bien ils n'en produisent pas: c'est cela qui fait la différence entre les bonnes et les mauvaises histoires.

Cette analyse des métamorphoses surnaturelles laisse parfois les gens dubitatifs, comme j'ai eu l'occasion de le constater. "Il y a sûrement(disent-ils) quelque chose de louche dans un modèle qui décrit les métamorphoses comme contraires à nos attentes intuitives. Car il s'en produit réellement ! Les chenilles deviennent des papillons. C'est un processus naturel". C'est ici qu'il est important d'avoir un modèle précis(ou d'être attentif aux caractéristiques précises du modèle, si je puis dire). Je n'ai pas dit que nos catégories et principes ontologiques constituent toujours des descriptions vraies ou exactes de ce qui se passe dans notre environnement. Elles produisent simplement des attentes intuitives, rien de plus. Si vous supposez que les chenilles et les papillons sont des espèces différentes, la transformation des chenilles en papillons viole le principe intuitif selon lequel les organismes ne peuvent changer d'espèce. Bien entendu, on peut s'en sortir en considérant chenilles et papillons comme des membres de la même espèce à des stades différents d'un processus de croissance exceptionnel. Mais cela viole notre vision intuitive de ce type de processus, selon laquelle la croissance produit une version plus grande et plus complexe du schéma corporel initial, et non deux types d'animaux radicalement différents. Pour résumer, de quelque façon qu'on la représente, une métamorphose viole nos attentes intuitives, développées dès l'enfance, par rapport à la catégorie ontologique ANIMAL. De fait, bien d'autres aspects réels du monde naturel sont contraires à nos intuitions biologiques.

Propriétés mentales contraires à l'intuition

Dans un autre domaine, nous produisons un type très fréquent de

concept surnaturel en prêtant à divers objets ou plantes des propriétés mentales leur permettant de percevoir ce qui se passe autour d'eux, de comprendre ce que disent les gens, d'avoir une mémoire et des intentions. Dans le premier chapitre, j'ai fait brièvement allusion aux statuettes qui servent d'auxiliaires aux chamans cuna. Plus près de nous, on peut donner l'exemple des gens qui prient les statues de dieux, de saints ou de héros. Mais les objets fabriqués ne sont pas les seuls à être "animés" de la sorte, on trouve aussi des choses vivantes. Les Pygmées de la forêt Ituri disent par exemple que celle-ci est vivante, qu'elle a une âme, qu'elle "veille sur eux" et se montre particulièrement généreuse envers les individus sociables, aimables et honnêtes, lesquels attrapent beaucoup de gibier parce que la forêt apprécie leur conduite.

Pour une illustration plus fouillée de ce phénomène, revenons au culte des ébéniers, récemment apparu chez les Uduk du Soudan, tel qu'il a été décrit par Wendy James. Pour ces gens, les ébéniers ont donc des capacités qui les distinguent des autres plantes et objets naturels. Ils peuvent épier les conversations que les villageois préfèrent tenir à l'abri des oreilles indiscrètes. Du fait de leur position, ces arbres peuvent aussi "connaître les actions des arum(les âmes, les esprits, y compris les personnes qui n'ont pas été correctement inhumées), des dhatul(sorciers) et autres sources d'activité psychique [5]".

Si les ébéniers se contentaient d'archiver les conversations, les projets et les conspirations, cela n'aurait que peu d'intérêt(rappelez-vous nos exemples d'esprits qui oublient tout instantanément ou de dieux incapables de savoir ce qui se passe sur Terre). Mais ils peuvent "révéler" ce qu'ils ont entendu. Pour s'en informer, le devin doit cueillir un rameau d'ébénier, le brûler et le plonger dans un bol d'eau. La façon dont le bois se consume et les dessins que forme sa cendre à la surface de l'eau délivrent au devin le message attendu. Ces indices révèlent non seulement la nature du problème mais aussi comment le résoudre, en indiquant par exemple dans quelle direction se trouve un âme retenue prisonnière par un sorcier.

Ce concept n'est pas le produit d'une imagination délirante: il permet des inférences précises dans des limites étroites. Par exemple, les ébéniers ne peuvent enregistrer ni une chose qui ne s'est pas produite ni un événement avant qu'il ait lieu. Cela peut paraître évident parce que j'ai utilisé le mot "enregistrer" mais c'était mettre la charrue avant les bœufs. Nous parlons(les Uduk et moi) d'"enregistrement" précisément parce que la façon dont les ébéniers acquièrent les informations est définie par ces contraintes. D'où viennent ces contraintes? Les Uduk n'étant pas des théologiens, peu d'entre eux perdraient leur temps à

spéculer sur des questions pareilles. Mais on peut obéir à de telles contraintes sans en posséder une théorie explicite. Si les arbres enregistrent seulement "ce qui se passe", c'est parce qu'ils fonctionnent, pour ainsi dire, comme nos yeux et nos oreilles qui ne peuvent s'empêcher de voir et d'entendre "ce qui se passe". Intuitivement, nous "savons" que notre esprit forme des impressions lorsque survient un événement et parce qu'il survient, et nous supposons qu'il en va de même pour celui des ébéniers.

Notre psychologie spontanée est une source d'inférences tellement riche que nous l'utilisons même lorsque certains de ses présupposés de base sont mis en échec. Considérez par exemple un cas typique de possession chez les indigènes de l'île Mayotte, décrit par Michael Lambek. Pendant la transe, la personne "est absente, nul ne peut dire où elle est", de sorte que toute forme de communication habituelle est impossible avec elle. L'idée que quelqu'un puisse être là, vivant, éveillé, tout en n'étant pas là, c'est-à-dire pas conscient, viole une intuition essentielle selon laquelle l'esprit est le "centre exécutif" qui planifie et contrôle le comportement de la personne. Mais les gens de Mayotte n'en restent pas là. Ils supposent non seulement que l'âme du possédé est "partie" mais aussi qu'une autre âme est "entrée en lui": un esprit a investi la personne et l'a prise sous son contrôle. Or, cet esprit est censé posséder les mêmes capacités mentales qu'un humain. On lui parle. On négocie généralement son départ et le retour de l'âme de la personne dans son corps. Ces négociations sont fondées sur le fait que l'on projette tacitement les attentes psychologiques décrites plus haut à propos des fantômes ordinaires. Les esprits sont censés connaître certains faits, avoir des croyances, vouloir que certaines choses se produisent. Ces hypothèses complexes forment l'arrière-plan nécessaire à toute conversation dans ces circonstances singulières.(Les esprits de Mayotte se présentent sous diverses formes. Certains, particulièrement extravagants, veulent absolument boire de l'eau de Cologne et ne partiront qu'après en avoir bu quelques gorgées [6].)

Avec ces exemples, j'ai presque épuisé la liste de concepts religieux inhabituels que j'ai énumérés plus haut, mais pas tout à fait. Il est temps de révéler que - à ma connaissance du moins - le concept d'individus disparaissant lorsqu'ils ont très soif et celui d'une montre capable de tenir vos ennemis à l'œil n'ont pas été répertoriés.(Toutefois, pendant qu'il travaillait au Cameroun, mon ami Michael Houseman a entendu parler d'une montre magique capable de prédire l'heure exacte à laquelle vos amis vous appelleraient - mais personne ne prenait cela très au sérieux.) Le fait que l'inceste puisse déclencher toutes sortes de

catastrophes est un thème courant dans le monde entier, mais j'ai inventé l'histoire du fleuve qui remonterait à sa source. Remarquez que ces concepts imaginaires ne sont ni plus ni moins cohérents que les concepts réels que j'ai cités.

Pourquoi inclure des exemples inventés dans ma liste? Notre but est d'expliquer les concepts religieux effectivement présents dans les cultures, ceux qui sont stables et se retrouvent, sous des formes légèrement différentes, dans le monde entier. Nous avons vu que ceux qui "réussissent" en étant largement répandus possèdent des propriétés précises. Or cela implique que l'esprit humain soit non seulement réceptif aux concepts qu'il possède déjà mais aussi à bien d'autres concepts possibles, dans la mesure où ceux-ci sont formés sur le même modèle. Autrement dit, ce que nous voulons décrire, c'est l'enveloppe des concepts religieux possibles. Et, comme je le montrerai un peu plus loin, nous disposons à présent de moyens expérimentaux permettant de déterminer si de nouveaux concepts surnaturels, fabriqués de toutes pièces, peuvent se répandre ou non.

Schémas conceptuels et concepts religieux: étape n° 2

Les exemples précédents illustrent la première étape de notre recette pour fabriquer des concepts surnaturels: introduire une violation de nos attentes intuitives. Mais ils montrent aussi pourquoi cela ne suffit pas. Comme je l'ai dit, les ébéniers "spéciaux" ont la particularité de comprendre et de retenir ce que disent les gens. Cela produit toutes sortes d'inférences à leur sujet. Ces inférences sont ce qui fait "marcher" le concept, si j'ose dire. Si les ébéniers entendaient mais ne retenaient pas les conversations, ou s'ils retenaient des propos qui n'auraient jamais été tenus, le concept ne fonctionnerait sans doute pas.

Nous pouvons maintenant décrire plus précisément cette distinction entre les concepts "qui marchent" et ceux "qui ne marchent pas", ceux-ci par exemple:

[5] Il n'existe qu'un dieu ! Il est omniscient mais impuissant. Il ne peut rien faire ni influer sur ce qui se passe dans le monde.

[6] Les dieux nous surveillent et voient tout ce que nous faisons ! Mais ils l'oublient aussitôt.

[7] Certaines personnes peuvent voir l'avenir mais elles l'oublient immédiatement.

[8] Certaines personnes peuvent voir l'avenir mais avec seulement une demi-minute d'avance.

[9] Il n'existe qu'un dieu ! Toutefois, il n'a aucun moyen de savoir ce

qui se passe sur terre.

[10] Cette statue est spéciale: elle disparaît chaque fois que quelqu'un pense à elle.

[11] Il n'existe qu'un dieu ! Il est tout-puissant. Mais il n'existe que le mercredi.

[12] Si on fait ce que les esprits demandent, ils vous punissent.

[13] Cette statue est spéciale: on la voit ici, mais en réalité elle est partout dans le monde.

Tous ces concepts contiennent des violations. L'affirmation [7] contredit notre ontologie intuitive parce que celle-ci, comme nous le verrons plus tard, dit des choses très précises sur le fonctionnement de l'esprit. En particulier, pour former des perceptions, notre esprit a besoin que des faits réels se produisent à proximité. C'est à partir de ces perceptions que notre esprit peut se former une opinion sur ce qui s'est passé. Nous savons donc intuitivement qu'il existe un lien de cause à effet qui va des événements vers les perceptions et des perceptions vers les opinions, et non l'inverse. Le fait d'avoir une opinion sur des faits qui ne se sont pas produits viole ces attentes. On peut appliquer le même raisonnement aux autres exemples. Il y a un dieu qui perçoit tout [5]; cela viole notre notion intuitive du mental selon laquelle la perception est toujours centrée sur certains objets et n'a qu'un accès limité à ce qui se passe. L'affirmation [13] viole nos intuitions parce que les objets matériels comme les statues sont censés avoir une localisation unique; ils peuvent être ici ou là mais pas dans deux endroits à la fois, et encore moins partout au même moment.

Voici pourquoi, bien qu'ils contiennent une violation, ces concepts ne sont pas entièrement satisfaisants. Les concepts surnaturels relèvent d'une part d'une catégorie ontologique donnée et d'autre part comportent une "mention spéciale". Dans tous les "bons" exemples que nous avons examinés, la mention spéciale contredit en partie l'information fournie par l'appartenance à la catégorie ontologique. Remarquez que j'ai pris la précaution de dire "en partie". Toute l'information n'est pas contredite, ce point est essentiel. Considérez à nouveau deux de nos meilleurs exemples:

[17] Certains morts continuent à marcher. Ils ne peuvent plus parler, ils ne savent plus ce qu'ils font.

[26] Cette montagne-là mange des aliments et les digère. De temps en temps nous lui faisons des offrandes de nourriture pour qu'elle reste en bonne santé.

Les zombis décrits en [17] relèvent de la catégorie ontologique PERSONNE, la "mention spéciale" est qu'ils ne contrôlent pas leurs propres actes - et, sur ce point précis, ils violent nos attentes intuitives concernant les PERSONNES.(Les personnes dans le coma ou paralysées sont différentes parce qu'elles ne se livrent pas à des séries complexes d'actions. Les zombis se déplacent, transportent des choses, assassinent même des gens, etc.) Mais la mention spéciale laisse intacts les autres aspects de la catégorie PERSONNE. Et c'est une bonne chose, car cette catégorie contient toutes sortes d'informations pouvant servir pour les zombis. Les personnes sont des corps solides pourvus d'une masse. Donc, les zombis aussi. Les personnes occupent une place unique dans l'espace et le temps. Les zombis aussi. Pour aborder des questions moins banales, si vous coupez le bras d'un zombi, le zombi pourra continuer à vivre mais pas le bras ! C'est en tout cas une supposition plausible puisque aucune information ne vient la contredire. Même chose pour la montagne. Elle a beau manger de la viande, elle n'en reste pas moins située dans l'espace, pourvue d'une masse. C'est un corps solide. La plupart des inférences fournies gratuitement par la catégorie ontologique sont toujours valables. C'est le point essentiel de la deuxième condition:

Un concept religieux préserve toutes les inférences par défaut pertinentes, sauf celles qui sont explicitement exclues.

Examinons par exemple les concepts familiers de fantômes ou d'esprits. Ceux-ci ne hantent pas seulement les romans fantastiques et les séances de spiritisme: on les retrouve presque partout dans le monde. Le concept est celui d'une PERSONNE dotée de propriétés physiques violant nos attentes intuitives. Contrairement aux personnes normales, les fantômes peuvent traverser des objets solides comme les murs. Mais, sauf sur ce point, ils se conforment très strictement au concept intuitif de PERSONNE. Imaginez qu'un fantôme se matérialise soudain dans votre salle à manger pendant le repas. Surpris par son apparition, vous lâchez votre cuiller qui tombe dans votre assiette de soupe. Dans une telle situation, vous créerez mentalement une foule de suppositions qui ne seront pas nécessairement conscientes. Vous supposerez, par exemple, que le revenant a vu que vous étiez en train de dîner; il sait donc que vous mangez. De plus, il a certainement entendu votre cuiller tomber dans la soupe et se souvient donc maintenant que vous l'avez laissée tomber. Vous penserez que le fantôme sait que vous êtes là puisqu'il peut vous voir. Vous serez désarçonné mais pas tellement surpris s'il vous demande comment est la soupe. Par contre, vous trouveriez curieux qu'il vous demande

pourquoi vous ne dînez jamais à la maison ou pourquoi vous ne mangez jamais de soupe. En d'autres termes, vous présumerez que le fantôme possède un psychisme. Tous les verbes que j'ai mis en italiques décrivent des activités mentales: des perceptions de ce qui se passe et des opinions formées à partir de ces perceptions. En outre, le psychisme du fantôme semble fonctionner selon certains principes. Par exemple, nous trouverons raisonnable de supposer que le fantôme voit ce qui se passe et croit ce qu'il voit. Il ne nous viendra pas à l'idée qu'il puisse voir ce qu'il croit.

Tout cela peut paraître horriblement banal et, pour paraphraser Groucho Marx, ne vous y trompez pas, c'est effectivement banal. Les qualités que nous prêtons au psychisme des fantômes sont similaires à celles que nous prêtons à notre propre esprit et à celui des gens qui nous entourent. Nos interactions avec les revenants sont modelées par les suppositions qui sous-tendent nos relations avec des personnes plus ordinaires. Cette banalité de notre représentation des fantômes est ce qui lui assure son succès comique; je pense notamment à ce héros de Woody Allen qui revient d'entre les morts pendant une séance de spiritisme pour demander à sa femme combien de temps on doit laisser un poulet dans le four. Dans le monde entier, les hommes pensent que les fantômes et les esprits ont des facultés mentales très ordinaires.

Le processus général qui nous permet de combiner une violation partielle de nos intuitions et les inférences demeurées intactes d'un concept est un phénomène très courant de la pensée humaine, à savoir le raisonnement "par défaut". Observez ces figures:

La plupart des gens diront qu'il s'agit d'"un cercle avec une entaille" et d'"un carré avec une pointe sur le côté droit". Mais ces descriptions ne correspondent à aucune figure géométrique précise, parce qu'un cercle incomplet n'est plus un cercle et un carré avec une pointe a perdu les propriétés qui font de lui un carré. C'est pourquoi les ordinateurs ont beaucoup de mal à reconnaître un cercle et un carré dans ces figures. Il faut une programmation très subtile pour contourner cette difficulté. Le cerveau humain, au contraire, voit spontanément dans ces figures la combinaison de (1) un cas du concept habituel et (2) une variation mineure qui n'affecte qu'une partie des propriétés du concept. Les concepts surnaturels sont construits selon le même principe.

C'est important dans la mesure où cela explique un aspect de la transmission culturelle qui restait mystérieux, le fait que, dans le domaine du surnaturel, les représentations individuelles peuvent être très détaillées, si restreinte que soit l'information de départ. Revenons à

nos fantômes. On vous a certainement dit, à un moment ou à un autre de votre vie, que les fantômes peuvent traverser les murs. Les Fang, eux, apprennent que les fantômes surgissent souvent de nulle part, en plein milieu d'une clairière, et disparaissent de la même façon. Mais personne ne vous a jamais précisé, ni aux Fang ni à vous, que "les fantômes voient ce qui se passe" ou que "les fantômes se souviennent de ce qui s'est passé". Pourquoi? Parce que ce n'est pas la peine: ces inférences évidentes sont produites spontanément par notre esprit, qui applique un principe par défaut.

Dans ce domaine, donc, la transmission culturelle se fait sans difficulté parce que notre esprit contient de nombreuses informations qui complètent les éléments fragmentaires fournis par l'extérieur. Il n'est pas vraiment surprenant que tant d'êtres humains si différents se représentent de la même manière le psychisme des fantômes, bien que personne n'en parle jamais. Les représentations se ressemblent parce qu'on trouve un même schéma conceptuel PERSONNE dans le cerveau de tous les hommes. La transmission culturelle ne coûte pas cher, elle ne nécessite ni beaucoup d'efforts ni beaucoup d'information, dans la mesure où nos schémas conceptuels en fournissent gratuitement la matière, pour ainsi dire.

Ce qui, dans le paranormal, est intuitif

Bien des gens pensent que, dans certaines circonstances au moins, la perception peut outrepasser ses limites. On est alors capable de deviner les pensées des autres, visualiser des événements avant qu'ils ne se produisent, communiquer avec les morts, voyager dans le temps, et ainsi de suite. Sous une forme ou sous une autre, on trouve ces idées dans le monde entier. En outre, beaucoup de gens croient que la pensée peut produire des effets réels. Certains médiums déplaceraient des objets à distance ou les feraient disparaître par le simple pouvoir de leur volonté.

Une de mes amies fang racontait un jour avec beaucoup d'insistance qu'elle avait vu un vieux chaman accomplir un acte extraordinaire. Il avait planté un doigt dans le sol et lui avait ordonné de ressortir dans un autre village, à plusieurs kilomètres de là ! Narguée par les sceptiques de son village("Comment peux-tu affirmer que tu as tout vu alors que ça se passait dans deux endroits différents?") la narratrice a concédé qu'elle n'avait assisté qu'à la première partie de l'événement; mais la ré-émergence du doigt avait été confirmée par des sources dignes de foi. Comme ce dernier argument n'avait fait que redoubler les moqueries, mon amie s'était éloignée, vexée.

On trouve partout dans le monde de telles histoires - et les mêmes réactions d'incrédulité. Mais c'est seulement en Occident que ces croyances occupent une place à part, au point d'être devenues l'objet de l'activité très sérieuse d'individus passionnés qui compilent les récits de ce genre, les classent et pratiquent même des expériences pour tenter de valider ces affirmations extraordinaires. Le psychologue britannique Nicholas Humphrey a étudié cette quête obstinée du paranormal et du miraculeux. Des chercheurs héroïques, persévérants, explorent tous les éléments de preuve possibles, échangent des masses d'informations sur des cas documentés, mettent au point des techniques de plus en plus fines pour en découvrir la causalité surnaturelle. Le fait, regrettable, qu'aucune expérience ne démontre jamais les effets prévus - chaque fois que cela marche, il s'avère que les contrôles ont été insuffisants - ne tempère absolument pas leur enthousiasme. Ils perdent bataille après bataille mais espèrent toujours gagner la guerre.

La principale raison de cet optimisme débridé est une motivation très forte: les gens veulent absolument que tout cela soit vrai. Pourquoi? Comme le souligne Humphrey, l'impact de la science sur les sociétés occidentales modernes y est sans doute pour beaucoup. Dans un contexte culturel marqué par les réussites de la vision scientifique du monde, qui a réfuté l'une après l'autre toutes les affirmations surnaturelles, il existerait une forte tendance à trouver au moins un domaine où la science serait mise en défaut. Longtemps, c'est le domaine du vivant qui a suscité de tels espoirs, puisque la science ne savait expliquer ni la différence entre vivant et non-vivant ni l'évolution d'organismes complexes. La vie devait donc être l'effet d'un élan vital, d'une énergie non physique. Mais la chimie organique, la théorie de l'évolution et la biologie moléculaire ont réduit ces espoirs à néant. Aujourd'hui, il ne resterait donc plus que l'âme et l'idée que les événements mentaux(les pensées, les souvenirs, les émotions et ainsi de suite) sont autre chose que des événements physiques se produisant dans le cerveau. D'où l'espoir de découvrir que la pensée contrevient aux lois de la physique ou agit directement sur la matière [7].

Mais comme le fait remarquer Humphrey, cette explication est insuffisante. La source de cette fascination ne peut pas simplement être que la pensée affecte la matière, parce que cela se produit, sans que cela soit pour autant surnaturel ni même surprenant. Quand vous souriez parce que vous êtes content, c'est un effet de la pensée sur la matière. Quand nous regardons des photos de victimes d'accidents de la route ou d'interventions chirurgicales, notre cœur bat un peu plus vite et la conductivité de notre épiderme change: encore des effets de la

pensée sur la matière. Mais personne ne trouve cela palpitant. Ce qui explique l'attrait de la psychokinésie pour ceux qui y croient, ce n'est pas le fait qu'une intention produise un effet mais qu'elle produise précisément l'effet voulu. Le médium veut que le presse-papiers posé sur la table se déplace de droite à gauche, et il se déplace de droite à gauche: il y a transmission d'une information mentale détaillée, spécifiant que c'est le presse-papiers, pas le verre, qui doit bouger, et qu'il doit le faire de droite à gauche, et non l'inverse. L'information est reçue et convenablement décodée par la cible, et il en résulte le déplacement escompté.

Est-ce surnaturel? En un sens, non. Il arrive constamment qu'une information précise soit reçue par la cible choisie et produise l'effet voulu, puisque c'est ainsi que nous contrôlons notre propre corps. Notre intention de tendre la main vers notre tasse de café provoque le mouvement de la cible choisie(notre main) dans la bonne direction. Ce qui est surnaturel, donc, dans l'exemple du presse-papiers, c'est que la cible est extérieure au corps. Nous avons l'intuition forte que nos pensées ne peuvent contrôler que notre propre corps. C'est en effet comme cela que nous apprenons à interagir avec les objets de notre environnement dans les premiers mois de notre vie, en attrapant, poussant, touchant, etc. C'est l'idée que mes intentions puissent contrôler non seulement ma main mais aussi la poignée de la porte avant que ma main ne la touche qui viole mes attentes intuitives.

La manière dont cette violation est représentée préserve la prédiction intuitive selon laquelle les effets de la pensée sur les objets matériels(notre corps, dans la situation habituelle) sont précisément les effets voulus. Pour mon amie fang, il était naturel que le doigt du chaman resurgisse à l'endroit précis où son propriétaire avait décidé de l'envoyer. Cette propriété est si naturelle que les défenseurs de la psychokinésie la mentionnent rarement. Mais elle est indispensable à toute affirmation surnaturelle, comme le démontre Nicholas Humphrey. Imaginez que je possède des pouvoirs paranormaux d'un type nouveau dont voici les manifestations: lorsque j'essaie magiquement de déplacer mes chaussettes jusqu'au sac de linge sale, cela propulse immédiatement ma tasse à thé dans l'évier de la cuisine; chaque fois que mon amie Lucy est en danger, je rêve que mon ami Jacques mange un gâteau. Cela viole bien mes prédictions intuitives(mes pensées déplacent des objets et des événements éloignés ont un effet direct sur mon esprit) mais il manque les inférences intuitives indispensables. Je pense que l'on pourrait difficilement faire carrière dans le paranormal avec de tels pouvoirs.

Du catalogue du surnaturel
à la théologie expérimentale...

C'est la violation de certaines prédictions intuitives et la préservation de tout un arrière-plan d'inférences qui, prises conjointement, expliquent pourquoi tous les concepts surnaturels ont un air de famille. Pour fabriquer un bon concept surnaturel, il faut décrire quelque chose qui appartienne à une catégorie ontologique. Mais il n'en existe pas énormément. La liste ANIMAL, PERSONNE, ARTEFACT, OBJET NATUREL(rivière, montagne, etc.) et PLANTE est probablement exhaustive. Une fois la catégorie choisie, il faut spécifier la "mention spéciale" qui viole certaines prédictions intuitives de la catégorie tout en préservant l'arrière-plan d'inférences. Mais comme nous l'avons vu, leur nombre est également limité: certaines violations sont des impasses cognitives; on peut les imaginer mais on ne peut pas produire beaucoup d'inférences à partir de la situation ainsi décrite.(Cette statue disparaît lorsqu'on pense à elle? Et alors?)

C'est pourquoi le Catalogue des schémas conceptuels surnaturels, qui épuise l'éventail des concepts culturellement établis, est assez mince. Les personnes peuvent être présentées comme ayant des propriétés physiques spéciales(comme les fantômes et les esprits), des propriétés biologiques spéciales(comme ces dieux qui ne vieillissent ni ne meurent jamais) ou des propriétés psychologiques spéciales(des facultés perceptives illimitées ou le don de prescience). Les animaux, les plantes et les objets naturels aussi peuvent avoir ces caractéristiques. Les artefacts peuvent être dotés de propriétés biologiques(les statues qui saignent) ou psychologiques(elles entendent les prières). On pourrait explorer tous les mythes du monde, tous les contes et légendes, toutes les histoires fantastiques et de science-fiction, tous les dessins animés et toutes les bandes dessinées, et on découvrirait que tous les concepts surnaturels qui y sont décrits, si invraisemblables qu'ils soient, correspondent à cette courte liste de schémas conceptuels sous-jacents. Cependant, cela aurait assez peu d'intérêt. Il y a mieux à faire. D'abord, nous n'avons pas encore expliqué pourquoi ces combinaisons de concepts sont si performantes que l'imagination surnaturelle semble condamnée à les ressasser indéfiniment. Ensuite, nous n'avons pas encore expliqué pourquoi certaines de ces combinaisons sont plus fréquentes que d'autres. Enfin, il nous reste à dire pourquoi certains concepts surnaturels sont pris très au sérieux, comme des représentations d'êtres et d'objets réels ayant des conséquences réelles sur la vie des gens. Tout cela est sans doute plus gratifiant et certainement plus urgent que de répertorier la totalité des thèmes

mythologiques.

Nous avons commencé par montrer que des concepts très divers provenant d'endroits différents correspondent à un petit nombre de schémas conceptuels. Nous devons maintenant expliquer pourquoi il en est ainsi. Pour y parvenir, faisons ce qu'on pourrait appeler de la "théologie expérimentale": inventons de nouveaux concepts et étudions par des expériences soigneusement contrôlées si ceux qui sont formés selon le modèle que nous avons décrit plus haut sont plus facilement mémorisables ou transmissibles que d'autres. Le psychologue Justin Barrett et moi-même faisons précisément cela depuis un certain temps. Les concepts culturels sont des concepts sélectionnés. Ce sont ceux qui survivent à des cycles d'acquisition et de communication sous une forme plus ou moins inchangée. Mais pour que ces concepts soient préservés, encore faut-il qu'ils soient mémorisés. Avec Barrett, nous avons donc inventé des histoires dans lesquelles nous avons inséré des violations inédites d'attentes ontologiques et des épisodes compatibles avec ces attentes. L'idée est que la différence de mémorisation de ces deux types d'information doit fournir une idée de l'avantage dont bénéficient les violations dans les mémoires individuelles. Évidemment, nous n'utilisions que des histoires et des concepts nouveaux pour nos sujets. Si je vous racontais l'histoire d'un gamin avec des bottes de sept lieues ou d'un loup déguisé en grand-mère, ou encore d'une femme ayant donné naissance à une incarnation divine après avoir reçu la visite d'un ange, vous n'auriez sans doute aucun mal à vous en souvenir; non seulement parce que je les aurais mis dans mon histoire mais aussi parce que vous les connaissez déjà. Nos expériences étaient conçues pour déterminer la façon dont la mémoire enregistre, déforme ou rejette des matériaux nouveaux.

Mémoire, intuitions et bizarreries

Les résultats de ce genre d'expériences sont peut-être passionnants, mais le détail des opérations l'est moins. Je ne donnerai donc ici qu'un bref aperçu des résultats pertinents. D'abord, dans ces conditions artificielles, les sujets retiennent bien mieux les descriptions d'objets, de personnes ou d'animaux qui contiennent des violations de leurs attentes intuitives que celles qui n'en contiennent pas. Les violations sont manifestes, c'est-à-dire qu'elles surprennent, étant donné les attentes des sujets. Si une phrase commence par "il était une fois une table", on ne s'attend pas à entendre "... qui était triste quand on la laissait seule dans la pièce", et c'est sans doute en partie pour cela qu'on retient ce type de combinaison. Mais ce n'est pas la seule raison. Avec Barrett, nous avons aussi montré que les violations d'attentes ontologiques -

comme celles qu'on trouve dans les schémas conceptuels surnaturels - se retiennent mieux que de "simples bizarreries". Par exemple, dans nos expériences, "un homme qui passait à travers les murs"(une violation ontologique) était mieux mémorisé qu'"un homme qui avait six doigts"(une violation qui ne concerne pas la catégorie ontologique PERSONNE). De même, "une table triste"(une violation ontologique) était mieux mémorisée qu'"une table en chocolat"(violation surprenante mais pas ontologique).

Ce dernier résultat permet de comprendre certains aspects des idées surnaturelles. Il nous permet de voir de façon bien plus précise pourquoi il ne suffit pas de dire que les concepts religieux sont étranges ou inhabituels. Il y a des concepts d'espèce(girafe) et des catégories ontologiques(animal). On peut créer des concepts étranges en contredisant l'une ou l'autre information. Si je dis "c'était une girafe noire à six pattes", cela viole certaines attentes concernant l'espèce. Si je dis "une girafe a donné naissance à un ornithorynque", cela viole certaines attentes concernant la catégorie ontologique(en l'occurrence que les animaux donnent naissance à d'autres animaux de la même espèce). Considérez maintenant les phrases suivantes:

[19a] Nous vénérons cette femme parce que c'est la seule qui ait jamais conçu un enfant sans rapport sexuel.

[19b] Nous vénérons cette femme parce qu'elle a mis au monde trente-sept enfants

[20a] Nous prions cette statue parce qu'elle écoute nos prières et nous aide à obtenir ce que nous désirons.

[20b] Nous prions cette statue parce que c'est le plus grand objet jamais fabriqué par l'homme.

[21a] Certaines personnes disparaissent quand elles ont vraiment soif.

[21b] Certaines personnes deviennent noires quand elles ont vraiment soif.

Les propositions [19a], [20a] et [21a] sont tout à fait susceptibles de faire partie d'un répertoire religieux.(Nous connaissons déjà deux d'entre elles.) Au contraire, les propositions (b) sont bien moins convaincantes. Elles contiennent une violation mais qui n'est pas ontologique. En règle générale, les gens qui ont soif ne deviennent pas noirs, mais rien dans la représentation mentale d'une personne n'exclut la possibilité qu'elle devienne noire. Idem pour la mère de trente-sept enfants: bien qu'exceptionnelle, elle reste une PERSONNE. Quant à la plus grande statue du monde, un ARTEFACT, tous les objets fabriqués ont une taille,

certains sont donc plus grands que d'autres et l'un d'entre eux est plus grand que tous les autres. Ces associations sont étranges et exceptionnelles mais ne constituent pas des violations ontologiques. Les expériences de mémorisation semblent expliquer les observations anthropologiques.

Je dois évidemment nuancer quelque peu cette conclusion. Les concepts religieux contiennent aussi des bizarreries de ce genre. Nous avons vu qu'à Mayotte certains esprits préfèrent l'eau de Cologne à l'eau tout court. Considérez maintenant cet exemple plus extravagant, la liste établie par Charles Stewart des démons mineurs que l'on peut rencontrer en se promenant dans les lieux isolés de la Grèce rurale. Tous ces exotikà seraient des incarnations du diable, ou appartiendraient à son entourage direct. En voici une liste(incomplète) : le daoùtis, bouc diabolique qui s'accouple avec les chèvres; les drakoï, ogres énormes qui enlèvent les jeunes femmes; les fandasmata, créatures éthérées qui se transforment en vaches, ânes ou chèvres; les kallikantzaroï, horribles lutins avec des cornes et une queue; les monovyza, géantes à un seul sein; la stringla, vieille femme qui se transforme en chouette et boit le sang des petits enfants; le vryko-lakas, un vampire dont la chair ne se décompose pas et qui revient généralement hanter sa propre famille; les néraides, de très belles femmes qui dansent dans des endroits retirés et rendent fous les jeunes gens; le smerkadi, petit démon qui attaque les troupeaux et enfin les lamies, jolies femmes dont le seul petit défaut, écrit Stewart, est d'avoir un pied de vache et un pied de chèvre [8].

Ces bizarreries sont des violations du concept d'espèce et s'ajoutent à la violation ontologique. Elles sont associées au concept surnaturel mais pas indispensables à sa représentation, laquelle ne changerait pas beaucoup, par exemple, si à Mayotte les esprits buvaient du pétrole plutôt que de l'eau de Cologne. Au contraire, le bouleversement serait radical si les gens croyaient soudain que les esprits ne peuvent pas s'exprimer par la bouche des possédés parce que les esprits n'ont pas d'intentions. De la même façon, les traits essentiels des exotikà sont qu'ils apparaissent et disparaissent comme par enchantement, qu'ils échappent à tout processus biologique(comme vieillir et mourir) et sont des agents d'un diable très puissant. Les pieds de chèvre ou les cornes de vache sont des détails qui leur ajoutent un certain relief mais ne produisent pas d'inférences par rapport à leurs relations avec les hommes, et c'est pourquoi ce type de détails change beaucoup d'un endroit à l'autre et d'une époque à l'autre, comme le souligne Stewart. D'ailleurs, les anthropologues rapportent depuis longtemps des changements rapides dans les détails superficiels des concepts religieux.

Ces changements et différences sont généralement limités aux bizarreries qui s'ajoutent, en la préservant, à la violation ontologique.

La mémorisation n'est pas(très) différente
d'une culture à l'autre

Ces processus de mémorisation sont-ils les mêmes dans toutes les cultures? Jusqu'ici, j'ai supposé que cela allait de soi. J'ai comparé des concepts provenant de différentes régions du globe et laissé entendre qu'ils étaient élaborés grâce à des recettes communes à tous les cerveaux humains normaux. Mais on ne peut pas exclure la possibilité que les résultats des expériences soient faussés par toutes sortes de facteurs culturels. La façon dont les sujets européens et américains se souviennent des histoires n'est-elle pas influencée par l'alphabétisation, la scolarisation, l'influence des théories scientifiques, l'existence des mass media comme source d'information et de fiction, la présence d'une religion institutionnalisée, etc.? Pour exclure cette possibilité, il faut reproduire les mêmes expériences dans d'autres contextes culturels.

Il ne suffit pas pour autant de transplanter sous d'autres cieux le même protocole. Tout d'abord, certaines des histoires utilisées n'auraient aucun sens pour des gens habitués à des genres de fiction et de fantaisie très différents. Mais en plus, la notion même de "test", l'idée d'évaluer la mémoire d'un individu ou n'importe quoi d'autre, est parfaitement étrangère à la plupart des gens n'ayant pas été scolarisés. Comme l'ont noté nombre de psychologues qui se sont penchés sur cette question, il y a quelque chose de profondément artificiel dans l'idée même de test ou d'expérience: la personne qui est en position de connaître les réponses(le professeur, l'expérimentateur) fait comme si elle les ignorait; et la personne qui ne les connaît pas doit les fournir ! Il faut des années d'entraînement pour s'habituer à cette curieuse situation.

Avec Justin Barrett, nous avons donc commencé par adapter nos histoires pour tester la mémorisation chez des Fang urbanisés ou vivant de manière traditionnelle. Cela s'est révélé extrêmement facile. En effet, de nombreux Fang sont fiers de connaître par cœur d'interminables histoires avec une précision remarquable. Ces conteurs traditionnels se lancent parfois des défis où ils doivent se rappeler ce qui se passe dans telle histoire à tel moment précis. Nous avons donc présenté nos tests comme des versions pas très sérieuses de ces compétitions. Dans un village, cela a même donné lieu à un véritable tournoi entre nos assistants(des étudiants fang) et les jeunes du village, pour déterminer lesquels avaient la meilleure mémoire.(Certes, on peut craindre que cela

n'introduise de nouveaux biais... mais il faut savoir qu'on ne peut pas tous les éliminer. On peut par contre varier les situations de sorte que les sources d'erreurs infléchissent les données dans des directions différentes et s'annulent mutuellement.)

Ce qui rendait ces expériences particulièrement intéressantes, c'est le contraste entre le religieux et le surnaturel chez les Fang et chez les Occidentaux. Pour ce qui est de la religion proprement dite, nos sujets occidentaux étaient habitués à des versions assez sobres des concepts chrétiens. Ils connaissaient aussi, mais dans un registre "pas sérieux", toutes sortes de notions surnaturelles provenant de leurs lectures: contes, romans fantastiques, romans de science-fiction, bandes dessinées, etc. Les Fang, au contraire, sont exposés à un vaste assortiment d'objets, d'êtres et d'événements surnaturels considérés comme des réalités tangibles de la vie quotidienne. Des sorciers peuvent exécuter des rituels secrets pour avoir de meilleures récoltes que vous. Pendant que vous marchez en forêt, des esprits peuvent vous faire trébucher pour vous blesser. Certaines personnes du village dotées d'un organe supplémentaire peuvent être très dangereuses. D'ailleurs, il est pratiquement certain que certaines personnes en tuent d'autres par sorcellerie, bien qu'on ne puisse pas le prouver. Je ne veux pas dire que les Fang vivent dans un climat de terreur paranoïaque perpétuelle. Je veux simplement dire que les esprits, les revenants et la sorcellerie font partie de leur réalité tout comme les accidents de la route, la pollution industrielle, le cancer et les agressions font partie du quotidien des Occidentaux.

Pour varier encore les situations, nous avons reproduit ces expériences sur une plus petite échelle dans un contexte très différent, au Népal, chez des moines bouddhistes tibétains, avec l'aide de l'anthropologue Charles Ramble. Comme les Fang, ces moines vivent dans des communautés où les faits religieux et surnaturels sont monnaie courante. Toutefois, dans leur cas, ces concepts sont surtout inspirés par des textes écrits. Les moines sont les spécialistes locaux de ces sources écrites et des diverses disciplines intellectuelles qui leur sont associées. Nous pensions donc, grâce à ces expériences, pouvoir déterminer si ces différences culturelles très importantes avaient un effet déterminant sur la mémorisation des concepts surnaturels.

Au Gabon comme au Népal, les violations ontologiques étaient les mieux mémorisées, suivies par les bizarreries puis par les éléments normaux. Cela permet de conclure qu'il existe bien une sensibilité générale aux violations ontologiques. Cela veut dire que les effets cognitifs de ces violations ne sont pas très affectés par (1) le type de

concepts religieux habituellement pratiqués dans la communauté d'origine des personnes,(2) leur variété,(3) le degré de sérieux dont on les entoure,(4) le fait qu'ils proviennent de sources écrites ou d'une transmission orale informelle et(5) le fait que les sujets testés soient impliqués ou non dans la production de "théories" locales du surnaturel. Telle est du moins la conclusion que l'on peut tirer des résultats globalement similaires des expériences pratiquées dans trois environnements culturels différents. Étudiants français et américains, paysans fang et moines tibétains se souviennent mieux des violations ontologiques que des bizarreries ou des associations logiques.

Les violations restent limitées

Nous avons également testé des combinaisons étranges de concepts que l'on ne rencontre en général dans aucune culture. Ce n'était pas pour le seul plaisir de multiplier les expériences: si nous voulons expliquer pourquoi les cultures humaines ont un certain type de concepts surnaturels, nous devons aussi expliquer pourquoi elles n'en ont pas d'autres. Voici un exemple de cette approche. Si ce qui rend un concept saillant et plus susceptible d'être retenu est la violation ontologique, un matériau qui contiendrait plusieurs violations ne devrait-il pas être mieux mémorisé? Considérez par exemple ces deux violations: un être capable d'entendre les conversations à venir et un objet qui comprend ce que disent les gens. En combinant les deux(à savoir, une amulette qui entend ce que les gens vont dire) n'obtient-on pas un bien meilleur concept? Voici d'autres combinaisons possibles: quelqu'un qui voit à travers les parois opaques et ne voit que ce qui ne se produit pas de l'autre côté(deux violations de la psychologie intuitive) ; un lave-vaisselle qui donne naissance à des petits... téléphones(transfert de facultés biologiques à un objet artificiel et infraction aux attentes biologiques) ; une statue qui entend ce qu'on dit et disparaît de temps à autre(transfert de facultés psychologiques à un objet fabriqué avec violation de la physique intuitive) ; et ainsi de suite.

Nos expériences ont montré que de telles combinaisons ne sont pas très bien mémorisées, moins bien en tout cas que les violations simples. Là encore, les performances individuelles en laboratoire sont comparables à la dispersion culturelle dans le temps et dans l'espace. Les anthropologues savent que les combinaisons de telles propriétés sont assez rares dans les concepts surnaturels "qui marchent". On les rencontre surtout dans l'atmosphère raréfiée de la théologie écrite. Elles sont entièrement absentes des formes les plus répandues de l'imagination surnaturelle. Les concepts très répandus sont assez sobres et centrés sur une seule violation à la fois dans une seule catégorie.

Pour illustrer ce fait, considérez une situation bien connue. La plupart des Européens sont chrétiens. Leur concept de la divinité inclut l'hypothèse explicite que Dieu possède des propriétés cognitives inhabituelles. Il est omniscient et s'occupe de tout à la fois: pas un événement n'échappe à son attention. Cela veut dire que les prières qui lui sont adressées ou qui sont adressées à des agents tels que le Christ ou la Vierge Marie peuvent être prononcées n'importe où. Dieu les entendra, que vous soyez seul ou au milieu d'une foule, dans un train ou au volant de votre voiture. Dans de nombreux endroits, les chrétiens traitent aussi certains objets comme s'ils étaient dotés de pouvoirs. Ils peuvent par exemple parcourir de longues distances pour aller prier telle madone, c'est-à-dire se tenir devant un objet artificiel et lui parler.(Vous allez peut-être trouver cette description grossière, et m'opposer que personne ne s'adresse réellement à la statue; les fidèles y voient un "symbole" de la Vierge, un signe, une représentation de sa présence et de son pouvoir. Mais ce n'est pas vrai. Tout d'abord, les gens se représentent bien la madone comme un artefact. Si je leur dis qui l'a fabriquée, dans quel bois, avec quelle peinture, ils trouveront ces informations parfaitement sensées, comme pour n'importe quel objet manufacturé. Ensuite, c'est bien à la statue qu'ils s'adressent. Si je proposais aux croyants de la débiter en morceaux parce que j'ai besoin de petit bois pour ma cheminée et de la remplacer par une photo ou un écriteau disant "pour la Vierge, priez ici", je pense que cela ne ferait pas l'affaire.)

En général, les gens qui utilisent ces deux types de violation ne les combinent pas. Ils ont, d'une part, le concept d'un agent capable de les entendre où qu'ils soient et, d'autre part, le concept d'objets manufacturés capables de les entendre, mais l'idée qu'un objet puisse les entendre où qu'ils se trouvent ne leur vient pas à l'esprit. Voilà pourquoi les fidèles qui veulent prier telle ou telle madone se rendent sur place et se tiennent, la plupart du temps, assez près de la statue pour qu'elle entende leurs prières.

C'est une observation tout à fait générale. On trouve assez souvent dans le monde entier des objets capables d'entendre ou de penser, donc d'avoir un cerveau, et des cerveaux dotés de pouvoirs spéciaux, mais la combinaison des deux est extrêmement rare. Cela illustre encore une fois le fait que la combinaison d'une seule violation ontologique et la préservation d'un arrière-plan d'inférences intuitives est probablement optimale du point de vue de la pensée.

Les violations ne retiennent l'attention que sur un fond d'attentes intuitives. Mais que se passe-t-il lorsqu'un groupe humain produit

régulièrement des représentations qui contiennent de telles violations? Si vous grandissez dans un environnement où les gens affirment sans arrêt: la montagne digère, un énorme jaguar invisible plane au-dessus du village, certaines personnes ont un organe interne supplémentaire, vos attentes intuitives en sont-elles affectées? Autrefois, les anthropologues pensaient que les représentations surnaturelles pouvaient avoir un tel effet mais cela n'a pas été prouvé. Au contraire, des expériences ont montré que les intuitions ontologiques sont semblables partout. Ainsi, la psychologue Sheila Walker a conduit au Nigeria une série d'études sur les catégories ontologiques des enfants et des adultes yoruba et montré que leurs intuitions n'étaient pas réellement affectées par la présence permanente de représentations contenant des violations ontologiques. Des gens lui ont dit, par exemple, qu'un rite particulier comprenant le sacrifice d'un chien avait été propice, bien que l'animal effectivement offert aux dieux fût un chat. Selon ces gens, l'animal avait été magiquement changé en chien par les incantations du prêtre. Mais cela ne les empêchait pas d'affirmer qu'une telle transformation est impossible dans des circonstances normales, parce que l'appartenance à une espèce est un caractère inaliénable des animaux. C'est même pour cette raison qu'ils attribuaient la métamorphose rituelle aux pouvoirs du prêtre [9].

Le "théologiquement correct"

Pour finir, voyons comment nous produisons des inférences à partir des violations ontologiques. Comme je l'ai dit précédemment, un "bon" concept surnaturel doit permettre toutes les inférences que la violation n'interdit pas expressément. Un esprit peut donc traverser les murs mais il doit avoir les facultés mentales d'une personne. Imaginez ce qui se passerait si cet arrière-plan par défaut n'était pas maintenu. On vous raconte que les arbres peuvent espionner les conversations. On ne vous dit rien d'autre. Sans arrière-plan, vous pouvez imaginer presque n'importe quoi à propos de ces arbres: qu'ils se déplacent, qu'ils volent chaque fois qu'ils en ont envie, qu'ils disparaissent quand on les regarde, etc. Mais cela ne se passe pas comme ça.

La démonstration expérimentale en a été faite. Voici un exemple simple. Les Américains ont un concept de Dieu, c'est-à-dire qu'ils semblent avoir un système de pensées sur ce qui fait de Dieu un être à part, ce qui le différencie d'une courgette, d'une girafe, de vous ou de moi. Si nous n'avions pas pris la leçon de la psychologie cognitive, nous serions tentés de penser que la meilleure façon de comprendre comment les gens pensent Dieu est de leur demander tout simplement: Qu'est-ce que Dieu? C'est d'ailleurs ce qu'ont fait la plupart des gens qui

étudiaient les religions pendant des siècles: demander aux croyants à quoi ils croient.

Mais Justin Barrett s'est dit que les idées des croyants n'étaient peut-être pas ce qu'ils croyaient. Pour le vérifier, il s'est servi d'une méthode simple et éprouvée. Il a fait lire à ses sujets des histoires préparées à cet effet qu'ils devaient ensuite lui raconter. L'intérêt de cette méthode, c'est qu'on ne peut pas mémoriser un long texte mot pour mot. On retient donc les principaux épisodes de l'histoire et leur enchaînement. Puis on insère des détails de notre invention. Par exemple, quelqu'un qui a lu dans Le Petit Chaperon rouge": "elle traversait la forêt pour aller chez sa grand-mère"... racontera, quelques heures plus tard "elle marchait dans la forêt pour aller chez sa grand-mère". Ainsi, la personne a imaginé que l'héroïne allait chez sa grand-mère à pied plutôt qu'en bus ou vélo, alors que l'histoire ne donnait aucune précision à ce propos. Des modifications ou ajouts mineurs de ce type révèlent quels concepts nous utilisons pour représenter l'histoire.

Donc, Barrett a fait deux choses. Dans un premier temps, il a demandé à ses sujets de décrire Dieu. Il a obtenu toutes sortes de réponses ayant des caractéristiques communes. L'une des plus fréquentes était que Dieu pouvait s'occuper d'une foule de choses en même temps, contrairement aux hommes qui doivent faire une chose après l'autre. Ensuite, Barrett a fait lire à ses sujets des histoires dans lesquelles ces caractéristiques jouaient un rôle. Dieu sauvait par exemple la vie d'un homme et, au même moment, aidait une femme qui avait perdu son porte-monnaie. Un peu plus tard, il a demandé à ses sujets de raconter l'histoire: curieusement, la plupart d'entre eux ont dit que Dieu avait aidé quelqu'un et ensuite tourné son attention vers quelqu'un d'autre.

Ces personnes commençaient donc par dire explicitement que Dieu pouvait tout faire à la fois - puisqu'il était Dieu - et ensuite, s'exprimant spontanément, le décrivaient comme un agent normal qui s'occupait d'une chose après l'autre. Barrett a constaté ce même phénomène tant chez les croyants que chez les non-croyants, à Delhi en Inde comme dans la ville d'Ithaca, dans l'État de New York. Ces expériences montrent que les représentations mentales de Dieu, de ce qu'il fait et comment il le fait, ne sont pas les mêmes quand les gens en parlent spontanément et quand on leur pose la question. Dans ce cas précis, elles se contredisent même. Chez toute personne, il existe un concept "officiel"- ce qu'elle dira en réponse à une question - et un concept "implicite" qu'elle utilise sans en avoir vraiment conscience [10].

Pour décrire ce phénomène, Barrett a forgé l'expression

"théologiquement correct". De même que les gens ont parfois une version explicite, officiellement approuvée, de leurs opinions politiques qui peut ou non correspondre à leurs convictions réelles, les chrétiens sont sûrs qu'ils croient en un Dieu doué de pouvoirs cognitifs inhabituels. Pourtant, le test de mémorisation produit ce qu'on pourrait appeler une certaine "pression cognitive" qui détourne leur attention du désir d'exprimer la croyance "correcte". Dans cette situation, les sujets utilisent leurs attentes intuitives sur le fonctionnement psychologique, qui sont immédiatement disponibles parce que constamment activées pour expliquer le comportement d'autrui. Lorsque les circonstances permettent un contrôle conscient, on obtient la version théologique; lorsque les circonstances obligent à aller vite, on obtient la version anthropomorphique. Cela montre non seulement que le concept théologique n'a pas supplanté le concept spontané, mais encore qu'il n'est pas "emmagasiné" de la même façon. Il est probable que le concept théologique est conservé sous la forme explicite de propositions("Dieu est omniscient; Dieu est omniprésent"). En revanche, le concept spontané est conservé sous la forme d'instructions directes à la psychologie intuitive, ce qui expliquerait pourquoi il est plus rapidement accessible.

Le terme "TC"(théologiquement correct) est une belle invention, bien qu'il puisse être trompeur puisqu'il recouvre une réalité plus générale que ne le suggère le terme "théologique". Barrett a testé des sujets appartenant à des cultures connaissant l'écriture où il existe des sources théologiques décrivant des agents surnaturels et des spécialistes qui connaissent ces sources. Mais, dans bien des groupes humains, il n'y a ni théologiens ni interprètes spécialisés des textes, ni même de textes décrivant les agents surnaturels. Pourtant l'effet TC s'y produit aussi. Les gens ont une version explicite des caractéristiques importantes de leurs concepts surnaturels: les esprits sont invisibles, les fantômes sont des morts, les dieux sont éternels, cette femme a donné naissance à un enfant sans avoir de rapport sexuel, etc. Ce qui rend ces concepts faciles à acquérir, à conserver et à communiquer n'est pas seulement cet aspect explicite mais aussi l'aspect implicite qui est pour ainsi dire invisible: par exemple, que les esprits sont comme les personnes en ce qu'ils ont un psychisme normal. Il n'est donc pas nécessaire d'être guidé par des théologiens pour penser de façon "théologiquement correcte".

Contes à dormir debout ou religion sérieuse?

Il existe deux variétés de surnaturel: le sérieux et le moins sérieux. Les chercheurs sérieux omettent souvent de s'intéresser au non-sérieux, et ils ont tort. Jusqu'ici, notre explication des schémas conceptuels

surnaturels rend compte de toute une variété de concepts: morts invisibles qui rôdent, statuettes qui entendent les prières, animaux qui disparaissent ou changent de forme à volonté, ancêtres qui vivaient sur des îles flottantes dérivant sur l'océan, créateur omniscient qui suit de près tous les actes, toutes les intentions de tous les êtres, arbres qui enregistrent les conversations, héros dotés d'organes en fer et plantes qui ressentent des émotions. La palette est pour le moins variée... Tout cela ressemble à un catalogue de superstitions, contes de bonnes femmes, mythes urbains et personnages de dessins animés plus qu'à une liste de notions religieuses.

La religion nous semble plus sérieuse que cela, moins extravagante. La religion est aussi plus importante. Les histoires de Père Noël et de croque-mitaines sont intéressantes, captivantes même, mais il semble qu'elles soient sans grande conséquence, contrairement aux idées sur Dieu qui ont des effets directs sur la vie des hommes. Nous qualifions généralement les concepts de "religieux" lorsqu'ils produisent des effets sociaux importants, lorsqu'ils sont source de rituels, lorsque les gens définissent leur identité de groupe par rapport à eux, lorsque de puissants états émotionnels leur sont associés, et ainsi de suite. Tous ces facteurs ne sont pas toujours réunis, mais, dans la plupart des régions du monde, on constate l'existence de ces deux registres: un vaste domaine de notions surnaturelles et un ensemble plus restreint de notions "sérieuses". Les gens sont fortement impressionnés par Dieu, moins par le Père Noël. Au Cameroun où j'ai travaillé, il existe une version populaire du croque-mitaine: un grand homme blanc qui enlève et dévore les enfants pas sages. Il n'est pas pris très au sérieux, à l'inverse des morts invisibles, qui eux constituent une véritable menace [11].

Ce serait une grave erreur de dédaigner les représentations surnaturelles "pas sérieuses" ou "folkloriques", sous prétexte qu'elles ne suscitent pas d'états émotionnels forts et n'ont pas d'effets sociaux importants, car à l'origine il n'existe aucune différence entre les registres sérieux et non sérieux. De fait, les concepts voyagent souvent d'un registre à l'autre. Les Grecs sacrifiaient à Apollon et Athéna, bannissant ceux qui commettaient des sacrilèges envers eux. À partir de la Renaissance, l'ensemble des dieux grecs et romains est devenu une source d'inspiration artistique riche mais non sérieuse. Inversement, Lénine et Staline furent pour la Russie ce que fut de Gaulle pour la plupart des Européens: de l'histoire et de l'idéologie. Au Gabon, il fut un temps où le général français faisait l'objet d'un culte, tandis que les dictateurs russes comptaient parmi les divinités sollicitées par les

chamans sibériens pendant leurs transes. Les concepts non religieux d'un groupe peuvent devenir la religion d'un autre groupe. Et vice versa.

La religion sérieuse contient les mêmes idées que le répertoire non sérieux, et y ajoute quelques caractéristiques particulières. Pour comprendre comment cela se produit, nous devons étudier de plus près la façon dont fonctionne l'esprit quand il se représente des concepts. Nous avons vu que l'esprit humain peut échafauder des constructions surnaturelles complexes à partir de briques conceptuelles toutes simples - catégories ontologiques, violations, inférences - mais comment cela se produit-il? Qu'est-ce qui m'autorise à dire que ANIMAL et ARTEFACT sont des catégories pouvant servir de schémas conceptuels mais pas OTARIE ou TÉLÉPHONE? Pourquoi cette liste particulière de catégories ontologiques? Qu'est-ce qui me permet d'affirmer avec tant de certitude que "même espèce, mêmes organes" est une règle intuitive pour l'esprit humain? Jusqu'ici j'ai procédé comme aucun scientifique digne de ce nom ne devrait le faire: j'ai donné les conclusions avant de présenter les faits. En nous penchant sur ceux-ci, nous verrons non seulement pourquoi certains principes et concepts sont intuitifs pour l'esprit humain, mais aussi pourquoi certaines constructions conceptuelles prennent une importance particulière, autrement dit d'où vient la différence entre Dieu et le croque-mitaine.

3. Machines à pensées

Vers le milieu du roman de Jane Austen Orgueil et préjugés, l'héroïne Elisabeth et ses parents sont amenés à visiter le domaine de Pemberley, vaste propriété appartenant à son soupirant Mr. Darcy. La demeure est splendide("les chambres étaient vastes et belles, meublées avec le luxe qui convenait à la fortune de leur propriétaire") et promet des plaisirs encore ignorés d'Elisabeth("être la maîtresse de Pemberley, ce serait quelque chose !"). N'étant pas historienne des sociétés, la jeune femme s'intéresse plus aux plaisirs multiples qu'elle tirerait de la possession d'appartements aussi confortables et de jardins aussi luxuriants qu'à la somme de travail que suppose leur entretien. Elle est logée "à l'étage" et ne parle pas beaucoup de ce qui se passe "en dessous". Cependant, il s'y passe énormément de choses.

Pour qu'une propriété telle que Pemberley, avec ses étables et ses champs, ses jardins et ses cuisines, ses appartements et ses dépendances fonctionne efficacement, il fallait que des dizaines de spécialistes - régisseur, gouvernante, maître d'hôtel, sommelier, valet de

chambre, chef cuisinier, valet de pied, femme de chambre, fille de cuisine, lingère, laitière, cocher, postillon, garde-chasse, garçon d'écurie, valet de chambre du régisseur, pour n'en citer que quelques-uns - se chargent de tâches très précisément définies. Chacun de ces spécialistes occupait une position très précise dans la hiérarchie(il existait plusieurs castes de domestiques qui prenaient leur repas séparément) et des responsabilités spécifiques. Le chef faisait la cuisine mais ne s'occupait pas du vin. Le sommelier décantait le vin, et la porcelaine était confiée aux soins exclusifs d'une bonne. Cette répartition très complexe des tâches s'accompagnait d'une non moins complexe délégation de pouvoir. La gouvernante engageait et dirigeait toutes les domestiques, excepté les femmes de chambre et les nurses; le régisseur, mais pas le sommelier, pouvait donner des ordres au chef; le chef dirigeait la confection des repas, mais le service à table était assuré par le maître d'hôtel [1].

L'aspect le plus impressionnant de ce système est qu'il restait invisible aux yeux de ceux qui en profitaient, les invités surtout. Nourriture et boisson apparaissaient comme par enchantement à l'heure dite; au matin, chacun trouvait ses chaussures fraîchement cirées. Même les propriétaires de ce genre de demeure n'avaient qu'une vague notion de la complexité hiérarchique et de la division du travail dont la responsabilité incombait au régisseur. Quant aux invités, ils ne pouvaient que s'extasier sur l'évidente efficacité d'un système dont ils ne percevaient que les résultats. Mais avoir ce dont on a besoin, ce n'est pas toujours avoir ce qu'on veut. Car une hiérarchie aussi complexe ne pouvait se concevoir sans une part d'autonomie et de rigidité. Les valets de pied n'étaient pas censés faire le travail des valets de chambre et vice versa. Les filles de cuisine frottaient les sols mais ne vous auraient pas préparé le petit déjeuner. On cirait vos chaussures mais seulement le matin. Les personnes qui s'en chargeaient avaient d'autres occupations le reste du temps. Maître de maison et invités pouvaient sans doute infléchir légèrement le cours de ce mastodonte organisationnel, mais ils ne pouvaient ni le diriger réellement ni se faire une idée claire de son fonctionnement.

Être un invité dans sa propre tête

Il est regrettable mais inévitable que lorsqu'on parle de religion on ignore généralement de quoi on parle. On peut s'imaginer connaître ses propres convictions("je sais ce que je crois: je crois que les fantômes peuvent passer à travers les murs"), mais les concepts religieux échappent en grande partie à notre conscience - exemples de ces choses qui vont sans dire: les fantômes voient ce qui se trouve devant

eux, ils se souviennent des événements après qu'ils se sont produits, ils croient ce dont ils se souviennent et se souviennent de ce qu'ils perçoivent(pas le contraire), etc. Et cela est vrai de tous les concepts, pas seulement des notions religieuses.

Autre erreur: ce n'est pas parce qu'on croit connaître les raisons pour lesquelles les gens ont certaines idées qu'on sait effectivement expliquer pourquoi ils les ont.("Ils croient aux fantômes parce qu'ils ne supportent pas de perdre un être cher; ils croient en Dieu parce que autrement l'existence n'aurait pas de sens", etc.) Le cerveau est un ensemble complexe de machines biologiques qui produit toutes sortes de pensées. La plupart d'entre elles n'ont pas de raison d'être "raisonnables", pour ainsi dire. Elles sont simplement le résultat inévitable du fonctionnement de la machine. Avons-nous une bonne raison de nous rappeler le visage des gens et d'oublier leur nom? Non. La mémoire humaine est faite comme ça, c'est tout.

Posséder un cerveau complexe c'est comme être invité à Pemberley. On profite des nombreux avantages d'une organisation efficace, sans savoir précisément ce qui se passe à l'étage en dessous ni combien de systèmes sont nécessaires pour rendre la vie mentale possible. L'organisation des systèmes mentaux est en fait bien plus complexe que celle de n'importe quelle demeure, si extravagante soit-elle.

À Pemberley, le vin et le thé étaient servis par des personnes différentes; dans une maisonnée plus modeste, une seule personne aurait suffi. Dans la mesure où notre sous-sol mental fonctionne très bien en règle générale, nous avons tendance à penser que son organisation est simple et les domestiques peu nombreux. Notre conception de l'esprit est souvent restrictive, alors que le cerveau ressemble plus à Pemberley qu'à une simple demeure. Si le système fonctionne bien, c'est grâce à la parfaite coordination de nombreux systèmes spécialisés qui traitent chacun une parcelle de l'information dont nous sommes bombardés en permanence.

Systèmes d'inférence

Les systèmes qui constituent notre cerveau sont aussi complexes en eux-mêmes que dans leurs connexions. Certains aspects de cette complexité sont essentiels si l'on veut comprendre pourquoi les êtres humains ont des concepts religieux. Heureusement, nous nous sommes déjà familiarisés avec l'aspect le plus important qui nous intéresse ici. Dans le chapitre précédent, j'ai mentionné le fait que notre esprit trie tous les objets que nous rencontrons en différentes catégories ontologiques. Ces catégories ontologiques ne sont pas seulement une

classification(objets plutôt arrondis et couverts de poils ou de plumes = animaux; surfaces planes et angles aigus = machines), elles nous permettent, dès qu'une chose peut être assimilée à un animal, une personne ou un objet artificiel, de produire des inférences spécifiques. On ne se fonde pas sur les mêmes indices, on ne traite pas l'information de la même façon selon que l'objet considéré est un animal, une personne, un objet naturel ou un artefact. Si une branche bouge, c'est sans doute parce que quelqu'un ou quelque chose l'a poussée. Si la patte d'un animal bouge, c'est probablement parce que l'animal poursuit un but précis.

Cette description peut vous donner l'impression que trier les objets selon leur catégorie ontologique et produire des inférences spécifiques sont un processus mental formel, délibéré. Pas du tout. Notre esprit produit ces distinctions en permanence, à notre insu, comme le montre l'histoire suivante:

Dans une banlieue cossue, tranquille, un vieux monsieur bien mis, coiffé d'un chapeau, sort d'une maison par la porte de derrière et traverse la pelouse. Il tient à la main un tournevis et une pince qu'il glisse dans la poche de son pantalon. Il regarde plusieurs fois à gauche et à droite avant de s'engager sur le trottoir. Non loin de là, une fillette joue avec son labrador, qu'elle tient en laisse. Soudain, le chien aperçoit un chat dans le jardin voisin et tire si brusquement sur sa laisse qu'elle échappe à l'enfant. Lancé à la poursuite de sa proie, le chien traverse la rue et bouscule le vieux monsieur qui, déséquilibré, tombe à plat ventre, tandis que son chapeau roule dans le caniveau. L'homme pousse un cri de douleur car le tournevis qui dépassait de sa poche lui a entaillé le bras. Il se relève et s'éloigne d'un pas mal assuré, en massant sa main endolorie, sans ramasser son chapeau. Mais vous n'avez pas été le seul témoin de cette scène. Un agent de police faisait sa ronde dans le secteur. Il ramasse le chapeau, court après le vieux monsieur et lui pose la main sur l'épaule en disant: "Hé ! attendez !" L'homme se retourne et est visiblement surpris en voyant le policier. Il regarde autour de lui, comme s'il cherchait un moyen de s'échapper et finit par dire: "C'est bon, c'est bon. Je me rends". Il sort de sa poche une poignée de colliers et de bagues qu'il tend au policier médusé.

Sans être passionnante - nous sommes loin de Jane Austen - cette scène permet d'illustrer comment de multiples systèmes d'inférence sont impliqués dans la perception d'événements apparemment simples. Si vous étiez réellement le témoin de ces faits, certains pourraient vous surprendre mais vous n'auriez aucun mal à comprendre ce qui se passe. Ce n'est pas parce que votre cerveau possède un centre chargé de

comprendre "ce qui arrive à l'homme, à la petite fille et à l'agent de police", mais parce qu'il contient plusieurs systèmes différents chargés de traiter les divers aspects de la scène. Par exemple:

• Comment se comportent les objets matériels: Le chien arrache la laisse des mains de la fillette et fait tomber le vieux monsieur. La laisse est plus fortement reliée au collier qu'à la main de l'enfant, et l'homme est renversé parce que le chien et lui sont des objets solides qui entrent en collision lorsque leurs trajectoires se croisent. Ce genre de phénomènes est automatiquement représenté dans notre esprit par une série de mécanismes qui font ce que les psychologues appellent de la "physique intuitive".

• Des causes et des effets: Vous avez vu le chien heurter le vieux monsieur, puis celui-ci perdre l'équilibre et tomber. Mais ce n'est pas comme cela que vous décririez les faits: vous diriez que l'homme est tombé parce qu'il a été heurté par le chien. Les événements physiques qui se produisent autour de nous ne sont pas une succession bête d'événements survenant les uns après les autres: nous avons l'impression qu'il existe des causes et des effets. Mais on ne peut pas les voir, littéralement du moins. Nous voyons des faits et notre cerveau interprète leur succession comme des causes suivies d'effets.

• Avoir un but en tête: Le chien a chargé dans une direction particulière, celle du lieu où se trouvait le chat. Pour dire les choses plus normalement, le but du chien était de se rapprocher du chat. Si vous n'aviez rien vu d'autre qu'un déplacement physique, vous auriez pensé qu'un force invisible dirigeait le chien vers le chat. Mais un système d'inférence suggère que cette force invisible se trouve dans la tête du chien, dans son désir d'approcher ce qui ressemble à une proie.

• Qui est qui? Cette scène n'a de sens que si vous pouvez suivre les différents protagonistes et conserver un "dossier" particulier sur chacun d'entre eux, qui mentionne ce qu'il vient de faire ou ce qui vient de lui arriver. Rien de plus simple, à condition qu'un système, dans votre cerveau, prenne - pour ainsi dire - une photo de chaque personnage et s'arrange ensuite pour le ré-identifier, même si son visage et son corps changent d'orientation, sont partiellement occultés, éclairés de façon différente, etc.

• Structure et fonction: En tombant, le vieux monsieur s'est blessé avec le tournevis. Ce n'est pas étonnant puisque cet outil est sans doute dur et possède une extrémité effilée. Nous devinons tout cela intuitivement, non seulement parce que tous les tournevis possèdent ces caractéristiques mais parce qu'il existe une bonne raison à cela:

elles leur permettent d'accomplir des fonctions spécifiques. Notre surprise si un tournevis se révélait mou comme de la guimauve montre que nous nous attendons au contraire.

• Que se passe-t-il dans la tête d'autrui? Il est indispensable de le savoir pour comprendre ce qui se passe entre le vieux monsieur et le policier. Pour nous, témoins, le policier a vu que le vieux monsieur a perdu son chapeau et veut le lui rendre. Le vieux monsieur, lui, pense que le policier sait qu'il a cambriolé une maison. Mais en fait le policier l'ignore, bien qu'il le comprenne immédiatement en voyant les bijoux. Il en déduit aussi que le voleur n'a pas compris qu'il voulait simplement lui rendre service. On ne comprendra rien à l'histoire si on n'a pas une idée assez précise de qui pense quoi à propos de qui. Mais la pensée étant invisible, on ne peut pas l'observer directement. Il faut l'inférer.

Sans être complète, et il s'en faut de beaucoup, cette liste des systèmes impliqués devrait suffire pour donner une idée de ce que je veux souligner ici. Le quotidien le plus ordinaire fourmille de faits qui ne semblent évidents ou simples que grâce au véritable Pemberley que nous avons dans la tête, cet énorme sous-sol mental plein de serviteurs diligents dont les activités échappent au contrôle de la pensée consciente. Chacun de ces systèmes spécialisés ne s'occupe que d'un aspect limité de l'information disponible concernant notre environnement mais produit des inférences très subtiles à propos de cet aspect. C'est pourquoi tous ces systèmes cérébraux sont appelés "systèmes d'inférence".

Et, dans ce domaine, les découvertes scientifiques vont à rencontre du sens commun. Qu'y a-t-il de compliqué dans le mouvement des objets quand on les pousse, quand ils entrent en collision ou quand ils tombent? En fait, pour interpréter ces événements apparemment simples, nous utilisons un ensemble de principes que les psychologues appellent la "physique intuitive". Si on lâche un objet, on s'attend à ce qu'il tombe de haut en bas selon une trajectoire verticale. Si on lance une balle contre un mur, on s'attend à ce qu'elle rebondisse selon un angle plus ou moins symétrique à celui selon lequel elle a touché le mur. Si une boule de billard se trouve sur le trajet d'une autre, on s'attend à ce qu'elles entrent en collision, pas à ce que l'une traverse l'autre. Si on lance une balle de tennis de toutes ses forces, on s'attend à ce qu'elle monte plus vite et plus haut que si on lui donne une impulsion moins forte. La physique intuitive, comme son homologue scientifique, est fondée sur des principes. Ces principes partent d'une description particulière des objets qui nous entourent et de leur mouvement pour produire des attentes concernant la suite des événements. Nous n'avons

pas conscience d'avoir de telles attentes. Elles ne deviennent manifestes que lorsqu'un aspect de la réalité physique viole ces principes. C'est pourquoi les psychologues expérimentaux ont recours à des tours de magie tout simples pour produire des situations qui violent nos attentes [2].

La physique intuitive part de phénomènes observables(comme le mouvement des objets) pour inférer ce qui est intrinsèquement invisible. Considérez par exemple les relations de cause à effet entre des événements. En voyant une boule de billard en heurter une autre, vous percevez nécessairement que la deuxième boule a bougé parce qu'elle, a été heurtée par la première. On peut produire le même phénomène sans objets matériels: en montrant à des sujets des disques de couleur se déplaçant sur un écran, on peut leur faire "percevoir" que tel disque "frappe" tel autre, le "repousse", etc. Les sujets savent qu'il s'agit de simples taches de lumière incapables de frapper ou de pousser quoi que ce soit, mais cela ne change rien à l'affaire. Au contraire, en modifiant légèrement le dispositif, on peut faire disparaître cette "illusion causale". Les sujets ne voient plus alors que des disques se déplacer en même temps que d'autres disques, mais sans "cause" ni "effet". Dans les années 40, les psychologues Michotte et Heider ont montré, d'une part, que ces "illusions causales" sont très fiables - tous les sujets affirment "voir" une cause - et, d'autre part, qu'elles dépendent de relations mathématiques précises entre les déplacements des objets - on peut éliminer ou créer l'illusion en modifiant ces rapports. Plus surprenant encore, Heider a montré que l'on peut non seulement faire percevoir aux sujets des objets solides qui se déplacent et se percutent, mais aussi des êtres animés qui "se poursuivent" ou "s'évitent". Ainsi, en réglant précisément le rythme et les caractéristiques spatiales du mouvement, on peut créer l'illusion d'une "causalité sociale". Les sujets savent très bien qu'ils sont en présence de taches lumineuses, mais ils ne peuvent s'empêcher d'avoir l'impression qu'elles "se poursuivent" ou "veulent aller quelque part"[3].

Dans le chapitre précédent, j'ai décrit très succinctement ce que sont les catégories ontologiques. J'ai dit que notre cerveau contient un catalogue mental des types d'objets qui nous entourent, avec des rubriques comme "animal", "personne", "objet artificiel", "objet naturel" et une petite théorie sur chaque rubrique. Cette théorie précise par exemple que les animaux se reproduisent avec des membres de leur espèce, que la structure des objets artificiels est fonction de leur usage, etc. Mais comme le mot "théorie" peut être trompeur, voici une description plus explicite. La perception d'un objet active un ensemble

particulier de systèmes d'inférence. Tous les objets n'activent pas tous les systèmes d'inférence. C'est le fait qu'un certain type d'objet active certains de ces systèmes qui détermine son appartenance à une catégorie particulière.

Pour en revenir au cambrioleur et à l'agent de police: vous aviez certaines attentes quant à la physique du chien et du vieux monsieur. Lorsque leurs trajectoires se sont croisées, vous n'avez pas été surpris parce qu'ils se sont heurtés(au lieu de passer l'un à travers l'autre). Nous pouvons donc dire que la vision du chien et de l'homme a activé votre système de physique intuitive. Ce même système est activé lorsque vous considérez des objets inertes, qu'ils soient naturels ou artificiels. Mais le chien, le vieil homme et le policier ont aussi activé votre système de détection de buts, qui vous a permis de supposer spontanément que "le chien essayait d'attraper le chat", "l'homme essayait d'éviter le chien" et "le policier voulait rattraper l'homme". Ces personnages ont encore activé un système plus complexe de psychologie intuitive, qui produit des inférences subtiles comme "l'agent a compris que l'homme n'avait pas compris qu'il ne savait pas ce qu'il avait fait". La nature dure et effilée du tournevis est une attente produite par le système structure-fonction. Celui-ci est également activé par les parties d'un corps humain ou animal: en voyant les griffes d'un chat, vous supposez aussitôt qu'elles permettent à l'animal de déchiqueter ses proies. Au contraire, un outil active immédiatement non seulement la description de ses caractéristiques fonctionnelles mais aussi son mode d'utilisation par l'homme - ainsi un tournevis(ou une vrille) est fait pour subir une rotation et une pince une pression.

On peut donc remplacer ce que j'ai appelé "catégories ontologiques avec théories" par une liste de systèmes d'inférence appropriés. Si un objet active les systèmes de physique intuitive et de détection des buts ainsi que certaines attentes biologiques que je décrirai plus loin, c'est ce que l'on appelle un "animal". Si, en outre, l'objet active le système de psychologie intuitive, c'est ce que l'on appelle une "personne". Si les systèmes activés sont le système de physique naïve et le système structure-fonction, il s'agit soit d'un "objet artificiel" soit d'une "partie d'un corps". Si, en outre, l'attente d'une utilisation intentionnelle est activée, il s'agit de ce qu'on appelle un "outil". Au lieu d'une encyclopédie mentale de déclarations théoriques sur ce que sont les animaux, les personnes, les outils, etc., nous avons simplement des indices qui activent certains systèmes et en inhibent d'autres.

Au cours des dernières années, notre connaissance des systèmes d'inférence a énormément progressé grâce à des découvertes dans

quatre domaines différents. D'abord, des études expérimentales ont montré comment les intuitions de sujets adultes normaux concernant différents aspects de leur environnement sont fondées sur des principes spécialisés. Par ailleurs, l'étude du développement cognitif a montré avec beaucoup plus de précision qu'avant comment certains de ces principes apparaissent très tôt dans l'enfance et comment ils rendent possible l'acquisition extrêmement rapide d'un vaste savoir. Dans le même temps, les techniques d'imagerie mesurant le flux sanguin ou l'activité électrique et magnétique dans le cerveau ont atteint un degré de précision suffisant pour nous dire quelles parties du cortex et des autres structures cérébrales sont actives pendant l'exécution de certaines tâches. Enfin, les neuropsychologues ont découvert toute une série de pathologies cognitives qui, lésant certains systèmes d'inférence et laissant les autres intacts, donnent des indications précieuses sur leur organisation.

Les systèmes dans le cerveau

Dans ce modèle, notre intelligence n'est pas due à l'existence d'un ensemble de descriptions encyclopédiques très générales mais au fait que des systèmes hyperspécialisés sont activés ou désactivés selon l'objet de notre attention. Cette description est plus juste que celle de l'encyclopédie pour différentes raisons. Tout d'abord, elle tient compte du fait que les mêmes systèmes d'inférence sont parfois activés par différents types d'objets. La détection des buts s'applique aux chiens comme aux personnes. Le système structure-fonction s'applique aussi bien aux objets artificiels qu'à certaines parties du corps. De plus, il est trompeur de parler de "catégories ontologiques" comme s'il s'agissait de réalités objectives parce que bien des objets passent d'une "catégorie" à l'autre, selon la façon dont on les considère. Par exemple, sortez un poisson de l'eau et faites-le frire: dans une certaine mesure, il cesse d'être un animal pour devenir un objet artificiel; si vous l'utilisez pour gifler quelqu'un, il devient un outil. Ce n'est pas l'objet lui-même qui change mais les inférences produites par notre esprit à son sujet. Il semblait d'abord être un animal, ce qui veut dire que notre système de détection de buts était activé lorsque nous le regardions nager en nous demandant ce qu'il cherchait. Quand il est devenu un objet artificiel, ce sont les questions du type "qui l'a fait?" ou "pourquoi?" qui nous viennent spontanément à l'esprit. Lorsqu'il sert d'outil, nous produisons des inférences comme "s'il est lourd, le coup sera fort", "il est plus étroit du côté de la queue, donc plus facile à empoigner", parce que notre système structure-fonction est actif.

La description de notre esprit comme un faisceau de systèmes

d'inférence est meilleure que celle d'une encyclopédie mentale parce qu'elle est bien plus proche de la façon dont le cerveau est structuré. Car il n'existe pas dans le cerveau de "catalogue raisonné de toute chose existante"; on ne trouve pas non plus de division entre les secteurs qui s'occupent des animaux, ceux qui s'intéressent aux personnes, ceux qui ne considèrent que les objets fabriqués, etc. On y trouve, en revanche, un grand nombre de systèmes d'inférence différents qui fonctionnent pour produire divers types d'inférences à propos des différents aspects de notre environnement. Cela n'est pas une simple spéculation théorique: l'existence de tels systèmes et le fait qu'ils sont strictement spécialisés sont mis en évidence par les techniques d'imagerie et par la pathologie.

Considérons par exemple le domaine des objets artificiels. On pourrait supposer qu'il s'agit d'une simple catégorie ontologique. Notre monde contient des objets fabriqués par l'homme et d'autres qui ne le sont pas. Si notre cerveau avait été conçu par des philosophes, il distinguerait sans doute entre ces deux catégories. Mais le cerveau est plus subtil que cela, parce qu'il a été "conçu" par l'évolution. Lorsqu'on présente à des sujets des images d'objets et d'animaux inédits, leur cerveau manifeste une activation différente. Dans le cas des objets, c'est le cortex prémoteur(concerné par la décision du mouvement) qui est activé, et cela suggère que le système s'efforce d'imaginer(pardonnez le ton anthropomorphique: le système n'est évidemment pas conscient de ce qu'il fait) une façon de manipuler ce nouvel objet. Mais seulement si cet objet ressemble à un outil. Autrement dit, il n'y aurait pas dans le cerveau de catégorie "objet artificiel" mais un système pour "trouver le moyen de manipuler les objets pouvant être des outils", qui est bien plus spécifique [4].

La spécificité est encore plus évidente dans le traitement de qualités complexes comme l'"animé"(la qualité de ce qui bouge de son plein gré) et l'intentionnalité. À propos de l'histoire du voleur et du policier, j'ai beaucoup simplifié en disant que nous possédons un système qui évalue les états mentaux tels que savoir, espérer, percevoir, inférer, etc., et qui produit des descriptions de ces états dans l'esprit des autres pour expliquer(et prédire) leur comportement. J'ai simplifié parce que ce système de psychologie intuitive est en fait composé de plusieurs sous-systèmes spécialisés qui produisent des représentations de ce que pensent, perçoivent, désirent, croient, etc., les autres.

C'est l'étude de patients privés d'une partie de cette machinerie qui permet de mettre en évidence son fonctionnement. Ces patients sont capables de calculer la trajectoire d'objets solides et leurs relations

causales, de prédire où les choses vont tomber, d'identifier différentes personnes, mais les processus psychologiques les plus simples leur échappent totalement. L'histoire du vieil homme et du policier est d'ailleurs largement inspirée d'anecdotes mises au point par le neuropsychologue Chris Frith et ses collègues pour tester les capacités de patients autistes. Les adultes et les enfants souffrant de cette maladie ont beaucoup de mal à comprendre ce genre d'anecdotes. Ils voient bien que le vieil homme donne les bijoux au policier et que celui-ci s'en étonne mais ils sont incapables d'expliquer pourquoi. Frith a également montré que lorsqu'on fait écouter ce genre d'histoire à des sujets normaux, on observe le même type d'activation spécifique que lorsqu'on leur demande de visualiser la manière dont quelqu'un d'autre se représente une certaine scène. Mais chez les sujets autistes, le type d'activation est différent, ce qui semble indiquer que leur mécanisme "psychologie intuitive" ne fonctionne pas ou fonctionne d'une façon très différente [5].

Cette interprétation de l'autisme comme une incapacité à se représenter les représentations des autres a été proposée par trois psychologues du développement, Alan Leslie, Uta Frith et Simon Baron-Cohen. Les enfants autistes ont du mal à maîtriser les interactions sociales. Ils élaborent des comportements inhabituels, répétitifs, des obsessions par rapport à des détails de certains objets et manifestent des aptitudes étranges. Pourtant, certains autistes ont un QI élevé et beaucoup sont capables de parler. Mais ils ne comprennent pas les autres et les traitent souvent comme des objets inanimés. Cette incapacité est mise en évidence par des tests simples comme celui de la "fausse croyance" réalisé à l'aide de marionnettes. La marionnette 1 entre sur scène, met une bille dans la boîte A, puis s'en va. Arrive la marionnette 2 qui trouve la bille dans la boîte A et la met dans la boîte B avant de sortir de scène. La marionnette 1 revient. On demande aux enfants: Où va-t-elle chercher la bille? Les enfants de plus de quatre ans(et les enfants trisomiques un peu plus âgés) répondent pour la plupart "dans la boîte A" et ajoutent parfois "c'est là que la poupée croit qu'elle se trouve". Cet exercice apparemment simple est en réalité assez compliqué. Il implique que l'on garde en mémoire deux descriptions de la même scène: l'emplacement réel de la bille(en B) et l'emplacement de la bille tel que se le représente la marionnette 1(en A). Ces deux descriptions sont incompatibles. L'une d'elles - celle qui détermine le comportement de la marionnette - est fausse. Les enfants autistes réagissent comme les enfants qui ont moins de quatre ans. Ils pensent que la marionnette 1 va chercher la bille en B parce que c'est là qu'elle

se trouve. Ils ne semblent pas comprendre que la bille peut être en B et représentée par quelqu'un d'autre comme étant en A. Ces expériences ont été réalisées dans les années 70, et depuis beaucoup d'autres ont montré que le syndrome autistique semble être dû à un déficit du système de psychologie intuitive. Par exemple, vers douze mois les bébés normaux commencent à désigner du doigt les objets de façon "déclarative", c'est-à-dire pour attirer l'attention des autres sur ces objets; ils vérifient ensuite que les personnes en question regardent bien l'objet désigné. Un bébé qui manifeste peu ce type de comportement a des chances de présenter les symptômes typiques de l'autisme quelques années plus tard. À cinq ans, à la différence des enfants autistes, les enfants normaux pensent que pour savoir ce qui se trouve à l'intérieur d'une boîte il vaut mieux regarder dedans plutôt que toucher le couvercle [6].

Pour Simon Baron-Cohen, l'autisme est une "cécité mentale". La formule est appropriée, car les autistes sont effectivement imperméables à quelque chose que nous croyons "voir", les états mentaux d'autrui. Mais elle est aussi un peu trompeuse car, comme Baron-Cohen l'a lui-même montré, notre psychologie intuitive est un faisceau de systèmes différents avec des fonctions et des localisations différentes. L'un d'entre eux examine la direction des yeux et en infère ce que regarde la personne. Un autre distingue le mouvement des objets animés de celui des objets inanimés. Un troisième calcule jusqu'à quel point les autres perçoivent ce que nous percevons, et en quoi leur perception diffère de la nôtre. Or, chez les enfants autistes, une seule sous-capacité semble affectée: la représentation des représentations des autres. Les autistes ne sont pas aveugles à tous les contenus mentaux, seulement à une partie essentielle de ces contenus [7].

La représentation des actions et des états mentaux d'autrui est peut-être encore plus compliquée que cette description ne le suggère. Par exemple, des études ont montré que lorsque nous voyons quelqu'un faire un geste particulier, nous nous imaginons en train de faire le même geste. Encore une fois, nous n'en sommes absolument pas conscients. Mais les aires cérébrales activées lorsque nous voyons les gestes effectués par un tiers recouvrent partiellement celles qui sont activées lorsque nous faisons nous-mêmes ces gestes. Autrement dit, une partie de notre cerveau imagine l'accomplissement de l'action dont nous sommes témoins, bien que la décision n'en soit pas prise consciemment et que la séquence motrice soit inhibée.(Les nourrissons semblent avoir le même système moins l'inhibition finale, ce qui les amène à imiter les autres.) Cela pourrait peut-être expliquer ce résultat expérimental

fameux et surprenant: en regardant simplement les autres pratiquer un sport, on fait des progrès dans ce même sport(pas autant que ceux qui s'entraînent pour de bon, malheureusement).

On a maintenant pu montrer que la représentation de la douleur est prise en charge par une autre structure neurale spécialisée. Certains groupes de neurones répondent sélectivement aux excès de chaleur, de froid et de pression. Et des structures voisines répondent sélectivement à ces mêmes excès lorsqu'ils affectent d'autres personnes. Le fait que le spectacle de la douleur évoque en nous des réactions émotionnelles spécifiques peut résulter d'une simulation produite par ce système. Je veux dire que l'expérience de la douleur d'autrui, telle qu'elle est traitée par les structures concernées du cerveau, recouvre dans une certaine mesure celle de la douleur que l'on ressent soi-même. Une fois encore, un système produit une description de la façon dont les événements affectent autrui(par une simulation de la façon dont ils nous affecteraient nous-mêmes), mais n'est concerné que par un aspect limité de ces événements [8].

Récapitulons: notre description interne de la vie mentale des autres n'est pas le produit d'une théorie générale des personnes mais la résultante de nombreuses et diverses perceptions, simulations, inférences à propos des différents aspects de leur expérience. Ce qui paraissait être un domaine unifié, la "psychologie intuitive", est en fait une collection de sous-domaines dotés de systèmes spécialisés. On pourrait dire la même chose des autres domaines de l'encyclopédie mentale. Par exemple, nous détectons facilement que certains objets(les animaux et les hommes) se déplacent pour atteindre des buts précis, tandis que d'autres(les rochers, les rivières, les arbres, etc.) se meuvent sous l'influence d'une force extérieure. On pourrait penser qu'un simple mécanisme de détection différencie ces objets selon leur mouvement: en effet, celui des êtres animés est moins uniforme, plus erratique que celui des objets inanimés. Mais le mouvement n'est pas le seul critère exploité. Les êtres animés fournissent souvent des indices prouvant qu'ils s'intéressent à des objets de leur environnement. Par exemple, les animaux tournent la tête pour suivre ce qui les intéresse. Dans ce domaine, donc, ce qui semble être un processus simple - déterminer quels objets ont un but, contrairement à d'autres - nécessite la collaboration de plusieurs systèmes neuraux plus spécialisés.

J'ai plusieurs fois fait allusion à des études réalisées sur des enfants. Les modèles les plus fascinants de l'encyclopédie mentale - ou plus précisément des systèmes qui composent ce qui nous apparaît comme une encyclopédie - sont issus de la psychologie du développement. Ce

n'est pas un hasard. L'étude des enfants soulève les questions philosophiques les plus fondamentales: d'où provient la connaissance? Comment peut-on apprendre quoi que ce soit? Mais elle transforme ces questions en interrogations scientifiques et y répond par des expériences. Nos connaissances sur le fonctionnement de l'esprit se sont beaucoup enrichies grâce à l'apport de connaissances sur la façon dont il se développe chez l'enfant [9].

Ce que nous savons dès le jardin d'enfants

Les tout-petits ne semblent pas bien malins. À deux ans, ils sont maladroits, ils n'ont ni manières ni morale, ils mettent littéralement les deux pieds dans le même sabot. Ils parlent avec un accent, et leur conversation est pour le moins limitée. À les voir si mal partis on se dit que seul un miracle pourra faire d'eux des adultes compétents. Erreur: Si les enfants apprennent, c'est qu'ils savent. Les scientifiques peuvent maintenant décrire très précisément les processus mentaux qui aident les enfants à découvrir tout ce qu'ils doivent savoir(ou presque), à partir des informations très déroutantes que nous leur fournissons. C'est peut-être difficile à croire, mais les tout-petits sont en fait très intelligents.

Pourquoi? Parce que leur cerveau, comme le nôtre, contient de nombreux systèmes d'inférence spécialisés. Pour les psychologues, les enfants sont une sorte d'expérience naturelle. Bien que leurs connaissances soient minimales, ils parviennent à comprendre progressivement toutes sortes de faits pertinents concernant leur environnement. Et le seul moyen dont ils disposent pour y parvenir, c'est d'inférer une description de cet environnement à partir d'informations limitées. Cela veut dire qu'ils ont dès le départ un parti pris bien précis sur les aspects de leur environnement qu'ils doivent considérer et la façon dont ils doivent se servir de ces indices pour tirer des inférences. Voyons concrètement ce que cela veut dire:

Qu'y a-t-il à l'intérieur d'un crocodile?

Prenez un crocodile(mort, de préférence). Disséquez-le à l'aide d'un couteau tranchant. À l'intérieur, vous trouverez des os, des muscles et divers organes. Voici maintenant une question difficile: Que trouverez-vous si vous éventrez un autre crocodile? La plupart des gens répondront: sans doute le même assortiment d'os, de muscles et d'organes internes. Et c'est évidemment la bonne réponse. Pour savoir si les crocodiles ont des poumons, inutile d'en disséquer cent cinquante et de comparer leur contenu, parce que nous savons déjà qu'il suffit d'en examiner un seul(deux tout au plus, si vous réussissez à obtenir les crédits nécessaires). Mais rien dans notre expérience personnelle ne

justifie cette certitude. Nous supposons simplement que tous les membres d'une espèce donnée ont le même "intérieur"(excepté les organes sexuels qui existent dans deux versions différentes). Même les petits enfants savent apparemment cela(dès trois ou cinq ans, selon la façon dont on pose la question), bien qu'ils aient moins d'expérience des animaux que nous, sans parler des couteaux et de la dissection. Vous allez me dire que la question n'était pas difficile. Car si nous appelons tous ces reptiles "crocodiles" c'est bien pour indiquer qu'ils sont plus ou moins semblables. Pourtant, les enfants, si sûrs d'eux en ce qui concerne l'intérieur des crocodiles, le sont beaucoup moins lorsqu'il s'agit de téléphones ou de postes de télévision. Que ces objets aient des points communs, là n'est pas la question. Tous les enfants savent reconnaître un téléphone et à quoi sert un poste de télévision. Ce qui n'est pas évident pour eux, c'est que les machines sont ce qu'elles sont à cause de ce qu'elles contiennent. Le plus beau de l'histoire, c'est que ce principe est entièrement abstrait. Car si les enfants s'attendent à ce que tous les crocodiles ou toutes les souris aient les mêmes entrailles, ils n'ont généralement aucune idée de ce qui se trouve à l'intérieur d'une souris, d'un crocodile, ou de n'importe quel autre animal, comme l'a observé le psychologue Frank Keil [10].

Ces banales inférences ont en fait un aspect plus profond et plus subtil. Pour les adultes comme pour les enfants, les espèces vivantes(qui, pour les biologistes, sont des genres: chien, chat, girafe, etc.) sont censées avoir une essence. Cela veut dire que nous prêtons aux vaches des qualités intrinsèques, inaliénables, propres à l'ensemble de l'espèce. Les psychologues Frank Keil, Henry Wellman et Susan Gelman ont étudié de manière approfondie ces représentations chez les jeunes enfants, mais elles existent également chez les adultes. Prenez une vache, opérez-la pour réduire sa masse et lui donner l'apparence d'un cheval, ajoutez-lui une crinière, une belle queue et faites tout ce qu'il faut pour qu'elle se nourrisse, bouge et se comporte comme un cheval. Est-ce un cheval? Pour la plupart des gens, y compris les enfants, la réponse est non. C'est une vache déguisée, une vache chevaline sans doute, une chimère biologique peut-être, mais par essence c'est toujours une vache. Il y a dans l'"être-vache" quelque chose d'intérieur et de permanent. On peut penser cela sans avoir aucune représentation particulière de ce qu'est cette "essence". La plupart des gens se représentent très bien l'"être-vache" de la vache sans en avoir une description précise. Ils savent seulement que cette qualité ne peut pas être supprimée et qu'elle cause les caractéristiques externes, comme les sabots et les cornes [11].

Le fait que les animaux aient une essence propre à leur espèce correspond à une autre propriété caractéristique du concept "animal": les êtres vivants, animaux ou plantes, font partie d'une taxinomie, une classification générale. Les termes qui désignent les espèces naturelles sont exhaustifs - tout animal ou plante est censé appartenir à une classe - et mutuellement exclusifs - un animal ou une plante donnés ne peuvent pas appartenir à deux classes. Notez qu'en dehors du monde naturel ce n'est pas vrai: un piano peut être un meuble ou un instrument de musique(le concept "piano" appartient à deux classes de niveau supérieur). Les animaux sont aussi regroupés dans des classes plus vastes qui correspondent à des structures physiques particulières comme "oiseaux", "mammifères", "insectes", etc. [12]

Pourquoi certains objets bougent-ils de leur propre gré?

Comme je l'ai dit plus haut, des taches lumineuses sur un écran peuvent, si on règle leur mouvement d'une certaine manière, donner l'impression de se pourchasser au lieu de simplement se heurter, et même les tout-petits semblent être sensibles à cette différence. Le psychologue Alan Leslie a montré que les bébés aussi sont victimes de l'illusion causale de Michotte et peuvent, comme les adultes, faire la distinction entre projections causales et non causales. Un autre psychologue, Philippe Rochat, avec le même dispositif expérimental, a montré que des bébés de six mois sont aussi sensibles aux différences entre "causalité physique"(pousser, tirer, frapper) et "causalité sociale"(poursuivre, éviter). Il semblerait donc que toutes ces relations entre événements soient représentées dans notre cerveau bien plus tôt qu'on ne pourrait le croire, en tout cas bien avant que l'enfant ait acquis les concepts explicites de "poursuite" et d'"évitement" et avant qu'il en ait fait l'expérience. Plus tard, vers trois ans, les enfants ont des attentes précises sur la différence entre objets propulsés de l'extérieur et objets autopropulsés. Par exemple, la psychologue Susan Gelman a testé des enfants d'âge préscolaire sur la capacité de se mouvoir d'animaux naturels et d'animaux miniature. Pour ses sujets, il était évident que les vrais animaux peuvent bouger volontairement et que les animaux en plastique ne le peuvent pas. C'est une intuition qui existe en dehors de toute explication. Certains de ces enfants diront que l'animal miniature ne peut pas bouger "parce qu'il n'a pas de pattes". Quand on leur montre que pourtant, il en a, les enfants répondent que ce ne sont pas "des pattes comme il faut", et ainsi de suite. Les enfants ont le principe, ils ont les intuitions systématiques, mais ils ne savent pas les expliquer. C'est parce que l'intuition est produite par un système spécialisé qui, même chez les adultes, est hors de portée de la conscience [13].

Qui est qui?

À peu près dès la naissance, les nourrissons commencent à traiter les visages comme un stimulus visuel d'un genre particulier. Ce n'est pas simplement qu'ils remarquent la différence entre les visages et les autres objets de leur environnement. Ils sont aussi beaucoup plus attentifs aux différences entre les visages qu'aux différences entre d'autres stimuli visuels. Le bébé construit rapidement une base de données sur les personnes importantes pour lui. Quelques jours après sa naissance, il commence à établir des "fiches" sur chacune des personnes qui l'approchent, en mémorisant non seulement leur visage mais aussi le type d'interaction qu'il a avec elles. Le psychologue Andrew Meltzoff a découvert que les bébés se servaient de l'imitation pour identifier les gens. Si l'enfant a joué à imiter un geste particulier avec tel adulte, il en imitera d'autres avec les autres adultes. Lorsque le premier reviendra, bébé reviendra au même jeu avec lui. Autrement dit, il semble qu'il utilise l'imitation pour vérifier à qui il a affaire, à quelle "fiche individuelle" correspond tel visage, telle odeur, etc. Ce que présume l'enfant - ou plutôt ce que le cerveau de l'enfant est fait pour présumer - c'est que les différences entre deux objets d'apparence humaine sont bien plus importantes que les différences entre deux souris, par exemple, ou deux jouets différents. Le bébé ne commence pas par voir un grand nombre d'objets et par remarquer que certains - les visages - ont des points communs. Il a dès le départ une prédisposition à s'intéresser aux visages et aux différences qu'ils présentent [14].

À ce propos, la faculté qu'ont les bébés d'imiter les expressions faciales(tirer la langue, pincer les lèvres, froncer les sourcils, etc.) prouve que leur cerveau est doté de capacités hautement spécialisées. Pour imiter, il faut relier une information visuelle, donc externe, au contrôle moteur, donc interne. Or les bébés commencent à le faire avant de s'être vus dans une glace et avant même que la réaction de leurs parents les y encourage. L'enfant n'apprend pas à imiter: il se sert de l'imitation pour apprendre, non seulement à reconnaître son entourage mais aussi à exécuter des gestes complexes et à acquérir les sons de sa langue maternelle [15].

Combien d'objets y a-t-il?

Dans le même élan d'admiration pour les capacités des tout-petits, pourquoi ne pas affirmer qu'ils font de l'arithmétique? Eh bien, il se trouve que c'est vrai. En fait, ils ont dans le cerveau un mécanisme qui retient le nombre d'objets présents dans leur champ visuel. Ce mécanisme réagit à des "impossibilités"- deux objets se transformant en

un seul, par exemple - et cela se manifeste par une réaction de surprise. On montre un objet à un enfant de six mois; on le dissimule derrière un écran opaque; on lui montre un second objet qu'on cache derrière le même écran. Puis on retire l'écran et... il ne reste plus qu'un objet.(Les psychologues cognitifs se servent de tours de magie pour faire leurs expériences.) Le bébé est très surpris, bien plus que si les objets changent de forme ou de couleur pendant qu'ils sont dissimulés. Une partie de son cerveau tient donc le compte des objets qu'on a placés derrière l'écran. Je précise que, dans cette expérience, les enfants n'ont encore jamais vu les deux objets ensemble. Ce qui les étonne, ce n'est pas que quelque chose ait changé. C'est que quelque chose ait changé d'une façon inattendue [16].

Comment sait-on tout cela? Bien évidemment, on ne demande pas à un bébé de cinq mois s'il est étonné que 1 + 1 = 1. Avec des sujets aussi jeunes, on se sert de techniques ingénieuses pour mesurer le degré de surprise ou d'attention. On surveille leur regard, on mesure l'intensité avec laquelle ils sucent leur tétine. Quand on leur montre des choses répétitives et non surprenantes, les bébés se déconcentrent rapidement et commencent à regarder ailleurs. Si on change ce qu'on leur montre et qu'on capte à nouveau leur attention, c'est qu'ils ont remarqué la différence. Et comme on ne veut pas mesurer leur réaction à un seul changement, on modifie les stimuli de façon différente pour voir si on obtient le même effet ou pas. Cela donne des indications sur ce qui les intéresse le plus.

Récapitulons: un cerveau d'enfant n'est absolument pas un cerveau simple. Un grand nombre des capacités spécialisées que l'on trouve chez l'adulte sont déjà présentes chez le nourrisson sous la forme d'attentes particulières(par exemple, ils supposent que les objets sont continus), de préférences(ils sont attentifs aux visages humains, pas à ceux des girafes) et de façons d'inférer(si tel objet se déplace de son propre gré, essayer d'identifier son but; s'il bouge parce qu'on l'a poussé, ne pas chercher). Ce que permettent ces capacités précoces, c'est l'application de systèmes d'inférence spécifiques à des domaines spécifiques de la réalité. Cela aide l'enfant à acquérir une masse d'informations sur son environnement. Du fait de ses partis pris, l'esprit considère certains aspects du monde et en néglige d'autres. Prêter attention à toutes les relations potentielles de tous les objets serait(à supposer que ce soit possible) une perte de temps et d'énergie. Pour apprendre beaucoup, il faut être sélectif.

L'inné et le développement

Nous ne pouvons pas nous empêcher de supposer que les objets qui nous entourent appartiennent à différentes classes, qu'ils ont différentes propriétés "cachées"(une essence s'il s'agit d'animaux, des buts si ce sont des agents) qui expliquent ce qu'ils sont. Plus étonnant encore, nous faisons tout cela bien avant de pouvoir nous rendre compte que ces attentes nous permettent de comprendre notre environnement. Un nourrisson présume que les objets qui se déplacent d'eux-mêmes ont un but, que différents visages sont nécessaires aux interactions avec différentes personnes, que les sons émis par leur bouche doivent être traités différemment des sons produits par les objets. Tous les esprits normaux sont constitués de la sorte, et ce dès la plus tendre enfance. Évidemment, cela incite certaines personnes à se demander: D'où viennent ces principes? Les enfants naissent-ils avec ces catégories ontologiques et ces systèmes d'inférence? Les distinctions(entre animé et inanimé, par exemple) sont-elles innées chez l'enfant humain?

Cette question n'a malheureusement pas de sens.(Je l'ai déjà dit dans un autre chapitre mais certains ennemis conceptuels relèvent perpétuellement la tête pour semer la confusion.) Nous savons par exemple que les enfants d'âge préscolaire ont certaines attentes concernant les animaux et les objets fabriqués. Cette distinction serait-elle innée? On sait aussi que les enfants encore plus jeunes s'attendent à ce que les choses qui ressemblent à des animaux se déplacent par leurs propres moyens, à la différence des choses qui ressemblent à des objets artificiels. Cela serait-il fondé sur une distinction encore plus précoce? Peut-être, puisque les nourrissons font la différence entre le mouvement animé("erratique") et le mouvement inanimé("newtonien"). Il semblerait donc que l'on puisse remonter dans le temps et trouver l'origine des distinctions conceptuelles complexes dans des capacités de plus en plus précoces. Remarquez toutefois que plus on remonte dans le temps plus on modifie les concepts. Nous sommes partis du concept d'"animal" pour passer à celui de "chose qui ressemble à un animal", puis à "objet autopropulsé" et à "objet à déplacement erratique". Ce que nous pourrons trouver à la naissance ne sera donc pas à proprement parler le concept d'"animal" mais quelque chose qui(normalement) conduit à quelque chose qui conduit à quelque chose... qui élabore le concept d'"animal".

La confusion vient de ce que nous avons tendance à concevoir les concepts comme des entrées encyclopédiques décrivant des objets. Et nous nous demandons en conséquence si l'enfant possède une partie de l'entrée que nous trouvons dans l'encyclopédie mentale des adultes. Mais, comme je l'ai dit plus haut, la description en termes

d'encyclopédie ne convient pas réellement. En fait, les catégories ontologiques sont comme des interrupteurs qui activent ou inactivent tel ou tel système d'inférence. Comme l'a fait remarquer la philosophe Ruth Millikan, les concepts sont moins des descriptions que des capacités. Le concept "animal" est la capacité à reconnaître des animaux réels et à faire les inférences appropriées. On trouve donc un développement progressif, des concepts comme des capacités motrices, et il n'y a donc pas de point de rupture au-delà duquel on peut dire que l'enfant a acquis le concept d'animal. En fait, on peut même améliorer cette capacité particulière [17].

Il en va de même pour les autres concepts. On leur trouve des éléments précurseurs, mais plus on remonte dans le temps, moins ils ressemblent aux concepts considérés et plus on trouve de structures génératives qui, en se développant, construisent le concept que l'on veut expliquer, mais ces structures ne correspondent plus aux concepts dont on est parti. Il est fort probable que notre génotype a une influence directe sur la séparation de notre encéphale en aires corticales et sur la mise en place des circuits neuronaux qui permettent les interactions entre ces aires. Ces connexions finissent par construire des systèmes d'inférence, du fait de processus de calibrage présents au cours du développement.

Dire que certains aspects de l'esprit sont "innés", c'est suggérer que nous allons trouver chez l'enfant les mêmes concepts que chez l'adulte. Mais l'étude de l'esprit en développement montre que les choses sont plus compliquées que cela: une série de principes de base, de partis pris de départ et de compétences spécialisées donne naissance aux concepts à condition que l'enfant bénéficie d'un environnement normal. Pour rendre la chose plus claire, oublions un moment les concepts et considérons le développement du corps. Les enfants naissent comme ils sont et se développent comme ils le font parce que l'architecture de leur corps est inscrite dans leur génome. Tous les enfants normaux font des dents de lait qu'ils perdent avant d'avoir leurs dents définitives, vers six ou sept ans. Mais cela nécessite certaines conditions. L'absence de vitamines modifiera certainement ce développement, mais que se passera-t-il si nous élevons des enfants en gravité zéro ou en les nourrissant exclusivement avec des liquides ou par intraveineuse? En fait, nous pouvons considérer ces conditions comme non pertinentes et les écarter, non parce qu'elles sont rares(elle pourraient devenir fréquentes) mais parce qu'elles ne prévalaient pas à l'époque où les gènes pertinents ont été sélectionnés. Quels que soient les gènes qui contrôlent aujourd'hui le développement de la dentition humaine, ils

sont apparus dans un environnement où les gens mâchaient leur nourriture et se nourrissaient de plantes et d'animaux, et où les bonbons, les gâteaux et les intraveineuses n'existaient pas.

De la même façon, la plupart des enfants normaux développent leurs capacités linguistiques par étapes, avec un enrichissement considérable du vocabulaire entre deux et cinq ans, une phase où les phrases ne comportent qu'un mot, puis deux, avant qu'ils ne maîtrisent correctement la syntaxe et la morphologie de leur langue maternelle. Mais là encore, il faut à l'enfant un environnement normal, c'est-à-dire des gens qui parlent la langue entre eux et avec lui. Les enfants élevés dans l'isolement ne peuvent pas développer complètement leurs capacités linguistiques. Pour résumer, un environnement normal est indispensable au développement de l'enfant s'il possède l'équipement génétique qui le prépare à utiliser les ressources de cet environnement, à faire ses dents en mangeant une nourriture normale et à se construire une syntaxe en ayant des interactions linguistiques normales avec des locuteurs compétents.

Ce qui nous conduit à nous poser une autre question, bien plus importante. Comme je l'ai dit, on trouve des catégories ontologiques et des systèmes d'inférence chez tout être humain normal, dès son plus jeune âge. J'aurais dû insister sur le mot "humain", car l'architecture particulière que j'ai décrite est une des caractéristiques de notre espèce. Nous faisons intuitivement toutes les distinctions dont j'ai parlé plus haut. Mais cela ne répond à aucune nécessité métaphysique. Bien des philosophes et des savants trouveraient même que certaines de ces distinctions intuitives(entre animal et humain par exemple) ne sont pas vraiment justifiées. Notre ontologie intuitive n'est pas la seule possible.

Pour nous en persuader, considérons la scène suivante: Monsieur Seguin, accompagné de sa chèvre, se repose sous un arbre, près d'un réverbère. Pour un être humain, il y a ici quatre grandes catégories(personne, animal, plante et artefact). Chacun de ces objets active un ensemble spécifique de systèmes d'inférence. L'observateur humain va immédiatement encoder le visage de Monsieur Seguin mais sans doute pas celui de la chèvre et considérer que le réverbère est un objet défini par sa fonction, ce qui n'est pas le cas de l'arbre. Une girafe encoderait certainement cette même scène d'une façon différente. Pour une girafe, il n'y a pas grande différence entre Monsieur Seguin et la chèvre(si Monsieur Seguin n'est pas perçu comme un prédateur) parce qu'ils sont tous deux des animaux non-girafes; quant au réverbère, ce n'est rien d'autre qu'un arbre dépourvu de feuilles(et donc inutile). Maintenant, si un chien passait par là, il verrait les choses d'un autre œil.

Étant une espèce domestiquée, les chiens distinguent clairement entre l'espèce humaine et les autres espèces d'animaux, si bien que Monsieur Seguin et sa chèvre activeraient des systèmes différents dans son cerveau. Mais le chien ne serait pas très sensible à la différence entre le réverbère et l'arbre, tous deux offrant les mêmes possibilités en termes de marquage du territoire.

Appliquer des inférences particulières à tel genre d'objets plutôt qu'à tel autre est dont une affaire de "choix"(le monde tel qu'il est se prête à toutes sortes de découpages possibles), et ce choix dépend de l'espèce à laquelle on appartient. Revenons à l'identification des visages. Nous enregistrons automatiquement les traits qui différencient deux visages humains mais nous ne prêtons aucun attention aux mêmes indices chez les animaux. Les bébés naissent dans un état de dépendance absolue et il faut des années avant qu'ils puissent survivre par eux-mêmes. Plus tard, ils auront aussi besoin de coopérer avec d'autres humains pour survivre, il est donc essentiel qu'ils sachent distinguer qui est qui dans un groupe. Cela est vrai d'autres espèces, mais la nôtre le pousse à l'extrême. Nos interactions avec autrui dépendent essentiellement de qui est notre interlocuteur alors que nos interactions avec des animaux, girafe, hyène ou serpent, ne diffèrent pas selon qu'on ait affaire à tel ou tel représentant de l'espèce. La seule chose qui compte c'est à quelle espèce appartient l'animal que nous chassons ou fuyons, c'est pourquoi notre cerveau reste insensible aux fascinantes différences de faciès des girafes. Prenons encore l'exemple des outils. L'image d'un outil inconnu provoque une activité cérébrale très spécifique. Cette activation implique certaines des aires motrices du cerveau. Mais ce n'est pas étonnant pour les fabricants d'outils que nous sommes, qui se sont dotés d'instruments bien plus complexes que n'importe quelle autre espèce. Un système d'inférence pour le maniement des outils confère un réel avantage dans ce domaine, et permet l'acquisition rapide et souple de techniques de fabrication très complexes.

L'architecture et l'architecte

À partir du moment où l'on a compris que différentes espèces ont différents modes d'appréhension de leur environnement, on ne peut s'empêcher de penser que cela a un rapport avec l'histoire de chaque espèce, donc avec son évolution. Nos systèmes d'inférence sont peut-être là parce qu'ils représentent des solutions à des problèmes récurrents dans notre environnement au cours des centaines de milliers d'années de notre évolution. J'insiste sur ce mode de vie ancestral parce que ce sont les conditions dans lesquelles s'est déroulée notre évolution en tant qu'espèce distincte. Nous vivions en petits groupes nomades

chassant et cueillant leur nourriture. Dans ces groupes, une coopération étroite était indispensable pour survivre, et l'information était abondamment transmise par l'exemple et la communication. Comparés aux multiples générations de chasseurs-cueilleurs, les progrès récents que sont l'agriculture, l'industrie et la vie urbaine ne représentent que quelques secondes en termes d'évolution. Il est important de comprendre cela, parce que nous gardons des traces de ce passé dans bien des traits de notre comportement et surtout dans la façon dont notre esprit est organisé. Pour prendre un exemple bien connu, notre gourmandise s'explique par le fait que, dans l'environnement ancestral, les sources de sucre et de vitamines étaient peu nombreuses et très espacées dans le temps. Le goût pour les sources riches en substances de ce type - de même que pour la graisse animale en tant que source d'énergie et la viande en tant que source de protéines - s'est développé parce que les gènes responsables de cette propension avaient des chances de se propager. Ceux qui en étaient porteurs tendaient à avoir une descendance plus nombreuse et certains de leurs descendants étaient eux-mêmes porteurs de ces gènes.

Les problèmes de portée adaptative prennent toutes sortes de formes différentes. On doit par exemple être capable de détecter s'il y a des agents animés autour de soi ou seulement des objets inertes - si le mouvement, dans l'arbre, est causé par le vent ou par un animal qui rôde. Mais on doit aussi se rappeler avec qui on a interagi, quand et avec quel résultat, sans quoi aucune coopération suivie n'est possible - et cela implique un stockage particulier en mémoire et une bonne reconnaissance des visages. Ces deux capacités ne sont pas du même ordre et il est peu probable qu'un système unique puisse accomplir des tâches aussi différentes. Et ce n'est que le début d'une longue liste de problèmes d'adaptation. Détecter chez les autres ce qui en fait des partenaires fiables pour une tâche commune et ce qui les désigne comme partenaires sexuels désirables sont deux choses différentes; savoir distinguer les aliments toxiques de ceux qui ne le sont pas, c'est encore autre chose. La question n'est pas que ces problèmes diffèrent par leur objet, mais qu'ils requièrent un traitement différent de l'information. Pour interagir efficacement avec d'autres humains, il faut être capable de se souvenir de ce que chacun a fait et pourquoi; en revanche, avec les animaux on peut considérer tous les membres d'une espèce comme plus ou moins similaires.

Ces considérations ont conduit un certain nombre de biologistes à considérer qu'un organe aussi complexe que le cerveau humain avait dû évoluer par la multiplication de ces systèmes spécialisés. L'intelligence

consiste à posséder de nombreux systèmes, chacun spécialisé dans la résolution d'un problème précis, plutôt qu'un grand système généraliste. En effet, ce dernier serait facilement noyé dans une foule de détails inutiles. Si par exemple notre système de reconnaissance des visages gardait des dossiers individuels sur chaque animal rencontré, ce serait à la fois coûteux et inefficace en cas d'urgence. La réaction pertinente face à une girafe ou à un tigre ne dépend pas de l'individu mais de l'espèce. L'histoire de l'évolution incitait donc à voir dans une spécialisation de plus en plus élaborée l'origine des capacités cognitives complexes présentes chez les grands singes et les hommes. Selon cette hypothèse, les espèces les plus intelligentes avaient simplement "plus d'instincts" que les autres. Mais ce n'était qu'une hypothèse [18].

Tout a changé lorsque, indépendamment de ces conjectures, les psychologues du développement et les neuropsychologues ont commencé à mettre en évidence(comme je l'ai dit plus haut) un nombre de plus en plus grand de systèmes d'inférence spécialisés. Dès lors, on pouvait combiner les découvertes psychologiques avec leur arrière-plan biologique, combinaison qui est aujourd'hui connue sous le nom de psychologie évolutionniste. Son principal apport a été d'affirmer qu'on ne peut comprendre la façon dont l'esprit humain est organisé si l'on ne tient pas compte de l'utilité de tels systèmes spécialisés, et des conditions dans lesquelles ils ont évolué par sélection naturelle. Cela implique la recherche et la mise en relation de données relevant de la biologie évolutionniste, de la génétique, de la neurophysiologie, de la psychologie et de l'anthropologie [19].

Boîte à outils n° 2: psychologie évolutionniste

Notre évolution a façonné nos systèmes d'inférence en tant que réponses adaptées aux problèmes récurrents de notre mode de vie ancestral. Aussi devons-nous(a) reconstituer les particularités de ces problèmes;(b) en déduire quels principes statistiques pouvaient résoudre ces problèmes et donc prédire des traits constitutifs non évidents;(c) rechercher s'il existe des preuves expérimentales indépendantes ou neurophysiologiques des systèmes d'inférence correspondants; et(d) évaluer comment le système spécial décrit par les psychologues peut avoir évolué à partir d'autres systèmes et s'il conférait un avantage reproductif à ses porteurs.

Ces contraintes expliquent pourquoi la psychologie évolutionniste n'en est encore qu'à ses débuts. On ne peut se contenter de considérer une capacité humaine(savoir lire et écrire, par exemple) et inventer une histoire qui la rend "adaptative"(si la communication écrite a évolué,

c'est parce qu'elle est tellement pratique). La lecture et l'écriture ne nécessitent pas un système cérébral spécifique mais sollicitent des systèmes qui ont servi tout au long de notre histoire et servent encore à d'autres choses(reconnaissance de la forme visuelle, segmentation des mots en syllabes, contrôle moteur de la main et du poignet, etc.).

Dans certains domaines, il est patent que la façon dont fonctionnent nos systèmes d'inférence est le résultat de l'évolution parce que nos choix ont des conséquences directes sur nos chances de survie et de reproduction. Par exemple, les psychologues évolutionnistes Don Symons et David Buss ont rassemblé toutes sortes de données sur différents aspects de la psychologie sexuelle humaine: le choix du partenaire, les atouts de la personne dans le domaine de la séduction, sa fiabilité comme partenaire de longue durée et comme parent potentiel [20].

La vie de nos ancêtres était pleine de dangers, représentés non seulement par les prédateurs visibles mais aussi par toutes sortes de toxines, de virus et d'autres microbes. La nourriture obtenue par la cueillette ou la chasse était parfaitement naturelle, c'est-à-dire loin d'être saine. Beaucoup de végétaux renferment des toxines, sans parler des charognes. Les animaux transportent aussi des agents pathogènes qui s'adaptent facilement à l'organisme humain. Les risques alimentaires sont surtout élevés pour les espèces "généralistes" comme les hommes, celles qui consomment une grande variété d'aliments et qui s'adaptent à un nouvel environnement en changeant de régime alimentaire. Ces espèces doivent donc avoir non seulement des défenses immunitaires, mais aussi des adaptations cognitives particulières pour minimiser les dangers de contamination et de contagion. Les rats, qui sont généralistes, n'approchent un aliment nouveau qu'avec les plus extrêmes précautions et détectent très rapidement la corrélation entre ce qu'ils mangent et différentes maladies. En fait, ils détectent cette corrélation mieux que d'autres corrélations non liées à la nourriture, ce qui prouve que le système responsable de ces inférences est bien spécialisé.

Les humains aussi ont des adaptations cognitives dans ce domaine. Les très jeunes enfants sont disposés à goûter toute nourriture proposée par une personne familière, ce qui les aide à s'adapter aux traditions locales; ils deviennent ensuite moins aventureux, ce qui limite leur ingestion de produits dangereux. Les femmes enceintes se prennent d'aversion pour certains aliments, surtout ceux qui sont riches en toxines et qui menaçaient la croissance de l'embryon dans l'environnement ancestral. La nourriture n'est évidemment pas la seule

source de danger pour la santé. Le contact avec les corps en décomposition, avec des personnes blessées ou malades, l'ingestion de matière fécale ou de terre sont évités pour des raisons évolutionnistes évidentes [21].

Il semble en effet que l'esprit humain possède un système d'inférence spécifique à ce genre de situations, qui déclenche de fortes réactions émotionnelles à la seule mention d'une de ces possibilités. Le psychologue Paul Rozin a étudié cette "psychologie du dégoût", ses relations avec les préférences alimentaires et avec le risque de contamination. Il a démontré que ce système d'inférence "contagion" obéit à des principes inférentiels précis. Tout d'abord, il suppose que la source de danger n'est pas nécessairement visible; les agents toxiques n'étaient pas détectables avant l'invention du microscope. Ensuite, le système d'inférence "contagion" suppose que même un contact limité, si bref soit-il, avec une source de danger transmet l'ensemble du risque. Autrement dit, il n'y a pas de rapport entre dose et effet. Les substances contagieuses ne perdent pas leur pouvoir par la dilution. Enfin, ce système présume que tous les types de contact avec des sources de pollution peuvent transmettre celle-ci, bien que l'ingestion(ou l'idée de l'ingestion) provoque les émotions les plus intenses.

Ces principes sont spécifiques au domaine considéré. Le système d'inférence "contagion" peut parfois paraître trop prudent. Certains sujets des expériences de Rozin refusaient par exemple de boire dans un verre qui avait contenu un cafard, même lorsque le verre avait été désinfecté. Mais le système est toujours régi par des conditions de vie ancestrales où la désinfection n'existait pas [22].

La vie dans le milieu informationnel

Ces considérations évolutionnistes soulèvent des questions d'ordre général comme: Qu'est-ce qui est nécessaire aux êtres humains? Quels sont leurs besoins spécifiques, comparés à ceux des girafes ou des autruches? Bien sûr, nous avons besoin d'oxygène et d'un cocktail compliqué de substances nutritives pour survivre, mais c'est le cas de tous les animaux. Ce dont nous avons besoin plus que toute autre espèce, c'est de ressources sans lesquelles nous ne pourrions pas vivre. Premièrement, de l'information concernant le monde extérieur et, deuxièmement, de la coopération avec les autres membres de notre espèce. Ces deux types de ressources font tellement partie de notre vie que nous mesurons mal à quel point elles sont une question de vie ou de mort; nous avons aussi du mal à nous représenter à quel point notre esprit a été façonné au cours des millénaires pour développer ces

facultés et à quel point il est devenu dépendant de leur existence [23].

Les êtres humains ont soif d'information

Leur comportement se fonde sur une base de données riche et flexible qui fournit les paramètres de l'action. On ne saurait ni expliquer ni même décrire nos comportements sans cette acquisition massive d'informations sur notre environnement. C'est pourquoi certains anthropologues décrivent l'environnement nécessaire à l'homme comme un milieu informationnel. Les grenouilles ont besoin d'étangs, les baleines de l'océan, et le milieu dans lequel les êtres humains doivent être plongés est l'information-sur-l'environnement. Le cliché journalistique selon lequel nous vivons à "l'âge de l'information" est trompeur s'il suggère que dans le passé, récent ou lointain, nous ne dépendions pas de l'information. Pensez à la vie quotidienne des chasseurs-cueilleurs, ces petits groupes occupés à chercher leur nourriture, végétale ou animale, dans la savane. Ils ne pouvaient opérer sans avoir des connaissances détaillées, fiables et récentes sur leur environnement. Cueillir des fruits et d'autres végétaux comestibles est plus difficile que de remplir son chariot au supermarché. On doit découvrir et savoir retrouver les bonnes plantes, se souvenir des endroits où les cueillettes ont été les plus fructueuses, en quelle saison, etc. On doit aussi mémoriser de vastes connaissances sur le goût des différents aliments, leur forme, leur odeur ainsi que leur ressemblance avec des espèces potentiellement dangereuses. Même chose pour la chasse qui requiert, outre des compétences particulières, beaucoup d'expérience et d'informations. On traque, on approche et on attaque différentes espèces de façon différente. En tant que prédateurs, les hommes ne sont pas très bien lotis. Ils compensent leur faiblesse physique non seulement par la ruse mais en se servant des connaissances acquises sur le terrain et transmises de génération en génération. Ce qui nous amène au deuxième point [24].

Les êtres humains coopèrent

Les hommes vivent depuis longtemps - assez longtemps pour que cela compte, en termes d'évolution - en groupes organisés et entretiennent des interactions sociales intenses. Ils ont besoin de coopérer parce qu'ils dépendent d'une information bien plus riche que celle que peut leur fournir l'expérience individuelle. Cette information est fournie par les autres. Leurs activités impliquent aussi une coopération. Ce que j'ai dit plus haut de la cueillette et de la chasse n'a de sens que si certaines personnes effectuent une partie du travail et, ce faisant, permettent à d'autres d'effectuer la leur. Les hommes ne font pas simplement quelque

chose ensemble: ils font différentes choses de façon coordonnée. Or la coopération suppose des capacités et des dispositions particulières.

Ces exigences spécifiques à l'existence humaine ont deux conséquences importantes:

• Les êtres humains, parce qu'ils ont besoin pour survivre de coopérer et de disposer d'informations, dépendent généralement d'informations fournies par d'autres humains. Je ne veux pas minimiser l'importance de l'expérience individuelle, mais même celle-ci ne peut être acquise sans un transfert massif de connaissances, sans égal dans aucune autre espèce.

• Puisque les hommes dépendent de l'information et de la coopération, ils ont besoin d'informations sur l'état mental des autres, c'est-à-dire ce que ces autres savent et la nature de leurs intentions. Aucune expédition de chasse, aucun mariage, aucune guerre ne peut être organisé sans contrôle précis de ce que veulent et croient les autres.

Une fois informé que les baleines vivent en mer, vous n'êtes pas tellement étonné de découvrir que leurs capacités et leurs dispositions ont été façonnées par la sélection naturelle de façon à leur donner une bonne adaptation à ce milieu. Il en va de même de nos capacités et de nos dispositions, dès lors qu'on a compris que le milieu propre à l'existence humaine est celui de l'information fournie par autrui. Cela veut dire qu'il nous faut explorer un nouveau groupe de systèmes d'inférence dans notre sous-sol mental.

L'esprit social

La vie dans un milieu où la plupart des informations sont fournies par d'autres êtres humains est sous-tendue par des capacités et des comportements spécifiques. Ils sont pour la plupart si familiers qu'on a parfois du mal à croire qu'ils nécessitent un équipement cognitif particulier. Voici quelques-uns de ces comportements et capacités:

Une intelligence sociale hypertrophiée. Chez beaucoup d'espèces, on entend par intelligence sociale des aptitudes propres aux interactions sociales. Comparées à celles d'autres espèces, nos interactions sont d'une extraordinaire complexité, parce que nous possédons des systèmes extrêmement complexes de représentation de ce que font les autres et des raisons pour lesquelles ils le font. Par exemple, voici deux aspects de l'intelligence sociale très développés chez l'homme:(1) une capacité à démêler des situations compliquées et d'entretenir des pensées comme "Marie sait que Pierre lui en veut d'avoir approuvé Paul lorsqu'il disait que Jeanne était trop intelligente pour Marc";(2) une capacité à conserver des "fichiers" sur différents individus sans jamais

les mélanger. Nous faisons cela très naturellement, sans nous rendre compte des capacités mnésiques que cela suppose. Dans la situation évoquée ci-dessus, Marie sait quelque chose qui implique quatre personnes différentes. Pour élaborer des idées aussi complexes, il faut nécessairement posséder des informations à propos de ces personnes, les conserver dans des dossiers séparés, puiser au même moment dans ces différents dossiers sans jamais les mélanger. Cela demande des capacités que seule l'espèce humaine a portées à ce degré de complexité.

Comme je l'ai déjà dit, ce que nous appelons "psychologie intuitive" est une fédération de structures et de fonctions cérébrales remplissant chacune une tâche particulière: détecter la présence d'agents animés(proies ou prédateurs potentiels, peut-être) ; détecter ce que regardent les autres; deviner quel but ils poursuivent; se représenter leurs idées. Selon les espèces, on retrouve différents assemblages de ces composants. Le psychologue Daniel Povinelli a montré que les chimpanzés peuvent parfaitement suivre le regard d'autrui, mais qu'ils n'ont apparemment pas une représentation très précise des intentions révélées par la direction du regard. Plus généralement, il semble que certains aspects de la psychologie intuitive se soient développés chez les primates pour attraper leurs proies et éviter leurs prédateurs de façon plus efficace. C'est peut-être pour cela que nous détectons immédiatement et avec une certaine charge émotionnelle la présence d'agents animés dans notre environnement. Mais le développement extraordinaire de la psychologie intuitive chez l'homme provient aussi des avantages que retiraient les individus capables de prédire efficacement le comportement des autres, puisque les interactions entre êtres humains sont le véritable milieu de notre évolution [25].

Le goût des cancans. Bien que nous ayons tendance à le mépriser et à minimiser son importance, le colportage de cancans compte parmi les activités humaines les plus fondamentales. Universellement pratiqué, apprécié et méprisé, il est aussi important pour notre survie et notre reproduction que les autres capacités cognitives ou dispositions émotionnelles. Pourquoi? On le comprendra mieux si l'on se rappelle que les cancans sont des informations sur nos semblables, de préférence celles qu'ils aimeraient ne pas divulguer, et concernent surtout des sujets de valeur adaptative comme le statut social, les ressources et la sexualité. Le commérage perd beaucoup de son attrait lorsqu'il s'éloigne de ces sujets, comme le démontre notre attitude envers ceux qui collectionnent et échangent fiévreusement des connaissances dans d'autres domaines. Pensez par exemple à ces "fans" qui ne discutent

que des disques ou concerts de leur groupe préféré, se disputent pour savoir où la photo de leur dernier album a été prise, etc., ou encore au cas extrême des "trainspotters" anglais.(Pour les lecteurs non britanniques, je précise que ce sont des gens qui passent leurs week-ends à regarder passer les trains pour remplir autant de cases que possible dans un catalogue général du matériel ferroviaire utilisé par les différentes compagnies de chemin de fer.) Nous estimons que ces gens passionnés par des sujets sans intérêt pour les interactions sociales ne sont pas tout à fait normaux [26].

Il n'existe pas de société humaine sans cancans. Pourtant, presque tous les groupes humains les considèrent avec mépris. Pourquoi? Cela est dû à deux facteurs d'égale importance. Primo, aussi avides que nous soyons d'informations sur le statut social, les ressources et la sexualité des autres, nous redoutons de voir divulguées les mêmes informations à notre sujet. Secundo, même si nous aimons les commérages, nous voulons être considérés comme dignes de confiance. C'est indispensable si l'on veut maintenir des relations sociales stables, et notamment de coopération. Nous devons présenter l'image de quelqu'un qui ne trahit pas les secrets, qui ne répand pas l'information au-delà du petit cercle de ses vrais amis. Notre ambivalence envers le colportage de cancans n'est pas de l'hypocrisie.

Adaptation aux échanges sociaux. Rien n'est plus facile à comprendre que les situations d'échange social. Si vous acceptez d'en payer le prix(apporter une bouteille), vous obtenez un avantage(une part du repas) : quoi de plus naturel et évident? Les inférences sont en effet automatiques(si le repas est somptueux et votre bouteille médiocre, vos hôtes ne seront pas contents), mais c'est parce que nos systèmes d'inférence sont très efficaces. L'échange social compte parmi les plus anciennes pratiques humaines, puisque le partage et l'échange des ressources ont longtemps été une nécessité. Les psychologues évolutionnistes Leda Cosmides et John Tooby ont remarqué que les gens résolvent bien plus facilement un problème logique complexe s'il est présenté comme un problème d'échange social; peu importe que la situation évoquée soit exotique. Pour vérifier si les membres d'une tribu imaginaire respectent bien la loi suivante: "Si un individu se fait scarifier le visage, alors il a le droit de manger de la viande de buffle", les sujets recherchent spontanément des mangeurs de buffle au visage intact(plutôt que des scarifiés végétariens). Dans ce genre de situation, en effet, les inférences se font sur la base du principe "cherchez le tricheur" plutôt qu'à partir de règles logiques générales. Les mêmes sujets sont moins sûrs de leurs intuitions lorsqu'on leur demande de

vérifier une règle équivalente mais sans rapport avec l'échange, par exemple: "Si un individu se fait scarifier le visage, alors il a visité Pékin". Cosmides et Tooby ont obtenu les mêmes résultats auprès d'étudiants américains et de chasseurs-cueilleurs de l'Amazonie, les Shiwiar. Le fait que l'échange social est un système d'inférence particulier est confirmé par l'existence de pathologies cérébrales où il se trouve endommagé sans que d'autres fonctions mentales soient affectées [27].

Évaluation de la confiance. La coopération pose aux hommes des problèmes stratégiques dans lesquels la valeur d'un geste donné(le bénéfice attendu) dépend du fait qu'un autre effectue un geste donné(pas nécessairement le même). Idéalement, on pourrait choisir de ne coopérer qu'avec des gens qui n'ont pas d'autre choix. Au moment de payer, dans un magasin, on peut bien sûr pointer une arme sur la tempe de la caissière pour être certain de récupérer sa monnaie. Ce n'est pas toujours possible, mais nous avons des capacités qui compensent cela. Notamment celle de pouvoir décider de coopérer avec nos semblables sur la base de signaux qui nous permettent d'inférer qu'ils sont dignes de confiance [28].

Cette évaluation est cruciale mais nous n'en avons pas vraiment conscience. Les sociologues Diego Gambetta et Paul Bacharach ont étudié les signaux par lesquels les gens évaluent la fiabilité des autres dans les situations courantes(exemple: laisseriez-vous entrer dans l'immeuble derrière vous quelqu'un qui n'a pas fait le bon code et qui n'a pas sonné?). Ils ont montré que, bien souvent, nous sommes capables d'estimer si nous pouvons faire confiance à certains signaux. Cela implique d'évaluer le sens du signal et la possibilité qu'il soit feint. Tout cela se fait automatiquement et très vite, non parce que les inférences sont simples mais parce que nous possédons des systèmes spécialisés dans ce travail d'évaluation [29].

Dynamiques de coalition. Les gens forment spontanément des groupes où un certain degré de confiance permet de coopérer et d'en retirer des bénéfices mutuels. Le biologiste Matt Ridley a forgé le mot "groupisme" pour décrire la tendance humaine à former des groupes. Les conflits ethniques mais aussi des phénomènes sociaux plus anodins comme les modes, les coalitions d'élèves dans les écoles, d'employés dans les bureaux, etc., illustrent la force de cette propension [30].

Une coalition est une forme très particulière d'association. Il ne suffit pas d'avoir le même but pour former une coalition; vous et moi pouvons souhaiter que nos rues soient plus propres sans former une coalition pour autant. Il ne suffit même pas que des gens coopèrent pour

atteindre un but commun. Par exemple, les ouvriers doivent coordonner leur travail pour produire des objets manufacturés, mais ils ne sont pas coalisés. Une coalition suppose une activité à laquelle on peut s'associer volontairement, où la défection est possible, où la coopération conduit à des bénéfices et où l'on est pénalisé si l'on coopère lorsque d'autres font défection.

L'action concertée permet de retirer d'importants bénéfices tant que le groupe reste soudé. Mais dans certaines situations on peut trouver plus profitable de se retirer à un moment délicat. Votre partenaire de chasse vous mettra en danger s'il se sauve au moment précis où il doit tirer. Votre complice dans une conspiration de bureau peut vous dénoncer pour se faire bien voir du patron. Il n'y a pas de garantie absolue que vos partenaires ne vont pas se montrer trop bavards, s'enfuir ou, plus généralement vous trahir. C'est pourquoi si peu d'espèces forment des coalitions(les chimpanzés et les dauphins nouent des alliances mais pas aussi vastes et aussi stables que les humains). Les coalitions demandent un travail d'évaluation compliqué et donc des capacités mentales spécifiques pour effectuer ce travail de façon intuitive, automatique [31].

Pour rendre la chose plus claire, il peut être utile d'énumérer les conditions indispensables à toute coalition:

• Chaque membre de la coalition se comporte de façon à augmenter les bénéfices des autres membres du groupe mais pas ceux des non-membres.

• Ce comportement envers les autres n'implique pas que l'on s'attend à un bénéfice immédiat.

• Chaque membre du groupe s'attend à ce que les autres membres du groupe(mais pas les non-membres, bien sûr) aient les mêmes dispositions et le même comportement à son égard.

• En conséquence, pour savoir si l'appartenance au groupe est avantageuse, on additionne les avantages et les inconvénients découlant de ses interactions avec l'ensemble des autres membres du groupe, pas avec chacun d'entre eux.(Par exemple, vous aidez constamment X et vous êtes aidé par Y; si vous êtes tous trois dans une coalition, vous allez considérer tout cela comme normal, sans penser que d'une certaine façon vous exploitez Y et vous vous laissez exploiter par X.)

• Les membres du groupe se représentent le comportement de chaque membre des autres groupes comme représentatif du comportement des groupes dans leur ensemble. Si vous êtes R.P.R. et qu'un militant du PS.

vous agresse, vous vous sentez agressé par le P.S., pas seulement par cette personne.

• Les réactions face à la conduite d'un membre d'un autre groupe concernent tout le groupe, pas seulement la personne en question.(Si vous êtes agressé par un militant du PS., vous pouvez vous en prendre en retour à tout autre membre du PS.)

• On se représente les autres groupes comme des agents intentionnels. Par exemple, vous décrirez ce qui se passe dans l'arène politique comme "le PS. s'efforce de faire ceci" ou "le R.P.R. fait cela" bien que les partis ne puissent pas agir puisque ce ne sont pas des personnes.

• Les membres d'une coalition sont extrêmement soucieux de la loyauté des autres membres. Le fait que les autres membres du groupe soient ou non loyaux envers le groupe(que cela vous affecte directement ou non) suscite en vous des émotions fortes.

Cela se manifeste de différentes façons: vous ressentez le désir de punir les gens qui ont quitté la coalition; vous pouvez même avoir envie de punir ceux qui n'ont pas puni les coupables; vous aimeriez soumettre certaines personnes à différentes épreuves pour vérifier leur loyauté [32].

J'ai énuméré ces conditions dans le détail - au risque d'ennuyer - parce qu'elles montrent combien la formation d'une coalition implique de calculs complexes. Le fait que les coalitions paraissent simples et évidentes montre bien, non pas qu'elles le sont, mais que notre cerveau est capable de calculer tout cela sans difficulté, ce qui est différent. Aucun être humain n'a besoin d'être formé dans l'art et la manière d'établir la coopération entre partenaires ou de détecter des menaces potentielles visant cette coopération. Remarquez enfin que les enfants manifestent très tôt des dispositions pour former des coalitions sans qu'il soit nécessaire de leur expliquer comment s'y prendre(et même, bien souvent, contre la volonté expresse de leurs parents).

Ce raisonnement à base de bénéfices, de coopération et de défection peut vous sembler très abstrait. Nous avons l'habitude de dire que nous "sentons" ces choses-là. Et c'est vrai, en un sens: nos émotions sont la partie la plus saillante de ces réactions, celle dont nous sommes conscients. Mais l'émotion est le résultat de calculs complexes et précis que des systèmes spécialisés effectuent dans notre cerveau. Un jour, des amis africains récemment arrivés à Paris m'avouèrent leur stupeur devant la réaction des automobilistes quand on leur "volait" une place de parking. Mes amis comprenaient leur colère d'un point de vue

abstrait, mais n'arrivaient pas à la ressentir. Au bout de quelques semaines, ayant eux-mêmes beaucoup circulé en ville, ils manifestaient le même énervement. Non que leur conception abstraite de ce qui importe et de ce qui n'importe pas ait changé. Ils avaient simplement intégré l'information "les places de stationnement sont une denrée rare"- et leur système émotionnel s'était ajusté à cette information.

Découplage et contraintes

L'esprit humain n'est pas condamné à considérer seulement ce qui se passe au présent dans son environnement immédiat. Il est même précisément remarquable en ce qu'il passe pas mal de temps à se représenter ce qui n'est ni ici ni maintenant. La fiction en est l'illustration la plus évidente. En lisant l'histoire Le voleur, l'enfant, le chien et le policier, vous aviez sans doute des idées très précises sur l'état d'esprit du voleur et de l'agent de police, alors que ceux-ci n'avaient d'autre existence qu'en tant que signes sur du papier. Mais cette faculté est bien plus générale. Il n'y a rien de plus facile pour notre esprit que de produire des inférences sur la base de prémisses non réelles, comme: "Si j'avais déjeuné, je n'aurais pas faim maintenant". Il peut aussi se concentrer sur des possibilités futures. On peut s'inquiéter de ce qui se produirait si le toit s'écroulait sur nos têtes sans que celui-ci ait donné le moindre signe de faiblesse et sans se précipiter dehors non plus. C'est pourquoi les psychologues disent que ces pensées sont découplées de leurs inputs et outputs pertinents.

La cognition découplée est essentielle pour l'homme parce qu'il dépend énormément de l'information communiquée par d'autres et de la coopération avec les autres. Pour évaluer l'information fournie par autrui, il faut élaborer une simulation mentale de ce qu'elle contient. En outre, nous ne pourrions réussir des expéditions de chasse, fabriquer des outils complexes, cueillir des aliments ou procéder à des échanges sans une planification précise et élaborée. Cela implique de pouvoir évaluer différents scénarios, fondés sur des prémisses non réelles: Si nous allions ramasser des fruits dans la vallée? Et s'il n'y en a pas? Et si les autres membres du groupe décidaient d'aller ailleurs? Et si mon voisin me volait mes outils? Pour penser au passé, il faut aussi découpler. Comme le souligne le psychologue Endel Tulving, la mémoire "épisodique"(la mémoire des événements) est une forme de voyage dans le temps qui nous permet de revivre mentalement les effets sur notre personne d'une scène particulière. Cela nous sert à étudier le comportement des autres, à réévaluer leur caractère, à faire une nouvelle description de notre propre attitude et de ses conséquences, etc. [33].

La cognition découplée se manifeste très clairement chez les enfants dès qu'ils commencent à jouer "à faire semblant", à utiliser toutes sortes d'objets comme s'il s'agissait d'objets autres(une savonnette devient une voiture, une marionnette figure une personne, etc.). Or, pour cela, un mécanisme subtil doit indiquer à l'enfant quels aspects du réel doivent être mis entre parenthèses et quels aspects sont encore valables dans le scénario inventé. Sur ce point, le psychologue Alan Leslie a découvert des détails étonnants. Exemple: avec une théière vide, des enfants font semblant de verser du thé dans plusieurs tasses.(Ils prennent bien soin de positionner le bec à l'aplomb des tasses car même "pour de faux" les liquides tombent de haut en bas, comme dans la vie réelle. Cet aspect du scénario est traité par le système de physique intuitive comme s'il y avait vraiment du thé dans la théière.) Puis un des expérimentateurs renverse sa tasse, se désole que son thé se soit répandu sur la table et demande à l'enfant de lui en servir à nouveau. Dès l'âge de trois ans, les enfants confrontés à cette situation - deux tasses réellement vides dont une seulement est vide pour faire semblant tandis que l'autre est pleine - ne se trompent pas; ils font semblant de remplir la première, non la seconde. Et cette brillante maîtrise de la situation se manifeste chaque fois que les enfants font semblant. Leur système cognitif peut traiter les hypothèses non réelles et se servir des inférences qui ont un sens dans ce contexte imaginaire, pas dans la réalité [34].

Le découplage est aussi nécessaire pour produire des représentations publiques, une autre capacité humaine universelle. Jouets, statues, peintures rupestres et dessins dans le sable ne sont pas exactement semblables à ce qu'ils représentent. Pour les comprendre, nos systèmes d'inférence doivent bloquer certaines inférences - le chemin forestier fait trois centimètres de large sur le tableau mais il n'est pas si étroit dans la réalité - et en conserver d'autres - si la route dessinée dans le sable tourne à gauche, c'est que la vraie tourne à gauche aussi. L'interprétation des représentations externes peut donc être subtile. En effet, dans bien des cas nous considérons intuitivement que la signification des représentations publiques dépend beaucoup plus des intentions de leur créateur que de leur apparence. Le psychologue Paul Bloom a mis en évidence cette capacité chez les très jeunes enfants. Pour eux, deux dessins identiques représentent en réalité des objets différents(une sucette ronde et un ballon, par exemple) si telle est l'intention de leur créateur [35].

Il est sans doute utile de raisonner en dehors de l'ici et maintenant; mais cela ne marche que si le raisonnement est strictement contraint,

logique. Si vos inférences devenaient folles, disant par exemple:

Si nous allons dans la vallée, mon chien va perdre ses dents

Si mon frère est triste, ce téléphone va se casser en mille morceaux

elles ne pourraient plus servir de base à des comportements efficaces. Notez que ces inférences étranges ne le sont pas seulement parce que leurs conséquences paraissent bizarres. Vous pourriez dire:

Si je nourris mon chien uniquement de sucreries, il va perdre ses dents

Si vous passez ce téléphone à l'essoreuse, il va se casser en mille morceaux

C'est donc la relation entre hypothèse et conséquence qui est pertinente ou non.

Le point à retenir, à propos des idées découplées, c'est qu'elles activent les systèmes d'inférence de la même façon que les situations réelles. C'est pour cela que nous pouvons produire des inférences cohérentes et utiles à partir de prémisses inventées. Par exemple, la phrase "si les kangourous avaient les jambes plus courtes, ils sauteraient plus loin", paraît illogique et "si les kangourous avaient des pattes plus courtes, ils mangeraient des brocolis" n'a apparemment aucun sens. La phrase "si les kangourous avaient les pattes plus longues, ils sauteraient plus loin" paraît, elle, plausible, parce qu'elle est corroborée par un de nos systèmes d'inférence. Notre physique intuitive suppose que plus la poussée est forte, plus la trajectoire est longue, donc des jambes plus longues devraient permettre des sauts plus longs. De la même façon, si je vous dis qu'hier j'ai vu un tigre dans la forêt, vous en inférerez probablement que j'étais dans la forêt hier, parce que la psychologie intuitive l'exige.

Dans les scénarios inventés, un aspect des situations réelles est donc occulté mais tous les systèmes d'inférence fonctionnent comme d'habitude. Vous vous souvenez peut-être que j'ai déjà évoqué cela en présentant les concepts surnaturels qui violent une certaine attente("si certains agents étaient invisibles"...) mais activent tous les systèmes d'inférence pertinents(... on ne pourrait pas les voir mais eux verraient ce qui se passe"). Les concepts surnaturels ne sont qu'une conséquence de la capacité humaine de découplage des représentations. Mais ce qui les rend plus ou moins importants, c'est le type d'inférences que nous produisons à partir de ces prémisses, comme nous allons le voir maintenant.

Produits dérivés et autres gadgets

Le fait que le cerveau soit dès l'origine équipé de multiples systèmes

d'inférence spécialisés et qu'il puisse les faire fonctionner sur le mode découplé explique peut-être pourquoi dans le monde entier les êtres humains s'adonnent à une foule d'activités sans valeur adaptative.

Prenons un exemple. Notre cortex auditif doit accomplir un grand nombre de tâches complexes. Il doit distinguer les sons du langage des autres bruits. L'information concernant les bruits est dirigée vers des aires corticales associatives qui trient les sons et identifient leur source. L'information sur l'emplacement de cette source est traitée par un autre circuit spécialisé et dirigée vers des systèmes spécifiques. Le système auditif doit aussi segmenter les sons du langage. Tous les êtres humains normaux sont capables de découper un flux sonore sortant d'une bouche en sons isolés, puis d'envoyer cette représentation purifiée vers les aires corticales spécialisées dans l'identification des mots. Pour transformer un flux en segments, le système doit être attentif aux fréquences spécifiques qui définissent chaque voyelle et aux bruits complexes des consonnes, mais aussi à leur durée et à leurs effets réciproques. Le cortex auditif dispose, pour ce faire, de différents sous-systèmes spécialisés soit dans les tons purs soit dans les stimuli plus complexes. Tout cela fait clairement partie d'une architecture évoluée complexe spécialisée dans l'analyse fine des sons, tâche d'une valeur adaptative évidente pour une espèce qui dépend presque exclusivement de la parole pour communiquer. Or ce système a aussi une conséquence intéressante: la prédisposition des hommes à détecter, produire, mémoriser et apprécier les sons musicaux, les mélodies. Il n'existe pas de société humaine sans tradition musicale. Et si ces traditions sont très différentes les unes des autres, elles ont en commun certains principes. Par exemple, les sons musicaux sont toujours plus proches de sons purs que de bruits, et privilégient certains intervalles comme l'octave et le rôle de la quarte ou de la quinte. Tous ces traits sont autant de conséquences de l'organisation du cortex auditif. En exagérant un peu, on peut dire que les sons musicaux constituent des "supervoyelles"(des fréquences pures par opposition aux fréquences mélangées qui caractérisent les vraies voyelles) et des pures "consonnes"(produites par les rythmes et les attaques de presque tous les instruments). Ces propriétés font de la musique une forme intense d'expérience sonore qui envoie vers le cortex des doses purifiées, intensifiées de ce qui l'active habituellement. La musique n'est donc pas un produit direct de nos dispositions mais un produit culturel dont le remarquable succès vient du fait qu'il active intensément certaines de nos capacités [36].

Ce phénomène ne se limite pas à la musique. Dans le monde entier, les hommes remplissent leur environnement d'artefacts qui

sur-stimulent leur cortex visuel, en présentant par exemple une couleur pure, saturée, au lieu du mélange de bruns et de verts qui domine dans l'environnement. Cela est vrai de tous les temps. Nos ancêtres du paléolithique se servaient de pigments ocre pour des raisons sans doute purement esthétiques. De même, notre système visuel est sensible à la symétrie des objets. La symétrie bilatérale, notamment, est très importante; lorsque les deux côtés d'un animal ou d'un homme sont semblables, c'est qu'il nous fait face, trait pertinent pour leurs interactions avec les hommes mais aussi avec les proies et les prédateurs. Là encore, il n'existe pas de groupe humain qui ne produise de gadgets visuels symétriques, depuis le maquillage et la coiffure jusqu'aux dessins sur tissu et la décoration d'intérieur. Enfin, notre cortex visuel comprend des sous-systèmes spécialisés qui identifient rapidement les objets selon leur type, tandis que d'autres systèmes s'intéressent à l'emplacement et au déplacement de ces objets. La stimulation artificielle de ces systèmes - autrement dit, l'art figuratif - a également une longue histoire, comme le montre l'extraordinaire spectacle des peintures rupestres de Lascaux et de la grotte Chauvet [37].

Ces activités engagent nos capacités cognitives de telle façon que certains artefacts culturels deviennent saillants et sont transmis. Ces artefacts cognitifs peuvent être extrêmement primitifs, comme les perles de verre ou les morceaux de métal brillant dont le seul mérite est de procurer un stimulus visuel inhabituel. Mais les idées et leurs relations abstraites peuvent aussi constituer des artefacts de ce type. Les plaisanteries activent nos capacités de raisonnement, nos attentes concernant les situations et se terminent souvent par une "chute" qui nous oblige à reconsidérer l'ensemble de la situation sous un autre angle; les paradoxes fascinent parce qu'il semble impossible d'échapper à une conclusion inacceptable.

Une fois qu'on a compris comment l'évolution a façonné une structure cérébrale dotée de systèmes d'inférence particuliers, on saisit mieux pourquoi les hommes sont sensibles à tels artefacts plutôt qu'à d'autres. Le fait qu'il existe des tons purs en musique et des symétries dans les arts visuels n'est certainement pas une coïncidence, étant donné la façon dont l'évolution a façonné notre cerveau.

Pour aborder un domaine plus proche de nos concepts surnaturels, ce raisonnement évolutionniste peut sans doute expliquer certaines formes de la pensée magique. Exemple: dans plusieurs régions de l'Inde, il serait extrêmement polluant de partager un repas avec un membre d'une caste inférieure, disons un tanneur ou un forgeron. Toute la maison

devrait ensuite subir un nettoyage rituel complet. Bien que la plupart des gens ignorent pourquoi un tel contact serait polluant ou de quelle façon cette pollution les affecterait, ils évitent soigneusement de se trouver dans cette situation. Pour prendre un exemple moins extrême, selon la tradition juive orthodoxe, le mélange de viande et de lait dans la même assiette rend toute la nourriture impure. Mais là non plus, les personnes concernées ne se soucient guère d'expliquer pourquoi. Les anthropologues ont longtemps interprété cette pensée magique comme la conséquence d'une défaillance de la prise habituellement ferme de notre esprit sur la causalité. Nous sommes passés maîtres dans l'art de déterminer les causes des événements, car sans cela nous ne pourrions nous livrer à nos activités quotidiennes. Mais dès lors qu'il s'agit de magie, nous oublions apparemment toute raison et croyons par exemple qu'une modification invisible de ses vêtements peut rendre une femme plus romantique. Il semblerait donc que les gens croient à la magie lorsqu'ils assouplissent les critères qu'ils appliquent pour déterminer quelles causes produisent quels effets.

Mais ce n'est pas tout à fait convaincant parce que le raisonnement magique ressemble en bien des points à d'autres types d'inférences. Par exemple, beaucoup de gens vous diront qu'il vaut mieux faire revenir la viande avant de la cuisiner en ragoût mais sans savoir pourquoi. Les paysans labourent avant de planter mais n'ont que de vagues notions de la chimie des sols. Les idées de pureté et de pollution paraissent effectivement absurdes si on les juge à la lumière des critères généraux de causalité, mais beaucoup moins si on les considère à l'aune d'un système d'inférence particulier, celui qui évalue les possibilités de contamination et de contagion. Comme je l'ai dit plus haut, ce système semble avoir ses principes à lui: la substance dangereuse n'est pas forcément visible, et peu importe la dose, tout type de contact avec la source de danger transmet l'ensemble de la pollution. Les préjugés apparemment bizarres concernant les contacts avec un forgeron ne sont que l'application de ces principes à un domaine autre que celui des polluants et des toxines. Il suffit de postuler l'existence d'une substance spécifique chez les membres des castes inférieures pour que le système "contagion" en tire les conséquences naturelles: par exemple que tout contact avec ces personnes est polluant, si bref soit-il, et que le danger existe, même s'il reste invisible.

Cela résume assez bien les caractéristiques de certains de ces "gadgets cognitifs" qui semblent hanter l'esprit humain depuis qu'il est humain. Tout d'abord, cette affaire de pollution est fondée sur une hypothèse qui contredit nos intuitions: tout en appartenant à la même

espèce que nous, certains individus peuvent avoir une constitution interne différente. Ensuite, elle active un système d'inférence adaptatif qui produit naturellement toutes sortes de conséquences supplémentaires à partir de l'hypothèse originelle. Enfin, l'ensemble du scénario est généralement représenté sur le mode découplé, comme une fiction intéressante, puisqu'en réalité les Indiens ne prennent pas leurs repas avec les castes polluantes. Cela n'empêche en aucune façon la transmission de ce préjugé. Bien au contraire. La notion de personnes polluantes est l'un de ces artefacts qui fascinent l'esprit parce qu'elle produit des inférences pertinentes à partir de suppositions, et cela suffit.

Tout cela nous ramène à un sujet plus grave, la religion. Il ne faut pas croire que les gadgets cognitifs n'existent que dans les domaines de moindre importance, depuis le plaisir réel mais mineur des blagues jusqu'aux fonctions réelles mais non vitales de la musique et des arts visuels. Ce serait une erreur. J'ai justement choisi l'exemple des castes polluantes pour montrer qu'une fois ces artefacts cognitifs inscrits dans notre esprit, ils peuvent avoir des conséquences très graves. Une grande partie de nos interactions sociales est fondée sur des notions du même type, et pas seulement en Inde. D'une manière plus générale, les concepts religieux aussi constituent des artefacts cognitifs saillants dont la transmission culturelle dépend, pour sa réussite, du fait qu'ils activent ou non nos systèmes d'inférence de façon particulière. Si la religion peut devenir beaucoup plus sérieuse et importante que les artefacts décrits jusqu'ici, c'est parce qu'elle active des systèmes d'inférence qui ont pour nous une importance vitale: ceux qui gouvernent nos émotions les plus intenses, modèlent nos interactions avec nos semblables, nous donnent le sens des valeurs et organisent les groupes sociaux.

4. Pourquoi des dieux et des esprits?

Les concepts religieux sont des concepts surnaturels qui comptent. Dans le monde entier, les hommes croient à des êtres dotés de qualités spéciales et de pouvoirs spéciaux. Ils peuvent être immortels, prescients ou même omniscients, commander aux éléments, sculpter les montagnes, frapper avec l'éclair ou châtier le pécheur. Dans tous les groupes humains, un dieu, des dieux, les esprits ou les ancêtres(ou une combinaison de tout cela) se distinguent des autres en ce que leur représentation possède une charge émotionnelle très forte. Penser à ce que veut le dieu ou à ce que savent les ancêtres peut faire naître des émotions violentes, peur, colère ou culpabilité mais aussi un sentiment

de sécurité, un profond réconfort.

Pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi Dieu est-il plus important que le Père Noël ou, chez les Fang, pourquoi les ancêtres comptent-ils plus que le croque-mitaine blanc? On peut penser que la réponse est très simple: les gens croient à l'existence de Dieu et des ancêtres, pas à celle du Père Noël ou du croque-mitaine. C'est vrai, mais c'est une conséquence, pas une cause. Certains concepts surnaturels sont représentés de telle façon qu'il semble évident ou du moins possible qu'ils se réfèrent à des choses et à des agents réels. La difficulté consiste à expliquer pourquoi, et cela nous demandera plusieurs chapitres. Pour commencer, nous devons comprendre quel genre d'agents sont les dieux, les esprits et les ancêtres.

La religion est avant tout pratique

Les Occidentaux, notamment ceux qui sont cultivés, et davantage encore ceux qui étudient la religion, ont tendance à considérer les concepts religieux comme l'expression de certaines idées sur la façon dont fonctionne le monde. Ce n'est pas faux, mais cela peut conduire à une vision contemplative de la religion selon laquelle les hommes ajoutent des dieux, des esprits ou des ancêtres à leur conception abstraite du monde et de l'existence pour lui donner davantage de sens. Dans cette optique, on aurait inventé les ancêtres pour représenter les âmes des défunts, Dieu parce qu'il a créé le monde, et ainsi de suite. Mais ce n'est pas forcément comme cela que se transmettent les idées religieuses. Car la religion est avant tout pratique.

Pour commencer, les concepts religieux sont presque toujours invoqués lorsque les gens en ont besoin. C'est-à-dire qu'il s'est produit un événement saillant qui peut s'expliquer en termes divins: un individu a fait une action susceptible de déplaire aux ancêtres, un bébé est né, quelqu'un est mort, peut être à cause d'une intervention surnaturelle. Dans la plupart des raisonnements où figurent des concepts religieux, ces derniers sont mentionnés à propos d'un événement particulier.

Ensuite, ce qui occupe une grande place dans les raisonnements et les intuitions, ce sont les situations d'interaction avec les agents surnaturels. Les hommes ne se contentent pas d'affirmer qu'il existe quelque part un être qui fabrique le tonnerre ou que des âmes errent dans la nuit: ils ont des contacts avec ces agents, ils interagissent avec eux, au sens le plus concret du don et du contre-don, des promesses, des menaces, de la protection, de l'apaisement, etc.

Chez les Kwaio des îles Salomon, le concept d'esprit ancestral(adalo) illustre bien ce contraste entre une vision contemplative, théologique, et

la représentation plus terre à terre des agents surnaturels dans des contextes et des interactions pratiques. Les activités religieuses des Kwaio, telles que les a décrites l'anthropologue Roger Keesing, impliquent des relations avec les ancêtres, notamment les esprits des membres du clan, mais aussi des esprits sauvages plus dangereux. Les interactions avec ces adalo(le terme englobe tous les esprits, familiers et sauvages) sont une constante de la vie des Kwaio. Comme le souligne Keesing, les petits enfants n'ont besoin d'aucune instruction explicite pour se représenter les ancêtres comme des présences invisibles et puissantes puisqu'ils voient les adultes interagir avec les adalo dans toutes sortes de circonstances: ils leur adressent des prières, leur sacrifient des cochons ou s'entretiennent avec eux. Les Kwaio "rencontrent" aussi les ancêtres en rêve. Presque tous ont un adalo particulier, l'esprit d'un proche parent, le plus souvent, et entretiennent avec lui des contacts fréquents.

Les ancêtres sont généralement responsables de ce qui se passe dans le village: "Les enfants apprennent très tôt que les adalo sont des êtres qui aident et punissent, qu'ils sont la source de toute réussite, gratification, sécurité mais aussi la cause des maladies, de la mort et de la malchance; ils sont également les auteurs de lois qui peuvent paraître arbitraires et les garants de leur respect". Si les récoltes de taro sont bonnes et les truies prolifiques, c'est que les ancêtres sont contents de la façon dont se comportent les vivants. Maladie et malheurs sont le plus souvent dus à la colère des ancêtres. Bien sûr, comme tout le monde, les Kwaio admettent que certains événements se produisent "comme ça", sans raison particulière. Certaines maladies peuvent être interprétées comme de simples faiblesses du corps sans implications particulières; le fait que la médecine occidentale parvienne à les soigner le prouve bien. Mais les événements saillants, les infortunes particulièrement remarquables, sont causés par les adalo. Comme l'a dit à Keesing un devin kwaio: "Si un enfant tombe malade... nous pratiquons la divination puis nous sacrifions un cochon [aux adalo]". La divination permet de déterminer quel esprit est mécontent et pour quelle raison. Le devin prend une série de feuilles nouées qu'il tire pour voir quel côté se casse le premier, indiquant soit une réponse positive soit l'absence de réponse à une question. Beaucoup de problèmes ont pour origine la colère des ancêtres contre ceux qui ont enfreint les lois sur ce qui est autorisé et ce qui est abu(interdit ou dangereux - de la racine tapu, qui a donné notre "tabou"). Comme les hommes, les ancêtres aiment la viande de porc et réclament de nombreux sacrifices. Les relations avec les ancêtres peuvent être compliquées, parce qu'il n'est pas toujours

facile de savoir quel esprit est la cause de tel problème: "Si ce n'est pas vraiment cet adalo [désigné par la divination] qui a demandé le sacrifice d'un cochon pour que notre taro et nos cochons poussent bien, alors rien ne se produira malgré notre sacrifice". Il faut donc parfois plusieurs divinations et plusieurs sacrifices pour arriver à un arrangement satisfaisant avec les ancêtres.

La plupart des situations chez les Kwaio impliquent les ancêtres. Les adalo sont toujours là, souvent rassurants mais parfois menaçants. Keesing raconte qu'un jour où il s'était éloigné du village pendant une promenade, un enfant de dix ans qui l'accompagnait lui a demandé de cesser de siffler pour ne pas déranger les adalo sauvages qui hantaient les parages. Keesing lui a répondu en riant qu'il ne craignait pas ces esprits puisqu'il était armé d'un lourd bâton, mais son compagnon lui a rappelé très sérieusement que cela ne lui servirait à rien.

Les ancêtres kwaio sont un exemple parfait de ces agents qui comptent pour les gens. Cependant, et la chose peut paraître paradoxale, les Kwaio sont remarquablement vagues quand on les interroge sur la nature des adalo, l'endroit où vivent les ancêtres, etc. Keesing ajoute qu'ils ne sont même pas très précis sur la façon dont une personne devient un ancêtre. Les rares individus qui se penchent sur ce genre de problèmes sont ceux auxquels les anthropologues posent des questions, et leurs représentations sont extrêmement divergentes. Certains considèrent que les adalo sont des "ombres". Une personne est vivante tant que son corps, son ombre et son souffle restent unis; au moment de la mort, "le souffle qui parle" s'en va vivre avec d'autres morts dans un village lointain. L'ombre reste à proximité du village en tant qu'adalo et entretient des relations avec les vivants. D'autres affirment qu'il n'y a probablement pas de village des morts. Le "souffle qui parle" se dissipe simplement tandis que l'ombre reste au village. D'autres encore pensent que l'ombre s'en va au village des morts avant de revenir vers son ancien village. Comme le note Keesing, la plupart des questions d'ordre général sur les adalo ne reçoivent que des réponses incohérentes ou pas de réponse du tout: "Comment et pourquoi les ancêtres contrôlent-ils les événements? Que sont les "esprits sauvages"? D'où viennent-ils? Il n'y a pas de réponse à ces questions. [Pourtant] dans les domaines où les Kwaio ont besoin de traiter avec les ancêtres, leurs traditions culturelles leur fournissent toutes les indications nécessaires sur la façon de procéder [1]."

C'est là un trait général des notions, croyances et normes religieuses. Cela peut paraître surprenant à ceux d'entre nous qui ont grandi dans le contexte occidental moderne où la religion est essentiellement une

doctrine qui propose des explications précises sur l'origine des choses, sur ce qui arrive aux âmes des défunts et autres questions théoriques. Je dirai dans un prochain chapitre pourquoi la religion, dans certains contextes historiques, a ainsi mis l'accent sur les propositions théoriques. Pour le moment, permettez-moi d'affirmer que la doctrine n'est pas nécessairement l'aspect principal ou le plus important des concepts religieux. En effet, bien des gens semblent trouver inutile un exposé général, théorique, logique des qualités et des pouvoirs des agents surnaturels. Par contre, ils disposent tous de descriptions précises de la façon dont ces agents peuvent influencer leur vie et de ce qu'il convient de faire à ce sujet.

Puisque la religion est une chose pratique, nous pourrions être tentés de répondre à notre question de départ en disant simplement: certains concepts surnaturels sont importants parce que les gens pensent que les agents en question possèdent des pouvoirs extraordinaires. Ainsi, les adalo comptent beaucoup pour les Kwaio, parce que ceux-ci sont persuadés qu'ils peuvent les rendre malades ou leur donner de bonnes récoltes. Mais cette solution n'en est pas une, c'est simplement une autre façon de formuler le problème. Il faut expliquer pourquoi il est si évident que les dieux et les ancêtres possèdent ces pouvoirs. Par ailleurs, cette explication ne serait pas valable partout. Dans beaucoup d'endroits, les agents surnaturels les plus puissants ne sont pas ceux qui comptent le plus. Les Fang ont toutes sortes de rituels et d'émotions complexes par rapport à la présence possible d'ancêtres-fantômes. Ils disent aussi que le monde naturel(la terre, le ciel et toutes les créatures, petites ou grandes) a été créé par un dieu nommé Mebeghe, bien plus puissant que les vivants et les morts. Son œuvre a été complétée par un autre dieu, Nzame, qui a inventé tous les objets culturels: outils, maisons, etc., et appris aux hommes à chasser, domestiquer les animaux et cultiver la terre. Pourtant, si puissants qu'ils soient, ces dieux ne comptent pas beaucoup. Il n'y a ni rites ni culte dédiés à Mebeghe ou à Nzame, bien qu'on les croie présents, et leur nom est très rarement prononcé. La situation est un peu différente dans les zones christianisées où "Nzame", devenu le nom du dieu chrétien, a pris plus d'importance. Mais même là, les gens continuent à s'inquiéter d'avantage de ce que savent ou veulent les fantômes ancêtres que de l'existence de ces dieux tout-puissants. C'est d'ailleurs un trait commun à toutes les religions d'Afrique: un dieu suprême est à la fois suprême et tient peu de place dans la vie des gens. Longtemps cette caractéristique a dérouté les voyageurs, les anthropologues et, bien sûr, les missionnaires. Beaucoup d'Africains reconnaissent l'existence d'un

Créateur comparable à celui de la Bible, tout en y restant remarquablement indifférents. Nous verrons plus loin comment s'explique ce paradoxe apparent. Pour le moment, souvenons-nous simplement que ce qui compte n'est pas tellement les pouvoirs théoriques des êtres surnaturels mais ceux qui ont un impact sur la vie des gens.

En général, les dieux et les esprits sont avant tout considérés comme des agents avec lesquels des interactions sont possibles, et cela influe sur la façon dont les gens pensent intuitivement à leurs pouvoirs. Pour prendre un exemple occidental, penchons-nous sur une expérience réalisée par Justin Barrett. Barrett a demandé à des sujets chrétiens d'imaginer diverses situations où ils devaient prier Dieu pour qu'il sauve des personnes d'un danger imminent. Exemple: un paquebot vient de heurter un iceberg et coule rapidement. Prier, c'est essentiellement demander à Dieu d'intervenir, d'interrompre une séquence de causes et d'effets qui ne peut se terminer que par une catastrophe. Mais Dieu a tous les pouvoirs. Il peut par exemple maintenir le navire à flot malgré sa coque brisée, ou donner aux passagers la force physique de supporter un long séjour dans l'eau glacée, ou encore suggérer au capitaine d'un autre bateau de changer de cap pour qu'il assiste au naufrage et sauve tout le monde.

Barrett voulait savoir lequel de ces scénarios paraîtrait le plus naturel à des croyants, parce que leur réponse indiquerait(de façon partiellement consciente) comment ils voient le mode d'intervention de Dieu sur terre. Or, malgré les efforts de Barrett pour mettre ces trois possibilités sur un même plan, et bien qu'elles soient toutes les trois à la portée d'un Dieu omnipotent, la plupart des sujets ont choisi la troisième solution. Dans ce genre de situation, donc, ils demanderaient à Dieu de modifier les projets de quelqu'un plutôt qu'un processus physique ou biologique. Dans un certain sens, ce n'est pas étonnant. Les gens ont une notion "théologiquement correcte" d'un Dieu tout-puissant, mais leurs attentes intuitives leur suggèrent qu'il est plus facile pour une personne de faire changer quelqu'un d'avis plutôt que de réorienter ou de corriger des processus physiques et biologiques. Notez toutefois que cette attente ne serait pas pertinente si ces pouvoirs extraordinaires étaient l'aspect le plus important du concept de Dieu. Mais les gens se représentent d'abord Dieu comme un agent "à leur image" qui interagit avec eux.

Les dieux et les esprits en tant que personnes

Dans les mythes et le folklore, on trouve des concepts surnaturels

décrivant toutes sortes d'objets et d'êtres assortis de diverses violations: maisons qui se souviennent de leurs propriétaires, îles dérivant sur l'océan ou montagnes qui respirent. Mais les choses sérieuses, celles qui vont avoir une importance sociale déterminante, concernent généralement des personnes. Ces êtres ont toujours des propriétés contraires à nos intuitions, un organisme particulier(jamais ils ne mangent, ne dorment, ne meurent, etc.) et souvent des propriétés physiques inhabituelles(ils volent à travers les obstacles, se rendent invisibles, changent de forme), mais ils doivent aussi se comporter comme tout le monde, nos inférences l'exigent.

Le fait que les dieux et les esprits soient bâtis à la ressemblance des hommes est sans doute l'un des aspects les mieux connus des religions. Dès l'Antiquité, les Grecs remarquaient que les peuples se créent des dieux à leur image.(Il faut admettre que les dieux grecs sont particulièrement anthropomorphes, et que la mythologie grecque ressemble plus à nos "soap operas" modernes que tout autre système religieux.) Voltaire s'est fait l'écho de cette idée en affirmant avec son ironie habituelle que si les cafards avaient l'intuition de Dieu, ils l'imagineraient certainement sous la forme d'un très grand et très puissant cafard. Tout cela est bien connu, tellement connu, même, que les anthropologues ont longtemps oublié que cette propension mérite d'être expliquée. Pourquoi les dieux et les esprits ressemblent-ils tellement aux hommes?

Dans un livre qui présentait déjà certains des arguments cognitifs avancés ici, l'anthropologue Stewart Guthrie a rouvert ce dossier. Il notait qu'il existe une tendance anthropomorphique non seulement en ce qui concerne les artefacts et les arts visuels de très nombreuses cultures mais aussi dans notre perception visuelle elle-même. Nous interprétons facilement n'importe quel indice visuel comme une figure humaine; nous voyons des visages dans les nuages, des corps dans les arbres ou les montagnes. Et nos concepts des agents religieux n'échappent pas à cette tendance. L'explication la plus fréquente est que si nous imaginons les agents qui président à nos destinées sous des traits humains, c'est parce que cela donne une image rassurante de notre existence et du monde qui nous entoure. Nous projetons une image humaine sur les aspects non humains de notre monde pour les rendre plus familiers, donc moins effrayants. Mais, comme le souligne Guthrie, cette explication n'est pas vraiment plausible. Les esprits et les dieux sont aussi souvent dangereux et vindicatifs que bienveillants et accommodants. En outre, imaginer des agents à peine détectables autour de soi semble assez peu rassurant quand on a peur. Imaginez que

vous soyez seul dans une maison, sur une lande déserte, et que vous entendiez des bruits autour de la maison. Cela vous rassurera-t-il vraiment de savoir qu'ils sont causés par un être invisible? Est-ce tellement mieux que d'imaginer que ces bruits sont causés par le frottement d'une branche contre une fenêtre?

Pour Guthrie, notre penchant pour l'anthropomorphisme est une conséquence du mode de fonctionnement de notre système cognitif et n'a rien à voir avec un désir d'imaginer le monde en termes familiers. Pour lui, nous imaginons des agents à forme humaine parce que la personne humaine est plus complexe que les autres types d'objets. C'est même l'objet le plus complexe que nous connaissions. Or nos processus cognitifs s'efforcent de retirer autant d'informations pertinentes que possible de notre environnement(c'est bien sûr un processus automatique, inconscient) et de produire le maximum d'inférences possible. C'est pourquoi, confrontés à des indices ambigus, nous "voyons" souvent des visages dans les nuages et dans les montagnes. Notre imagination se tourne naturellement vers des formes humaines parce que notre compréhension intuitive des personnes est plus complexe que notre compréhension des processus mécaniques et biologiques. Pour Guthrie, cette tendance explique aussi que nos dieux et nos esprits aient une forme humaine: même si nous essayons de les décrire autrement, ils sont créés à notre image [2].

La tendance anthropomorphique décrite par Guthrie existe certainement. Toutefois, avant de voir comment elle contribue à la représentation des agents surnaturels, nous devons rendre cette description psychologique un peu plus précise. D'abord, les dieux et les esprits ne sont pas toujours représentés sous une apparence humaine mais sont toujours dotés d'un intellect humain, ce qui est bien plus spécifique. Les hommes imaginent des agents surnaturels qui perçoivent les événements, ont des idées et des intentions. Mais ils ne leur prêtent pas toujours d'autres traits humains comme un corps, des appétits, une vie de famille ou un vieillissement progressif. Les anthropologues le savent bien: le seul attribut humain dont sont toujours dotés les êtres surnaturels, c'est l'intellect. Ensuite, le concept d'intellect n'est pas exclusivement humain. Comme je l'ai dit dans les deux chapitres précédents, nous nous attendons intuitivement à ce que les animaux aussi perçoivent ce qui se passe autour d'eux, réagissent en conséquence, aient des buts et des projets. Les inférences de la psychologie intuitive ne s'appliquent pas exclusivement aux personnes, mais à tous les agents doués d'intentions. Il est donc probable que les concepts de dieux et d'esprits soient organisés par notre notion intuitive

d'agent intentionnel en général(la qualité abstraite qui est présente chez les animaux, les hommes et tout ce qui semble se mouvoir de son propre gré pour réaliser ses objectifs propres) et non pas celle d'agent intentionnel humain.

Agents surnaturels et prédateurs

La nuance est d'importance, car dans bien des situations notre esprit est capable de détecter cette forme générique d'agent sans connaître la description du type d'agent concerné. En voyant bouger des branches, en entendant un bruit inattendu derrière nous, nous inférons immédiatement qu'un agent en est la cause, sans savoir exactement de quel agent il s'agit. Comme je l'ai dit dans le précédent chapitre, certains systèmes d'inférence sont spécialisés dans la détection de ce qui ressemble à un agent ou à un être animé dans notre environnement. Ces systèmes ne sont pas concernés par la nature exacte de l'agent détecté(d'autres systèmes se chargent de l'identifier).

Pour Justin Barrett, cette particularité de notre fonctionnement psychologique est essentielle à la compréhension des concepts de dieu et d'esprit, pour deux raisons:

Premièrement, en matière de religion les gens ont moins tendance à voir des "visages dans les nuages" qu'à guetter des "pas dans l'herbe". C'est-à-dire qu'ils sont moins intéressés par les caractéristiques des agents surnaturels que par les indices de leur présence dans certaines circonstances de la vie.

Deuxièmement, notre système de détection des agents a l'habitude de conclure immédiatement qu'un agent est présent, dans diverses circonstances où d'autres interprétations sont également plausibles(le vent dans les feuilles, une branche qui tombe). Cela fait partie de notre fonctionnement cognitif permanent, routinier, banal: nous interprétons toutes sortes d'indices comme résultant de la présence d'un agent.

Pour Justin Barrett, ces deux faits peuvent expliquer pourquoi le concept de dieux et d'esprits ressemblant à des agents est si naturel. Cela tient au fait que notre système de détection des agents est hypersensible. Mais pourquoi l'est-il? Le fait que nous(et les autres animaux) ayons un "détecteur d'agents hyperactif" s'explique très bien par l'évolution. Notre héritage est celui d'organismes ayant dû traiter aussi bien avec des prédateurs qu'avec des proies. Dans un cas comme dans l'autre, il est bien plus avantageux de surdétecter la présence d'agents que de la sous-détecter. Le coût de l'erreur(voir des agents là où il n'y en a pas) est minime si l'on est capable de renoncer très rapidement aux intuitions erronées. À l'inverse, le coût de la

non-détection d'agents effectivement présents(qu'ils soient proies ou prédateurs) peut être très élevé [3].

Notre passé de proie et de prédateur a beau paraître lointain, il n'en est pas moins essentiel pour comprendre certains traits de notre fonctionnement mental. Selon un autre psychologue, Clark Barrett, bien des aspects de notre psychologie intuitive proviennent de la prédation. Nous possédons des systèmes d'inférence très sophistiqués adaptés à la description des états mentaux d'autrui et à la production de projets et d'attentes à partir de ces descriptions. Comme je l'ai dit dans le précédent chapitre, notre psychologie intuitive s'est sans doute développée parce que des capacités de compréhension de plus en plus fines sont devenues nécessaires à mesure que nos rapports de coopération devenaient de plus en plus complexes. Mais il est vrai également qu'une capacité à lire dans l'esprit d'autrui est un atout important lorsqu'on traque une proie ou qu'on fuit un prédateur. Il est d'ailleurs évident que la prédation constitue l'un des principaux contextes d'activation de notre psychologie intuitive [4].

Par le passé, les anthropologues ont souvent remarqué que les références à la chasse étaient fréquentes dans les religions. Le chamanisme, par exemple, qui concerne essentiellement la quête des âmes, parle de chasser les esprits ou d'éviter de se faire prendre au piège de sorciers, et on retrouve ailleurs ces mêmes métaphores. Les anthropologues ont aussi noté la présence fréquente de dangereux prédateurs dans la mythologie et le répertoire surnaturel de nombreux peuples. Le terrifiant jaguar des cosmologies amazoniennes et les tigres des mythes et croyances asiatiques témoignent de leur caractère saillant [5].

Les dieux sont-ils vraiment comme des prédateurs?

Les idées de Justin Barrett sur l'hyperdétection des agents s'inspirent de travaux expérimentaux sur nos systèmes d'inférence et fournissent un contexte qui permet de mieux comprendre certaines caractéristiques étranges des agents religieux. D'une part, comme le souligne Guthrie, sentir la présence d'agents à peine détectables n'est généralement pas agréable. Ces agents sont plus souvent dangereux ou effrayants que rassurants, ce qui paraît logique si les systèmes activés dans ce genre de situation étaient spécialisés dans la détection des prédateurs. De plus, comme je l'ai noté au chapitre 2, les agents surnaturels, "dieux" ou "esprits", sont généralement représentés comme des personnes dotées d'une particularité qui viole nos attentes intuitives, ce qui crée une incertitude sur leur comportement. Dans la plupart des groupes humains

et des contextes, celle-ci n'est pas résolue(et ne semble préoccuper personne). Comment et jusqu'à quel point les ancêtres et les dieux ressemblent-ils aux hommes? En quoi sont-ils différents? Ces questions restent largement inexplorées. Mais le fait est peut-être moins étonnant si le principal système d'inférence activé par la représentation de ces agents est la détection d'agents, déclenchée elle-même par les système de détection des proies et d'évitement des prédateurs. Ces systèmes, je l'ai déjà dit, détectent les agents mais ne spécifient pas à quel espèce ils appartiennent.

Pour revenir en terrain plus ferme, Barrett a certainement raison de dire que notre système de détection d'agents est impliqué dans l'élaboration des concepts religieux. Mais l'idée mérite d'être précisée. Considérez ceci: comme tout le monde, vous avez certainement eu maintes occasions d'interpréter un bruit ou un mouvement comme une présence, celle d'un agent. Mais c'était bien souvent une erreur de votre système de détection hyper-actif. Vous avez donc rapidement abandonné votre première intuition. C'est naturel.

Sur-détecter des agents n'est utile que si nous pouvons nous débarrasser très vite des fausses intuitions, sinon, nous passerions notre temps dans une perpétuelle terreur, attitude qui n'est pas vraiment avantageuse. Mais les pensées concernant les dieux et les esprits ne sont pas de cette nature. Ce sont des concepts stables au sens où les gens les gardent en mémoire, les réactivent périodiquement et pensent que ces agents sont des éléments permanents de leur environnement. Si l'interprétation de Barrett est juste - et je crois qu'elle l'est - il nous faut maintenant expliquer comment cette "hyper-détection", au lieu d'être abandonnée lorsque la présence d'agents n'est pas confirmée, est maintenue et devient stable.

Nous devons en particulier voir comment certaines intuitions concernant des agents invisibles prennent corps et se stabilisent grâce à ce qu'en dit notre entourage. Par exemple, les Kwaio interprètent certaines ombres inexplicables de la forêt comme la présence d'adalo. Beaucoup de Fang m'ont raconté avoir vu un animal disparaître brusquement dans la forêt, sans laisser de trace; cela signifiait pour eux qu'un esprit avait enlevé l'animal. Ce type d'expériences renforce probablement l'impression que des agents surnaturels existent. Cependant, les concepts étaient déjà là, élaborés sur la base de descriptions faites par d'autres, non à partir d'une expérience directe. Les Fang voient dans divers événements la manifestation de fantômes, mais leur concept de "fantôme" s'est construit à partir de mises en garde réitérées contre la menace de ces esprits errants. On peut même

dire que, pour les Kwaio, les Fang et d'autres groupes humains, il n'est pas nécessaire de vivre ces expériences. Ainsi, certains chrétiens ont peut-être vu Dieu ou des anges, mais la plupart des concepts chrétiens ne découlent pas de cette expérience. Il semblerait au contraire que c'est le concept qui donne tout son sens à l'expérience, quand elle se produit.

Guthrie et Barrett nous mettent sur la bonne voie puisque ce qui rend les dieux et les esprits si importants est en fait notre compréhension intuitive de leur qualité d'agents. Mais, comme je l'ai dit dans le chapitre précédent, le fait de penser à des agents qui violent nos attentes intuitives active de nombreux systèmes mentaux, produisant des inférences spécifiques. Si nous admettons pour le moment que, selon l'affirmation de Barrett, les concepts d'êtres à peine perceptibles deviennent d'abord saillants grâce à la détection des agents, comment se stabilisent-ils et pourquoi comptent-ils tant? La connexion avec un système d'évitement des prédateurs peut expliquer certaines des nuances émotionnelles de l'imaginaire religieux; mais les gens établissent aussi des interactions de longue durée avec les agents religieux. C'est ici qu'interviennent d'autres systèmes mentaux, avec leurs propres inférences. Pour voir cela plus précisément, permettez-moi de m'éloigner un peu du sujet pour décrire des agents imaginaires qui sont presque - mais pas tout à fait - semblables aux agents surnaturels.

Les dieux et les esprits comme partenaires:
compagnons imaginaires et amis invisibles

Nous n'en sommes pas conscients mais les systèmes d'inférence qui gèrent nos interactions avec nos semblables travaillent à plein temps. Nous utilisons constamment les intuitions fournies par eux, même quand nous ne sommes impliqués dans aucune interaction. Tous les systèmes d'inférence peuvent fonctionner sur le mode découplé, c'est-à-dire dégagés des apports extérieurs comme des comportements qui en résultent. Les êtres humains ont une capacité essentielle, celle de produire des scénarios imaginaires - que se passerait-il si j'avais moins de viande? si je prenais tel chemin plutôt que tel autre? - et cela s'applique également aux interactions. Avant d'agir, nous considérons automatiquement plusieurs scénarios. Cela nous permet par exemple de choisir entre différentes solutions selon les réactions que nous imaginons de la part de nos partenaires.

Nous sommes capables d'activer ce genre d'inférences découplées non seulement par rapport à nos semblables, mais aussi par rapport à des personnages imaginaires. Et cette capacité apparaît très tôt chez les

enfants. Dès l'âge de trois ans et jusqu'à dix ans environ, beaucoup d'enfants entretiennent des relations durables et complexes avec des "compagnons imaginaires". La psychologue Marjorie Taylor, qui a étudié ce phénomène, estime que la moitié environ des enfants avec lesquels elle a travaillé avaient de tels compagnons. Êtres humains ou animaux humanisés, ces personnages sont parfois, mais pas toujours, inspirés d'histoires, de dessins animés ou d'autres sources folkloriques; ils suivent l'enfant partout, jouent avec lui, discutent avec lui, etc. Une fillette décrit ses amis Nutsy et Nutsy comme un couple d'oiseaux, le mâle et la femelle, qui l'accompagnent quand elle se promène, va à l'école ou monte en voiture.

Les travaux de Taylor montrent que ces compagnons imaginaires ne sont pas le signe d'une confusion entre imaginaire et réalité. Il existe des tests précis pour déterminer comment les enfants distinguent le réel du fantasme. Ceux qui ont des compagnons imaginaires réussissent ces tests dès trois ans et souvent mieux que les autres enfants. Ils savent très bien que leurs amis, le lézard invisible, le singe maladroit, le magicien magnifique, ne sont pas là au sens où leurs vrais amis le sont. Ajoutons que ces enfants ont souvent de meilleures intuitions que les autres sur le comportement d'autrui.

Cela a conduit Taylor à formuler l'hypothèse que les compagnons imaginaires sont un terrain d'entraînement pour nos capacités sociales. La relation avec le compagnon imaginaire est stable, ce qui veut dire que quand l'enfant évalue les réactions de cet ami, il prend en compte sa personnalité et leur passé commun. Ce que dit ou fait le compagnon est déterminé par son personnage et doit rester cohérent et plausible, même dans ce domaine de la fantaisie. À quatre ans, un enfant est capable d'imaginer un agent doté d'une histoire et d'une personnalité propres, possédant des goûts et des aptitudes différentes des siennes. Ces compagnons servent souvent à apporter un point de vue différent sur une situation. Ils peuvent ne pas s'étonner de certaines informations étranges et affronter calmement les moments de panique.

Il est donc très facile, dès l'âge le plus tendre, d'entretenir des relations sociales sur le mode découplé. Les enfants ont les capacités sociales nécessaires pour maintenir des représentations cohérentes d'interactions avec des personnes, même quand ces personnes ne sont pas là - ou n'existent pas [6].

On pourrait être tenté, à ce stade, d'établir un parallèle un peu vague entre ces compagnons imaginaires et les agents surnaturels avec lesquels les gens semblent établir des relations longues et importantes,

comme les anges gardiens, les esprits ou les ancêtres.(De fait, le terme "compagnon imaginaire" utilisé par les psychologues modernes semble faire écho à celui d'"ami invisible", aoratos philos, utilisé par les premiers chrétiens pour décrire les saints.) Mais les différences sont importantes. Pour beaucoup de gens, les esprits et les ancêtres ne sont absolument pas imaginaires, ils sont bien là, autour d'eux. En outre, l'image des esprits et leurs actions ne sont pas le fruit d'interactions découplées individuelles; elles se construisent à partir d'informations partagées avec une communauté. Enfin, la teneur des relations établies avec les esprits et les dieux est particulière à cause d'une caractéristique cruciale de ces agents surnaturels, comme nous allons le voir maintenant.

L'information stratégique

Certains systèmes d'inférence régissent nos interactions sociales; comme nous l'avons vu, ils effectuent des calculs complexes. Cette personne sera-t-elle un partenaire fiable ou non? Cette nouvelle, est-ce un bruit qui court ou une information digne de foi? Observons par exemple des parents qui recherchent une baby-sitter et s'entretiennent avec différentes candidates. Tout en posant à chacune des questions précises, ils seront très attentifs à toutes sortes d'indices qui n'ont rien à voir, à première vue du moins, avec le travail proposé - et en tireront des inférences. Si la candidate a un regard fuyant, si elle est trop froide, si elle rougit et s'embrouille quand on lui demande si elle est mariée, les parents choisiront probablement de ne pas l'engager. Si, en revanche, elle dit qu'elle est mormone - l'étude à laquelle je fais allusion ici a été réalisée par des sociologues, aux États-Unis - leur réaction sera bien plus favorable. Les parents eux-mêmes ressentiront tout cela comme une "impression" globale, positive ou négative, mais fondée sur une vague "intuition". Or il faut savoir que les mécanismes qui fonctionnent dans le sous-sol mental sont tout sauf "vagues". Des indices comme un regard fuyant sont particulièrement importants pour l'évaluation de la confiance. Ce système se retrouve dans le monde entier, mais il fonctionne différemment selon l'endroit où l'on se trouve.(Aux États-Unis, il faut regarder les gens dans les yeux; dans d'autres pays un contact visuel prolongé est considéré comme agressif; mais le système fait de toute façon attention à cet indice et donne les inférences convenables, sans qu'on en ait forcément conscience.) La raison pour laquelle une baby-sitter mormone peut séduire des parents américains tient à l'histoire locale mais elle exige néanmoins un calcul complexe. L'explication dont les gens sont généralement conscients, c'est que l'éducation stricte des mormons est garante d'une bonne moralité. Mais

ce n'est pas tout, et le reste de l'histoire échappe entièrement à la conscience. Par exemple, il serait très coûteux pour un individu immoral ou douteux de rester mormon. Cela l'obligerait à faire sans cesse semblant devant les autres membres de cette communauté, et quand on est dans des dispositions contraires, c'est très pénible, voire impossible.

Nos systèmes d'interaction sociale traitent différents indices présents dans toute situation. Mais ils ne traitent qu'une partie de l'information dont dispose notre cerveau. Lorsque vous écoutez quelqu'un parler, votre esprit se représente l'endroit où se trouve cette personne, la position de votre corps, les bruits extérieurs, etc. Il en est de même pour toute situation d'interaction sociale. Si une conversation de table tourne au flirt, il se produit chez les convives une avalanche d'inférences et de conjectures complexes(exemple: "Lorsqu'il a dit qu'il préférait Beaucoup de bruit pour rien à Roméo et Juliette, est-ce que c'était une allusion subtile? Mais à quoi?", etc.) parce que des systèmes d'inférence spécialisés dans un type particulier de relations sociales sont activés et produisent des interprétations émotionnellement chargées de la situation. Mais, comme je ne cesse de le répéter, ce n'est qu'une partie de l'information traitée par notre esprit, qui s'occupe en même temps des autres aspects de la scène. C'est pourquoi, dans ce genre de situation, les gens peuvent presque toujours rester assis, continuer à manger normalement sans avaler les coquilles avec les huîtres.

Il est important de distinguer l'information socialement neutre de celle, plus spécifique, qui active les systèmes d'inférence de l'esprit social. Voici donc une définition générale:

L'information stratégique est le sous-ensemble de toute l'information disponible à un moment donné(pour un agent particulier, dans une situation particulière) qui active les systèmes mentaux chargés de réguler les interactions sociales.

Si les parents remarquent que leur éventuelle garde d'enfants a des tics, paraît absente et fume sans arrêt, c'est que ce sont des éléments d'importance stratégique. Si, à l'inverse, sa manière de s'habiller n'a pas de conséquence sur leurs systèmes d'interactions sociales - ne produit pas d'inférences particulières concernant son sérieux -, ce n'est pas une information stratégique dans la situation donnée. Si les préférences littéraires de votre voisin de table n'ont pas d'effets particuliers sur ce qui se passe entre vous, elles restent du domaine de l'information générale; mais elles deviennent stratégiques à partir du moment où elles déclenchent des inférences concernant la suite de vos interactions.

Tout cela est assez simple mais introduit également une différence

saillante entre les hommes et la plupart des espèces animales. Beaucoup d'animaux échangent des informations pertinentes pour leurs interactions, qu'il s'agisse de coopération, d'échange ou d'accouplement. Mais dans la plupart des cas la nature stratégique de l'information est sans ambiguïté. Chaque espèce a par exemple des signaux très clairs pour indiquer qu'un individu est prêt à s'impliquer dans une activité sexuelle. La hiérarchie peut également faire l'objet de manifestations évidentes. Chez les chimpanzés, lorsqu'un mâle veut défier un autre mâle pour établir sa domination, ils pousse des cris en secouant des branches. Au vu de ce comportement, les autres membres du groupe comprennent qu'il s'agit d'un défi politique: impossible d'y voir une proposition sexuelle ou une invitation à aller attaquer un autre groupe. Pour chaque domaine d'interaction, il existe chez les animaux une série de signaux spécifiques.

Entre êtres humains, rien ne permet de prédire si telle information a ou non une valeur stratégique. Cela dépend de la façon dont les différentes parties se représentent le signal en question, la situation du moment, la personne qui émet le signal, etc. Selon la situation, le fait que vous ayez de la viande dans votre réfrigérateur peut être non stratégique pour moi(c'est le cas le plus fréquent) ou stratégique(si la viande m'a été volée, si j'ai faim ou si vous affirmez depuis toujours être végétarienne). Dans la deuxième hypothèse, notre interaction risque d'être affectée, même légèrement, par la découverte de cette viande. Si j'ai faim, je vais vouloir la manger; si vous prétendez être végétarienne, je peux vous soupçonner de ne pas toujours dire la vérité; et ainsi de suite. De la même façon, le fait que vous ayez passé la soirée d'hier dans le village voisin peut être non stratégique(si j'en infère seulement que vous n'étiez pas là) ou stratégique(si je vous soupçonne d'avoir eu un rendez-vous amoureux). Le fait que vous ayez rencontré untel peut devenir stratégique si j'en infère que vous complotez contre moi ou si vous préparez une coalition avec moi.

Dire d'une information qu'elle est stratégique c'est dire qu'elle a été traitée comme telle par les systèmes d'inférence impliqués dans les relations sociales d'un individu. La distinction entre stratégique et non stratégique dépend d'une situation particulière et de sa représentation. Elle est dans l'œil de l'observateur. Deux observateurs n'observant jamais les mêmes choses(et pouvant aussi se tromper), il n'est pas facile de prédire si une information particulière sera stratégique ou non. Qualifier une information de stratégique ne renseigne absolument pas sur l'information elle-même, mais seulement sur la façon dont elle a été traitée par l'esprit de la personne qui la considère.

J'ai choisi le mot "stratégique", parce que c'est un terme standard pour désigner toute situation où les gens accomplissent des actes(adoptent une certaine attitude, disent certaines choses) dont les conséquences dépendent des actes des autres. Ce terme technique n'implique pas que l'information en question soit importante ou vitale. Exemple: les gens sont généralement intéressés par les amours de leurs collègues de travail. Celles-ci sont stratégiques au sens où certains systèmes d'inférence dans notre cerveau sont à l'affût de tous les potins et produisent des récompenses émotionnelles mineures lorsqu'on en a et qu'on les répand. Mais cette information est sans importance. En revanche, savoir s'il vaut mieux s'immobiliser ou fuir face à un prédateur n'est pas stratégique(n'active aucun des systèmes d'inférence qui régulent les interaction sociales) mais son importance est vitale.

Les hommes étant des êtres sociaux impliqués dans des interactions complexes, ils se représentent non seulement l'information stratégique, mais aussi l'information stratégique détenue par les autres. Supposons par exemple que vous possédiez quelque chose que je convoite; je vais automatiquement me représenter cette réalité mais aussi le fait que vous savez peut-être que je désire cet objet et que cela peut influencer votre comportement, etc. Ces inférences complexes sont formées par notre système de psychologie intuitive qui se représente l'état mental des autres et l'information dont ils disposent.

L'un des principes fondamentaux de notre psychologie intuitive est que l'accès à toute information est imparfait. Dans une situation donnée où l'on dispose de certaines informations, ces informations ne sont pas automatiquement accessibles à tout le monde. Si, par exemple, je prends vos clés pour les mettre dans ma poche pendant que vous n'êtes pas là, vous ne saurez pas ce que j'ai fait. Je m'attends à ce que vous soyez surpris de ne plus trouver vos clés. Comme nous l'avons vu au chapitre 3, normalement, les enfants de plus de quatre ans résolvent sans mal des problèmes qui nécessitent d'évaluer ce genre d'obstacles à l'information. Ce principe d'"accès imparfait à l'information" est tellement fondamental que son absence dans notre équipement cognitif entraîne des pathologies comme l'autisme.

Ce présupposé s'applique à toute information, y compris l'information stratégique. Donc, dans une situation donnée où vous détenez une certaine information stratégique, vous ne pouvez pas supposer automatiquement que les autres, en particulier ceux qui sont concernés par la situation, ont également accès à cette information. Voici le principe général:

Accès imparfait: dans les interactions sociales, nous supposons que l'accès des autres à l'information stratégique n'est ni parfait ni automatique.

Vous vous êtes rendu dans un autre village pour un rendez-vous secret. L'identité de la personne rencontrée est, potentiellement du moins, une information stratégique pour d'autres.(Même si elle n'a pas d'importance.) Savoir que vous étiez avec X et non avec Y activerait leurs systèmes d'inférence et pourrait influencer leur comportement à votre égard. Mais vous ignorez ce que les autres savent exactement, même si vous pouvez, bien évidemment, espérer qu'ils ne savent pas(par peur du scandale) ou qu'ils savent(pour pouvoir vous vanter de votre bonne fortune).

Les hommes consacrent généralement beaucoup de temps et d'énergie à se demander si les autres détiennent de l'information qu'ils considèrent comme stratégique, à spéculer sur les inférences, intentions ou projets qu'ils peuvent tirer de cette information, à essayer de les empêcher d'accéder à cette information, à s'efforcer de diriger et d'influencer les inférences formées à partir de cette information. Tous ces calculs complexes sont fondés sur l'idée que l'accès à l'information stratégique, le nôtre comme celui des autres, est complexe et généralement imparfait.

Les dieux et les esprits: des personnes spéciales

Si j'ai pris la peine de donner toutes ces définitions et explications compliquées, c'est parce que, dans la mesure où les gens considèrent les dieux et les esprits comme des agents avec lesquels ils entretiennent des relations, les systèmes cognitifs qui modèlent leurs interactions avec d'autres agents vont également être activés par les agents surnaturels.

À première vue, les interactions avec les esprits et les dieux ressemblent beaucoup à celles que nous entretenons avec nos semblables, puisqu'elles activent en gros les mêmes systèmes d'inférence, lesquels produisent leurs inférences comme d'habitude. Il est important d'insister sur ce point, parce que c'est cela qui rend nos relations avec ces agents surnaturels si naturelles. Les dieux et les esprits ont un psychisme, ils perçoivent donc ce qui se passe, et nous pouvons présumer qu'ils s'en souviennent, qu'ils ont des intentions et font ce qu'il faut pour qu'elles se réalisent. D'autres aspects plus subtils des interactions sociales semblent aussi s'appliquer à eux. Comme le rapporte Keesing, les Kwaio jugent inutile d'offrir un cochon à un ancêtre quand c'est un autre ancêtre qu'il faut amadouer. L'esprit courroucé continuera à rendre les gens malades tant qu'on ne lui aura pas offert le

sacrifice qu'il attend. Tout cela leur semble très naturel, et si le devin cité par Keesing ne donne qu'une formulation elliptique de ce raisonnement c'est qu'il "va sans dire". Mais cela "va sans dire" seulement si l'on active les systèmes d'inférence pertinents.

D'une façon plus générale, tous les dieux, les ancêtres et les esprits sont des êtres avec lesquels nous pouvons interagir en utilisant nos systèmes d'inférence sociaux. On prie Dieu parce qu'on veut être guéri. C'est donc qu'on pense que Dieu perçoit qu'on est malade, comprend qu'on veuille aller mieux, souhaite qu'on soit heureux, sait ce qu'il faut faire, etc.(Ajoutons au passage que toute requête adressée à un agent surnaturel suppose que cet agent comprend non seulement notre langue mais également la façon dont nous l'utilisons. Par exemple, dire "Ô mon Dieu, ce serait tellement bien si mes parents s'entendaient mieux" implique que Dieu saura entendre, sous cette formulation indirecte, la requête "je vous en prie, faites que mes parents s'entendent mieux".) Les dieux et les esprits qui veulent quelque chose de particulier essaient souvent de l'obtenir, ne sont satisfaits que quand ils l'ont obtenu, se vengeront si les gens essaient de les tromper, et ainsi de suite. La banalité même de ces réactions montre à quel point elles sont intuitives - dès lors que l'on active les bons systèmes d'inférence.

Cela veut-il dire que les ancêtres et les dieux sont des gens comme tout le monde? Pas tout à fait. Il y a une différence énorme, quoique subtile, qui n'est généralement pas explicite dans les affirmations concernant ces agents invisibles. Voici quelle est cette différence:

• Dans les interactions sociales, comme je l'ai dit plus haut, nous supposons toujours que les autres ont un accès limité à l'information stratégique(et nous nous efforçons d'évaluer l'étendue de cet accès).

• Dans les interactions avec les agents surnaturels, nous supposons qu'ils ont un accès illimité à l'information stratégique.

Les agents surnaturels sont généralement crédités d'un bon accès à l'information. Capables de se trouver dans plusieurs endroits à la fois ou de devenir invisibles, ils ont les moyens de connaître des informations qu'un agent normal se procure difficilement. Cela ne veut pas dire qu'ils sont plus sages que les simples mortels. Ils ne savent pas mieux que nous mais ils en savent plus. Effectivement, dans les nombreux récits(anecdotes, mythes, souvenirs, etc.) concernant des interactions d'hommes avec des esprits, les cas où l'agent surnaturel détient des informations ignorées de l'agent humain sont bien plus nombreux que l'inverse. Dieu en sait plus que nous, les ancêtres nous surveillent. Plus généralement, on trouve dans les descriptions d'esprits et autres agents

surnaturels l'idée qu'ils ont accès à des informations que les gens ordinaires ne peuvent pas connaître.

Ce qui est dit explicitement n'est bien souvent qu'une vague supposition: les ancêtres ou les dieux en savent plus que nous. Mais il semble que dans les faits l'hypothèse soit bien plus précise: les dieux et les ancêtres ont accès à l'information stratégique plutôt qu'à l'information en général. Les déclarations des Kwaio à propos de leurs ancêtres en sont une illustration. À première vue, ces hommes semblent penser que leurs ancêtres en savent plus: "Les adalo voient la moindre petite chose. Rien n'est caché pour eux. Pour nous, oui [mais pas pour eux]" ou bien "la vision de l'adalo est illimitée". Mais lorsqu'ils précisent leur pensée, le "ils en savent plus" devient immédiatement "ils connaissent plus d'éléments stratégiques": "La vision de l'adalo est illimitée... quelque chose se passe en secret et il le voit; quelqu'un urine ou a ses règles [dans un endroit interdit, ce qui est une insulte aux ancêtres] et essaie de le cacher... l'adalo le verra [7]."

Autrement dit, l'adalo a beau être censé voir tout ce que ne voient pas les hommes, l'exemple cité concerne des comportements qui peuvent avoir des conséquences sociales: celui qui pollue un endroit donné met les autres en danger et doit accomplir les rites appropriés. Le fait que quelqu'un ait violé cette loi est bien une information stratégique. Lorsque les gens se représentent des transgressions possibles, cela active leurs systèmes d'inférence liés aux relations sociales. Pour les Kwaio, il va sans dire que c'est bien ce type d'informations auxquelles les adalo ont accès. Il est peut-être inaccessible aux hommes mais pas aux êtres surnaturels(qui y ont libre accès).

Voici un autre exemple du caractère saillant de l'information stratégique. Les Batek de Malaisie disent que les chamans peuvent se transformer en tigres à tête humaine et aussi se rendre invisibles. C'est sans doute un bel exemple de qualités qui violent nos attentes intuitives, mais aux conséquences stratégiques. Devenus invisibles, les chamans peuvent voler où ils veulent et espionner les conversations des gens [8].

Dans le monde entier, c'est ainsi que sont représentés les ancêtres et les dieux. Les gens se trouvent dans une situation donnée. Certaines informations concernant cette situation sont stratégiques, c'est-à-dire activent leurs systèmes d'inférence pour les interactions sociales. Les gens pensent aussi que des agents surnaturels assistent à la situation et ils en concluent que ces agents ont accès à toute l'information stratégique concernant cette situation, même si eux ne l'ont pas.

Voyons maintenant un cas limite intéressant, celui des dieux

omniscients. La version théologique, savante, de ces concepts stipule que les dieux ont accès à toute l'information concernant le monde sous tous les angles possibles. Mais nous savons que les gens ont souvent, dans la pratique, des concepts différents du canon théologique, comme l'ont démontré Barrett et Keil, et nous pouvons donc nous demander s'ils se représentent effectivement les dieux comme omniscients. Si oui, cela voudrait dire que, pour eux, Dieu est susceptible de se représenter toutes les informations sur tous les aspects du monde, et les affirmations suivantes devraient donc leur sembler très naturelles:

Dieu connaît le contenu de tous les réfrigérateurs du monde.

Dieu sait où en est chaque machine qui fonctionne dans le monde.

Dieu sait ce que chaque insecte au monde est en train de faire.

Mais en fait, elles paraissent bien moins naturelles que celles-ci:

Dieu sait avec qui j'étais hier.

Dieu sait que tu mens.

Dieu sait que je me suis mal conduit.

Notez bien que tout est question de contexte. Dans une situation où l'information véhiculée par les premières phrases serait stratégique, elles paraîtraient naturelles: dans ce cas, Dieu peut savoir ce que contient votre réfrigérateur(si vous y avez mis des articles volés à votre voisin), dans quel état sont les machines(si vous les utilisez contre vos semblables) et ce que font les insectes(s'ils sont envoyés comme un fléau contre l'ennemi). Intuitivement, les gens estiment que Dieu se représente les informations qui sont stratégiques pour eux.

Il y a donc une différence générale entre notre représentation intuitive des êtres humains et notre représentation intuitive des agents surnaturels:

Les agents surnaturels ont librement accès à l'information stratégique. Dans toute situation, étant donné une information pertinente du point de vue de l'interaction sociale, les hommes supposent que ces agents "à accès stratégique total" connaissent cette information.

Vous pourriez vous dire, à ce stade, que je complique inutilement les choses. Après tout, l'idée que se font les gens des dieux et des ancêtres en tant qu'êtres puissants est assez simple. Mais détrompez-vous. Les inférences sur ce qui est stratégique et ce qui ne l'est pas ne sont complexes que parce que nous essayons de les suivre pas à pas, comme les étapes d'un raisonnement conscient. Or ce n'est pas la façon dont ces inférences sont produites par notre esprit.

Cela peut sembler étrange de faire la distinction entre une information

stratégique et une autre qui ne l'est pas: c'est quelque chose que nous ne faisons jamais explicitement. Mais cela ne veut pas dire que nous ne le faisons pas. Bien au contraire, les psychosociologues ont rassemblé un grand nombre de données qui montrent que dans toute situation les gens sont particulièrement attentifs aux indices pertinents pour les interactions sociales et qu'ils traitent ces indices différemment des autres informations. Que cela se passe à l'insu de notre conscience ne devrait pas nous étonner puisque c'est ainsi que fonctionnent tous les systèmes d'inférence. Pensez, encore une fois, à vos systèmes de physique intuitive et de détermination de buts. Lorsque vous voyez un chien poursuivre une proie, ces deux systèmes sont activés et centrés sur des indices spécifiques. Le système "Physique intuitive" prédit par exemple que le chien va percuter la clôture s'il ne change pas de direction; le système "Détection de buts" remarque que la proie vient de changer de direction et prédit que le chien va faire de même. Chaque système effectue ses calculs pour fournir des attentes intuitives. Mais aucune règle consciente ne nous dit: "Séparez ce qui est purement mécanique de ce qui se dirige vers un but dans la situation présente". Nous n'avons pas non plus besoin d'une loi qui nous dise: "Faites bien attention à certains aspects de cette situation qui peuvent être pertinents pour les interactions avec les autres". Nous n'en avons pas besoin parce que nos systèmes d'inférence traquent déjà inconsciemment cette information et la traitent de façon spéciale.

L'idée que les dieux et les esprits ont accès à toute l'information, notamment celle qui est stratégique, n'est jamais explicite et n'a pas besoin d'être transmise de façon explicite. Comme je l'ai dit au chapitre précédent, de nombreux aspects importants des concepts surnaturels ne sont pas, à proprement parler, transmis. Ils sont réélaborés par chaque individu à mesure qu'il acquiert le concept. Vous n'avez pas besoin qu'on vous dise que les dieux(esprits, ancêtres, etc.) ont accès à toute l'information stratégique dans toute situation. Vous entendez simplement des phrases comme: "les esprits sont mécontents parce que nous ne leur avons pas sacrifié de cochon", ou "si quelqu'un urine dans une maison, nous ne le verrons peut-être pas, mais l'adalo sera très en colère". Comprendre ces affirmations implique de supposer que l'adalo ait accès à l'information stratégique.

Les pouvoirs extraordinaires des agents surnaturels varient beaucoup d'un endroit à l'autre. Ici on dit qu'ils sont invisibles, là qu'ils vivent dans les cieux; certains passent à travers les murs, d'autres se transforment en tigres. Par contre, les qualités qui leur donnent libre accès à l'information stratégique sont toujours présentes. Cela explique

peut-être ce qui a tellement déconcerté les missionnaires en Afrique: que l'on puisse croire en un dieu tout-puissant et ne pas lui accorder la moindre attention.

Dans la religion traditionnelle des Fang, les ancêtres fantômes sont censés avoir accès à l'information stratégique. Chaque fois qu'ils pensent à une situation donnée et à l'information stratégique qu'elle contient, les Fang supposent que les ancêtres la connaissent. Comme pour les Kwaio, c'est la base de leurs inférences et de leurs actes concernant les ancêtres. Mais les dieux Mebeghe, créateur du monde naturel, et Nzame, créateur de la culture, ne sont pas perçus de la même façon. Personne n'a d'intuition concernant l'information à laquelle ils ont accès; il n'existe pas d'anecdote impliquant qu'ils aient un accès stratégique total. Lorsque les missionnaires ont réussi à persuader certains Fang que Nzame-Dieu avait accès à toute l'information, qu'il n'ignorait rien de ce que les gens font en secret contre d'autres gens et de ce qu'ils savent, ces Fang ont trouvé tout naturel de dédier des rituels, des sacrifices et des prières à Nzame(même si les missionnaires ont souvent trouvé à redire sur la façon très peu orthodoxe dont les Fang adaptaient les notions chrétiennes - mais c'est une autre histoire). Les dieux puissants ne sont pas forcément ceux qui comptent le plus, mais ceux qui possèdent l'information stratégique comptent toujours.

La pertinence dans la transmission culturelle

Qu'est-ce qui explique que l'on ait des concepts de dieux et d'esprits? Il est toujours tentant de supposer qu'il existe une raison particulière pour laquelle les gens inventent des agents dotés de propriétés violant certaines attentes intuitives. Malheureusement, cela conduit le plus souvent à des hypothèses fantaisistes: il doit y avoir un désir d'inclure l'ensemble du cosmos dans une explication, de donner plus de sens à la vie, etc. Mais il n'y a pas de données en faveur de ces idées. C'est pourquoi, comme je l'ai suggéré au premier chapitre, il est plus utile de partir de ce que nous savons déjà des représentations religieuses dans l'esprit humain et de son fonctionnement.

Les gens n'inventent pas les dieux et les esprits, ils reçoivent des informations qui les amènent à élaborer ces concepts. On peut se demander ce qui "pousse" les systèmes d'inférence spécialisés à produire un certain type d'inférences. Une partie de la réponse est que ces systèmes mentaux sont activés par la pertinence.

Pour illustrer cette affirmation, je prendrai l'exemple d'un domaine où les conséquences de la pertinence sont extrêmement stables et prévisibles.

La plupart des gens nés et vivant dans les villes modernes ont des connaissances biologiques très limitées. Ils sont capables de nommer un petit nombre d'espèces, ils n'ont qu'une notion très vague de ce que mangent les animaux, où ils dorment, comment ils se reproduisent, etc. À l'inverse, les gens qui vivent dans la forêt vierge acquièrent généralement une masse de connaissances précises sur les plantes et les animaux car celles-ci sont cruciales. Cela veut-il dire que leurs systèmes d'inférence concernant le vivant sont différents?

L'anthropologue Scott Atran et ses collègues ont fait de cette question un sujet d'étude et conduit des expériences sur des étudiants du Michigan et des villageois mayas itza du Guatemala. Ils ont effectivement trouvé des différences évidentes dans la richesse et la complexité des connaissances biologiques de ces deux groupes. Quand on leur présente des images d'oiseaux, les étudiants du Michigan les identifient simplement comme étant des "oiseaux". Ils connaissent quelques noms d'espèces mais ne savent pas les reconnaître et ne peuvent rien dire de leurs mœurs particulières. Les Itza, eux, identifient toujours les oiseaux en donnant le nom de l'espèce et savent beaucoup de choses sur chacune d'elles.

Pourtant, les étudiants comme les villageois partent du présupposé que les êtres vivants se répartissent en groupes distincts, exclusifs, et que les groupements les plus importants sont au niveau du "genre"(les corbeaux, les pinsons, etc.) et non à celui du "rang" ou de la "variété". Par exemple, Atran dit aux sujets qu'un certain oiseau peut attraper une certaine maladie. Ceux-ci ne connaissent ni l'oiseau ni la maladie. On leur demande ensuite si à leur avis la maladie pourrait affecter d'autres animaux, depuis des individus de la même espèce et d'espèces voisines jusqu'à différentes sortes d'oiseaux, de mammifères et d'insectes. Des expériences similaires portent sur d'autres propriétés, par exemple que tel animal possède tel organe interne ou tel os particulier. Lors de ces expériences, les étudiants du Michigan et les villageois mayas répondent de la même façon: une maladie peut affecter des espèces voisines au sein d'un même genre et la structure interne peut être semblable au sein d'un même ordre [9]. Quand on leur dit "cette vache a avorté après avoir mangé du chou", ils en concluent que la même chose pourrait arriver à d'autres vaches, mais pas forcément à des juments ou à des souris. Quand on leur dit que tel rongeur a un foie, ils en concluent que d'autres mammifères peuvent en avoir un aussi, mais pas les vers ou les oiseaux.

Pour Atran, cela confirme que la taxinomie est un instrument logique puissant que les humains utilisent intuitivement pour produire des

attentes concernant les êtres vivants. Ils se servent du système d'inférence "connaissance biologique intuitive" pour intégrer l'information reçue.(Les inférences biologiques ne sont pas toujours correctes. Ce qui compte ici, c'est la manière dont elles sont produites.) C'est ce que l'on appelle l'enrichissement des principes intuitifs. Cette forme d'acquisition, qui consiste à remplir des espaces vides dans les modèles fournis par les principes intuitifs, est très générale. Elle s'applique non seulement aux connaissances biologiques mais aussi aux théories de la personnalité, aux règles de politesse, aux critères d'élégance, etc. [10].

Comment le système "sait-il" quelles informations envoyer vers quels systèmes d'inférence? Dans le cas de la vache malade et du chou, quantité d'informations(c'était une vache volée, elle a avorté un mardi, le chou était vert...) ne sont pas prises en compte par le système d'inférence taxinomique. Lorsque l'information concernant la vache circule à travers différents systèmes d'inférence, certains d'entre eux fournissent des inférences parce que l'information correspond à leurs "conditions d'entrée", et d'autres non. L'information n'est prise en compte que dans la mesure où un système d'inférence peut en tirer quelque chose.

On peut aller plus loin et dire que l'information fournie par l'environnement est prise en compte en fonction des inférences que différents systèmes peuvent produire à partir d'elle. C'est un aspect général des systèmes d'inférence, notamment les plus abstraits, qui sont particulièrement pertinents pour les concepts religieux: ils sont actionnés par la pertinence. Cette idée a d'abord été formulée par l'anthropologue Dan Sperber et la linguiste Deirdre Wilson à propos de la communication verbale, mais c'est un outil très utile pour la description de toute acquisition culturelle.

Boîte à outils n° 3: pertinence et transmission

La communication verbale n'est pas une opération de déchiffrage d'un code. Chaque son émis peut être interprété de façon différente, et la tâche de celui qui écoute(ou plutôt de son cerveau) est d'inférer une interprétation optimale, via une description de ce que le locuteur voulait transmettre. Cela se produit habituellement lorsque l'interprétation choisie fournit davantage d'inférences que d'autres, demande moins d'étapes inférentielles, ou les deux. Plus généralement, pour être optimale, une interprétation doit correspondre à une proportion inférences/étapes inférentielles plus grande que les autres interprétations possibles.

Sans entrer dans les détails techniques de la théorie de la pertinence, retenons que le principe nous donne une bonne approximation de la façon dont l'information culturelle peut être transmise avec plus ou moins de succès. Certains types de données culturelles s'acquièrent facilement parce qu'ils correspondent à des attentes intuitives. L'effort inférentiel nécessaire pour les assimiler est minime. Si on vous dit que les caniches sont une race de chien, les conséquences de cette information sont très facilement assimilables parce que le système décrit par Atran est déjà en place.

Il en va de même pour les concepts surnaturels. Comme je l'ai dit au chapitre 2, il existe un petit nombre de schémas conceptuels. L'imagination individuelle peut aller au-delà, mais les concepts qui ne correspondent pas à l'un de ces schémas se rencontrent dans l'érudition théologique plutôt que dans les représentations populaires. Les concepts élaborés selon ces schémas sont construits par des systèmes d'inférence actionnés par la pertinence. Quelqu'un vous dit qu'il y a dans la forêt des morts invisibles, et votre système de psychologie intuitive produit toutes sortes d'inférences sur ce que savent ces morts et ce qu'ils veulent, à partir de l'hypothèse qu'ils ont un esprit comme le vôtre. On vous dit que telle statue peut vous entendre et cela ne détermine des inférences que si votre système de psychologie intuitive en produit. Il est donc tout à fait normal que le surnaturel concerne des dieux invisibles pourvus d'un esprit normal plutôt que des dieux invisibles à l'existence intermittente.

Nous aimons à penser que nous avons certains concepts, certaines croyances parce que c'est notre intérêt, parce qu'ils paraissent rationnels, parce qu'ils fournissent une explication valable de ce qui se passe autour de nous, parce qu'ils créent une vision du monde cohérente, etc. Mais aucune de ces raisons n'explique ce que nous observons effectivement dans les cultures humaines. Il paraît plus simple de supposer que la transmission culturelle est déterminée par la pertinence. Les concepts qui "excitent" le plus de systèmes d'inférence, correspondent le mieux à leurs attentes et déclenchent des inférences riches sont les plus susceptibles d'être acquis et transmis. Nous n'avons pas les concepts culturels qui sont les nôtres parce qu'ils sont sensés ou utiles mais parce que la façon dont est construit notre cerveau nous interdit de ne pas les élaborer.

La pertinence des agents surnaturels

Le fait que la plupart des dieux et des ancêtres soient des agents à accès stratégique illimité est le résultat d'une sélection culturelle. Pendant des milliers d'années, des dizaines de milliers d'années même,

dans beaucoup de groupes sociaux, les esprits humains ont considéré un nombre énorme de représentations particulières de dieux et d'ancêtres. Ces représentations ont probablement varié, et continuent à le faire, selon bien des dimensions. Mais l'existence des systèmes d'inférence a une conséquence simple: les gens élaborent des concepts de la façon qui active le plus ces systèmes et produit le plus d'inférences avec le minimum d'effort cognitif. Comparez maintenant trois variétés possibles d'agents surnaturels:

• LES BRUTES DIVINES: ces dieux ne savent rien de ce qui se passe mais ils peuvent vous rendre malade, faire s'écrouler votre toit, vous apporter la richesse, etc., par pure inadvertance.

• LES AGENTS THÉOLOGIQUES: ils se représentent absolument tout ce qui se passe dans le monde.

• LES AGENTS STRATÉGIQUES: si une information a une valeur stratégique pour vos systèmes d'inférence, ils y ont accès.

Les deux premiers types ne sont pas fréquents, pour des raisons évidentes. Les brutes sont faciles à comprendre mais leur représentation ne génère pas d'inférences. Confronté à une situation où vous devez faire un choix, la présence d'une brute ne vous sera d'aucune utilité. Les agents théologiques sont plus utiles, mais il serait extrêmement coûteux de se représenter ce qu'ils savent. Dans chaque situation, il faudrait imaginer qu'ils se représentent chaque aspect de cette situation et en tirent des conclusions. Très peu de ces pensées imaginaires auraient des conséquences.(Dieu sait que mon dentifrice contient du fluor? Et alors?) C'est pourquoi, même dans les cultures où la théologie officielle décrit ce type d'agents, les intuitions des gens ne suivent pas ces chemins tortueux, comme le montrent les expériences de Barrett et Keil. Je ne veux pas dire qu'il est impossible d'imaginer une brute divine ou un agent théologique. Je dis simplement que, sur un grand nombre de cycles d'acquisition et de transmission de données culturelles(contes, anecdotes, explications d'événements, commentaires sur des situations, etc.), les agents stratégiques jouissent d'un avantage sélectif certain, et cela suffit à expliquer pourquoi on les rencontre plus souvent. Quel est donc cet avantage?

Il semble, tout d'abord, que de tels concepts soient pertinents parce que leur représentation nécessite moins d'efforts que celle d'autres possibilités, étant donné la manière dont fonctionne notre esprit. Rappelez-vous que nous supposons toujours que l'accès à l'information stratégique est imparfait, si bien que, vu les obstacles qui s'interposent entre les faits et la connaissance des faits, nous produisons en

permanence des estimations complexes de ce que savent les autres, comment ils l'ont appris, ce qu'ils en déduisent, etc. J'ai discuté avec untel hier mais vous ne le savez peut-être pas parce que vous n'avez pas vu les gens qui nous ont vus ensemble ou vous avez rencontré des gens qui le savent mais ne vous l'ont pas dit, et ainsi de suite. Concevoir ce que savent les agents à accès illimité, c'est faire toutes ces suppositions moins les obstacles, c'est-à-dire passer directement de "J'ai rencontré untel" à "Les ancêtres savent que j'ai rencontré untel".

Mais ce n'est pas tout. La représentation des agents stratégiques exige non seulement moins d'efforts, mais génère aussi des inférences plus riches. Pour voir comment cela est possible, prenons l'idée, particulièrement répandue aux États-Unis, que des habitants d'une autre galaxie rendent périodiquement visite à la Terre, contactent des gens, transmettent des mises en garde sévères à l'humanité ou soumettent des sujets récalcitrants à des examens médicaux bizarres. Les anthropologues Charles Ziegler et Benson Saler ont étudié la propagation de ces idées et montré que des histoires comme l'incident de Roswell - un ovni se serait écrasé au Nouveau-Mexique, laissant les restes carbonisés de plusieurs extraterrestres - présentent tous les signes de ce que les anthropologues appellent une construction mythique: une "bonne" histoire est construite progressivement à partir de versions précédentes imparfaites, en changeant certains éléments ou l'ordre des séquences, en éliminant les épisodes qui ne contribuent pas à la compréhension d'ensemble, etc. En outre, la conception populaire des extraterrestres - ils ont des connaissances que nous n'avons pas, d'énormes pouvoirs(en dépit de quelques incidents aéronautiques) - les fait ressembler beaucoup à des agents surnaturels.

Pourtant, comme le soulignent Saler et Ziegler, il existe des différences importantes avec la religion. Si beaucoup de gens admettent l'existence de ces êtres et croient aux mesures étonnamment efficaces prises par le gouvernement pour étouffer l'affaire, ils n'ont instauré aucun rituel spécifique à l'égard de ces êtres, ils ne semblent pas très impliqués émotionnellement, n'ont pas introduit de changements notables dans leur mode de vie, n'affichent pas cette attitude intolérante qui signifie "Je vaux mieux que les autres parce que je crois aux extraterrestres". Or, dans cette conception la plus populaire, les extraterrestres ne possèdent pas des informations stratégiques. Bien qu'ils soient décrits comme très intelligents, très en avance sur nous dans les domaines de la physique et de la technologie, il ne semble pas que cela déclenche l'inférence "ils savent que ma sœur m'a menti" ou "ils savent que j'ai rempli honnêtement ma feuille d'impôts". La façon

dont les gens qui y croient acquièrent et se représentent les "preuves" de la présence de ces visiteurs semble ne pas avoir d'incidence sur leur comportement individuel.

Il existe néanmoins un petit nombre de personnes qui se représentent effectivement les extraterrestres comme on se représente des dieux ou des esprits. Pour certaines sectes, ce que savent ou veulent les extraterrestres compte énormément. Ce qu'on peut faire, comment le faire, la façon dont on vit et ce qu'on pense, tout est fonction de la croyance aux extraterrestres. Cela se produit généralement parce qu'un individu charismatique réussit à convaincre ses fidèles qu'il(ou elle, mais c'est plus rare) a des contacts directs avec les visiteurs, et parce que ce leader parvient à déclencher dans le cerveau de ses adeptes les inférences concernant l'accès de ces êtres à l'information stratégique. Ce qui compte pour les systèmes d'inférence des adeptes - comment se comporter, quels choix effectuer, etc. - est alors affecté par le point de vue des extraterrestres sur ces choix et ces comportements. Dans ces sectes, la croyance aux extraterrestres est plus proche d'une religion au sens où nous l'entendons. Il y a des rituels, un investissement émotionnel fort, l'impression d'appartenir à un groupe de croyants privilégiés, etc.

Compte tenu de l'importance de l'accès illimité à l'information stratégique, il n'est pas étonnant que, dans de très nombreux groupes humains, les gens soient si attentifs à la manière dont les autres perçoivent les agents religieux. Le fait de penser que je suis entouré d'agents parfaitement informés risque de modifier mon comportement. Mais si les autres pensent la même chose que moi, leur comportement changera aussi. C'est pourquoi leurs représentations m'importent énormément. Cet aspect de la religion est incompréhensible si l'on s'en tient à l'idée habituelle que les dieux et les esprits sont simplement des êtres puissants capables de déplacer des montagnes, d'envoyer des fléaux ou des bienfaits aux hommes. Si la puissance était leur principal attribut, on comprendrait qu'ils puissent compter beaucoup pour un croyant, mais on ne voit pas pourquoi celui-ci devrait s'inquiéter de savoir s'ils comptent autant pour les autres.

On pourrait sans doute traduire cet argument cognitif complexe en disant simplement "les gens supposent que les dieux savent ce qui est important; si une information est importante, les gens pensent que les dieux la connaissent". Mais ce résumé succinct négligerait l'essentiel. Ce qui est important pour les êtres humains, étant donné l'histoire de leur évolution, ce sont les conditions qui président à leurs interactions sociales: qui sait quoi, qui n'est pas au courant de quoi, qui a fait quoi

avec qui, quand et pourquoi. Ces agents ne sont pas vraiment nécessaires pour expliquer quoi que ce soit, mais ils sont tellement plus faciles à représenter, tellement plus riches d'inférences possibles qu'ils jouissent d'un avantage considérable dans la transmission culturelle.

5. La religion, la morale et le malheur

Pourquoi laissez-vous une doctrine religieuse déterminer ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire? C'est une question souvent adressée aux croyants, en général par les sceptiques et les non-croyants. Pourquoi, en effet, l'existence d'agents surnaturels devrait-elle avoir des conséquences sur nos choix individuels? Lorsqu'on pose cette question, on considère souvent comme évident un certain type de rapport entre religion et moralité: la religion donne une description des agents surnaturels et de leurs exigences morales(exemple: "Il y a cinq dieux ! Ils détestent l'adultère et puniront les pécheurs"), et les gens acceptent la vérité de cette doctrine. Si les gens prennent à cœur ses impératifs moraux, c'est à cause du pouvoir qu'ont les dieux ou les ancêtres pour les faire respecter. Tout cela se résume donc à un scénario assez simple: malgré leurs mauvais penchants, les hommes croient en l'existence de dieux, et comme ceux-ci exigent un certain type de comportement, les hommes respectent leurs lois.

Considérez maintenant une autre remarque courante: "Untel est devenu très croyant après son accident"(variantes: "après que son associé a frôlé la mort", "après le décès de ses parents", etc.). Cette manière de dire est peut-être typiquement occidentale(dans bien des cultures, les gens considèrent comme une évidence la présence d'esprits invisibles, et l'idée d'être plus ou moins "croyant" n'a aucun sens), mais la relation entre malheur et religion se retrouve partout. Le malheur est un des principaux contextes où les gens utilisent les concepts de dieux et d'ancêtres. Nous trouvons cela naturel parce que nous adhérons à une conception très répandue des rapports entre les doctrines religieuses et les événements importants: les dieux et les esprits ont de grands pouvoirs, y compris celui de provoquer ou d'éviter les catastrophes. Frappés par le malheur, les gens veulent absolument comprendre, être rassurés, et la religion leur fournit ce qu'ils demandent. Là encore, le scénario est simple: des accidents se produisent, les gens veulent comprendre pourquoi; le fait d'avoir une religion le leur permet.

Mais ces deux scénarios sont probablement faux, même si les faits ne sont pas contestables. Les gens font bien la relation entre les dieux et ce

qu'ils peuvent ou ne peuvent pas faire; ils établissent aussi un rapport entre leurs malheurs et l'existence d'agents surnaturels. C'est la manière dont ces relations se nouent dans le cerveau qui est l'inverse de ce que suggèrent les scénarios. La religion n'est pas le fondement de la moralité, ce sont les intuitions morales qui rendent la religion plausible; la religion n'explique pas le malheur, c'est la façon dont les gens considèrent les malheurs qui rend la religion facile à adopter. Mais pour le comprendre, il nous faut explorer plus en détail la façon dont les systèmes d'inférences sociales traitent les notions morales et les situations de malheur. Le fait que l'évolution nous ait dotés d'aptitudes aux interactions sociales signifie que nous avons tendance à nous représenter la morale et le malheur d'une façon très spéciale qui rend leur relation avec les agents surnaturels très aisée et apparemment évidente.

Législateurs, parangons et observateurs

Shiva a créé toutes les choses vivantes et posé sur le front de chaque être une inscription invisible qui spécifie son caractère, ses tendances et son comportement global. Le mélange particulier des humeurs dans le corps d'une personne est la conséquence de cette inscription et explique pourquoi chacun réagit différemment dans des circonstances similaires. C'est en tout cas comme cela que les Tamouls de Kallapur(Inde) expliquent les différences de personnalité et de comportement, du moins dans certaines situations. Comme le note l'anthropologue Sheryl Daniel, les concepts de moralité constituent en fait une "boîte à outils" dont les gens tirent tout ce qui peut être pertinent dans une situation donnée. Ainsi, la notion d'une destinée fixée par les dieux n'est pas la seule. Il y a aussi l'idée inverse, selon laquelle les gens peuvent trouver en eux-mêmes la volonté d'accomplir de bonnes actions karmiques qui vont modifier le solde de leur compte moral, pourrait-on dire. Ces actes peuvent même modifier l'équilibre des humeurs à l'intérieur de la personne(soit, en termes occidentaux, transformer sa personnalité).

Des descriptions aussi différentes de la personnalité créent bien évidemment une incohérence, une ambiguïté dans la théorie. Mais les croyants ne s'en soucient pas outre mesure. Non qu'ils soient indifférents aux incohérences ou aux contradictions, bien au contraire: parfois, les discussions sont vives pour savoir laquelle de ces deux perspectives fournit la meilleure explication de ce qui se passe. Exemple: Kandasany est un voleur qui a été pris en train de faire main basse sur les poules de l'instituteur. Il est arrêté, et sa famille doit mettre ses biens en gage pour payer l'amende. La honte lui étant insupportable, Kandasany se suicide. Comme le rapporte Daniel, une foule se

rassemble pour commenter ces événements. Certains parents de Kandasany affirment qu'il a été victime de son destin, c'est-à-dire du Ma(caprice, plaisir) de Shiva, mais la plupart des gens ne sont pas d'accord. Pour eux, les actes du voleur résultent d'un choix personnel, pas des caprices du destin.

L'idée que les dieux ont créé les lois morales et assigné à chacun son destin complique la compréhension des transgressions graves. Si un dieu veut que les hommes se conduisent bien et s'il a le pouvoir d'instiller en eux des dispositions morales, pourquoi y a-t-il tant d'immoralité? Mais là encore, le paradoxe ne pose pas vraiment de problème. Devant des exemples frappants de violation des lois morales, un brahmane dit à Daniel: "Nous ne sommes que des êtres humains. Il est dur pour nous de comprendre le Ma des dieux", ce qui est une façon diplomatique(on a envie de dire "jésuitique") d'éluder le sujet. Mais un autre informateur se montre plus direct: "Vous n'avez qu'à regarder la famille de Shiva. L'un de ses fils est un coureur de jupons, l'autre refuse de se marier. Shiva et Parvati ne cessent pas de se disputer. Si même les dieux se conduisent comme ça, que peut-on attendre des hommes [1]?"

Partout les hommes ont des principes moraux et presque partout ils ont des concepts d'agents surnaturels, mais il y a plusieurs façons de comprendre la relation entre les deux. La plus commune est de penser que les principes moraux existent parce que les dieux en ont décidé ainsi. C'est ce qu'on pourrait appeler la théorie des dieux législateurs. Beaucoup de systèmes théologiques comprennent des listes d'interdits et de normes, attribuées à une communication directe avec des législateurs surnaturels. Nous devons nous conformer à des principes moraux parce que les dieux ont décrété quelle devait être la conduite des hommes. Dans la plupart des cultures de l'écrit, cela s'accompagne d'une description formelle, fixe, des règles en question: il y a un texte. Mais, dans d'autres cultures, les dieux peuvent être vécus comme des législateurs en l'absence de toute loi écrite. Les Fang, par exemple, considèrent que la conduite à tenir, notamment envers sa famille, doit être celle que dictent les ancêtres. Pas de description formelle, mais un consensus pour considérer que tel mode de comportement, correct, éprouvé par le temps, est sans doute ce qu'ont toujours voulu les ancêtres.

Autre façon courante de relier morale et religion, l'idée que les agents surnaturels sont des exemples à suivre. C'est la théorie du parangon, dans laquelle les sages et les saints sont à la fois assez différents des hommes normaux pour représenter un idéal et assez proches d'eux pour servir de modèles. Tel est le cas d'individus dotés de qualités

surnaturelles comme le Bouddha, Jésus, Mahomet ainsi que les nombreux saints musulmans et chrétiens et les rabbins miraculeux du judaïsme. La vie du Bouddha montre clairement la voie à suivre: renoncer aux attachements de ce monde, faire preuve de compassion, sortir de l'illusion qu'est la réalité.

Troisième théorie, très répandue, l'idée que les agents surnaturels sont concernés par nos choix moraux. Les dieux et les ancêtres ne sont pas indifférents à ce que font les gens, c'est pourquoi nous devons surveiller notre conduite. Les relations avec les esprits kwaio et les ancêtres fang sont essentiellement de cette nature. Mais ce modèle se retrouve dans bien des religions. Beaucoup de chrétiens pensent que chacun de leurs choix moraux compte dans leur relation personnelle avec Dieu. Pour eux, Dieu n'a pas seulement donné des préceptes et des lois, il s'intéresse à ce que font les hommes. Pour des raisons évidentes, l'idée que les agents surnaturels sont des observateurs intéressés est généralement associée avec l'idée que les dieux et les esprits sont puissants et qu'ils peuvent infliger toutes sortes de calamités aux hommes ou les favoriser, selon la façon dont ils se conduisent.

Ces trois théories de la relation entre morale et religion ne s'excluent pas mutuellement. Elles sont bien souvent associées. Pour les Fang, les ancêtres sont des observateurs intéressés mais aussi les créateurs des lois. Les chrétiens peuvent considérer Jésus comme un législateur et un modèle, mais également comme un témoin concerné puisqu'il entend leurs prières, connaît leurs souffrances, etc. Cependant, dire que ces trois théories sont combinées serait trompeur parce que pratiquement, dans le raisonnement des gens, dès qu'il s'agit de juger la conduite d'autrui et de choisir un mode d'action, le modèle de l'observateur concerné est largement dominant.

Il ressort de l'expérience des anthropologues que presque partout les hommes conçoivent les agents surnaturels comme s'intéressant à leurs décisions. Cela peut prendre plusieurs formes. Les chrétiens estiment par exemple que Dieu attend des hommes certains comportements et punit ceux qui sortent du droit chemin. Les peuples qui, comme les Kwaio, entretiennent des relations avec leurs ancêtres savent moins précisément ce qu'on attend d'eux, mais se sentent perpétuellement surveillés par les adalo. Dans les deux cas, il n'est fait aucune référence au pourquoi, c'est-à-dire pourquoi ces entités spirituelles voudraient sanctionner la conduite des hommes. C'est un présupposé, rien de plus. Lorsque je dis que cette façon de considérer la moralité est "dominante", je veux simplement dire qu'elle est constamment utilisée et généralement implicite. C'est la façon la plus naturelle de penser la

relation entre des agents puissants et sa propre conduite. Les théories du "législateur" et de "l'exemple" ne sont qu'un ajout facultatif à cette idée fondamentale.

Pourquoi? Disons tout d'abord que comme représentations de la moralité, l'image du législateur et celle du parangon sont par nature insuffisantes. Des codes religieux comme les dix commandements, par exemple, ne stipulent qu'un petit nombre d'interdits et de prescriptions. Or l'éventail des situations susceptibles d'évoquer des intuitions ou des incertitudes morales est bien plus large. Et il le reste, quel que soit le nombre de commandements, même pour les six cent treize mitzvot du Talmud. Le problème de tous les codes religieux, c'est qu'ils doivent être assez généraux pour pouvoir s'appliquer sans changement à toutes les situations possibles. C'est pourquoi presque partout où ces codes religieux existent(dans les cultures de l'écrit, donc) on trouve aussi toute une littérature qui introduit des nuances à leur application. C'est le cas du christianisme, du judaïsme avec le développement de l'enseignement talmudique et de l'islam où les diverses prescriptions du Coran sont complétées par une vaste compilation des paroles du Prophète. Paradoxalement, si le code divin est développé et précisé par des érudits, on observe que bien des croyants n'ont qu'une connaissance très vague des lois originelles. Il est toujours surprenant de constater que des chrétiens pratiquants sont incapables de se rappeler les dix commandements et que de bons musulmans savent à peine ce que préconise le Coran. Mais cela ne devrait pas nous étonner. L'important pour les croyants, c'est ce qui concerne leurs préoccupations pratiques, des situations particulières donc, et c'est justement là que ces codes perdent beaucoup de leur pertinence.

Le même problème se pose à propos de l'imitation de parangons, pour des raisons symétriques. Ces modèles sont toujours trop particuliers. Les récits mentionnent telle action accomplie par tel personnage, mais il n'y a pas moyen d'appliquer cet exemple à une situation donnée, à moins de compléter le récit par des inférences appropriées. Même si l'on sait qu'un bon Samaritain a donné son manteau pour vêtir un homme nu, par quoi cela se traduit-il lorsque les circonstances sont différentes? Les exemples ne sont donc utiles que si l'on a déjà l'intuition des moments et des lieux où ils doivent être suivis, et de quelle manière.

Mais dire que les codes sont trop généraux et les modèles trop spécifiques n'explique pas tout. Il doit y avoir quelque chose dans la théorie de l'observateur concerné qui la rend plus naturelle pour l'esprit humain. Jusqu'ici j'ai décrit les liens qui unissent religion et moralité comme si la moralité n'était qu'une simple question de prescriptions et

d'encouragements. Mais c'est bien plus complexe que cela.

Raisonnement moral et sentiments moraux

Nous avons tous des intuitions morales("Mon amie a oublié son porte-monnaie chez moi, je dois le lui rendre"), des jugements moraux("Il aurait dû rendre le porte-monnaie à son amie"), des principes moraux("Voler, c'est mal") et des concepts moraux("bien", "mal"). Comment tout cela s'organise-t-il dans le cerveau? Il y a deux façons de décrire les processus mentaux engagés. D'une part, les jugements moraux semblent organisés selon un système de lois et d'inférences. Nous avons en tête des principes très généraux(comme "ne fais pas de mal à autrui tant qu'il ne te fait pas de mal" ou "ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas que l'on te fasse", etc.). Ils servent de modèles très généraux. Si vous remplissez les cases vides du modèle avec des valeurs particulières - le nom des personnes concernées, la nature de l'action considérée -, vous parvenez à une description morale de la situation. C'est ce qu'on appelle le modèle du raisonnement moral. D'autre part, dans bien des cas il semble que les gens ressentent des émotions particulières lorsqu'ils sont confrontés à des situations ou à des décisions particulières. Sans bien savoir le pourquoi de notre réaction, nous savons que faire ceci plutôt que cela provoque tels effets émotionnels qui nous poussent dans une direction plutôt qu'une autre, nous rendent fiers d'avoir fait ce qu'il fallait, coupables de ne l'avoir pas fait, révoltés si les autres ne l'ont pas fait, etc. C'est le modèle des sentiments moraux [2].

Si nous suivons le raisonnement explicite des personnes sur les dimensions morales d'une situation donnée, nous constatons qu'elles mélangent ces deux processus. Un argument simple comme "elle lui a menti, bien qu'il ait toujours été très honnête avec elle" présente ce mélange:(1) il implique que la situation est une violation de la règle d'or et(2) il fait appel à la réponse émotionnelle qui devrait résulter de cette description. Dès que l'on interprète ce qu'elle a fait comme "un tort qu'il ne lui avait jamais fait à elle", cela ajoute une nuance émotionnelle qui devrait entraîner une conclusion particulière. Quand je parle d'émotion, je ne fais pas seulement allusion à des réactions fortes d'admiration ou de dégoût. L'émotion concerne aussi ces réactions faibles, à peine enregistrées par notre conscience, qui nous amènent à adopter telle ligne de conduite plutôt qu'une autre. Ces réactions émotionnelles déclenchent même des comportements comme tenir la porte à votre ami ou passer le sel avant qu'on vous le demande, bien que les effets émotionnels soient si minces que l'on a souvent l'impression(fausse) que ces comportements ne sont pas guidés par les émotions.

C'est pourquoi la plupart des psychologues disent que l'opposition entre principes et sentiments est exagérée. Les émotions sont elles-mêmes organisées, elles émergent de manière structurée comme résultat d'une activité mentale qui n'est pas entièrement accessible à la conscience [3].

Cela explique pourquoi, dans beaucoup de cultures, il est extrêmement difficile d'obtenir que les gens formulent des principes moraux généraux. Les Fang, par exemple, trouvent le principe explicite "Ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas que l'on te fasse" tellement vague qu'il en perd toute signification. Mais cela ne veut pas dire que les Fang soient des êtres immoraux, loin de là. Comme tous les humains, ils passent beaucoup de temps à discuter pour savoir si telle action est juste ou non.

Un code moral abstrait, avec principes et déductions, peut donc être un artefact culturel, comme un système d'écriture ou de notation musicale. Partout les hommes ont des intuitions musicales, jugent que tel ou tel accord, étant donné les paramètres de leur tradition musicale, est heureux ou non; mais dans quelques cultures seulement ils rédigent des traités d'harmonie pour décrire plus systématiquement ces intuitions. Le fait que les gens aient des sentiments moraux organisés sans avoir pour autant des principes moraux explicites explique peut-être pourquoi les études transculturelles du raisonnement moral explicite donnent des résultats troublants. Dans certains endroits, ce type de raisonnement est habituel et dans d'autres les gens le trouvent déroutant [4].

Si les intuitions morales provenaient seulement de raisonnements, les gens qui sont vraiment immoraux devraient être incapables de tenir ce genre de raisonnement: ils ne connaîtraient pas les principes généraux ou auraient du mal à les appliquer aux cas particuliers. L'étude clinique des sociopathes révèle une situation bien différente. Ces personnes n'ont aucun mal à décrire ce qu'ils ont fait ou voulu faire comme une violation de règles morales, par exemple "ne pas nuire à autrui". Pis encore, certains criminels sociopathes semblent avoir un sens aigu de ce qui est mal et pourquoi, et leurs descriptions des effets de leurs actes sur les autres sont très précises. Ils donnent l'impression d'appliquer toutes les lois du raisonnement moral sans y voir pour autant la moindre raison d'agir différemment. Savoir qu'un acte est moralement répréhensible n'est pas vraiment un jugement "moral" si cela ne vous empêche pas de commettre l'acte en question.

Mais alors d'où viennent les sentiments moraux? Ils semblent bien plus

complexes que les autres types de réaction émotionnelle, comme la peur d'une présence invisible ou le plaisir d'obtenir plus que ce qu'on voulait. La peur nous met en éveil et nous oblige à nous concentrer sur une source de danger potentiel; le plaisir provoqué par un bénéfice inattendu nous aiguillonne dans la direction de nos propres intérêts. Mais il n'y a rien de simple dans le sentiment de culpabilité qu'on éprouve après avoir menti à un ami. Pas de danger évident. La fierté de n'avoir pas menti est tout aussi complexe. La récompense que l'on peut tirer d'une conduite morale n'est pas évidente; dans bien des cas il faut même renoncer à certaines gratifications. Alors pourquoi cela déclencherait-il un sentiment agréable? Pour le découvrir, on doit examiner comment les gens acquièrent ce sentiment moral, c'est-à-dire comment les enfants identifient progressivement les normes morales de leur groupe et élaborent leur propre système d'intuitions.

Le sens moral précoce

Les jeunes enfants semblent moralement incompétents. Ils commettent des actes que la morale de leur culture réprouve. Dans l'espoir de corriger leur conduite, les parents mettent en œuvre toute une panoplie de mesures(bon exemple, menaces, coercition). Les enfants changent effectivement et finissent par acquérir des intuitions semblables à celles des adultes, de sorte que les mesures prises pour les éduquer sont systématiquement considérées comme responsables de ce changement. Mais les psychologues savent qu'il s'agit là d'une simplification exagérée. Les enfants ne sont peut-être pas totalement incompétents dans le domaine moral. De fait, il serait difficile d'expliquer le développement du sens moral si les petits enfants n'en possédaient pas déjà les rudiments. Il n'existe aucun moyen simple de définir ce qui est "bien", et non seulement souhaitable, acceptable par tous, sanctionné positivement, approuvé par les autorités, etc.

Partant des deux conceptions générales du jugement moral, celle qui le fonde sur les principes et celle qui le fonde sur les sentiments, les psychologues ont tenté d'expliquer l'acquisition du sens moral soit comme une abstraction et un raffinement progressifs, soit par le développement graduel de réactions émotionnelles spécifiques.

Selon la première hypothèse, les enfants acquièrent le sens moral en élargissant leurs principes de départ pour les étendre à toutes les actions. Avec un minimum d'attention, n'importe quel enfant peut trouver le moyen d'optimiser ses gratifications en se comportant comme le préconisent ses parents. Sa version des principes devient progressivement plus abstraite, ce qui lui permet de prédire la valeur

morale de chaque acte. Ayant compris que c'est "mal" de tourmenter les animaux, mais aussi de maltraiter ses camarades ou de frapper sa petite sœur, il acquiert le concept plus général de "brutalité", répréhensible à cause de ses effets. Puis il élabore les principes généraux encore plus abstraits du Bien et du Mal.

Si l'on adopte l'hypothèse selon laquelle les sentiments seraient la principale source de compréhension morale, le développement de l'enfant sera légèrement différent. Considérez par exemple un sentiment comme la culpabilité d'avoir fait mal à quelqu'un. Notre sens moral nous inflige une punition(légère) sous la forme d'une émotion qui fait écho à la souffrance de l'autre. Les enfants acquièrent ces sentiments à mesure qu'ils deviennent capables de se représenter les pensées et les sentiments des autres. Cette capacité d'empathie s'étendrait progressivement, et les normes seraient ainsi intériorisées par l'esprit de l'enfant [5].

Ces deux explications du développement moral rendent compte d'une partie des faits, c'est-à-dire de la manière dont les enfants utilisent effectivement les concepts moraux. Mais elles se heurtent aussi à des problèmes. D'abord, un certain nombre des travaux sur lesquels elles étaient fondées se servaient de questionnaires qui visaient à faire formuler par les enfants des raisonnements moraux explicites. Or nous savons que cela ne suffit pas tout à fait. Dans de nombreux domaines pour lesquels nous disposons de systèmes mentaux spécialisés, il existe un fossé entre nos intuitions précises et les concepts explicites qui pourraient les justifier. Ce fossé est encore plus grand chez les enfants, qui n'ont pas la maîtrise verbale requise pour expliciter leurs propres intuitions, et il faut donc faire appel à des méthodes expérimentales plus subtiles. Voici un exemple simple de ce dont je veux parler: les enfants âgés de six ans ont comme les adultes l'intuition qu'il est mal de mentir ou, plutôt, qu'il est mal de communiquer une information(vraie ou fausse) dans l'intention de tromper quelqu'un. Mais les enfants ont aussi tendance à utiliser le mot "mentir" dans le sens plus étroit "communiquer une information fausse", et c'est pourquoi il leur arrive de dire qu'une erreur authentique est un mensonge et, inversement, de ne pas reconnaître un mensonge dans une manipulation complexe n'employant que de l'information vraie. Leur concept moral de "mensonge" est assez semblable à celui des adultes, mais leur emploi du mot ne correspond pas au concept. À cause de cette différence - qui peut s'étendre à d'autres concepts moraux - vous ne parviendrez pas à comprendre leurs jugements moraux si vous vous contentez de leur poser des questions directes comme "Est-il mal de mentir?"[6].

En fait, lorsque le psychologue Eliot Turiel a utilisé des tests indirects, il a découvert que même les très jeunes enfants ont un discernement moral assez développé. Ses travaux avaient pour but de découvrir si les enfants faisaient la distinction entre une violation de principes moraux(ne pas frapper autrui par exemple) et une violation de règles de conduite conventionnelles(ne pas bavarder en classe). La violation d'une convention disparaît s'il n'y a pas de stipulation explicite: si la maîtresse ne l'a pas expressément interdit, bavarder n'est pas une faute. Les transgressions morales, à l'inverse, restent des violations même en l'absence d'instructions explicites. Cette distinction permet de dégager ce qui est spécifique aux règles éthiques. Si les enfants sont capables de l'opérer, cela veut dire qu'ils possèdent les premiers rudiments du concept de comportement éthique.

Turiel a montré que, dès trois ou quatre ans, les enfants ont l'intuition qu'il est mal de frapper quelqu'un, que cela soit explicitement interdit ou non. En revanche, crier en classe n'est "mal" que si le silence a été formellement demandé. Les enfants un peu plus âgés(quatre ou cinq ans) ont aussi des intuitions assez précises sur la gravité relative de diverses violations. Ils sentent que voler un stylo est moins répréhensible que frapper quelqu'un. De la même façon, crier en classe n'est qu'une violation mineure d'une convention, alors que porter une jupe quand on est un garçon c'est violer une convention sociale majeure. Par contre, ils imaginent plus facilement la révision des conventions sociales majeures(une situation où les garçons devraient porter des jupes, par exemple) que la révision des principes moraux mineurs(une situation où il serait normal de voler une gomme). Les enfants font aussi la différence entre principes moraux et règles de prudence(ne laisse pas ton cahier près du feu !). Ils comprennent qu'ils sont tous deux justifiés par leurs conséquences mais pensent que seules les violations morales ont des conséquences sociales [7].

On pourrait objecter que les sujets de Turiel étaient peut-être particuliers du fait de leur culture d'origine. Mais des études réalisées en Corée et en Amérique ont donné des résultats similaires. Ou que leur attitude par rapport à la transgression était due à leur scolarisation. Mais le psychologue Michael Siegal a montré que les "nouveaux" qui venaient d'entrer au jardin d'enfants avaient parfois une attitude morale plus stricte que les plus grands(quatre ans, dont deux de garderie). On peut encore penser que les sujets de Turiel bénéficiaient de conditions de vie privilégiées, peu stressantes, où la violation des règles morales était l'exception. Mais les enfants négligés ou maltraités manifestent les mêmes intuitions [8].

La recherche expérimentale montre donc qu'il existe un système d'inférence spécifique précoce, un sens moral qui sous-tend les intuitions éthiques. Les notions morales ne sont pas confondues avec celles qui permettent d'évaluer d'autres aspects des interactions sociales(c'est pourquoi même les tout-petits distinguent les conventions sociales des impératifs moraux). Avoir des intuitions morales organisées - qui ne s'appliquent qu'à un aspect spécifique des interactions sociales et sont orientées par des principes particuliers - ne veut pas dire que l'on sache les articuler explicitement. Et, bien évidemment, ce n'est pas parce que les petits enfants ont des concepts moraux qu'ils ont les mêmes jugements moraux que les adultes, loin de là. Les enfants sont différents à plus d'un titre. Premièrement, ils ont encore du mal à se représenter ce que pensent et ressentent les autres. Leur psychologie intuitive a besoin d'un réglage minutieux avant de pouvoir leur fournir des descriptions fiables des états mentaux d'autrui. Savoir s'il fait souffrir est bien moins évident pour l'enfant que pour l'adulte. Deuxièmement, les enfants doivent acquérir toutes sortes de paramètres locaux, comme la compréhension de ce qui constitue un "délit" dans un contexte social particulier. Troisièmement, les enfants ne disposent pas, à l'inverse des adultes, d'un large catalogue de précédents - situations et jugements sur ces situations - qui leur permette de produire des analogies.

Il est frappant de constater que, malgré ces différences, certains aspects importants du raisonnement ne changent pas vraiment au cours du développement. Selon nos intuitions morales, une conduite est soit bonne, soit mauvaise, soit dénuée de pertinence morale. Que nous soyons capables de justifier nos intuitions en invoquant des principes abstraits n'est pas pertinent; une ligne de conduite est bonne ou mauvaise en soi. Si vous estimez qu'il est mal de voler le stylo d'un ami, vous pensez que c'est mal, non de votre seul point de vue mais d'une façon générale. Peu importe que celui qui se rend coupable de ce délit mineur ait de bonnes excuses ou non. Peu importe que le propriétaire du stylo se sente lésé ou pas.

Les philosophes appellent "réalisme moral" cette hypothèse d'une valeur morale intrinsèque des comportements. D'une façon générale, être réaliste, c'est supposer que les qualités des choses font partie intégrante de ces choses: un coquelicot paraît rouge parce qu'il est rouge. Si on le place sous une lumière bleue, il ne paraît plus rouge, mais nous avons l'intuition qu'il l'est toujours, qu'il possède une "rougeur" intrinsèque difficile à détecter dans ces circonstances particulières.(Nos intuitions habituelles ne sont, bien sûr, pas toujours conformes à la vision scientifique des choses, ici comme dans bien

d'autres domaines.) Le réalisme moral se fonde sur le même principe, appliqué aux aspects éthiques de l'action, de sorte que le "mal" paraît aussi intrinsèque au vol que la "rougeur" au coquelicot. En général, les philosophes de la morale ne tiennent pas tellement à cette notion de réalisme moral parce qu'elle est source d'encombrants paradoxes. Mais les enfants étudiés par Turiel et par d'autres ne sont pas philosophes. Ils ne se préoccupent pas de rendre explicites des principes éthiques en testant leur application à des cas difficiles pour vérifier si les résultats d'ensemble concordent. Ils ont simplement des intuitions morales spontanées à tendance réaliste et, si cela crée des ambiguïtés, ils s'en accommodent.

Cette tendance réaliste ne change pas beaucoup au cours du développement, ce qui est remarquable puisque dans d'autres domaines les enfants élaborent progressivement des descriptions de plus en plus complexes de la différence entre leur point de vue et celui des autres sur une situation donnée. Cette "mise en perspective" est indispensable pour une espèce qui dépend tellement des interactions sociales. Or, à trois ans, à dix ans, comme à l'âge adulte, on considère généralement que la valeur morale d'un comportement n'est pas fonction du point de vue. Elle n'est fonction que du comportement et de la situation réelle.

Dispositions pour la coopération

Pourquoi possédons-nous ce domaine spécifique de compréhension, ces capacités de jugement et de sentiments moraux? Lorsqu'on voit avec quelle rapidité les enfants saisissent des distinctions complexes à partir de messages fragmentaires et souvent incohérents de leur environnement, on peut se demander s'ils ont des dispositions spéciales pour prêter attention à certains indices et en tirer des conclusions particulières. Dans d'autres domaines, nous l'avons vu, des principes précoces rendent l'apprentissage possible, et c'est certainement une conséquence de l'évolution. Nous avons des dispositions pour apprendre certains concepts d'animaux et certains concepts d'outils. Ce n'est pas surprenant pour une espèce qui dépend des interactions avec les animaux pour sa survie et qui fabrique des outils depuis des centaines de milliers d'années. Mais qu'en est-il des dispositions morales?

Il est tentant de penser que la morale est imposée aux individus par la vie sociale. Selon cette manière de voir, nous vivons en groupe et cela impose certaines limites aux comportements individuels; en outre, la vie en groupe n'est possible et avantageuse que si les individus ne sont pas complètement opportunistes, s'il existe une limite à la poursuite du profit individuel. Il ne serait donc pas tellement surprenant que nous

ayons développé des dispositions morales favorables à la vie en groupe. Les groupes composés d'individus ayant ces dispositions réussiraient mieux que des groupes d'opportunistes égocentriques.

Malheureusement, présentée de la sorte, l'explication ne tient pas. Dire que nous avons des dispositions pour une forme de comportement donné, c'est dire que des traits génétiques particuliers génèrent, à condition que l'environnement s'y prête, cette forme de comportement. Mais les gènes varient toujours et ont toujours varié. C'est d'ailleurs ce qui rend l'évolution possible. Certaines variantes donnent à leurs porteurs de meilleures chances de transmettre leurs gènes, et ces variantes se répandent dans le pool génétique. D'autres variantes réduisent ces chances et finissent donc par disparaître. Si nous avions des dispositions pour nous comporter de façon socialement acceptable, elles changeraient aussi. Que se passerait-il alors? Certains auraient de plus fortes dispositions et deviendraient altruistes, sacrifiant leur profit immédiat à la prospérité du groupe. D'autres auraient des dispositions moins marquées et saisiraient la moindre occasion pour réussir au détriment des autres et du groupe. Ces "tricheurs" survivraient et transmettraient facilement leurs gènes, puisqu'ils rechercheraient toujours leur avantage personnel. Cela leur serait d'autant plus facile que tous les autres seraient de gentils "coopérateurs". Ces derniers auraient plus de mal à répandre leurs "bons" gènes puisqu'ils auraient tendance à se sacrifier. La variante "bon comportement social" disparaîtrait progressivement du pool génétique. S'il existe chez nous des dispositions "altruistes", elles ne peuvent donc pas s'être développées uniquement à cause de leur intérêt pour les groupes sociaux. Mais ce n'est pas comme cela que fonctionne l'évolution par sélection naturelle: ce sont les organismes et non les groupes qui reproduisent et transmettent les gènes [9].

Ces dernières remarques ne sont qu'un résumé très condensé d'une discussion - entre biologistes et psychologues évolutionnistes - qui dure depuis une trentaine d'années sur les dispositions sociales des animaux, qu'ils soient humains ou non. Elle a été déclenchée par le fait qu'on observe des conduites désintéressées dans beaucoup d'espèces. C'est parfois spectaculaire, comme dans ces sociétés d'insectes où la plupart des individus sont littéralement esclaves toute leur vie au service de la colonie. Dans d'autres cas, la coopération est limitée à des circonstances particulières. Bien des oiseaux se mettent en danger en attaquant des prédateurs pour protéger leur couvée. Les animaux qui signalent par un cri spécial la présence d'un prédateur rendent un fier service à leur groupe mais se font plus facilement repérer. Les biologistes qui étudient

les chauves-souris vampires d'Amérique centrale ont remarqué que ce petit animal, lorsqu'il a réussi à sucer le sang d'un mammifère, partage souvent sa récolte avec des compagnons moins chanceux en régurgitant une partie du sang. Les primates aussi partagent certaines de leurs ressources, les hommes étant les champions toutes catégories.

Le problème général consistait à expliquer comment l'évolution peut engendrer l'altruisme chez les animaux, humains y compris. Le terme "altruiste" est évidemment trompeur s'il suggère une conduite déterminée par la seule bonté, ce qui n'est évidemment pas une description plausible des comportements animaux. En outre, ce terme implique l'existence d'un phénomène unique et donc d'une explication unique. Mais le comportement animal est plus compliqué que cela, et l'évolution des conduites désintéressées peut emprunter pas moins de trois voies différentes.

La première est ce que l'on appelle la sélection de parentèle [kin-selection]. Lorsque des fourmis et des abeilles stériles travaillent pour faire vivre et défendre une colonie, elles semblent violer l'un des impératifs biologiques les plus cruciaux puisqu'elles se privent de toute chance de se reproduire et même de survivre. Cependant, si l'on considère la situation du point de vue de la réplication des gènes, le tableau change. Le biologiste William Hamilton a combiné des données empiriques avec des modèles mathématiques pour montrer dans quelles circonstances l'autosacrifice des individus permet la propagation des gènes favorables à ce comportement. Quand toutes les ouvrières d'une colonie sont sœurs et que la descendance de la reine partage des gènes avec elles, leur sacrifice contribue à la propagation de leurs gènes. Les hommes aussi manifestent certaines dispositions qui peuvent s'expliquer par la sélection familiale. Nous dépensons nos ressources et notre énergie pour nos descendants; nous coopérons avec des parents plus volontiers qu'avec des non-parents, et dans des termes très différents [10].

Toutefois, la sélection de parentèle n'est pas le seul facteur, puisque les hommes coopèrent depuis des temps immémoriaux avec des individus qui ne leur sont pas apparentés(ou alors de très loin). Cette tendance, qui se retrouve aussi chez des espèces non humaines, est ce que l'on appelle l'altruisme réciproque, fondé sur l'échange de bons procédés. C'est ce qui explique des comportements comme le partage du sang chez les vampires. Le biologiste Robert Trivers a montré comment l'évolution pouvait engendrer des stratégies de réciprocité dans certaines conditions de population, de reproduction et d'utilisation des ressources mais aussi lorsque certaines capacités mentales

spécifiques sont présentes chez les individus. La coopération nécessite en effet que les animaux puissent faire la distinction entre les partenaires loyaux et les tricheurs. Ce qui semble être un partage sans discrimination est en fait judicieusement mesuré. C'est le cas chez les chauves-souris, les dauphins et autres espèces à cerveau complexe, notamment les hommes qui gardent en mémoire leurs interactions passées avec d'autres hommes. Tout en étant individuellement désintéressé, l'altruisme réciproque reste égoïste du point de vue génétique. Les gènes responsables de ces stratégies ont une bonne chance de se propager même lorsque d'autres stratégies apparaissent dans le pool génétique [11].

Incidemment, les "stratégies" dont il est question ici ne sont évidemment pas le résultat de délibérations conscientes. Les vampires qui échangent du sang ne réfléchissent pas aux conséquences possibles de leur acte. Une stratégie est simplement une forme de comportement organisé. C'est comme "décider" de la manière de tenir debout. Vous n'avez pas besoin d'y réfléchir: un système cérébral spécialisé analyse votre posture actuelle, la pression qui s'exerce sur chaque pied et corrige votre position pour vous éviter de tomber. De la même manière, les travaux dont je viens de faire état montrent qu'il existe des systèmes cognitifs spécialisés qui enregistrent les situations d'échange, les gardent en mémoire et produisent des inférences sur la conduite à tenir par la suite, tout cela ne nécessitant aucune considération explicite des différentes options possibles.

Au-delà de l'opportunisme

La sélection de parentèle et l'altruisme réciproque ne sont pas les seuls facteurs impliqués dans la coopération humaine. Les hommes sont altruistes dans des situations où les gènes ne sont pas concernés et où aucune réciprocité n'est attendue. Ils résistent à la tentation de retirer tous les profits possibles de toutes les situations, alors qu'il serait tellement facile de voler ses amis, d'agresser les vieilles dames ou de partir du restaurant sans laisser de pourboire. Cette retenue n'est pas le résultat d'un calcul rationnel, de la peur des sanctions possibles, par exemple, car elle persiste même lorsqu'on ne court aucun risque d'être pris; les gens disent simplement qu'ils se sentiraient très mal s'ils faisaient des choses pareilles. Il semble que des émotions puissantes et des sentiments moraux orientent nos comportements dans une direction qui ne favorise pas le profit.

Ces faits peuvent paraître surprenants, mais leur combinaison suggère une explication évolutionniste. À ce jour, la meilleure analyse de ce type

de comportements - laisser un pourboire dans un restaurant où on ne reviendra jamais, se retenir de tricher même quand on est sûr de l'impunité - est due à des économistes qui les trouvaient difficiles à expliquer d'après leurs modèles habituels. Ainsi, l'économiste Robert Frank a suggéré qu'ils révélaient peut-être d'importants aspects des dispositions humaines pour la coopération. Les hommes dépendent de la coopération, ce qui crée des problèmes de confiance et d'engagement. Dans beaucoup de situations, on ne peut pas être sûr que les autres vont coopérer et non fuir ou tricher. La baby-sitter est peut-être une voleuse; qui sait si votre associé n'est pas un escroc? Il faut donc se fier à des signes qui indiquent une certaine fiabilité. C'est également vrai de l'autre côté de la barrière. Pour trouver du travail comme baby-sitter ou pour entrer en affaires avec un associé, on doit trouver le moyen de persuader les autres de son honnêteté. À quoi cela sert-il d'avoir de bonnes dispositions si on ne peut pas le faire savoir? Ces problèmes se posent à nous depuis des centaines de milliers d'années. J'ai pris des exemples tirés de la vie moderne, mais les problèmes se posaient à nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Vous avez la ferme intention de rapporter au camp toutes les baies ramassées et de les partager avec les autres; mais cette disposition doit être évidente pour que la coopération soit possible.

Tout au long de l'histoire humaine, des dispositifs d'engagement ont donc été mis en place pour résoudre ces problèmes. Par exemple, une agence de voyage pourrait très bien prendre l'argent de ses clients et leur donner de faux billets d'avion, mais les agents de voyages se sont regroupés dans des associations professionnelles qui excluraient immédiatement un membre aussi malhonnête. Partout où ces associations existent, tout agent qui n'en fait pas partie paraît suspect. Les dispositifs de ce type sont très répandus et existent depuis longtemps. Ils agissent de façon paradoxale puisqu'ils limitent la liberté d'action de manière à rendre les échanges possibles. Pour prouver que l'on s'engage dans une coopération honnête, le mieux est de se placer dans une situation où l'on est obligé d'honorer son engagement. On signale son honnêteté en se liant les mains [12].

Limitations légales et bonne réputation ne sont pas les seuls dispositifs d'engagement. Comme le note Robert Frank, les passions jouent le même rôle dans bien des situations. Considérons un problème d'engagement. Je suis commerçant et vous êtes mon vendeur. Si vous volez dans la caisse, je vais vous renvoyer et vous traîner en justice. Car telle est la façon habituelle de décourager les tricheurs: les menacer d'un châtiment qui rendrait leur malhonnêteté très coûteuse, quels

qu'en soient les bénéfices potentiels. Mais le châtiment aussi coûte cher. Je dépenserai sans doute beaucoup d'argent en avocats et en frais de procédure. Si je calcule rationnellement la meilleure marche à suivre, je ne vous ferai pas de procès puisque le procès me coûterait sans doute plus cher que ce que vous m'avez pris. Mais de ce fait je n'ai plus de moyen de vous contraindre à l'honnêteté. Imaginez maintenant que la découverte d'un voleur parmi mes employés soit de nature à me mettre dans une rage telle que je serai prêt à tout pour punir le coupable - et que cela se sache. Je suis donc mû par une passion incontrôlable qui ne joue pas nécessairement en ma faveur. Mais le simple fait que je ne puisse pas me contrôler modifie la situation. Ma menace est maintenant tout à fait crédible. Je vous traînerai en justice, non pas parce que c'est à mon avantage - ça ne l'est pas - mais parce que, du fait de mon tempérament, je ne pourrais pas m'en empêcher. Être connu pour un être dominé par ses passions est donc une bonne chose dans la mesure où ces passions transcendent les calculs rationnels.

Cela peut expliquer les rancœurs passionnées, mais quel rapport avec d'autres sentiments moraux et notamment la disposition à l'honnêteté? Revenons aux problèmes que rencontrent les espèces lorsque la coopération est cruciale et qu'il faut faire la preuve de sa fiabilité pour trouver des partenaires. Être fiable coûte cher. On nous dit souvent que le droit chemin n'est pas le plus facile, et c'est vrai. Il y a un prix à payer: tous ces tiroirs-caisses qu'on n'a pas pillés, tous ces portefeuilles d'amis qu'on n'a pas ouverts. Si nos semblables étaient tous calculateurs et rationnels, ils se conduiraient tantôt bien, tantôt mal. Il serait donc dangereux de leur faire confiance. Mais si certains n'étaient pas calculateurs et rationnels? S'ils étaient poussés à être honnêtes par des élans émotionnels qui l'emporteraient sur tous leurs calculs? Ce seraient des alliés précieux car ils seraient irrationnellement enclins à l'honnêteté, même quand cela ne servirait pas leurs intérêts. S'il existait des indices clairs de cette disposition chez les gens, on pourrait choisir de coopérer avec eux plutôt qu'avec les calculateurs rationnels. Une disposition à la coopération crée toutes sortes d'opportunités qui resteraient fermées aux tricheurs potentiels. Le coût d'une disposition irrationnelle à l'honnêteté est donc amplement compensé par les avantages de la coopération.

Cette disposition doit être difficile à contrefaire, sinon le signal n'aurait aucune valeur. Et la preuve a été faite expérimentalement que tricher n'est pas aussi facile qu'on le croit. Car des indices émotionnels comme les expressions du visage et les gestes donnent souvent aux gens l'intuition qu'on les trompe bien avant qu'ils puissent expliquer les

raisons de cette impression. Bien entendu, il n'y a pas de certitude en la matière. Mais il suffit que des signaux donnent une indication générale des dispositions sous-jacentes de la personne, et c'est souvent le cas.

Les dispositions honnêtes ne sont payantes que sous certaines conditions. Tout d'abord, il faut être prêt à punir les tricheurs, même si c'est coûteux. Il est donc bon d'être mû par des émotions puissantes qui vous aident à ne pas regarder à la dépense. C'est évident dans de nombreuses situations. La colère provoquée par les resquilleurs dans une file d'attente ou par les voleurs de places de parking est disproportionnée par rapport aux dommages subis. Ensuite, il faut s'insurger chaque fois que la malhonnêteté reste impunie même si nous n'en sommes pas les victimes, car l'existence de "profiteurs", en rendant la malhonnêteté viable, menace la sécurité de tous. Il faudrait donc punir les tricheurs, non seulement parce qu'on se sent outragé mais parce que les autres se sentiront outragés si nous ne le faisons pas. Cette forme de passion est une constante des interactions humaines. La vue d'un resquilleur vous agace, même si vous n'êtes pas dans la même file d'attente que lui. L'existence de ce type de dispositions concourt à faire de la tricherie une stratégie peu profitable. C'est-à-dire que s'il y a des tricheurs, ils n'auront pas la liberté de mouvement qui rendrait leurs actes vraiment avantageux. Cela ne garantit pas qu'il n'y en aura pas. Comme nous le savons tous, il existe partout des maîtres filous et des escrocs. Leurs stratégies sont assez efficaces, mais pas au point d'éliminer les honnêtes coopérateurs [13].

En envisageant la coopération non seulement comme un problème rationnel mais aussi comme une question d'évolution, on voit mieux pourquoi ces dispositions prennent la forme d'émotions et non de cogitations intellectuelles. Sous cet éclairage, toutes sortes de sentiments moraux paraissent bien plus compréhensibles. La culpabilité, par exemple, est un châtiment que nous subissons pour avoir triché ou, plus généralement, pour ne pas avoir respecté nos principes de coopération avec les autres. Mais la culpabilité est aussi utile dans la mesure où elle compense les effets de la tricherie en la rendant moins désirable. De même, la culpabilité imaginée nous permet de renoncer à des tricheries hypothétiques, capacité cruciale chez une espèce dont les membres planifient en permanence leurs actes futurs et doivent en évaluer les profits éventuels. La gratitude est une récompense émotionnelle associée à l'existence de la coopération chez les autres dans des situations où il leur serait possible de tricher. La fierté récompense une conduite de coopération, et compense en quelque sorte

la frustration d'avoir manqué des occasions de tricher. Toutes ces dispositions sont d'autant plus profitables si nous n'exerçons qu'un contrôle limité sur leurs effets émotionnels.

Dispositions générales, jugements variables

Ce détour par l'évolution et la psychologie des intuitions morales peut nous aider à comprendre des propriétés très générales de la moralité humaine. Nos dispositions mettent des états émotionnels spécifiques en relation avec des situations spécifiques d'interaction sociale. C'est pourquoi les prescriptions morales varient beaucoup d'une culture à l'autre, mais pas leur rapport avec l'interaction sociale. Beaucoup d'indices nous signalent que telles personnes sont ou non de bons coopérateurs, mais ces signaux sont généralement liés à des façons de vivre particulières. Face à des individus dont les mœurs et la langue nous sont étrangers, nous n'avons pas grand-chose sur quoi nous baser. Cela veut dire que les gens ayant de bonnes dispositions ne peuvent les démontrer qu'à des personnes qui les comprennent. Il n'est donc pas surprenant qu'au cours de l'essentiel de son histoire, l'humanité ait pratiqué la solidarité au sein de la tribu et la guerre entre les tribus. La probabilité que les membres d'une autre tribu soient coopératifs est faible, étant donné qu'on ne peut pas déchiffrer leurs signaux et qu'ils ne peuvent pas déchiffrer les nôtres. Raison de plus pour ne pas essayer.

La relation entre moralité et interaction sociale est aussi évidente chez les enfants. Dans les travaux de Turiel et d'autres, les exemples de transgression morale que les enfants de quatre ans trouvent insupportables sont souvent des comportements qui perturbent la coopération, par exemple que quelqu'un jette toutes les pièces en l'air au beau milieu d'un jeu. Ce que les enfants doivent apprendre, c'est à distinguer un bon coopérateur potentiel d'un mauvais, ce qui n'est pas facile car cela dépend entièrement du contexte. Il faut avoir vécu un certain nombre de situations différentes pour savoir adapter sa conduite aux circonstances. Nous reprochons aux enfants de ne pas vouloir partager leurs jouets avec un cousin de passage, mais les enfants voient bien que nous n'offrons pas tous nos biens à des inconnus. Ils doivent donc apprendre à reconnaître et à classer différentes situations d'interaction sociale dans leur milieu social particulier.

Dans toutes les cultures, les principes moraux sont très louables dans leur formulation("la paix est le bien le plus précieux", "un invité est sacré") et bien moins dans leur application("pillons le village voisin", "détroussons ce riche voyageur"). Cela n'est pas le symptôme d'une totale hypocrisie mais simplement la conséquence des contraintes

imposées par l'engagement et la coopération. Dans des situations de ce genre, il faut peser le pour(proposer sa coopération au risque de se faire avoir) et le contre(la refuser, au risque d'y perdre un certain profit). La paix est donc sincèrement valorisée en général, mais ne peut faire oublier la menace que constitue l'inaction face à des voisins dangereux. De la même façon, les invités sont honorés mais bien moins si l'on a peu de chances d'interagir à nouveau avec eux. Les Occidentaux peuvent se permettre de critiquer les guerres tribales et le népotisme systématique parce qu'ils se sentent protégés de ces maux par le système judiciaire et d'autres institutions politiques. Des tribus belliqueuses aux beaux quartiers, l'entendement moral est le même mais pas le sentiment de sécurité permettant d'offrir sa coopération à des partenaires inconnus. Donc, quoi qu'en disent certains pessimistes, le lait de la bonté humaine ne manque pas mais est réparti selon certains principes.

Agents surnaturels et intuitions morales

Les intuitions morales font partie de nos dispositions mentales pour l'interaction sociale. Mais qu'ont-elles à voir avec les dieux, les esprits et les ancêtres? Pour le comprendre, revenons sur deux faits que j'ai brièvement mentionnés au cours de notre voyage en psychologie. Premièrement, dès notre plus jeune âge nos intuitions morales nous suggèrent que les actes sont bons ou mauvais en soi, pas selon la façon dont on les considère. Deuxièmement, les gens considèrent en général les dieux, les esprits et les ancêtres comme des observateurs concernés par nos choix et nos jugements moraux plutôt que comme des législateurs. Ces deux faits ne sont que deux aspects d'un même processus mental.

Imaginez la situation suivante: vous savez(a) qu'il y a un billet de banque dans votre poche, billet que vous avez volé dans le porte-monnaie de votre ami. Cette situation produit sans doute une émotion spécifique(la culpabilité). Modifions le contexte. Vous avez bien pris l'argent à votre ami, mais vous vous souvenez(b) qu'il a commencé par vous en prendre, à vous. Ce nouveau contexte va bien sûr produire une réaction émotionnelle différente, peut-être un mélange de culpabilité atténuée, d'indignation et de rancœur réprimée. Vos émotions sont donc fonction des informations concernant la situation. Mais, et c'est là un point crucial, dans chaque cas vous considérez l'émotion ressentie comme la seule possible étant donné la situation. Une tierce personne désintéressée qui connaîtrait les faits de(a) admettrait que voler cet argent est un acte honteux; mais si elle était au courant de (a) et de (b), elle partagerait votre indignation et votre sens de la justice. C'est du moins ce que nous supposons tous, et c'est cela qui nous fait penser que

le meilleur moyen d'expliquer notre conduite c'est d'expliquer les faits. Donc, si votre ami de la situation (b) vous reprochait votre conduite, vous lui expliqueriez certainement que c'est un juste retour des choses vu sa propre indélicatesse. La plupart des querelles familiales sont des tentatives aussi insistantes que futiles pour faire voir à l'autre "les choses telles qu'elles sont réellement", c'est-à-dire telles que vous les voyez, et pour lui faire partager votre jugement moral. Cela marche rarement, mais on espère toujours y arriver.

Nous supposons donc intuitivement qu'un agent ayant accès à toute l'information pertinente concernant une situation donnée saura immédiatement si un comportement est juste ou non. Lorsque je parle d'information il s'agit bien entendu d'information stratégique. Le fait que le billet soit froissé ou non, qu'il se trouve dans votre poche gauche ou dans la droite sont des informations non stratégiques qui n'entrent pas dans ces processus de pensée.

Rappelez-vous maintenant que les agents surnaturels sont censés avoir accès à toute l'information stratégique. Pour illustrer cela, revenons à l'exemple du billet volé. Les gens qui croient aux dieux ou aux esprits ne vont probablement pas se demander si ces agents savent que le billet est froissé. En revanche, ils vont probablement supposer qu'ils savent qui a le billet, qui l'a pris et pourquoi.

C'est pourquoi les agents surnaturels se trouvent tout naturellement associés aux jugements moraux. Si vous avez le concept d'un agent qui détient toute l'information stratégique, il est parfaitement logique de penser que votre intuition morale personnelle est identique à la façon de voir de cet agent. C'est ainsi que fonctionnent les jugements moraux religieux dans la pratique. Pour un chrétien, par exemple, il est évident que, dans la situation (b), Dieu connaît tous les faits pertinents et sait donc qu'il s'agit d'un vol(partiellement) justifié. Dans d'autres cultures, les inférences seraient les mêmes. Comme nous l'avons vu au chapitre 4, les Kwaio considèrent comme une transgression majeure le fait de souiller les lieux sacrés des autres, notamment d'y prononcer des mots abu(interdits). Lorsque la chose se produit, les ancêtres le savent et savent donc que c'est une mauvaise action. Notre intuition morale nous incite à penser que si l'on pouvait voir l'ensemble d'une situation sans distorsion, on comprendrait immédiatement si elle est bonne ou mauvaise. Les concepts religieux sont simplement des concepts de personnes ayant une vue d'ensemble immédiate sur une situation.

Les concepts de dieux ou d'esprits gagnent donc en pertinence par l'organisation de notre entendement moral qui en lui-même n'a pas

particulièrement besoin ni de dieux ni d'esprits. Quand je parle de pertinence, je veux dire que les concepts, une fois placés dans ce contexte moral, sont à la fois faciles à se représenter et fournissent de nombreuses inférences. Exemple: la plupart des gens ressentent de la culpabilité quand ils se conduisent d'une façon qu'ils soupçonnent d'être immorale. C'est-à-dire que, quelles que soient les excuses qu'ils se trouvent, ils peuvent avoir l'intuition qu'un agent qui serait au courant de l'ensemble de la situation estimerait quand même qu'ils se sont mal conduits. Formuler cette intuition sous la forme "ce que les ancêtres pensent de mon acte" ou "comment Dieu juge ce que j'ai fait" permet de se représenter facilement quelque chose d'extrêmement vague. Car la plupart de nos intuitions morales sont claires mais leur origine nous échappe parce qu'elle se trouve dans des processus mentaux auxquels la conscience n'a pas accès. Voir ces intuitions comme le point de vue d'un observateur extérieur est une façon plus simple de comprendre pourquoi nous avons ces intuitions. Mais cela nécessite le concept d'un agent ayant librement accès à l'ensemble de l'information stratégique.

Tout cela explique peut-être pourquoi la notion d'observateur concerné est beaucoup plus répandue et plus présente dans les pensées réelles des gens que celle de "législateur" ou d'"exemple". Le modèle de l'observateur concerné, c'est simplement l'hypothèse que les dieux et les esprits ont accès à l'information pertinente sur ce que nous avons fait et qu'ils ont donc une opinion morale qui correspond à nos intuitions. Comme je l'ai dit au début, nous savons que les codes et les exemples religieux ne peuvent pas être à l'origine des pensées morales. Celles-ci sont remarquablement semblables chez des gens ayant des concepts religieux très différents, ou n'en ayant pas du tout. Par ailleurs, ces pensées viennent naturellement aux enfants, sans qu'ils pensent jamais à les relier à des agents surnaturels. Enfin, même chez les croyants, les pensées sur les questions morales sont influencées bien davantage par les intuitions qu'ils partagent avec les autres êtres humains que par les codes et les modèles officiels de leur religion.

Récapitulons: notre évolution en tant qu'espèce de coopérateurs suffit à expliquer la psychologie du raisonnement moral, la façon dont les enfants et les adultes se représentent les dimensions morales de l'action. Cela ne nécessite aucun concept particulier d'agent religieux, aucun code spécial, aucun modèle à suivre. Toutefois, lorsqu'on dispose de concepts d'agents surnaturels ayant un accès total à l'information stratégique, ces concepts deviennent d'autant plus saillants et pertinents qu'on peut facilement les insérer dans un raisonnement moral qui existerait de toute façon. Ainsi, dans une certaine mesure, les

concepts religieux parasitent les intuitions morales.

Sorcellerie et malheur

Lorsque je travaillais au Cameroun, j'ai entendu parler de beaucoup d'accidents et de morts qui ne pouvaient s'expliquer, d'après mes interlocuteurs, que par la sorcellerie. Untel était tombé d'un arbre, alors que c'était un bon grimpeur. Quelqu'un s'était presque noyé dans la rivière après qu'une pirogue eut chaviré. Un autre avait eu moins de chance: un camion l'avait écrasé. On m'expliqua que dans des cas comme ceux-là il fallait "regarder au-delà des apparences", l'"au-delà" en question désignant des personnes, probablement dotées d'un evur(ce mystérieux organe qui confère des pouvoirs magiques), à qui l'accident ou la mort avaient profité. Qui étaient ces sorciers et comment ils pratiquaient leur art, cela restait bien entendu un mystère.

La sorcellerie semble fournir une "explication" pour toutes sortes d'événements. Les maladies et d'autres malheurs sont bien souvent interprétés comme l'œuvre de sorciers. Les Fang affirment que la sorcellerie est devenue si fréquente et si diffuse et les moyens de transport et de communication si efficaces que les sorciers peuvent vous attaquer où que vous soyez. Toutes sortes de rituels, d'amulettes, de sociétés secrètes et de sortilèges peuvent vous protéger des sorciers. Mais cela est un maigre réconfort quand on constate partout les preuves de leurs pouvoirs. Au Cameroun, il y a peut-être peu d'activités de sorcellerie, mais on en parle sans arrêt et elle structure le regard des gens sur le malheur.

L'anthropologue Jeanne Favret-Saada a étudié le cas inverse, où la sorcellerie est fréquente mais on n'en parle pas. Au début de son travail dans le Bocage, elle a observé que la plupart des gens niaient l'existence même de la sorcellerie. Chaque fois qu'elle abordait le sujet, les gens reconnaissaient volontiers que cela avait existé "dans le temps" ou se pratiquait encore dans d'autres régions, mais eux-mêmes n'étaient pas au courant. La raison de ce silence est que les autres "en parlent" beaucoup trop. Journalistes, psychiatres, sociologues, instituteurs et fonctionnaires locaux sont bien trop désireux de fournir aux anthropologues et aux autres visiteurs venus de la ville des détails terrifiants sur les croyances supposées des paysans. Comme le souligne Favret-Saada, ces gens ignorent à peu près tout de ce qui se passe dans leur région et s'efforcent même d'en savoir le moins possible, préférant les clichés folkloriques des chauves-souris, des chats noirs et des incantations secrètes à une information plus précise. La sorcellerie existe; mais ce n'est pas un sujet de légende ni de frissons littéraires car

les sorciers(ou sorcières) et leurs victimes se livrent des combats pouvant être littéralement mortels.

Premier signe d'envoûtement, une suite de malheurs s'abat sur un foyer. S'ils survenaient de manière isolée, les gens accepteraient ces incidents sans trop s'émouvoir - une vache qui avorte, un membre de la famille qui tombe malade, un autre qui a un accident de la route. C'est leur répétition qui est alarmante. À un moment, quelqu'un finira par leur ouvrir les yeux sur le fait qu'il s'agit d'un envoûtement, que l'ennemi ne renoncera pas tant que tout le monde ne sera pas mort ou ruiné. Cet "annonceur" dévoile aussi l'identité du sorcier présumé, très souvent un voisin ou un proche parent. Ces révélations, qui font de l'annonceur un allié des victimes, mettent celui-ci en grand danger. Car la bataille que se livrent "jeteur de sort" et conjureur est sans pitié. Le défi consiste à priver le sorcier de sa force vitale pour l'obliger à lâcher prise; autrement dit, les menées anti-sorciers sont des opérations de sorcellerie. C'est une autre raison importante pour ne pas vouloir en parler. Évoquer la sorcellerie, c'est citer des cas particuliers et cela implique de prendre parti. Dire qu'untel n'est pas réellement envoûté, c'est se placer du côté de son agresseur; reconnaître qu'il l'est, c'est déclarer la guerre à ses ennemis. Et il est impossible d'aborder ce sujet sans prendre parti. Ainsi, Favret-Saada n'a découvert l'existence de ces combats qu'après avoir été recrutée par des amis comme alliée contre les sorciers.

Les rituels pratiqués pour se défendre, les prières, les formules magiques et les amulettes sont variables. Leur détail est sans doute moins important que le fait que les gens peuvent maintenant reconsidérer toutes sortes d'incidents passés et présents à la lumière de cette bataille contre un agent surpuissant. Les sorciers sont décrits comme possédant un excès de "force" ou de "violence". Alors que la force des personnes normales est investie dans les travaux domestiques et agricoles, celle des sorciers déborde et envahit le domaine des autres, jusqu'à les tuer, dans certains cas. Le combat ne prend fin que lorsque le sorcier comprend qu'il a trouvé un adversaire à sa taille. C'est pourquoi il est essentiel de contrer les menaces des sorciers par des signaux de défi très clairs. Chaque fois qu'un sorcier vous regarde, disent les gens, il faut soutenir son regard; baisser les yeux est une défaite [14].

Ce que les anthropologues nomment sorcellerie, c'est le soupçon que certaines personnes(appartenant généralement à la communauté) pratiquent des opérations magiques pour attenter à la santé, au bonheur ou aux biens matériels d'un individu. Le concept de sorcier se retrouve dans à peu près tous les groupes humains, sous différentes formes. Dans certains endroits, on accuse explicitement les gens soupçonnés et on les

met en demeure soit de prouver leur innocence, soit d'accomplir certains rituels comme prix de leur transgression. Mais, en général, le soupçon est entretenu par la rumeur et rarement révélé au grand jour.(Notez qu'en anthropologie le terme "sorcellerie" n'est utilisé que dans les situations où être sorcier c'est être un criminel, de sorte que peu de gens admettraient avoir usé de sorcellerie. Lorsque cela se produit, c'est au cours de rituels hautement dramatiques. Cela n'a rien à voir avec une forme moderne de religion païenne qui se baptise elle-même "sorcellerie", s'inspire d'idées européennes populaires sur les sorciers et leur donne une allure plus positive. Ce dont je parle ici n'est que la sorcellerie négative, fantastique, que l'on trouve dans le monde entier.)

Mauvais œil et dieux vengeurs

La croyance en la sorcellerie n'est qu'une manifestation d'une tendance que l'on retrouve dans de nombreux groupes humains: interpréter les malheurs comme une conséquence de l'envie. Considérez par exemple la croyance largement répandue au "mauvais œil", un sort jeté par les envieux sur tous ceux qui jouissent d'un avantage naturel ou dû à leur bonne fortune. Dans certains groupes humains, toute différence est susceptible d'attirer le mauvais œil, si bien qu'il faut se tenir en permanence sur ses gardes. Dans sa description d'une caste du Gujerat, dans le nord de l'Inde, David Pocock fait un récit détaillé d'une situation de ce genre. Une de ses amies est bouleversée parce que son bébé a une grave crise d'urticaire. Après quelques jours d'enquête, le lien est finalement établi avec la visite d'un oncle juste après la naissance de l'enfant. Cet oncle avait fait des remarques sur la vivacité du bébé qui semblait comprendre tout ce qui se passait autour de lui. L'oncle jaloux avait sans doute jeté le mauvais œil à cet enfant précoce.

Dans certains cas, les effets de ce najar sont même plus directs: "Un homme avait acheté un narguilé portable et rentrait de la ville, à pied. Un passant lui demanda où il l'avait acheté, et le narguilé se brisa immédiatement. Une femme eut un enfant et quelqu'un demanda à le voir; l'enfant mourut". La peur du mauvais œil gâche les moindres plaisirs. Un homme se plaint à Pocock de ne pas pouvoir acheter des pommes à ses enfants à Bombay parce que, comme les autres enfants n'en ont jamais, cela attirerait sûrement le mauvais sort. Dans l'esprit de ces gens, le processus est presque automatique, et ils admettent qu'on puisse envoyer un sort de ce genre sans même s'en apercevoir. La perception d'une différence déclenche automatiquement l'envie qui déclenche le mauvais œil, même si celui qui l'envoie ne s'est rendu compte de rien [15].

Dans beaucoup d'endroits les hommes considèrent aussi la maladie, les mauvaises récoltes, les accidents et autres catastrophes comme directement provoqués par les dieux ou les esprits. C'est très clair dans le cas des Kwaio. Roger Keesing rapporte: "Quand une maladie ou un malheur arrive, un père ou un voisin va casser des lanières de feuilles nouées en parlant aux esprits pour découvrir lequel d'entre eux est cause du problème et pourquoi". Les gens veulent savoir quel ancêtre est concerné et pourquoi. Il va sans dire que l'un ou l'autre des ancêtres est concerné. Cette situation est en fait très commune, que ce soient les ancêtres qui provoquent de mauvaises récoltes ou Dieu qui punit le manque de foi et autres péchés en infligeant aux hommes des fléaux et des années de disette [16].

Selon certains scénarios sur l'origine des religions, les hommes ont des concepts religieux parce que certains événements saillants requièrent une attention immédiate et ne peuvent être expliqués. Les esprits et les dieux servent à combler cette lacune. Mais pourquoi est-ce ainsi? Qu'est-ce qui rend convaincant ou plausible le fait que des agents surnaturels soient à la source de nos malheurs? La première raison à laquelle on pense, c'est que les esprits et les dieux sont décrits comme des agents très puissants capables de gâcher une récolte ou pire. On dit que Dieu peut nous rendre malades, que les ancêtres peuvent nous faire tomber d'un arbre. C'est précisément ce qui fait d'eux des êtres à part.

De toute évidence, ce n'est pas une très bonne explication, car elle nous renvoie directement à la case départ: Pourquoi les dieux et les esprits ont-ils de tels pouvoirs? Il est clair pour les anthropologues que le raisonnement des gens fonctionne à rebours: ils attribuent de grands pouvoirs aux dieux et aux esprits parce qu'ils sont souvent désignés comme l'origine des malheurs humains. Donc, on commence par entendre parler de cas de maladie ou d'accidents particuliers que les gens interprètent comme les conséquences des actes de dieux ou d'esprits, et on en infère ensuite que ces agents doivent posséder les pouvoirs nécessaires. Naturellement, ces deux types de représentation s'alimentent l'un l'autre. La description de leur puissance fait des dieux l'origine plausible du malheur. La description des malheurs qu'ils provoquent rend leur puissance plausible. Alors, une fois encore, pourquoi ces représentations sont-elles si facilement combinées? Pourquoi les gens interprètent-ils le malheur de façon "magique" ou surnaturelle? Pourquoi s'empressent-ils de voir dans les embûches de la fortune les caprices d'agents malfaisants?

Le malheur comme fait social

Dans le passé, les anthropologues partaient parfois de l'hypothèse que la plupart des gens comprenaient difficilement les corrélations naturelles et les probabilités. Dans certains groupes, la plupart des cas de maladie ou de mort sont attribués à la sorcellerie. De toute évidence, si les gens raisonnaient en termes statistiques, ils remarqueraient qu'à peu près tout le monde tombe malade à un moment ou un autre, que les opérations ne réussissent pas toujours et qu'à terme nous mourons tous. N'étant pas sensibles à ces contingences, les gens ont recours à des explications magiques à propos d'événements parfaitement normaux. C'est ce que nous appelons généralement la "superstition". Les gens voient des constantes et des causes là où il n'y a que hasard.

Mais les anthropologues savent que, dans le monde entier, les hommes sont en fait capables de détecter des régularités statistiques dans leur environnement. En effet, même les techniques les plus simples en dépendent, et il en est ainsi depuis que l'humanité existe.

Les premiers hommes ne pouvaient s'approvisionner par la cueillette que s'ils savaient détecter quels fruits et tubercules se trouvaient à quel endroit, avec quelle fréquence, en quelle saison. Et personne ne peut chasser un gibier sans connaître les habitudes et les comportements caractéristiques de l'espèce et ceux qui s'appliquent à certains individus seulement. Il paraît donc difficile d'affirmer que les contingences et les événements aléatoires ne sont pas vraiment compris.

En outre, les gens qui attribuent des causes magiques et surnaturelles aux événements sont généralement conscients des causes mécaniques ou biologiques immédiates de ces mêmes événements. Au premier chapitre, j'ai mentionné l'incident du toit écroulé et le débat entre Evans-Pritchard et ses interlocuteurs zande. Pour l'anthropologue, c'étaient les termites qui en étaient la cause. Pour les Zande, il s'agissait évidemment de sorcellerie. Cependant, ils n'ignoraient pas le rôle des termites. Ils se posaient seulement la question de savoir pourquoi l'incident s'était produit à ce moment-là, au moment où certaines personnes étaient réunies dans la maison.

De même, beaucoup de Fang sont parfaitement capables de donner à la fois une explication biologique et une interprétation magique de la maladie. Bien sûr, untel est mort de la tuberculose - parce que ses poumons ne fonctionnaient plus. Mais pourquoi lui? Pourquoi à ce moment-là? Lorsque les gens trouvent des causes surnaturelles, ce n'est pas faute de connaître les causes mécaniques et biologiques mais parce qu'ils se posent des questions qui vont au-delà de ces causes.

Causes et raisons du malheur

Cela nous amène à une deuxième explication du fait que les gens attribuent tant d'événements à des causes surnaturelles. Voici l'idée: certains événements sont tels qu'ils soulèvent naturellement des questions(Pourquoi moi? Pourquoi maintenant?) auxquelles les processus causaux habituels ne peuvent pas répondre. Les gens savent très bien que la maladie frappe presque tout le monde et que les termites feront un jour s'écrouler les maisons en torchis, personne ne peut ignorer ces principes généraux. Mais les principes généraux sont, précisément, généraux. C'est là leur faiblesse. Ils ne rendent compte d'aucun cas particulier. Or les gens sont surtout concernés par les particularités de chaque cas, pas par ses aspects généraux. D'où la valeur des explications surnaturelles, qui expliquent des aspects spécifiques de la situation.

Dans le paragraphe ci-dessus, j'ai dit que certaines questions étaient "naturelles" et cela soulève une autre question: qu'est-ce qui les rend naturelles? On pourrait penser que ce n'est pas un grand mystère. La raison pour laquelle notre esprit considère des questions comme "pourquoi le plafond s'est-il écroulé pendant que, moi, je me trouvais en dessous?" ou "Pourquoi les ancêtres m'envoient-ils cette maladie à moi?", c'est que ce sont les questions qu'il doit considérer. Pour éviter qu'un enchaînement de cause à effet ne se reproduise, il est bon de s'y intéresser de près. Un homme averti en vaut deux; mais seulement si l'avertissement a été étudié et compris.

Mais est-ce une explication valable? La façon dont les gens parlent du malheur ne semble pas obéir à ce modèle. Lorsqu'ils disent que les dieux punissent les mécréants ou provoquent des maladies, ils se représentent leurs raisons d'agir, pas la manière dont ils s'y prennent. Dans ce genre de contexte, les gens sont souvent plus que vagues en ce qui concerne les pouvoirs des dieux mais très précis sur leurs motifs. Dieu a décidé de punir les païens et leur a envoyé un fléau. Personne ne précise comment. De fait, personne ne semble s'intéresser à cet aspect de la question ! De la même façon, les ancêtres rendent les gens malades, mais, dans la plupart des communautés où cette idée est courante, les gens n'ont qu'une idée très floue de leur façon de procéder. Ils ne considèrent même pas la question comme pertinente. D'une manière générale, ce sont donc les raisons d'agir des agents surnaturels qui comptent. Et ces raisons sont toujours en rapport avec les interactions entre les hommes et les agents surnaturels: les gens refusent d'obéir à Dieu; ils polluent une maison malgré l'interdiction des ancêtres; ils ont plus de richesse et de chance que leur milieu ne peut le tolérer; et ainsi de suite.

C'est très étrange. Si nos réflexions sur le malheur avaient pour but d'éviter d'y retomber, il vaudrait mieux nous concentrer sur ses causes directes, sur la façon dont nous avons été rendus malades ou mis en danger de mort. Donc, même si la question "Pourquoi suis-je tombé malade?" est naturelle, la façon dont elle est traitée mérite une explication. Si nous posons des questions d'une certaine manière, c'est parce que nos systèmes d'inférence suggèrent le format d'une réponse possible. Les questions ne surgissent pas toutes seules des événements; elles apparaissent dans un esprit qui considère déjà les événements sous un angle particulier. Par exemple, la question "Pourquoi ont-ils fait cette fourchette en caoutchouc?" est naturelle parce que nous avons dans l'esprit un système spécial qui fait la liaison entre les artefacts et leurs fonctions possibles, et qui perçoit donc la contradiction entre la fonction habituelle d'une fourchette et ce qui caractérise celle-ci. Il est fort probable qu'il en soit de même pour notre façon de penser le malheur.

Le malheur comme interaction sociale

Les anthropologues ont l'habitude d'interpréter le malheur en termes sociaux. Nous avons des relations sociales, nous sommes pris dans des interactions sociales complexes depuis des centaines de milliers d'années, parce que nous possédons les capacités mentales que requiert la vie sociale. Nous sommes équipés pour reconnaître notre famille au milieu d'un groupe, nous savons comment nous comporter avec ceux de notre groupe et aussi avec les étrangers. Nous avons des intuitions sur la fiabilité des autres, nous avons des systèmes d'inférence particulièrement attentifs à la tricherie et à la défection, et qui produisent des émotions spécifiques lorsque les principes de l'échange social sont violés.

Considérons nos exemples à cette lumière. Les Kwaio disent que les ancêtres envoient une maladie pour qu'on leur offre un sacrifice. Dans certains cas, ils reconnaissent qu'ils auraient dû faire ce sacrifice dès le départ, qu'ils ont négligé tel ancêtre ou mal entretenu leurs relations avec lui. Remarquez que tout cela est présenté comme des relations d'échange. Les ancêtres fournissent une forme de protection, les hommes fournissent du cochon rôti en sacrifice. Parfois, les gens trouvent que les ancêtres exagèrent un peu et se sentent en droit de leur en vouloir. C'est le genre d'émotions que l'on ressent lorsque, dans un échange, l'un des participants paraît recevoir plus que son dû sans en avoir payé le prix. Les relations avec les ancêtres sont représentées par un système mental habituellement activé par les situations d'échange social.

La notion de mauvais œil active aussi ce système mental. Il semblerait à première vue que seule la jalousie et la peur de la jalousie soient impliquées dans la croyance au mauvais œil. Comme le dit Pocock à propos du najar dans le Gujerat, le danger se trouve dans le regard de l'autre: "Chaque fois que vous vous sentez observé, faites immédiatement semblant de vous intéresser à un objet sans importance afin de diriger l'attention de l'autre sur cet objet". L'envie de l'autre est considérée comme une force dont les effets sont imprévisibles.

Mais, en fait, la situation n'est pas si simple. Si la peur de la jalousie était le seul facteur, toutes les différences sociales la déclencheraient. Après tout, les gens pourraient envier n'importe quel écart entre leur sort et celui des autres. Or, précise Pocock, certaines différences sociales ne font pas redouter le mauvais œil. Un riche propriétaire peut se pavaner dans ses plus beaux atours sans craindre le najar: "[Celui-ci] est le fait de ceux qui, à bien des égards, sont nos égaux ou que nous croyons tels". Ce qui attire le mauvais œil, ce sont des différences inattendues dans la situation de personnes ayant en principe un statut social équivalent [17].

Ce que l'on redoute, ce n'est pas que les gens soient envieux, mais qu'ils vous prennent pour un tricheur, pour quelqu'un qui s'est assuré un avantage supplémentaire sans en supporter le coût. Cela est pertinent lorsqu'il s'agit de personnes qui entretiennent des rapports d'échange directs, de sorte que toute différence peut être due à une tricherie. Or, dans le contexte du Gujerat, les différences de statut et de fortune considérables sont interprétées comme des conséquences de l'essence(rendue manifeste par l'appartenance à une caste supérieure) et du destin moral des individus. Ces différences n'étant pas considérées comme le résultat d'un échange, cela explique sans doute qu'elles n'activent pas les systèmes d'inférence de l'échange social. C'est pourquoi le système de détection des tricheurs qui crée le mauvais œil n'est pas pertinent dans ce contexte.

Enfin les notions d'échange social jouent un rôle central dans la représentation des sorciers. Ceux-ci sont systématiquement décrits comme des individus qui veulent rafler des bénéfices sans en payer le prix. C'est précisément ce que les Fang, entre autres, disent d'eux: ils prennent sans jamais donner, volent la santé ou le bonheur d'autrui et ne prospèrent que sur la misère des autres. Les Fang comparent aussi les sorciers à une espèce d'arbre qui démarre comme un modeste arbrisseau et s'approprie peu à peu toute la substance nutritive disponible, au détriment des arbres voisins.

Ce modèle d'échange social explique pourquoi l'image de la sorcellerie en Afrique a beaucoup changé pour s'adapter à de nouvelles conditions économiques. Traditionnellement, les sorciers étaient des parents, directs ou par alliance; il fallait les identifier pour résoudre le problème. Dans leur évolution récente, les sorciers sont anonymes, et des rituels offrent une protection générale contre l'envoûtement. L'image traditionnelle était visiblement inspirée par les formes d'échange villageois, que l'on pratiquait essentiellement avec des parents et des amis, des gens de connaissance. La version moderne résulte d'une transition générale vers l'économie de marché et de l'afflux constant de populations vers la ville qui modifient les conditions de l'échange social. Dans les deux contextes, la façon d'échanger guide la façon d'élaborer le concept du tricheur.

De même, dans le cas français décrit par Jeanne Favret-Saada, les manigances des sorciers sont toujours interprétées comme des attaques contre le potentiel économique d'une famille. Ainsi, le mari-père, en tant que chef de famille qui a besoin de "force" pour diriger la maisonnée, est le premier visé. Cette interprétation est générale et sans problème, comme l'est la notion que la "force" est quelque chose que l'on investit dans l'échange économique. Les non-sorciers investissent leur force dans la culture, l'élevage, la vente de leurs produits. Les sorciers sont poussés par une force excessive à tricher et à récolter des bénéfices sans avoir rien investi.

Les agents surnaturels comme partenaires d'échanges

En résumé, donc, on comprend aisément l'intensité émotionnelle associée au malheur - les gens envisagent la perte possible de leurs biens, de leur santé et même de leur vie. Mais la façon particulière dont ils se représentent ces situations est déterminée par leurs systèmes d'inférence pour les interactions sociales; les esprits malins vous entraînent dans des affaires malhonnêtes, les ancêtres en colère vous obligent à être honnêtes, les gens qui ont le mauvais œil sont des détecteurs de triche hyper-sensibles et les sorciers sont d'authentiques tricheurs.

Alors pourquoi mêler les dieux et les esprits aux explications du malheur? À l'évidence, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont puissants. Tout d'abord, les malheurs sont parfois expliqués sans faire référence à des agents particuliers: c'est le cas du mauvais œil. Ensuite, même quand des agents puissants sont invoqués, c'est sans expliquer la façon dont leurs pouvoirs agissent. Cela n'intéresse pas les gens. Mais considérons maintenant la question autrement. Les gens ont des

systèmes d'inférence pour les interactions sociales, qui guident par exemple leurs intuitions sur l'échange équitable. Nous savons que ces systèmes sont constamment actifs. Chez une espèce sociale comme la nôtre, la bonne comme la mauvaise fortune résultent souvent de ce que font les autres. L'environnement social est source de protection, de profit et de danger.

Par conséquent, chaque fois qu'une situation inhabituelle est représentée dans l'esprit, celui-ci l'interprète naturellement comme si "quelqu'un" avait fait quelque chose. Ce type de scénario se déroule généralement sur le mode découplé, comme une hypothèse permettant de comprendre ce qui s'est passé. Une fois créé, ce scénario peut rendre plus pertinentes les représentations d'agents surnaturels que vous aviez déjà. Si ces représentations décrivent des agents(sorciers, dieux, esprits) possédant des pouvoirs définis, c'est d'autant mieux puisque cela fournit une identité au "quelqu'un" du scénario-hypothèse.

C'est pourquoi il est vrai que les notions de dieux et d'esprits aident à comprendre le malheur. Vrai mais insuffisant, parce que ces agents surnaturels seraient non pertinents si les gens n'avaient pas déjà interprété le malheur de façon telle que les dieux et les esprits puissent y apparaître comme des explications. Si votre représentation du malheur traite généralement celui-ci comme l'effet d'une violation de l'échange social, elle peut inclure n'importe lequel des agents avec lesquels vous interagissez. Or les dieux et les esprits sont précisément représentés comme interagissant avec les hommes, par des échanges sociaux notamment. De plus, ils sont représentés comme disposant de toute l'information stratégique pertinente concernant les interactions entre les gens. Ils font donc partie des candidats potentiels comme source du malheur, au même titre que les voisins, les parents et les associés envieux, sinon plus. Dans un tel contexte, les dieux et les esprits sont non pas indispensables mais particulièrement pertinents.

Le fait que le malheur est conçu en termes d'interactions sociales explique non seulement que les agents surnaturels soient une source de danger mais aussi qu'ils puissent être perçus comme des protecteurs. C'est là un thème majeur dans beaucoup de doctrines religieuses. Pour certaines, c'est même le thème essentiel dans la représentation des dieux puissants. Comme le dit la Bible, "Je ne crains aucun mal car Tu es avec moi, Ton bâton et Ta houlette sont mon réconfort"(Psaumes 23: 4). Mais ce n'est pas une notion exclusivement chrétienne, loin de là. Les ancêtres kwaio aussi sont souvent considérés comme protecteurs. Comparer des doctrines familières avec les notions moins familières d'ancêtres permet de comprendre que l'interprétation émotionnelle(il y a

un dieu qui aime le croyant) n'est qu'une des variations possibles sur un thème beaucoup plus commun: les dieux et les esprits ont un intérêt dans ce qui arrive aux hommes.

Les dieux et les esprits sont des parasites

Les concepts religieux réussissent d'autant mieux que leur représentation repose sur des capacités mentales que nous activerions avec ou sans religion. Au début de ce livre, j'ai évoqué la manière dont les concepts religieux parasitent l'ontologie intuitive. Si vous possédez tous les systèmes d'inférence que l'on trouve dans un cerveau humain normal, certains concepts deviennent particulièrement faciles à représenter et génèrent toutes sortes d'inférences. C'est pour cela qu'une statue qui saigne, une île à la dérive, un arbre qui parle sont susceptibles d'avoir un certain succès culturel. Mais nous avons aussi les systèmes d'inférence de l'esprit social. Nous avons un système d'inférence moral. Il suggère que, dans le contexte de l'interaction sociale, certaines qualités de comportement sont complètement évidentes pour tout agent possédant l'information pertinente. À partir du moment où vous avez ces hypothèses, comme tous les enfants et les adultes normaux, le concept d'un agent ayant libre accès à l'information devient à la fois facile à représenter - les systèmes nécessaires sont déjà en place - et riche de conséquences. Et c'est pourquoi, contrairement à ce que nous pourrions penser, la religion n'étaie pas la morale, mais notre réflexion morale intuitive rend certains concepts religieux faciles à acquérir, à conserver et à communiquer. Dans le cas du malheur, notre tendance à penser les événements remarquables en termes d'interaction sociale crée un contexte où des agents supposés puissants deviennent encore plus plausibles. Dans les deux cas, les concepts religieux sont des "parasites", ce qui n'est qu'une façon imagée de décrire ce que techniquement on appellerait un effet de pertinence. Les concepts sont parasites au sens où leur transmission est grandement améliorée par des capacités mentales qui seraient là, dieux ou pas.

6. La religion, les morts, la mort

Les morts, comme les légumes, peuvent être conservés dans la saumure ou le vinaigre. On peut aussi les abandonner aux bêtes féroces, les brûler comme des ordures ou les enterrer comme un trésor. De l'embaumement à la crémation, toutes sortes de techniques sont utilisées, mais l'essentiel c'est qu'il faut faire quelque chose des cadavres. Cela est toujours vrai, et depuis longtemps. Les premiers

hommes modernes, nos ancêtres directs, ont enterré leurs morts à partir du paléolithique. On suppose même que nos cousins néandertaliens le faisaient aussi, bien que cela reste incertain. Il n'est évidemment pas facile de déterminer si des corps ont été enterrés à dessein lorsqu'on retrouve des os sous des couches de sédiments. Mais pour les humains modernes, ceux d'il y a 50,000 ans, c'est différent puisque leurs morts sont enterrés avec des fleurs, des outils ou d'autres artefacts. Certains archéologues ont estimé qu'enterrer les morts pouvait être une mesure de protection contre les charognards attirés par la chair putréfiée. Cependant, il faut se souvenir que les premiers hommes étaient des nomades. Ils ne craignaient donc pas ce genre d'invasion. Quoi qu'il en soit, le fait que les premiers hommes ornaient les cadavres, les disposaient dans des postures particulières ou les enterraient avec des fleurs, des cornes ou des outils alignés accrédite l'idée que la ritualisation de la mort est une activité humaine très ancienne [1].

Ces découvertes archéologiques sont souvent présentées comme démontrant que les premiers hommes modernes et même les hommes de Neandertal "avaient une religion". Que cette idée soit valide ou non - j'y reviendrai dans un prochain chapitre - elle montre à quel point notre conception spontanée de la religion peut soulever de problèmes. Le fait d'enterrer les morts de façon rituelle nous semble prouver l'existence de concepts surnaturels - ancêtres, esprits, dieux - parce qu'il existe un lien entre ces deux phénomènes dans la plupart des sociétés humaines. Mais quel est ce lien?

Toutes les religions, du moins en apparence, ont quelque chose à dire à propos de la mort. Les gens meurent mais leur ombre reste. Ils meurent mais ils attendent le Jugement dernier. Ils reviennent sous une autre forme. Le rapport entre agents surnaturels et représentations de la mort peut prendre différentes formes dans différents groupes humains, mais il est toujours présent. Pourquoi? Une des réponses consiste à dire que nos concepts et nos émotions concernant la mort sont tout simplement à l'origine des concepts religieux. Notre mortalité pose, semble-t-il, des questions auxquelles la religion répond et suscite des émotions qu'elle contribue à apaiser.

Le cerveau humain fonctionne de façon narrative ou littéraire, c'est-à-dire qu'il s'efforce de se représenter les événements de son environnement, si triviaux soient-ils, en termes d'histoires causales, de séquences où chaque événement est le résultat d'un autre et prépare le terrain pour le suivant. Partout, les hommes inventent des histoires, les écoutent avidement, savent reconnaître celles qui sont raisonnables.

Mais notre instinct narratif est plus profond. Il est enchâssé dans notre représentation mentale de ce qui se passe autour de nous. En outre, nous sommes des planificateurs-nés, notre vie mentale est remplie de considérations sur ce qui pourrait se produire, sur ce qui arriverait si on faisait ceci plutôt que cela. Ce fonctionnement découplé est sans doute un trait adaptatif permettant un calcul des risques à long terme bien meilleur que ceux dont sont capables d'autres espèces, mais il a pour conséquence que nous nous représentons bien plus de situations dangereuses que nous n'en vivons en réalité, et la perspective de la mort est donc fréquemment évoquée [2].

L'idée que la religion naît de la peur primordiale et universelle de la mort est un des scénarios les plus fréquents des origines de la religion. Mais ce scénario glisse rapidement sur quelques questions difficiles qu'il faut quand même se poser. Les hommes ont-ils réellement peur de la mort, en général? Les représentations religieuses concernent-elles vraiment ce qui se passe après la mort? Comment l'esprit humain se représente-t-il les morts? Comme reconnaît-il la différence entre les vivants et les morts? Qu'ajoutent les concepts d'agents surnaturels à notre façon de concevoir la mort en tant que processus et en tant qu'état?

Terreur déplacée et piètre consolation

L'explication la plus naturelle et la plus courante de la religion est celle-ci: les concepts religieux sont réconfortants, ils aident à supporter ou à admettre la terrifiante perspective de la mort en suggérant quelque chose de plus acceptable que l'austère "poussière, tu retourneras à la poussière". Les êtres humains n'ont pas simplement peur de tout ce qui peut menacer leur vie et ils ne se contentent pas de l'éviter autant que possible - cela est vrai de tous les animaux et témoigne de leur capacité à percevoir le danger, réel ou potentiel. Les êtres humains sont aussi conscients du caractère général et inévitable de la mort.

De fait, les psychologues sociaux observent que la simple pensée du caractère général et inévitable de la mort induit des effets cognitifs spectaculaires, souvent très éloignés du sujet de la mort elle-même. Lors d'études expérimentales, on demande à des personnes de lire une histoire ou un article qui souligne l'inéluctabilité de la mort. Puis on leur propose un exercice sans rapport apparent où ils doivent par exemple apprécier ce que serait la juste condamnation pour un certain vol, si un délit mineur devrait être puni, si le comportement d'une personne est typique de son milieu. Ensuite, leurs réactions sont comparées à celles d'un groupe de contrôle qui a lu un texte sans rapport avec la mort. La

différence entre les deux groupes est frappante. Les sujets qui ont lu des histoires en rapport avec la mort sont en général plus sévères dans leur appréciation des conduites déviantes. Ils sont moins tolérants, même pour des délits mineurs, réclament des condamnations plus longues et des amendes plus élevées. Ils réagissent plus fortement à la profanation de symboles culturels comme le drapeau américain ou un crucifix. Ils se montrent aussi plus méfiants vis-à-vis de membres d'autres groupes et plus enclins à leur appliquer des stéréotypes, à imaginer une corrélation entre l'appartenance au groupe et le fait d'être un délinquant. Ils manifestent une antipathie plus marquée pour les membres de leur groupe qui ne partagent pas leur point de vue. Il semble donc que la conscience d'être mortel déclenche une attitude socialement protectrice où toute personne différente et toute conduite non conforme à nos normes culturelles induisent de fortes émotions. Pourquoi [3]?

Certains psychologues sociaux pensent que l'attachement à notre identité sociale, le sentiment d'appartenance à un groupe possédant des normes spécifiques, peut être la conséquence de la terreur induite par la perspective de la mort. Selon cette interprétation dite de "gestion de la terreur", la principale motivation des hommes, comme des autres animaux, est l'impératif de survie. Nombre d'institutions culturelles - symboles communs, valeurs partagées, sentiment d'appartenance - seraient des "tampons" contre l'angoisse de la mort en ce qu'elles assurent sécurité et protection. Les délinquants, les marginaux et autres dissidents sont perçus comme des ennemis de ces institutions et donc comme des menaces pour notre sécurité, ce qui expliquerait les résultats de ces expériences. Les tenants de cette théorie affirment aussi que bien des institutions culturelles, notamment religieuses, promettent qu'une bonne conduite, c'est-à-dire le respect des normes de comportement locales, peut constituer un moyen d'échapper à la mort. Cette théorie propose donc apparemment une version sophistiquée et expérimentalement fondée de notre intuition selon laquelle la religion nous protège contre l'angoisse de mort. En effet, toutes les religions semblent dire que la mort n'est qu'un passage [4].

Pourtant cette explication n'est pas plausible. Le lien entre émotions, institutions culturelles et évolution est bien réel. Mais pour le comprendre il nous faut considérer plus sérieusement la façon dont la sélection naturelle façonne les individus et leurs dispositions, y compris leur représentation de la mort, phénomène inéluctable. L'impératif de survie n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Certes, les hommes et presque toutes les espèces évitent de mettre leur vie en danger, mais

est-ce réellement parce qu'il existe un instinct de survie à tout prix? L'évolution par sélection naturelle suggère que l'explication de nombreux comportements et capacités ne réside pas dans l'instinct de survie mais dans la transmission des gènes. Dans certains environnements, les organismes sont souvent obligés de choisir entre survivre sans pouvoir transmettre leurs gènes ou préserver leurs gènes sans survivre. En pareilles situations, le gène de l'autosacrifice se répand, comme nous l'avons vu au chapitre précédent.

Donc, si les émotions humaines s'expliquent par l'histoire de l'espèce, il devrait exister une série plus complexe d'angoisses et de peurs, puisque plusieurs sortes de menaces pèsent sur la transmission génétique. Parmi les composantes majeures de cette panoplie on trouverait la perte potentielle de sa descendance, mais également l'impossibilité d'attirer et de retenir l'attention d'un parent, l'absence d'un niveau de confiance suffisant dans son milieu social, le fait de ne pas être séduisant ou de se trouver tout en bas de l'échelle sociale. Ces éléments représentent autant de dangers directs pour la transmission génétique et ont un rapport évident avec l'angoisse, mais il s'agit de situations spécifiques qui requièrent autant de stratégies de survie. Les organismes complexes ne survivent pas en ayant un comportement général d'"évitement de la mort" programmé dans leur esprit, parce que chaque situation de risque exige une réaction différente.

Trop primitive pour servir d'explication, la théorie de la "gestion de la terreur" nous aide néanmoins à formuler la question sous une forme plus fructueuse. Il existe bien des programmes émotionnels et des représentations mentales associées à la mort. Ces représentations sont complexes et partiellement contradictoires parce que les pensées en rapport avec la mort activent différents systèmes mentaux. C'est seulement par rapport à cet arrière-plan que l'on peut comprendre comment les représentations religieuses de la mort deviennent signifiantes.

La prise en compte de cet arrière-plan mental permet de résoudre plusieurs mystères. Les anthropologues ne sont généralement pas convaincus, et à juste titre, par l'idée que la religion apporte un réconfort. Tout d'abord, ils savent que souvent la vision religieuse de la mort est tout sauf réconfortante. Pas besoin d'exemples exotiques pour nous en convaincre. Un bon chrétien croyant sérieusement à la prédestination n'illustre pas à merveille l'idée que la religion constitue un rempart contre l'angoisse. De fait, par leur insistance, nombre de rituels et de mythes semblent plutôt chercher à l'accentuer. Ensuite, la plupart des religions ne promettent pas le salut ou la béatitude éternelle aux

bons croyants. Dans bien des groupes humains, les morts deviennent des ancêtres ou des esprits. Cela est censé être l'aboutissement normal de toute vie, pas un privilège réservé aux champions de la moralité. Enfin, et c'est le plus important, bien souvent ce que la religion a à dire de la mort ne concerne pas son caractère inéluctable mais des faits très spécifiques sur le processus et les défunts. Cela mérite une visite guidée des découvertes des anthropologues.

Les rituels de mort: il faut faire quelque chose

Partout où des anthropologues sont passés, ils se sont fait décrire ce qui se passe après la mort(par des informateurs souvent ébahis que l'on se pose de telles questions) et ce qu'il faut faire quand quelqu'un meurt, question beaucoup plus sensée. Comme je l'ai déjà dit, rares sont les gens qui se livrent à des spéculations théologiques. Leurs représentations de la mort sont activées par le décès d'un individu particulier et à cause de ce décès; ce ne sont pas des réflexions théoriques sur l'existence. Mais les notions explicites livrées par les personnes interrogées ne fournissent qu'une partie de ces processus mentaux. Ce qui "va sans dire" reste souvent non dit. C'est pourquoi les anthropologues ne se contentent pas de poser des questions, ils observent aussi les comportements particuliers que déclenche la mort d'un membre du groupe. Dans toute communauté humaine il existe des prescriptions explicites et des normes implicites sur ce qu'il convient de faire en pareille occasion. L'éventail en est très large: dans certaines cultures, ces prescriptions sont minimales et les représentations associées extrêmement dépouillées, dans d'autres des rituels étranges sont associés à des descriptions précises et compliquées de ce qu'est la mort, et il existe toutes sortes de situations intermédiaires [5].

Les chasseurs-cueilleurs, dont l'économie repose entièrement sur les plantes sauvages et le gibier, ont généralement des rituels mortuaires assez modestes pour la simple raison qu'ils ont peu de ressources à investir dans des cérémonies. Leurs voisins cultivateurs, qui les méprisent et les craignent, prétendent qu'ils abandonnent les cadavres aux bêtes féroces.(C'est ce que mes interlocuteurs fang disaient souvent des Pygmées.) Mais c'est une simplification malveillante. Considérez par exemple les cérémonies funéraires des Batek, fédération informelle de groupes nomades de Malaisie. Le cadavre est enveloppé dans le plus beau sarong disponible, orné de fleurs et de feuilles et placé sur un matelas confortable. Le cortège funèbre emporte ensuite le corps sur une civière vers un endroit éloigné dans la forêt, loin des chemins habituellement fréquentés par le groupe. Les hommes construisent une plate-forme sur laquelle ils déposent le cadavre recouvert de plantes

odoriférantes. La famille dispose généralement certains artefacts sur la plate-forme, pipe et tabac, sarbacane et flèches, etc. On souffle de la fumée sur la tête du défunt. On plante des branches tout autour de la plate-forme en récitant des invocations pour empêcher les tigres de la détruire. Ensuite, la famille vient périodiquement vérifier l'état du cadavre et surveiller le processus de décomposition, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien du corps. Pendant ces visites, les parents brûlent généralement de l'encens devant la plate-forme. Et cela dure jusqu'à ce que même les os aient disparu, probablement enlevés par des charognards. Remarquez comme des pratiques apparemment simples comme celle-ci sont en fait ritualisées. Le corps n'est pas simplement emporté dans la forêt. Tout le groupe doit être présent, les gens doivent chanter et réciter des incantations particulières et placer certains objets auprès du cadavre [6].

Une caractéristique fréquente des rituels funéraires plus complexes est l'organisation de doubles funérailles. La première partie du rituel a lieu immédiatement après la mort; elle a à voir avec la dangerosité du cadavre et se termine généralement pas une mise en terre. La seconde partie, qui peut se dérouler des mois ou des années plus tard, est censée transformer le défunt en une entité plus stable, plus convenable et moins dangereuse, un ancêtre. Dans beaucoup d'endroits, on déterre alors le cadavre pour nettoyer les os des restes de chair et le porter dans son lieu de repos définitif. Les Berawan des Philippines pratiquent ce double rituel, décrit par Peter Metcalf. Après la mort, le cadavre est exposé sur un siège construit à cet effet devant la maison pour que tous les parents, proches et éloignés, puissent le contempler ou le toucher. Pendant cette période, la communauté est censée se réunir tous les soirs pour chanter et danser en faisant le plus de bruit possible. Les gens parlent souvent au mort, lui demandent pourquoi il ou elle a "choisi" de partir, lui offrent une cigarette ou de la nourriture. Cela se termine par un enterrement. Dans certains cas, le cadavre est placé dans un cercueil et déposé dans un cimetière. Dans d'autres cas, les parents mettent le mort dans une jarre pour en accélérer la décomposition. Un tube est inséré dans le couvercle pour recueillir les fluides. Comme le note Metcalf, le même procédé est utilisé pour fabriquer du vin de riz, sauf que, dans le cas des morts, c'est la partie solide qui est conservée, pas le liquide. Au bout de quelques semaines ou mois, la décomposition est assez avancée pour qu'on sorte les restes de la jarre ou du cercueil et qu'on prélève les os. Cela marque le début d'un nouveau rituel de dix jours, accompagné de nombreux chants. Les chants demandent au mort de se laver, d'enfiler de beaux vêtements et de remonter une rivière

jusqu'au pays des morts. Finalement, les os sont enterrés ou conservés dans un mausolée en bois [7].

Pourquoi des rites aussi compliqués? L'anthropologue Robert Hertz a remarqué que les doubles funérailles rendent le rituel mortuaire très semblable à des rites de passage comme le mariage et l'initiation. Lors de l'initiation, par exemple, une première cérémonie marque généralement le début du processus qui transformera les garçons en hommes. S'ensuit une période de réclusion pendant laquelle toutes sortes d'interdits sont imposés aux jeunes gens, ainsi que diverses obligations. Pour finir, une cérémonie de retour marque leur accession à un nouveau statut. Ce sont maintenant des adultes à part entière. Les doubles funérailles fonctionnent apparemment selon la même logique. Un être vivant fait évidemment partie d'un groupe social. Un ancêtre mort aussi, puisqu'il représente un rapport entre plusieurs personnes vivantes mais sert aussi de lien entre l'autorité(nous devons nous comporter comme le veulent les ancêtres) et le pouvoir(le malheur provient souvent d'une offense aux ancêtres). Or c'est le passage entre ces deux états que célèbre et organise le rituel.

La transition est rendue encore plus évidente par l'accent mis sur les points de départ et d'arrivée [8].

Passé ce stade, les représentations des morts sont remarquablement variées. Dans certains groupes, on considère que les morts ne participent plus aux relations sociales. Leur rôle social ne va pas au-delà du souvenir qu'en gardent les vivants. Décrivant la représentation de l'âme des morts en Amazonie, l'anthropologue Edoardo Viveiros de Castro écrit: "La participation des morts aux discours du groupe dure seulement autant que dure la mémoire des vivants. Une âme défunte ne se souvient que de ceux qui se souviennent d'elle et ne se révèle qu'à ceux qui l'ont vue vivante". Ailleurs, les morts peuvent rester sous la forme d'ancêtres, mais l'essentiel de ce qui caractérisait leur histoire personnelle se perd. Les morts deviennent souvent des ancêtres génériques. Comme le dit l'anthropologue Meyer Fortes: "Les ancêtres se conduisent tous exactement de la même façon, ils ont les comportements que l'on attend d'eux, qui leur sont permis par le culte ancestral, sans aucun respect pour ce qu'a été leur personnalité. L'ancêtre qui de son vivant était un père dévoué... est maintenant la source de maladies, de malheurs et de troubles pour ses descendants exactement comme l'ancêtre qui était un vaurien et un panier percé". Ce qui reste, c'est l'identité généalogique qui sert de point de référence au groupe: savoir qui furent les morts étaie nos inférences sur les relations avec la famille proche ou lointaine. C'est pourquoi, comme l'a noté

l'anthropologue Jack Goody, le culte des ancêtres est particulièrement important là où les gens héritent les biens matériels de ces ancêtres et surtout dans les groupes où l'héritage doit être géré collectivement [9].

Ce qui compte, c'est le corps

Malgré leur diversité, les pratiques funéraires mettent en évidence plusieurs aspects de la pensée humaine à propos de la mort:

Les idées concernant la mort et les morts en général sont très vagues... Même dans les sociétés où les gens sont en contact permanent avec les morts, ils n'ont de leur apparence, de leur lieu de résidence et de leurs occupations que des conceptions extrêmement floues. Pour en revenir aux ancêtres kwaio, Roger Keesing a noté que très peu de gens s'inquiétaient de savoir par quel processus exact les morts devenaient des ancêtres. Ceux qui y réfléchissaient avaient des intuitions personnelles, souvent très peu cohérentes, mais presque tous considéraient la question comme sans objet. Remarquez que par ailleurs ces gens parlent des ancêtres tous les jours et interprètent la plupart des événements de leur vie à la lumière de ce que veulent et font les ancêtres. Et ce n'est pas seulement le cas chez les Kwaio. Comme le dit David Pocock, "les villageois de Sundarana [dans le Gujerat, au nord de l'Inde], comme la majorité des peuples connus des anthropologues, restent très vagues en ce qui concerne l'au-delà [10].

... mais les représentations des morts récents et de ce qu'ils peuvent faire aux vivants sont plus détaillées. La plupart des représentations de la mort et des morts concernent la période intermédiaire entre la mort elle-même et un état futur. Les défunts "entreprennent un voyage", ils sont "préparés pour le voyage", etc. Les métaphores changent mais leur fond reste le même. Les rituels concernent une période de transition. Le fameux Livre des morts tibétain, par exemple, s'appelle le Bar-do, ce qui veut dire "l'entre-deux", et traite précisément de la transition entre ce monde et un autre, sur lequel il ne donne aucun détail.

Les rituels ont à voir avec les conséquences pour les vivants. Ce point est important, parce qu'il contredit l'idée que nos conceptions de la mort ne traitent que de l'angoisse de mourir. Les gens ont des émotions par rapport à leur propre mort et ils ont des rituels de mort, mais ces rituels concernent la mort des autres. Si vous trouvez que cela va de soi, songez aux rituels de fertilité. Les gens sont inquiets pour leurs récoltes et pratiquent des rituels censés aider leurs cultures à pousser. Mais dans le cas de la mort, la situation est différente. Si la peur de mourir en était la cause, les rituels se rapporteraient à la façon d'éviter sa propre mort, de retarder l'inévitable. Mais il n'en est rien. Les rituels concernent ce

qui risque d'arriver aux vivants s'ils ne traitent pas les cadavres de la manière prescrite.

Tous les rituels concernent les cadavres. Ce que nous appelons rites funéraires porte essentiellement sur ce qu'il faut faire du corps. Dans ces rites, ce qui crée l'angoisse ou les autres états émotionnels, c'est surtout la présence d'un cadavre. Encore une fois, même si cette idée paraît évidente, on ne voit pas bien comment elle peut cadrer avec la théorie de l'angoisse de mourir. Pourquoi est-il si important que le cadavre soit complètement brûlé ou soigneusement embaumé? Il y a bien sûr des explications locales pour chaque coutume. Mais puisqu'on trouve de telles coutumes dans tous les groupes humains, il doit y avoir une explication plus générale.

Ce qui fait l'intérêt de l'anthropologie, c'est qu'elle nous oblige à remettre en question ce qui semble évident. On sait que dans le monde entier les hommes traitent leurs morts selon des recettes rituelles particulières. On ne cherche pas la raison de ces comportements parce qu'on pense que les rituels en question "expriment" des croyances définies, explicites à propos de la mort et de notre mortalité. Or il semble que dans beaucoup d'endroits ces croyances soient finalement très vagues; seules celles qui concernent les cadavres sont précises. Au lieu d'ajouter nos vagues hypothèses aux vagues concepts des gens, nous ferions mieux de nous intéresser aux faits qui sont sous notre nez. La raison qui pousse les gens à s'occuper des cadavres comme ci ou comme ça, la raison pour laquelle ils le font depuis des centaines de milliers d'années, a sans doute quelque chose à voir avec les cadavres eux-mêmes. Ou plutôt avec la façon dont l'esprit humain fonctionne lorsqu'il est confronté à ce type d'objet très particulier.

Le corps d'un proche parent suscite évidemment des sentiments intenses et complexes; le corps d'un inconnu provoque sans doute d'autres émotions, mais ne peut nous laisser indifférent. Les émotions sont des programmes mentaux complexes. Elles sont activées lorsque d'autres systèmes mentaux produisent des résultats particuliers. Il peut donc être utile de nous intéresser aux différents systèmes concernés par la représentation d'un mort. Je dis "différents systèmes" parce que, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, toute situation(si triviale soit-elle) est analysée par divers systèmes d'inférence qui en traitent différents aspects. Ce qui forme la réaction émotionnelle, c'est la combinaison de plusieurs processus mentaux. Tout d'abord, un corps mort est un objet biologique. Nous avons des systèmes mentaux qui traitent les propriétés biologiques des choses vivantes, et ils sont probablement actifs et occupés à décrire cet objet-là aussi. Mais c'est un

objet biologique dans un état particulier, et certains systèmes mentaux doivent être activés par l'apparence du cadavre. Enfin, le cadavre est une personne. Les systèmes mentaux qui décrivent les personnes seront eux aussi activés. Toutes ces représentations particulières produites dans le sous-sol de notre esprit permettent d'expliquer ce que le rapport avec un cadavre a de spécial.

La pollution et ses causes

Comme l'a si bien dit l'écrivain et historien victorien John Ruskin, peut-être sous l'influence d'un stimulant puissant: "Je ne crois pas que quiconque aimerait vivre dans une pièce où le cadavre d'un homme assassiné serait enfermé dans le buffet, si bien conservé chimiquement qu'il soit - et même si un tournesol lui poussait sur la tête". Absolument. Mais il convient d'expliquer, avec moins d'extravagance et plus de précision scientifique, cette aversion généralisée pour les cadavres, assassinés ou non [11].

Bien que la vie moderne nous cache souvent l'horrible vérité, les corps morts sont des objets biologiques en décomposition. Cela n'échappe pas à l'esprit humain, comme en témoigne la notion que les cadavres sont impurs ou polluants. Quiconque touche un cadavre, dit un ancien texte zoroastrien, est souillé "jusqu'au bout des ongles, et le reste à jamais". Cette notion de la "souillure" par le contact avec un corps mort est sans doute variable dans son intensité mais elle est assez générale [12].

Les cadavres sont même censés contaminer l'air ambiant. Pour les Chinois de Canton, les "spécialistes des affaires blanches"(euphémisme pour désigner les croque-morts) sont tellement pollués par leur travail qu'il vaut mieux éviter de leur parler, sous peine d'être pollué à son tour. Le cadavre contamine l'environnement en dégageant des miasmes mortels. Lorsque quelqu'un meurt au village, les gens font vite rentrer les enfants à la maison, et même leurs animaux domestiques, parce qu'ils sont particulièrement sensibles à cette pollution. Cette croyance n'est évidemment pas limitée à la Chine. Décrivant les rituels mortuaires des Merina de Madagascar, Maurice Bloch précise que tant que le corps reste humide et que la décomposition se poursuit, il est extrêmement polluant, et tout contact, même indirect, doit être purifié rituellement [13].

En certains endroits, la répulsion et la dangerosité des cadavres imposent l'intervention de spécialistes censés absorber la souillure. Dans l'ancien royaume du Népal, à la mort du roi, on appelait un prêtre dont la tâche consistait à dormir dans le lit du roi, fumer ses cigarettes et user de ses biens. Il pouvait aussi donner des ordres à toute la maisonnée.

Cependant, les cuisiniers contaminaient sa nourriture en y ajoutant une pâte faite avec les os crâniens du roi défunt. Tout cela avait pour but de faire absorber(littéralement) au brahmane le cadavre et ses impuretés. Seul un représentant de la plus haute caste était assez pur pour pouvoir assimiler toutes ces souillures. Une fois passée cette période d'intimité bizarre avec le corps du roi, le brahmane était chassé du royaume sur-le-champ: on le conduisait de force à la frontière et on le rouait de coups pour s'assurer qu'il ne serait pas tenté de revenir [14].

Ce caractère polluant explique aussi pourquoi le creusement des tombes et la manipulation des cadavres sont souvent confiés à une caste spécialisée, tenue à l'écart et généralement méprisée. C'est le cas en Afrique de l'Ouest où ces spécialistes sont considérés comme impurs, doivent se marier dans leur caste et éviter tout contact avec les gens normaux. Ces mêmes personnes forgent le fer et fabriquent les poteries(occupations considérées comme indignes), mais c'est bien le contact avec les cadavres qui les souille et les rend dangereux. Car en Afrique centrale les forgerons, qui ne s'occupent pas des morts, sont des artisans respectés, exempts de toute souillure. L'association entre manipulation des cadavres et impureté existait aussi dans l'Antiquité. Artémidore de Daldis, par exemple, a écrit que rêver que l'on est un tanneur est un mauvais présage parce que les tanneurs sont aussi croque-morts. Dans bien des cultures, les croque-morts sont confinés dans certains quartiers, hors des murs de la cité, pour éviter qu'ils ne polluent le reste de la communauté.

Nous comprenons assez bien toutes ces notions parce que nous savons intuitivement qu'il vaut mieux éviter les corps en décomposition. L'idée de souillure serait l'expression directe d'intuitions fournies par le système "contagion" décrit au chapitre 3. Ce système est essentiellement concerné par la peur du contact avec des polluants invisibles. Il obéit à des principes spéciaux que ne possèdent pas les autres systèmes mentaux. Il spécifie que la source du danger est là, même si elle est indétectable; que tout type de contact avec la source peut transmettre le polluant; que la "dose" de ce polluant importe peu. Or ce sont précisément les inférences implicites que produit notre esprit lors de contacts avec un cadavre. Ce qui rend les croque-morts impurs ou dégoûtants, c'est qu'ils manipulent des corps morts, même si personne ne sait vraiment pourquoi les cadavres sont censés être polluants. De la même façon, il importe peu que ces spécialistes touchent effectivement les corps, respirent leurs exhalaisons ou aient d'autres types de contacts avec eux. Peu importe, également, que ces contacts soient nombreux ou fréquents. Tout cela va de soi pour

n'importe quel esprit humain, et cela s'explique par le simple fait que le contact avec un cadavre est immédiatement perçu comme comparable au contact avec n'importe quelle source d'agents pathogènes.

C'est pourquoi il est peut-être excessif de considérer l'évitement quasi universel des cadavres en termes de symbolisme ou de pensée magique. Le système contagion de notre cerveau est activé non parce que les morts sont polluants pour une quelconque raison métaphysique, mais parce qu'ils sont effectivement dangereux comme sources d'agents pathogènes. Le caractère symbolique ou mystique des conduites d'évitement vient des notions explicites("air mortel", "impureté") invoquées par les gens pour traduire leurs intuitions. Ces concepts sont notoirement vagues, et cela ne devrait pas nous surprendre, car nous expliquons souvent de façon très floue des intuitions très précises produites par notre sous-sol mental. Il est possible que, pour des raisons liées à l'évolution, les hommes soient d'excellents détecteurs de sources de pollution, même s'ils restent très vagues sur leurs raisons de les éviter.

L'activation du système contagion par les cadavres peut expliquer pourquoi ces attitudes spéciales par rapport aux morts se retrouvent dans le monde entier, pourquoi des pratiques funéraires existent depuis l'aube de la culture humaine et pourquoi elles ont ce caractère d'urgence et de danger pressant quoique vague. Mais cela n'explique pas tout. Les hommes n'élaborent pas des pratiques rituelles pour se débarrasser des autres sources de pollution biologique. Il y a donc une autre composante dans leurs réactions émotionnelles. Un cadavre n'est pas seulement une masse d'agents polluants, mais aussi une chose vivante qui a cessé de l'être, un membre de notre espèce et très souvent une personne que nous avons connue.

Mort, prédation et intuition

La relation entre représentations de la mort et représentations des agents surnaturels est souvent considérée comme une question métaphysique, en rapport avec la façon dont les gens voient leur existence en général. Mais la notion de mort est aussi fondée sur une représentation mentale de certains processus biologiques. Pour évaluer notre compréhension intuitive de ces processus, on peut étudier comment elle se développe chez les jeunes enfants. Les psychologues pensaient autrefois que la mort était pratiquement incompréhensible pour les enfants. Il est vrai que des questions comme "Qu'arrive-t-il au moment de la mort?" ou "Où vont les gens quand ils sont morts?" les

laissaient déconcertés. À partir de cette réaction, Jean Piaget et d'autres psychologues du développement ont conclu que c'était là un domaine inaccessible aux enfants.

Mais c'était leur faire injure, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il est impossible de tester correctement un système cognitif en posant des questions explicites. Les enfants pourraient très bien avoir des intuitions précises concernant la mort sans être capables de les formuler clairement. Ensuite, beaucoup des questions posées par Piaget et ses collègues étaient telles que même un adulte n'aurait pas pu y répondre de façon satisfaisante. Une question comme "Où vont les gens quand ils sont morts?" est difficile, même quand on a une réponse théologique précise. Pour compliquer encore ces tests, les psychologues se demandaient si les enfants avaient le concept de la mort en tant que phénomène biologique, mais leur posaient des questions concernant des personnes. Or les concepts des enfants sur les choses vivantes présupposent souvent une distinction nette entre les hommes et les animaux. Dans certains cas, les psychologues essayaient de rendre la question plus naturelle ou plus facile en demandant à l'enfant de penser à des personnes mortes qu'il aurait connues, ce qui ne pouvait que compliquer encore les choses, pour des raisons que j'expliquerai plus loin. Autrement dit, les résultats paraissaient plausibles mais la méthodologie était peut-être imparfaite.

De fait, les enfants exhibent des intuitions bien plus précises lorsqu'on les teste indirectement, par exemple en leur demandant de prédire le résultat d'une succession d'événements ou de déterminer, parmi les personnages d'une histoire(dont certains ont été tués), lesquels peuvent encore bouger, vont continuer à grandir, sont capables de parler, etc. Car "mourir" est un concept complexe qui implique la fin de processus biologiques comme le développement, l'impossibilité de bouger, l'absence de comportement orienté vers un but et l'absence de représentations mentales. Ces différents aspects sont traités par différents systèmes mentaux, si bien que comprendre ce qu'un cadavre a de spécial peut aussi nécessiter différents types d'inférence.

La conséquence directe en est que les enfants ont tendance à produire des intuitions différentes à propos de morts humains(où tous les systèmes mentionnés plus haut sont activés en même temps) et d'animaux morts(où seul le système détection-du-vivant l'est). Un psychologue du développement, Clark Barrett, s'est penché sur cette différence et a tenté d'évaluer à quel point les intuitions des enfants sont centrées sur des contextes de prédation. Raisonnant du point de vue de l'évolution, Barrett pensait qu'il serait très étrange qu'un esprit

jeune soit incapable de produire des inférences sur un problème aussi crucial. Les hommes, comme leurs ancêtres hominidés, ont longtemps été à la fois prédateurs et proies. Ils ont probablement acquis des dispositions mentales permettant de comprendre ce qui se passe dans de telles situations. De fait, Barrett a établi que les intuitions des enfants à propos de ce qui se passe lors d'une prédation révèlent une compréhension bien plus élaborée de la mort qu'on ne le pensait auparavant. Même les petits de quatre ans comprennent qu'un acte de prédation réussi entraîne pour la proie(1) l'impossibilité de bouger,(2) la fin de son développement, elle ne grandira plus,(3) la cessation de toute activité et(4) l'irréversibilité de tout cela. Autrement dit, dans ce contexte limité, les enfants ont des attentes qui correspondent à la compréhension adulte de la mort [15].

Si les enfants ont ce genre d'intuitions dès l'âge de quatre ans, pourquoi sont-ils si troublés lorsqu'on leur parle de la mort de personnes, notamment de membres de leur famille? Et pourquoi même les adultes trouvent-ils les questions théoriques sur la mort si déroutantes? Les travaux de Barrett confirment que la mort est traitée par différents systèmes cognitifs, de sorte qu'on peut susciter des intuitions claires chez les enfants en centrant leur attention sur l'un de ces aspects. Chez les adultes, c'est la même chose. Pour clarifier un peu tout cela, penchons-nous sur un autre aspect crucial de la mort, sa connexion avec notre conception implicite de ce qu'est une personne.

Qu'est-ce qu'une personne?

Longtemps les anthropologues ont été intrigués par les différences culturelles dans la définition de ce qu'est une personne, ce qui la rend différente d'objets inanimés, d'animaux, d'autres personnes. Comme c'est souvent le cas en anthropologie, les questions apparemment simples révèlent des pensées très complexes qui ne sont pas toutes faciles à exprimer. Je pourrais dire: je suis vivant, et une pierre ne l'est pas, je suis conscient, contrairement à un ver de terre, je suis un individu particulier, ce qui me distingue du reste de l'humanité, j'ai un corps, différent des autres corps. Pour être une personne, donc, il faut ces trois caractéristiques, la vie, la conscience, l'identité personnelle. Perdre la vie ferait de moi un cadavre, perdre la conscience me transformerait en zombi, et sans mon corps je ne serais plus qu'un spectre.

La façon dont ces éléments sont décrits diffère beaucoup selon les cultures. Keesing rapporte par exemple que pour les Kwaio la personne est composée d'un corps, d'un "souffle qui parle" et d'une "ombre". Selon certains, le "souffle qui parle" s'en va au moment de la mort et

réside ensuite avec les ancêtres. Chez les Batek de Malaisie, les concepts sont légèrement différents. Une personne se compose de lih(le corps), de nawa(la vie) et de bayang(l'ombre). Seuls les hommes et les animaux qui respirent ont le nawa. Le bayang n'est pas seulement une ombre, car les plantes n'en ont pas.

C'est, comme le rapporte Endicott, "une entité molle, transparente qui habite le corps tout entier", le quitte au moment de la mort et définit l'identité personnelle [16].

Les gens utilisent généralement des métaphores conventionnelles pour décrire ces divers composants, car il est très difficile d'exprimer ce qu'est l'identité. Et les métaphores ne sont pas comprises partout de la même façon. Par exemple, le "souffle" qui définit la vie est vu par certains comme la cause de la vie, et par d'autres comme son effet. En outre, quand on aborde ce genre de sujet, beaucoup de choses sont considérées comme allant de soi et ne sont donc pas formulées. Les Batek, par exemple, ne disent pas que chaque personne a son ombre individuelle, bien qu'on puisse l'inférer de ce qu'ils disent.

Selon moi, la raison essentielle pour laquelle ces concepts sont vagues et leur interprétation idiosyncrasique, c'est qu'ils concernent des domaines de la réalité pour lesquels nous avons des intuitions très spécifiques qui ne sont pas le fruit de processus conscients, délibérés. Nos conceptions explicites des composants de l'être humain ne sont donc que de faibles tentatives pour décrire des processus intuitifs(de la même façon que notre notion d'"élan" en physique intuitive n'est qu'une faible tentative de description d'intuitions extrêmement précises).

Le premier système d'inférence impliqué dans nos intuitions concernant les personnes est le système de psychologie intuitive. Lorsque nous interagissons avec des gens, c'est sur la base de ce que ce système nous dit de leurs représentations: il crée automatiquement une description de la situation telle que nos partenaires la voient. Il nous incite également à imaginer quelles inférences ils risquent de tirer de ce qui se passe, de ce que nous disons, et ainsi de suite.

Autre système important, celui de la détection des êtres animés. Il est activé par la vision de tout objet qui bouge de façon délibérée. Il produit des attentes et des inférences à propos des animaux et des êtres humains. Par exemple, les expériences de Clark Barrett suggèrent que ce système de détection produit des attentes très différentes pour un animal qui a été la victime d'un acte de prédation réussi et pour un animal qui en a réchappé. Le premier n'est plus censé bouger, réagir à ce qui se passe, agir en fonction d'un but, grandir, etc. Celui qui a réussi

à s'échapper est censé se mouvoir, avoir des objectifs, etc.

Dans nos interactions avec nos semblables, une autre dimension cruciale, évidente, est l'identité de la personne. À qui avons-nous affaire? Cela paraît tellement évident que nous avons du mal à nous rendre compte que c'est, dans une large mesure, la conséquence du type d'animal que nous sommes. Le principal système qui nous aide à comprendre à qui nous avons affaire est ce qu'on pourrait appeler le fichier des personnes, une sorte de carnet d'adresses mental ou Who's Who de notre environnement social. Ce système contient un dossier sur chaque individu avec qui nous avons des interactions et garde des souvenirs de nos interactions passées. On y trouve des informations sur les dispositions générales de chaque personne, sur son passé, etc. Il se présente comme une vaste encyclopédie biographique avec une entrée pour chaque individu.

Plusieurs autres systèmes fournissent des informations qui aident le système fichier-des-personnes à identifier la personne qui est en face de nous: le système de reconnaissance des visages peut enregistrer des milliers de visages différents et associer le fichier pertinent à un visage donné.(Remarquez l'effort considérable que nous devons accomplir pour nous souvenir du nom des gens que nous rencontrons, et à l'inverse combien il est facile d'associer le visage d'une personne au souvenir de ce qu'elle a dit, fait, aux sentiments que nous lui portons, etc.) D'autres informations peuvent aussi être utiles: nous identifions facilement la voix des gens, leur démarche et d'autres indices encore.

Lorsque différents systèmes ne sont pas en harmonie

Différents systèmes produisent des inférences à partir de différents indices et produisent des attentes sur les différents aspects d'une personne ou d'un animal, mais tous échangent de l'information. Cela implique que ces informations soient cohérentes. Par exemple, si le système de reconnaissance des visages signale que tel visage est connu, le système fichier-des-personnes doit trouver le dossier de cette personne. Si le système détection-du-vivant affirme que la personne se déplace avec un but, le système de psychologie intuitive doit produire des inférences sur ce but, étant donné les informations dont cette personne dispose. En général, l'information fournie par un système aide aussi à corriger ou à affiner l'information fournie par un autre. Si votre fichier des personnes vous dit qu'untel ne pense qu'à manger, le fait qu'il se précipite vers la cuisine quand il vient chez vous est immédiatement traduit en termes de but(aller au réfrigérateur) et de représentations mentales(l'espoir d'y trouver quelque chose de bon).

Sachant que le cerveau orchestre ainsi différentes sources d'information et systèmes d'inférence, on peut penser que des données incohérentes provenant de l'un des systèmes ou une absence de collaboration entre les systèmes désorganiseront le fonctionnement de l'ensemble. Et c'est effectivement ce que l'on constate dans certaines pathologies cérébrales causées par des infections, des accidents vasculaires ou des traumatismes.

La prosopagnosie est l'une de ces pathologies. Ces patients sont incapables de reconnaître une personne en voyant son visage. Non que leurs facultés visuelles soient affectées. Dans toutes sortes de tests visuels, ils sont capables de distinguer des formes et des images et ils peuvent se souvenir d'associations entre les images. Ce sont uniquement les visages qui leur posent un problème. Et uniquement les visages humains. Un homme souffrant de ce symptôme, qui était devenu berger, avait appris à reconnaître ses moutons à leur "visage". Cette affection ne concerne que le visage et laisse intactes les autres facultés d'identification, par la voix et autres indices. Certains patients réussissent même mieux certains tests que des sujets normaux. Par exemple, la plupart des gens ont beaucoup de mal à identifier des visages vus à l'envers.(Vous ne me croyez pas? Ouvrez un magazine à l'envers et regardez les photos d'hommes politiques ou d'acteurs de cinéma.) Or, lorsqu'on présente à des sujets atteints de prosopagnosie plusieurs visages dans le bon sens et qu'on leur demande de les associer aux mêmes images, à l'envers, ils réussissent souvent mieux que des sujets normaux. Pourquoi? Chez les sujets normaux, l'information concernant les visages n'est pas traitée par les mêmes systèmes que les autres formes. Elle est envoyée vers des aires du cerveau spécialisées qui réagissent à des configurations des traits particulières(yeux au-dessus du nez, etc.) et sont déroutées par des stimuli non conformes. Mais chez les patients atteints de prosopagnosie l'information concernant les visages est traitée par des aires du cerveau qui s'occupent des formes complexes en général et qui savent très bien gérer la rotation, l'inversion, etc., ce qui expliquerait pourquoi ils réussissent le test sans difficulté. Dans la prosopagnosie, ou bien le système de reconnaissance des visages ne délivre plus d'information parce qu'il est hors service, ou bien il fournit des informations que le fichier des personnes n'arrive pas à utiliser. On ne sait pas exactement comment la lésion cérébrale se traduit par cette étrange infirmité, mais elle affecte visiblement un système distinct, celui de la reconnaissance des visages [17].

Il existe une autre pathologie, plus rare, où le patient reconnaît les

visages(identifie les personnes), où le fichier individuel fournit la bonne information, mais où quelque chose ne tourne pourtant pas rond. C'est le syndrome de Capgras. Les patients qui en souffrent ont le net sentiment que la personne qui est en face d'eux n'est pas la vraie personne. Ils finissent par se dire que la "vraie personne" a été enlevée par des extraterrestres, est possédée par des esprits, a envoyé un clone ou un jumeau parfait pour prendre sa place, etc. Dans cette pathologie, le patient perçoit les indices(du système de reconnaissance des visages, de la voix, etc.) permettant d'affirmer qu'il s'agit bien de X, mais le fichier des personnes ne fournit pas la réponse adéquate. Ce type de pathologie pourrait être dû au fait que le système fichier-des-personnes est composé de deux sous-systèmes distincts: l'un qui concerne la mémoire des faits, l'autre qui associe des réponses émotionnelles à l'activation des dossiers individuels. Selon cette hypothèse, le syndrome de Capgras serait dû à l'absence d'émotions, qui empêcherait le fichier des personnes d'accepter l'identification fournie par le système de reconnaissance des visages.(Ajoutons que les personnes souffrant de ce syndrome ont parfois avec leurs animaux de compagnie la même réaction qu'avec les gens, ce qui montre que le fichier des personnes contient aussi l'identité d'animaux considérés par nous à l'égal d'êtres humains.) Dans sa forme la plus dramatique, ce syndrome conduit les gens à trouver leur environnement tellement étrange, tellement irréel, qu'ils ont l'impression d'être morts [18].

Au chapitre 3, j'ai décrit un troisième type de pathologie liée à l'interaction avec des personnes: l'incapacité du système de psychologie intuitive à fournir une description adéquate de ce que pensent les autres. Il s'agit d'une autre affection très spécifique dont semblent souffrir les sujets autistes. Les enfants autistes reconnaissent apparemment une action orientée vers un but. Mais ils ont beaucoup de mal à se représenter les croyances ou les objets d'attention des autres. C'est peut-être parce que l'un de leurs systèmes(la psychologie intuitive) ne fonctionne pas, ou ne fournit pas les inférences dans un format utilisable par les autres systèmes, ou encore n'a pas accès aux représentations créées par les autres systèmes. Il est difficile de juger, dans l'état actuel des connaissances neuro-psychologiques, laquelle de ces hypothèses est la meilleure. On sait toutefois que cette affection est limitée et qu'elle touche seulement certains types d'inférence dans les interactions sociales. Les attardés mentaux ne sont pas des autistes: ils peuvent avoir des difficultés à comprendre des situations sociales complexes, mais ils sont en accord avec la nature sociale de ces situations, ils savent que les autres voient le monde selon leur propre

perspective, etc.

En résumé, les interactions sociales impliquent des interconnexions délicates et un calibrage précis des différents systèmes qui s'occupent des différents aspects de la personne. J'ai décrit des exemples où cela cesse de fonctionner, ce qui provoque des pathologies. Mais il y a dans le monde des objets qui peuvent nous mettre dans ce genre d'état de dissociation, c'est-à-dire des objets qui déclenchent dans les divers systèmes des intuitions et des inférences incompatibles.

Les cadavres induisent la dissociation

Comme la métamorphose d'un insecte, le corps d'un mort viole nos attentes intuitives tout en étant parfaitement réel. Mais si la métamorphose est simplement une curiosité, sans grande conséquence pour nous, les cadavres constituent une partie extrêmement importante de notre environnement social. D'une part, leur représentation déclenche des inférences liées aux interactions sociales, et d'autre part elle les contredit. Les cadavres créent donc ce type de dissociation que nous observons, dans d'autres contextes, chez les personnes souffrant de lésions cérébrales ou d'autres types de troubles cognitifs.

Devant des animaux morts, nous supposons qu'ils ne peuvent plus avoir ni buts ni objets d'attention. Dans le cas de personnes, la situation est un peu différente, dans la mesure où le système de détection du vivant et celui de la psychologie intuitive échangent une foule d'informations avec le fichier des personnes.

La mort de personnes connues produit quelque chose qui est à la fois familier comme expérience et assez déroutant quand on le décrit en termes de ces systèmes. D'une part, le système de détection du vivant est très clair: la personne est un ex-vivant, n'a plus de buts, etc. D'autre part, il semble que le fichier des personnes n'arrive pas à "décrocher". Il continue à produire des inférences sur la personne à partir de l'information sur les interactions passées avec elle, comme si elle était toujours en vie. Cette incohérence s'exprime souvent dans des phrases comme celles que l'on entend parfois lors des enterrements: "Il aurait aimé que cela se passe comme ça". Autrement dit, il aurait approuvé la façon d'organiser ses funérailles. Comme on s'en rend compte en le disant, c'est une idée à la fois irrépressible et évidemment absurde. Et si on l'exprime, c'est parce que notre système fichier-des-personnes est toujours actif et produit des inférences sans tenir compte des informations fournies par le système de détection-du-vivant. C'est en confrontant les deux sources d'information que l'on prend conscience de l'absurdité de ce genre de phrases.

Autre symptôme de cette dissociation entre systèmes d'inférence, le sentiment de culpabilité qui entoure souvent les funérailles d'un proche. Pourquoi se sentir coupable? Aucune explication valable ne vient spontanément à l'esprit. Mais cette expérience familière se comprend peut-être mieux en termes de dissociation cognitive. Se débarrasser du corps, voilà ce que commandent certains systèmes mentaux pour lesquels il ne représente qu'un objet inanimé(système de détection du vivant) et un signal de danger(système de contagion, système de prédation). Mais se débarrasser du corps c'est aussi disposer d'une personne qui n'est pas encore absente, pour notre fichier des personnes en tout cas.

Tout le monde produit à propos des morts des inférences fondées sur le fichier des personnes. On leur en veut, on approuve ce qu'ils ont fait, on les méprise pour ce qu'ils n'ont pas fait et on leur reproche bien souvent d'être morts. Or tous ces sentiments concernent des êtres à propos desquels le système de détection du vivant exclut ce type d'inférences. Autrement dit, être confronté à un mort que l'on a bien connu, c'est un peu comme souffrir d'une des pathologies dissociatives que j'ai décrites plus haut. L'un des systèmes continue à fournir des inférences tandis qu'un autre produit des données qui excluent de telles inférences.

Pour un certain nombre de philosophes et d'anthropologues, la mort pose un problème conceptuel particulier aux hommes parce que ce sont d'incorrigibles dualistes pour qui le corps et l'esprit sont de nature différente. Pour cette raison, ils auraient du mal à comprendre comment la disparition de l'esprit pourrait être une conséquence de la destruction du corps. Mais le mystère cognitif créé par les cadavres est en fait bien plus précis que cela. Il ne résulte pas de conceptions abstraites du corps et de l'esprit mais d'intuitions et de la façon particulière dont fonctionnent certains de nos systèmes d'inférence. On pourrait très bien être dualiste et accepter que l'esprit disparaisse lorsque le corps cesse de respirer. Ce qui fait problème, ce n'est pas l'idée que la "personne" continue à vivre mais les intuitions contradictoires produites par deux systèmes, tous deux centrés sur les personnes, l'un sur leur état d'organisme vivant, l'autre sur leur identité individuelle.

Nous pouvons à présent revenir à la question de savoir pourquoi les rituels funéraires sont si nombreux et pourquoi, bien qu'ils prennent des formes très différentes, ils concernent tous ce qu'il faut faire du cadavre. Car c'est bien la question centrale. Les représentations des vivants sont davantage centrées sur le passage du mort vers un autre état que sur des descriptions détaillées de l'au-delà. On comprend mieux aussi les

deux étapes souvent observées dans tous ces rituels. Elles correspondent probablement à deux phases différentes en termes d'activité psychologique: une première pendant laquelle les vivants sont encore dans l'état intermédiaire que je viens de décrire, suivie par une seconde où ils n'ont plus que des souvenirs du mort qui s'estompent progressivement et ne donnent plus lieu à des inférences à partir du fichier des personnes.

Chagrin et peur spécifiques ou terreur globale?

Le chagrin est ce qui nous vient en premier à l'esprit lorsque nous pensons à la mort. Il convient pourtant de le considérer en dernier. En effet, c'est une émotion très spéciale parce qu'elle concerne le type d'objets dissociés que je viens de décrire, une personne à propos de laquelle différents systèmes mentaux donnent des intuitions contradictoires. Cela n'explique pas le chagrin, bien entendu, mais sa qualité particulière lorsqu'il s'agit de personnes mortes.

Pourquoi ressentons-nous du chagrin? À vrai dire, on ne le sait pas bien. Pourtant, l'évolution permet d'expliquer certains aspects. Perdre un enfant mais aussi des parents aimants ou des grands-parents qui s'occupent de vos enfants sont à l'évidence des catastrophes génétiques. Dans ces calculs apparemment cyniques, la perte d'un enfant est un vrai désastre alors que celle d'un nourrisson est moins grave(parce que l'investissement gaspillé est moindre) ; perdre un adolescent est la situation la plus terrible(tout l'investissement dans cette source de transmission génétique est perdu) ; et la mort de grands-parents devrait être moins traumatisante. On a pu montrer que l'intensité relative du chagrin(toujours difficile à mesurer, mais les comparaisons à grande échelle permettent quelques inférences statistiques) correspond effectivement à ces prédictions. Mais ce ne sont pas les seules personnes que nous perdions. Parce que nous sommes une espèce profondément sociale et parce que nous avons vécu en petits groupes pendant si longtemps, la mort de tout membre du groupe est une perte énorme en termes d'information disponible et de coopération potentielle [19].

Ces considérations évolutionnistes peuvent expliquer pourquoi nous pleurons telles personnes plus que d'autres mais ne nous apprennent pas pourquoi nous éprouvons des sentiments négatifs aussi intenses. Selon les biologistes beaucoup d'émotions négatives nous aident à affiner nos comportements. Réfléchir à ce qui aurait pu être nous aiderait à faire des choix par la suite. Regretter amèrement de nous être mal comporté envers quelqu'un, par exemple, peut nous donner le désir

émotionnel de mieux traiter d'autres gens à l'avenir. Dans le cas des morts, cela ne devrait pas être pertinent puisque ceux-ci ne seront plus des partenaires possibles de nos interactions. Mais ce dernier point est peut-être précisément ce que l'esprit humain ne se représente pas très bien. Comme je l'ai suggéré, en présence de cadavres, certains systèmes mentaux continuent à fonctionner comme si la personne était encore en vie. Nous n'avons donc pas d'explication générale du chagrin, mais nous le comprenons peut-être mieux en sachant que la mort est représentée comme une fin par certaines parties seulement de notre système mental.

Le chagrin n'est pas le seul processus par lequel les cadavres suscitent des effets émotionnels forts. Comme le montrent les expériences de Clark Barrett, notre compréhension de la mort est surtout fondée sur des intuitions concernant le mouvement, développées dans le contexte de la prédation. Bien que les enfants d'aujourd'hui aient peu de pratique, sinon aucune, de cette situation, c'est le contexte dans lequel leurs intuitions sont le plus précises et le plus facilement produites. Les tenants de la théorie de "gestion de la terreur" affirment que la mortalité en général est source de terreur. L'étude des systèmes d'inférence tendrait à montrer que le fait d'être une proie est une source d'émotions et d'intuitions bien plus saillante. Dans la réalité, les proies mortes ne sont qu'un sous-ensemble des corps morts. Mais pour nos systèmes intuitifs, c'est peut-être le contraire; les proies sont des objets bien compris, si bien que les autres cadavres seraient représentés par analogie avec elles. Donc, si la vue d'un cadavre déclenche des associations angoissantes, c'est peut-être parce qu'une personne morte est, dans une certaine mesure, représentée comme la victime d'un acte de prédation réussi.

Cadavres et agents surnaturels

Dans le premier chapitre, j'ai suggéré que l'existence de beaucoup de phénomènes religieux s'expliquait par une "conspiration de pertinence". Je m'explique: à partir du moment où un thème ou un objet particulier déclenche des inférences riches dans un grand nombre de systèmes mentaux différents, il est sans doute plus susceptible de devenir l'objet d'une grande attention, d'une forte élaboration culturelle. Et il semble que ce soit le cas pour les cadavres. Leur présence active différents systèmes pour différentes raisons. On pense qu'ils sont polluants parce que c'est une interprétation conceptuelle pertinente des intuitions fournies par le système contagion; ils sont fascinants parce que différents systèmes mentaux fournissent à leur propos des intuitions incompatibles; ils sont émotionnellement saillants à cause de nos

relations personnelles avec eux; ils font peur parce qu'ils activent les schémas mentaux d'évitement des prédateurs.

Considérez à nouveau le catalogue des schémas conceptuels surnaturels. L'une des catégories qu'il contient est celle d'un objet inanimé, un artefact le plus souvent, ou un élément de notre environnement, qui a des propriétés psychologiques, comme une statue particulière à laquelle les gens adressent des prières. Dans l'exemple de Carlo Severi, un chaman cuna parle à une rangée de statuettes censées comprendre ce qu'il dit. Dans beaucoup d'endroits, les gens considèrent que telle pierre ou tel arbre a la capacité de saisir des situations et le comportement des gens. Toutes ces notions surnaturelles demandent un effort particulier parce que leurs qualités spéciales sont, dans une large mesure, bien peu convaincantes. Penser qu'une madone peut guérir les malades ou que des statuettes vont combattre les esprits implique que différentes personnes combinent des histoires contraires à nos attentes intuitives de façon que l'objet en question retienne vraiment l'attention. Ce n'est pas une mince affaire, pour ainsi dire.

Mais les cadavres sont particuliers en ce qu'ils ne sont pas créés par l'homme, que les rencontrer ne demande pas d'effort spécial et qu'ils créent inévitablement des effets cognitifs remarquables. Les corps morts sont remarquables quoi que l'on décide de penser d'eux. Ils le sont parce que les divers systèmes impliqués dans la représentation des personnes créent des représentations incompatibles, auxquelles viennent s'ajouter un chagrin intense et la peur de la prédation.

Inutile donc d'imaginer des raisons "métaphysiques" qui inciteraient les gens à craindre les morts récents et à trouver impressionnant ou polluant tout contact avec eux. Ces intuitions et ces émotions sont produites par des systèmes hérités de notre évolution qui seraient là, que nous ayons une conception religieuse de la mort ou pas. De même, nous n'avons besoin d'aucune idéologie religieuse pour avoir l'idée confuse que les morts récents sont à la fois présents et très lointains. Rien de tout cela ne dépend des concepts religieux. Les personnes mortes sont des objets particuliers à cause de la combinaison de différentes intuitions. Tandis qu'un système mental les représente comme les redoutables sources d'un danger invisible et à peine descriptible, un autre produit des inférences sur des interactions avec elles, et un autre encore suppose qu'elles ne peuvent plus avoir de buts ou d'interactions, sans compter que les circonstances mêmes de leur mort peuvent inspirer la peur.

Comment s'étonner, dès lors, que l'âme des morts, leur "ombre" ou

leur "présence", soit le type d'agent surnaturel le plus largement répandu dans le monde? Cette équation(les morts tels que les voient nos systèmes d'inférence - les agents surnaturels) est le moyen le plus simple et donc le plus efficace de transmission des concepts d'agents surnaturels. Dans nombre de lieux, cette équation simple est bien évidemment combinée avec les représentations plus complexes d'autres agents comme les dieux et les esprits qui ne sont pas des ex-personnes. Mais il arrive rarement que ces derniers remplacent l'équation directe.

Dans certains cas, les représentations des morts sont associées de façon particulière avec les concepts surnaturels, comme dans la doctrine du "salut de l'âme" qui semble si naturelle aux chrétiens, aux juifs et aux musulmans, et qui, dans une certaine mesure, peut se traduire en termes hindouistes ou bouddhistes. Ce n'est absolument pas un trait général des représentations de la mort, mais plutôt une idéologie particulière qui combine la notion spécifique d'une âme avec ses caractéristiques propres, un destin particulier attaché à cette âme, un système par lequel la valeur morale affecte ce destin et une description compliquée de ce qui pourrait arriver à l'âme en fonction de ses actes passés. Tout cela se retrouve dans certaines parties du monde, est essentiellement dû à l'influence de certaines théologies, et j'en parlerai au chapitre 8. Mais cette idéologie acquiert sa pertinence en recrutant les émotions et les représentations que nous avons normalement en présence des morts.

Les propriétés des cadavres rendent certains concepts surnaturels pertinents pour des raisons qui ont peu à voir avec un besoin de réconfort. La religion concerne moins la mort que les corps des morts. Les morts ne sont absolument pas la seule source d'intuitions concernant des agents puissants, détenteurs d'informations stratégiques et ayant une présence physique spéciale. Mais ils sont une riche source de ce type d'intuitions, étant donné l'organisation de l'esprit humain et l'abondance tragique de ces objets à la fois réels et si singuliers.

7. Pourquoi des rituels?

Le jour dit, les villageois se réunissent près d'un sanctuaire dédié à Buyut Celi, héros mort depuis longtemps et devenu un esprit puissant. Les gens qui prient Buyut Celi le voient parfois apparaître sous la forme d'une tête de tigre gigantesque et terrifiante. D'autres l'ont vu sous la forme d'un chien. On dit qu'il se redresse et marche sur ses pattes arrière lorsque personne ne le regarde. Le sanctuaire contient plusieurs

reliques: un fer de lance, de petits bracelets, quelques plaques de cuivre avec des inscriptions à peine lisibles, une coupe en bronze. Le gardien du sanctuaire les prend, encore enveloppées de tissu blanc, sur une étagère près du sanctuaire et les tend à ses assistants, qui les déballent délicatement pour les déposer sur un coussin. Les autres participants sont maintenant rassemblés autour du coussin. Le gardien commence à nettoyer chacune des reliques. Il les frotte d'abord avec un demi-citron, puis les saupoudre avec un peu de balle de riz et nettoie le fer de lance avec des copeaux de bambou. Il répète trois fois ces gestes avant de passer les reliques aux autres participants, qui nettoient le fer de lance de la même façon et le passent à leur voisin, dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, car quiconque le passerait dans l'autre sens mourrait probablement. Chacune des autres reliques est ensuite inspectée, chaque participant la pressant contre son front pendant qu'il prie. Puis on passe les reliques aux femmes pour qu'elles aient leur part de bénédiction et de protection. Le gardien remet ensuite tous les objets dans le reliquaire, jusqu'au prochain nettoyage rituel, l'année suivante [1].

En l'honneur de la déesse Chandli, les fidèles amènent une chèvre au temple où elle est purifiée par un prêtre qui verse sur son corps de l'eau consacrée tout en adressant des prières à la déesse. Puis le prêtre présente à la chèvre des fleurs, de l'encens, du riz et de l'eau, et lui murmure des prières à l'oreille, lui promettant que son âme sera bientôt libérée. Il vénère également une épée spéciale censée contenir des pouvoirs divins. Un autre participant lève l'épée et d'un seul coup tranche la tête de la chèvre. La tête est portée sur l'autel pour être offerte à Chandli. L'homme qui a offert l'animal emporte son corps pour festoyer avec ses parents et ses amis [2].

Tout le village est rassemblé pour assister à l'intronisation du nouveau chaman. Pendant une longue suite de danses exécutées par les chamans plus âgés, le nouveau est conduit plusieurs fois entre un petit mât dressé dans l'une des maisons et un grand mât planté au centre du village. Puis on lui demande de "jouer", c'est-à-dire de se battre avec un bélier, d'essayer de lui ouvrir la bouche pour lui mordre la langue. Les villageois suivent le combat jusqu'au moment où un autre officiant entre dans la mêlée, coupe la tête du bélier et lui ouvre la poitrine pour offrir son cœur encore tout palpitant au nouveau chaman. Celui-ci, qui a maintenant les yeux bandés, met le cœur dans sa bouche et grimpe au sommet du mât, où de dangereux sorciers, dit-on, vont essayer de le faire tomber. Un assistant grimpe derrière lui et lui enlève le bandeau. Le chaman est maintenant formellement reconnu comme suffisamment fort

pour combattre les sorciers et les esprits mauvais [3].

Dans un endroit retiré, à l'écart du village, les candidats à l'initiation - de jeunes garçons qu'une année de rites divers transformera en hommes - sont prévenus qu'ils pourraient bien mourir au cours du rituel imminent. On leur conseille de ne pas se débattre, le moment venu, car ils risqueraient d'être tués pour de bon. Des hommes les emmènent jusqu'à un étang, les plongent dedans et les maintiennent sous l'eau. Les femmes réunies un peu plus loin tentent d'apercevoir les candidats à travers les rangées d'hommes qui les dissimulent. Puis apparaît le "tueur", qui, à l'aide d'une courte lame, touche le ventre des garçons. Il s'en va et revient avec une grande lance qu'il leur plonge, cette fois, en plein dans le ventre(c'est du moins ce qu'on croit voir de loin). Les candidats soi-disant morts sont ensuite emmenés sur les épaules de leurs aînés jusqu'au camp d'initiation où ils vont passer un an [4].

Actes de grande importance
(et de moindre signification)

Ces exemples viennent de Java, d'Inde, du Népal et de Centrafrique, mais j'aurais pu en choisir d'autres, à peu près n'importe où et dans n'importe quelle religion, pour illustrer mon propos. Dans presque tous les groupes humains on trouve différentes sortes de rituels, auxquels sont associés des agents surnaturels. Il est rare, en effet, que les concepts de dieux ou d'ancêtres ne soient pas assortis d'instructions sur des séquences d'actes à accomplir à des moments précis pour obtenir des résultats précis.

Pourquoi investir son temps et ses ressources dans ce type d'action? On dit souvent que les rituels sont des occasions de communier avec les dieux et les esprits, de participer au monde surnaturel par des pratiques fortement émotionnelles. Les rituels sont censés véhiculer des significations profondes à propos des dieux et des esprits, le sens réel des concepts surnaturels découlant de cette expérience particulière. Plus simplement, les rituels semblent aussi être l'occasion d'interagir avec les dieux et les esprits, à la fois pour solliciter leur aide et manifester sa dévotion et sa loyauté. Bien souvent, en effet, les gens ont confiance en l'efficacité du rituel, et se fient à lui pour obtenir de la pluie et de bonnes récoltes. Ces indications précieuses nous renseignent sur la façon dont les gens perçoivent leurs rituels, mais cela ne saurait suffire. Tous les groupes humains ont des rituels et, comme nous allons le voir, ceux-ci ont d'importants points communs. Ce qu'il faut tenter d'expliquer, c'est pourquoi le rituel est une activité humaine aussi générale.

Ce qui distingue le plus évidemment un rituel d'un acte ordinaire, c'est

que des lois spécifiques en organisent le déroulement. Premièrement, chaque participant a un rôle particulier. Les prêtres du sacrifice hindou décrit ci-dessus sont des brahmanes: cela explique qu'ils puissent consacrer les divers éléments du rite mais ne puissent pas tuer la chèvre eux-mêmes. De même, le nettoyage des reliques de Buyut est la tâche du gardien, chargé du sanctuaire et des reliques, et des hommes du groupe. Les femmes ne font pas partie du cercle et ne reçoivent les reliques qu'après leur nettoyage par les principaux participants. Cette division entre hommes et femmes est encore plus marquée dans le cas de l'initiation gbaya, en Centrafrique, puisque chaque sexe joue un rôle bien précis dans la cérémonie. Deuxièmement, le lieu est particulier: plate-forme dressée pour l'occasion près du sanctuaire de Buyut, temple hindou dédié à la déesse Chandli, mât dressé au centre du village, étang dans la forêt. Troisièmement, chaque acte doit être accompli d'une certaine manière. Vénérer la chèvre implique des formules rituelles spécifiques. L'ordre dans lequel les différentes matières sont frottées sur les reliques est considéré comme très important. Quatrièmement, les instruments d'un rituel, épée consacrée ou reliques sélectionnées, sont des objets spéciaux qui ne peuvent pas, en principe, être remplacés par d'autres, plus pratiques. Enfin, le scénario, l'ordre dans lequel s'accomplissent les actions, est évidemment crucial. On ne va pas décapiter la chèvre avant de la bénir, manipuler les reliques avant que le gardien les ait nettoyées ou envoyer le bélier au chaman une fois qu'il est en haut du mât.

Les gens accomplissent des rituels en vue d'obtenir certains effets(recevoir la protection des dieux, transformer des garçons en hommes), mais le rapport entre les actes prescrits et le résultat escompté est souvent assez opaque. Les Javanais pensent que le fait de nettoyer les reliques et de les manipuler aura des effets bénéfiques, mais cela n'explique rien. Et pourquoi les manipuler dans un certain ordre? Pourquoi les faire circuler dans le sens contraire des aiguilles d'une montre? Un grand nombre de rituels ne s'accompagnent d'aucune explication du pourquoi des gestes prescrits. Les Kham Magar ne disent pas pourquoi le nouveau chaman doit mordre la langue d'un bélier plutôt que la patte d'un poulet. Et lorsque les explications existent, elles sont souvent comparables aux explications religieuses décrites au premier chapitre: elles demandent elles-mêmes à être expliquées. Par exemple, les Javanais font circuler les reliques dans le sens contraire des aiguilles d'une montre à cause de la croyance indonésienne selon laquelle ce mouvement concentre certains éléments(les bienfaits des reliques, dans ce cas précis) alors que le mouvement inverse les disperserait. Mais on

n'explique pas pourquoi [5].

On dit souvent que les cérémonies sont "chargées de signification" pour ceux qui les accomplissent. Grâce au rituel, les gens capteraient ou exprimeraient des messages importants concernant leur personne, leurs rapports mutuels et leurs rapports avec les dieux et les esprits. C'est même sans doute la première justification que les gens eux-mêmes proposent de leurs cérémonies. Mais les rituels sont-ils réellement porteurs de sens? Pour dire les choses crûment, quelle peut bien être la signification du fait de mordre la langue d'un bélier ou qu'un méchant personnage fasse semblant de tuer vos enfants? Quelle est l'information transmise? On se le demande. Et si on le demandait aux participants, ils trouveraient la question bien étrange. Dans la plupart des groupes humains, il y a des rituels mais pas d'explication valable de leur raison d'être ni de la manière de les pratiquer.(Même dans les endroits où des théologiens fournissent ces interprétations - en Inde par exemple -, la plupart des gens glissent sur cette exégèse et s'intéressent bien d'avantage à l'accomplissement exact du rituel lui-même.)

On comprend bien mieux ce qui se passe lors d'un rituel si on considère qu'il s'agit au contraire d'une machine à réduire l'information transmise. L'anthropologue Maurice Bloch a souligné que le langage dans lequel sont pratiqués les rituels est soit archaïque, auquel cas personne ne comprend très bien ce qui est dit, soit fait de formules qu'il faut répéter à l'identique à chaque cérémonie. Si l'on ajoute ce dernier point aux précédents(règles strictes définissant les actions, manque de relation claire entre ce qui est accompli et ce qui devrait en résulter), on comprend que les rituels sont bien moins chargés de sens que d'autres interactions sociales. Certes, on peut associer certaines idées à ce qui se passe dans un rituel, comme on peut le faire devant pratiquement tous les actes humains, mais il s'agit là surtout d'interprétations libres. On peut associer un grand nombre d'idées à chaque acte du rituel et n'avoir toujours aucune justification claire de la nécessité d'accomplir tel geste plutôt que tel autre. C'est pourquoi l'exégèse que les gens offrent de leurs propres rituels est toujours vague, circulaire, pleine d'interrogations et de mystères, souvent hautement idiosyncrasique [6].

Des gadgets remarquables

Comme le souligne l'anthropologue Roy Rappaport, même si les rituels transmettaient du sens, cela n'expliquerait pas pourquoi le sens doit être transmis de manière rituelle. La question resterait posée: pourquoi des exigences aussi rigides concernant le lieu, le scénario, les acteurs et les instruments? Par exemple, on peut dire que le mariage chrétien est une

transmission de l'autorité du père à l'époux, sous le regard de Dieu. À supposer que ce soit une interprétation valable, elle nous indique uniquement ce que les gens auraient pu communiquer sans l'aide d'un rituel, et c'est bien dommage si ce que l'on cherche à expliquer c'est pourquoi ils ont ressenti le besoin d'accomplir un rituel. La déesse Chandli étant sans doute au courant de ce qui se passe dans le village, pourquoi ne pas simplement tuer une chèvre et lui dire de venir prendre sa part quand elle voudra? Si les reliques de Buyut Celi sont protectrices, pourquoi ne pas les prêter aux gens qui ressentent le besoin d'être protégés? Lorsqu'un chaman a terminé sa formation, pourquoi ne pas laisser les anciens le mettre à l'épreuve et proclamer les résultats au lieu de se lancer dans cette mise en scène dangereuse et visiblement peu pertinente? Puisque les garçons finissent toujours par grandir, pourquoi ne pas réunir tout le village pour constater qu'ils sont devenus des hommes et décider de les traiter comme tels? Ces questions directes nous viennent à l'esprit à propos de cérémonies exotiques, mais elles se posent avec autant d'acuité pour celles qui nous sont familières. Pourquoi le marié doit-il attendre devant l'autel pendant que le père et sa fille remontent l'allée? Pourquoi inviter des parents et des amis à l'événement? Pourquoi le baptême, la communion, les funérailles? Pourquoi s'embêter avec tout ça [7]?

Le problème est donc d'expliquer pourquoi les gens ont besoin de recourir à ce qui semble être un mode d'action particulier, selon le terme employé par les anthropologues Caroline Humphrey et James Laidlaw. Dans la mesure où le phénomène est général, il semblerait qu'une explication psychologique s'impose. Cependant, le rituel n'est pas une activité pour laquelle l'on puisse démontrer des dispositions spécifiques ou un avantage adaptatif particulier. Il est difficile d'imaginer, même à titre d'exercice, comment les humains auraient pu développer une capacité ou une disposition à organiser des cérémonies collectives, comment les gènes responsables de cet instinct se seraient répandus mieux qu'un génotype non ritualiste. Certains anthropologues ont proposé des scénarios très hypothétiques de l'apparition des rituels dans les sociétés humaines. Pour accomplir ensemble un rituel, il faut agir de façon coordonnée, puisque chaque personne doit jouer le rôle qui lui est assigné par le scénario du rituel. Cela aurait pu rendre les groupes plus cohérents, et permettre à certaines coalitions de gagner de l'influence dans le groupe. Si cela constituait un avantage individuel pour les gens, la capacité ou la propension à faire des rituels aurait pu s'inscrire au nombre des dispositions humaines [8].

Mais ces hypothèses sont un peu fragiles. Non seulement parce qu'il

est difficile de reconstituer ce qui s'est passé dans des temps très anciens mais aussi à cause de l'énorme lacune qu'elles comportent. En effet, l'évolution ne crée pas de comportements spécifiques, elle crée une organisation mentale qui incite les individus à se comporter de façon spécifique. Pour que ces scénarios soient convaincants, il faudrait pouvoir démontrer que nos ancêtres nous ont légué une "disposition ritualiste" et décrire en quoi elle consiste. Mais nous n'avons pas la moindre preuve, jusqu'ici du moins, qu'il existe dans le cerveau un système rituel. Et même si nous le découvrions, il resterait à expliquer pourquoi les gens recourent encore à des rituels dans toutes sortes de circonstances. En effet, les rituels sont utilisés à des fins incroyablement variées: pour favoriser les récoltes et tenir la maladie à distance, pour célébrer la naissance et le mariage, pour guérir les malades et aider les morts à atteindre l'autre monde, pour ordonner les prêtres et initier les jeunes gens, pour apaiser la colère des dieux ou s'assurer leur protection, etc. Les auteurs qui veulent expliquer le rituel par une origine unique supposent donc que nos ancêtres ont d'abord accompli des rituels pour une raison précise(pour améliorer la cohésion sociale, faire la guerre, mettre de l'huile dans les rapports entre hommes et femmes) et ont ensuite étendu cette pratique à d'autres circonstances. Même si cet ordre chronologique pouvait être démontré, cela ne nous dirait pas pourquoi les gens sont disposés aujourd'hui à accomplir des rituels dans des occasions différentes de la situation originelle.

L'erreur consiste peut-être à supposer qu'une capacité ou propension unique du cerveau humain rendrait compte de l'existence de cérémonies présentes dans tous les groupes humains. J'ai déjà insisté sur le fait qu'un grand nombre de créations culturelles, des arts visuels à la musique en passant par le statut inférieur des tanneurs et la fascination pour les cadavres, réussissent parce qu'elles activent plusieurs capacités mentales qui ont chacune d'autres fonctions très précises. Autrement dit, une bonne partie de la culture humaine est constituée de gadgets cognitifs qui ont le pouvoir de capturer l'attention et qui sont très pertinents du simple fait que l'esprit humain est organisé comme il l'est.

Le même genre de phénomène est peut-être à l'origine des rituels, ce qui permettrait d'expliquer au moins trois propriétés importantes:

Premièrement, l'action au cours d'un rituel n'est pas le même type d'action que dans d'autres contextes, comme n'importe quel participant le sait bien. Cependant, c'est là une impression particulièrement difficile à préciser. Bien que chaque geste soit censé avoir un effet direct, le rituel n'est pas un travail ordinaire parce que le lien entre ce qu'on fait(exemple: mordre la langue d'un bélier) et l'effet recherché(devenir

un vrai chaman) n'est pas évident. Bien qu'il y ait beaucoup de mise en scène(exemple: la prétendue mise à mort des garçons), ce n'est pas du théâtre, parce que les conséquences sont réelles. Ce qui fait la spécificité d'un grand nombre de rituels c'est que ces éléments de travail et de jeu s'accompagnent d'un sentiment d'urgence, c'est-à-dire l'intuition qu'il faut les accomplir de la manière prescrite, faute de quoi quelque chose de terrible peut arriver. Remarquons toutefois qu'on ne dit pas pourquoi l'accomplissement correct du rituel écarte ce danger, ni d'ailleurs en quoi consiste le danger. En fait, ce problème du sentiment d'urgence se résout facilement si l'on considère d'autres situations où l'esprit humain ressent cette émotion.

Deuxièmement, beaucoup de rituels ont des conséquences sociales: le mariage fait de deux amants un couple légitime, l'initiation fait d'un garçon un homme, le sacrifice d'un mouton scelle votre alliance avec un autre village. C'est le problème de l'effet social, qui n'est plus un mystère dès que l'on sait comment l'esprit humain comprend(parfois de travers) le réseau de relations sociales qui l'entoure.

Troisièmement, et c'est sans doute l'essentiel étant donné notre propos, la notion d'agents surnaturels est incluse dans de nombreux rituels; le mariage prend Dieu ou les ancêtres à témoin, le sacrifice est dirigé vers les esprits. Ce problème de la participation surnaturelle se comprend mieux quand on constate que cette participation est en réalité facultative, comme en témoignent les rituels sans dieux ni esprits. Autrement dit, ce que font les dieux dans un rituel se comprend mieux quand on réalise qu'ils viennent s'ajouter à une activité humaine qui n'en a pas réellement besoin. Comme nous le verrons, la croyance aux dieux et aux esprits ne nécessite pas qu'on ait des rituels, mais comme les gens en ont pour d'autres raisons, dieux et esprits deviennent bien plus convaincants lorsqu'ils se trouvent associés à ces activités remarquables.

À partir de ces trois propriétés, il est possible de mettre en lumière les raisons pour lesquelles les cérémonies sont signifiantes pour l'esprit humain. Tous les rituels n'ont pas ces trois caractéristiques, mais ceux qui les possèdent sont d'autant plus pertinents et transmis avec succès. Cela peut nous aider à comprendre pourquoi les concepts religieux sont généralement accompagnés d'au moins quelques rituels.

Le sentiment intuitif d'urgence

C'est en observant l'accomplissement des rituels et en apprenant des autres à quel contexte correspond chacun d'eux que les gens acquièrent la connaissance des prescriptions rituelles. Les exigences du rituel sont

formulées dans des règles spécifiques. Exemples: "Si vous voulez offrir une chèvre à Chandli, il faut d'abord que le brahmane bénisse l'épée"; ou "Pour obtenir la protection de l'esprit, faites circuler les reliques dans le sens contraire des aiguilles d'une montre(sinon vous mourrez)". On pourrait donc penser que les règles du rituel sont simplement un type de convention sociale parmi d'autres. On sait que les êtres humains s'entourent d'un grand nombre de règles sociales apparemment arbitraires. Mais si les prescriptions rituelles sont de simples conventions, comme le port d'un costume dans certaines circonstances, on comprend mal pourquoi elles s'accompagnent d'un sentiment d'urgence. En fait, les prescriptions rituelles sont des exemples de ce que les psychologues appellent des règles de précaution, et sont présentées comme ce qu'il convient de faire pour écarter tout danger: un brahmane qui tuerait lui-même la chèvre serait souillé; offrir la chèvre en sacrifice avant d'avoir consacré l'épée serait une insulte à la déesse; manipuler les reliques n'importe comment pourrait être mortel [9].

D'où vient cette ardente obligation? On pourrait penser que l'explication est simple: les rituels s'adressent à des dieux et à des esprits, ou ils impliquent leur participation. Ces agents puissants sont censés être capables d'affecter la santé ou le bonheur des gens, et leur protection est indispensable pour avoir de bonnes récoltes, de nombreux enfants, la paix civile et échapper aux désastres naturels. Mais cet argument est légèrement trompeur. Les gens ne naissent pas avec les notions de dieux et d'esprits puissants dans la tête. Ils les acquièrent en écoutant les autres et en les regardant faire. L'accomplissement de rituels est l'un des éléments extérieurs que l'on peut observer longtemps avant d'avoir acquis les notions complexes de dieux et d'esprits. Il est donc possible que les rituels soient moins le résultat de la représentation des pouvoirs divins que l'une de ses nombreuses causes. En effet, les rituels sont organisés de façon à donner une certaine forme et une certaine teneur aux concepts d'agents surnaturels et à rendre plus plausible l'implication des dieux dans la vie des gens.

Ce qui confère aux rituels cette ambiance particulière que l'on retrouve dans tant de contextes culturels différents, c'est non seulement leur rigidité mais aussi un ensemble d'éléments récapitulés par l'anthropologue Alan Fiske: "L'insistance sur un certain nombre de couleurs; le souci de la souillure, de la pureté et donc de la purification; l'évitement du contact; des façons particulières de toucher; la peur de sanctions graves, immanentes, provoquées par la transgression des règles; l'accent mis sur les frontières et les seuils; les dispositions

symétriques et autres configurations spatiales particulières [10]."

Parmi les nombreux points communs que l'on constate dans des environnements culturels très divers, on trouve cette obsession des limites, notamment la délimitation d'un espace spécial à l'intérieur des lieux cérémoniels. De fait, pour l'historien des religions Veikko Anttonen, cette obsession des limites est probablement le seul fil qui relie des concepts autrement très différents d'objets et d'espaces "sacrés". Autre thème fréquent, celui de la pureté, de la purification, de la propreté des participants et des objets. Le maniement des reliques par les Javanais - présenté comme un nettoyage bien que les objets ne soient pas nettoyés au sens habituel du mot - est précédé par un repas cérémoniel. Les poulets réservés pour ce repas doivent tous être parfaitement blancs, ils sont lavés trois fois par le gardien du sanctuaire avant d'être tués et à nouveau après avoir été plumés. La préparation du repas est confiée à une femme mûre, ménopausée, car la menstruation est considérée comme une souillure. Les fleurs apportées pour le repas doivent aussi être sans défaut et personne ne doit en humer le parfum car cela les souillerait [11].

Règles obsessionnelles

Quelles sont les capacités psychologiques impliquées dans tout ceci? Les rituels ne sont pas des comportements ordinaires. Ils semblent plus proches des actes automatiques et irrésistibles accomplis aussi indéfiniment qu'inutilement par les personnes souffrant de troubles obsessionnels compulsifs(TOC). Celles-ci ressentent par exemple le besoin de se laver les mains des centaines de fois par jour, de vérifier cinquante fois qu'ils ont bien verrouillé leur porte, ou d'accomplir des suites compliquées d'actes dénués de signification avant de commencer leur journée. Ces patients savent bien que leur compulsion est irrationnelle, mais ils ne peuvent pas s'en empêcher. Cesser d'accomplir ces actes répétitifs est au-delà de leur pouvoir. La seule idée de ne pas reproduire exactement l'ensemble de la séquence les remplit d'angoisse [12].

Bon nombre d'auteurs ont remarqué la similitude entre ce syndrome et les rituels, bien qu'il soit difficile de tirer des conclusions d'un tel parallèle. Certains ont décrit le rituel comme une forme d'obsession collective, d'autres ont vu dans l'obsession un rituel religieux privé. Ni l'une ni l'autre de ces interprétations n'avait beaucoup de sens car on ne savait presque rien des processus mentaux impliqués dans un cas comme dans l'autre. La comparaison était motivée par la présence, dans les deux types de situations, d'actes sans signification pratique mais

devant être accomplis et la répétition dans le temps d'actes similaires. La plupart des anthropologues en ont conclu qu'il s'agissait sans doute d'une coïncidence.

Mais l'anthropologue Alan Fiske a rouvert le dossier en montrant que ces similitudes entre rituels et comportements obsessionnels compulsifs sont plus profondes que la simple répétition d'actes sans portée pratique. Après avoir comparé des centaines de rituels avec des descriptions cliniques de TOC, Fiske a montré que les mêmes thèmes revenaient constamment dans les deux cas. La liste qu'il a dressée des thèmes communs aux rituels peut en effet servir de description clinique des TOC. Dans les deux cas, l'accent est mis sur la pureté et la souillure; la souillure peut être évitée par certaines actions; on ne dit pas clairement en quoi ces actions particulières produisent ce résultat; les actions consistent en gestes répétitifs; il y a danger à ne pas accomplir ces gestes ou à dévier du scénario habituel; enfin, il n'y a souvent pas de rapport évident entre les actes accomplis et leur signification: dans les rituels, on peut frotter une lame avec des copeaux de bambou et dire qu'on l'a "nettoyée", dans les TOC, on peut éviter de marcher sur les lignes du trottoir et supposer que cela assure une protection [13].

Cette analyse est arrivée à un moment où la connaissance neuropsychologique des troubles obsessionnels compulsifs, de leur origine cérébrale, progressait. Ce syndrome n'est pas dû à la combinaison arbitraire d'une peur diffuse et de concepts étranges. Il provient d'un dysfonctionnement spécifique de certaines fonctions organisatrices du cerveau(et répond assez bien à un traitement médicamenteux). Il est associé à l'activation anormale d'aires cérébrales précises qui assurent la combinaison entre projets et émotions. Certaines de ces aires sont impliquées dans la production de réponses émotionnelles à des situations réelles mais aussi possibles. Elles sont indispensables à notre fonctionnement quotidien, parce que nous sommes constamment conduits à choisir entre différentes lignes de conduite, auxquelles ces systèmes fonctionnels donnent plus ou moins de valeur. Et nous sommes constamment en train d'envisager les conséquences possibles de nos choix, si bien que nous devons nous représenter les effets possibles de chaque ligne de conduite. Nous ne pouvons pas opérer normalement sans un sens aigu des dangers potentiels dus à chacun de nos actes. Le sentiment que le danger se cache derrière le moindre de nos actes est le pain quotidien de ces systèmes, bien que nous en soyons rarement conscients. Vous êtes sur le marchepied d'un train sur le point de s'arrêter. Le système mental concerné par la planification et le contrôle du comportement moteur

peut par exemple envisager de sauter sur le quai avant l'arrêt. Mais le système rejettera ce projet à cause de ses conséquences possibles. Il donnera donc au projet de sauter une légère valeur émotionnelle négative, à peine perceptible mais suffisante pour nous détourner de cette ligne de conduite. Différentes possibilités d'actions sont considérées et, pour la plupart, rejetées par nos systèmes mentaux de planification sans que nous en ayons conscience. On ne sait pas encore très clairement à quoi est due l'activation anormale de ces systèmes chez les personnes souffrant de TOC, mais les découvertes de la neuro-imagerie et de la physiologie permettent de penser qu'une légère exagération de la fonction normale suffit. Chez les personnes atteintes, ces systèmes semblent "parler" assez fort, pourrait-on dire, pour entraîner le comportement moteur - les patients ne peuvent s'empêcher de répéter certaines suites de gestes - et aussi l'émotion, de sorte que le non-accomplissement crée un sentiment intense de peur ou d'angoisse [14].

Urgence et précautions rituelles

Qu'il y ait des parallèles entre les rituels et les TOC ne veut pas dire qu'il s'agit de la même chose. Cela suggère simplement que certains éléments du rituel provoquent l'activation des systèmes mentaux dont les effets sont sur-amplifiés, pourrait-on dire, dans les TOC. Plusieurs éléments des scénarios rituels activent notamment le système contagion, qui est à l'affût de contaminants indétectables. Ce système produit l'intuition qu'il est dangereux de manipuler des ordures, des excréments ou des cadavres en décomposition, une notion très facilement acquise dans l'enfance et qui ne nous quitte plus. Le système déclenche un sentiment intense de peur et de dégoût ainsi qu'un fort désir d'éviter les substances en question, sans fournir pour autant une description du danger encouru. Il nous incite aussi à imiter les précautions prises par les autres contre un danger potentiel, même si rien n'indique en quoi ces précautions sont efficaces. C'est, par exemple, la raison pour laquelle les gens sont facilement convaincus que la préparation de certains aliments requiert absolument les précautions particulières à leur culture et s'aventurent rarement à essayer d'autres méthodes.

Les rituels abondent en éléments qui activent le système contagion. Par exemple, l'accent mis sur le nettoyage, la délimitation d'un espace de sécurité(isolant l'intérieur, qui ne doit pas être en contact avec l'extérieur), suggère une contamination possible. C'est peut-être ce qui explique les émotions et les comportements analogues que l'on rencontre dans bon nombre de rituels. Le danger potentiel est perçu

intuitivement sans qu'aucun danger n'ait besoin d'être décrit explicitement. Des règles strictes et précises doivent être impérativement suivies même si aucune relation claire n'est formulée entre ces règles et le danger à éviter. Ce sentiment d'impérieuse nécessité pourrait résulter de l'activation d'un système spécialisé dans la prise de précautions contre les risques indétectables. Tout artefact culturel évoquant ce genre de situation(une prescription rituelle, par exemple) et présentant les indices habituellement traités par le système contagion est fortement susceptible de retenir l'attention. Il ne serait donc pas surprenant que les gens se sentent émotionnellement tenus d'accomplir leurs rituels comme il faut et qu'ils redoutent des dangers impossibles à détecter directement, car c'est précisément à cela que sert le système contagion. Ces caractéristiques des rituels sont donc moins caractéristiques des rituels en tant que tels que du système qui fait d'eux des dispositifs cognitifs fortement saillants.

Ce n'est là qu'un aspect du phénomène. Les gadgets rituels retiennent l'attention mais ils servent aussi des buts précis. Comme je l'ai dit au début, les gens ont toutes sortes de raisons d'accomplir un rite particulier à un moment particulier. Ces raisons tiennent généralement aux effets de la cérémonie, à ses résultats escomptés. En quoi consistent donc ces résultats produits par les rituels, que d'autres formes d'action sont incapables d'obtenir?

Un échange sans partenaire

Dans le monde entier, on offre des animaux et d'autres offrandes aux dieux, aux esprits et aux ancêtres pour écarter la maladie, s'assurer de bonnes récoltes, faire tomber la pluie et, plus généralement, pour s'attirer les faveurs des agents surnaturels. L'exemple proposé au début de ce chapitre est de cette nature. Les déesses hindoues sont impliquées dans les événements quotidiens, elles peuvent apporter ou éviter le malheur. Il est donc raisonnable de leur sacrifier une chèvre et de la consacrer pour la rendre digne de ce sacrifice. L'importance du sacrifice par rapport à d'autres cérémonies est très variable: dans l'hindouisme, un système très complexe de rites sacrificiels occupe une place centrale; dans l'islam, le sacrifice est important mais réservé à quelques célébrations annuelles; dans le christianisme, ce genre de rituel est marginal.

Les Kwaio sacrifient souvent des cochons à leurs ancêtres au cours de cérémonies élaborées qui consacrent l'animal à un adalo particulier. D'après Keesing, les ancêtres ont bien des raisons d'exiger de tels sacrifices. Tout d'abord, ces rituels les apaisent en cas de transgression

de règles comme l'interdiction de traverser les parties abu(interdites) du village. Ensuite, les ancêtres qui se sentent négligés et adorent toujours la viande de porc provoquent des maladies ou des malheurs pour en obtenir. Enfin, les Kwaio élèvent certains cochons pour un ancêtre particulier dont la protection leur est indispensable.

La théorie commune du sacrifice, sa justification, c'est que le malheur peut être tenu à distance et la prospérité, la santé ou l'ordre social préservés si les personnes concernées entrent avec les dieux dans une relation d'échange mutuellement bénéfique. Pour revenir au cas des Kwaio, les ancêtres pardonnent une transgression si on leur offre un cochon et acceptent de protéger ceux qui font leur offrande préventivement. La logique de ces échanges est parfaitement évidente pour tous les êtres humains, dans le monde entier, sans autre explication, puisque ces inférences sont fournies par nos systèmes mentaux sociaux. Jusque-là, rien de mystérieux.

Cependant, en tant qu'échange, les sacrifices sont pour le moins paradoxaux. Car tout le monde sait bien que les animaux sacrifiés sont généralement consommés par les participants. Cette ironie n'échappe pas aux Kwaio dont certains disent à Keesing qu'on "triche" en promettant des cochons aux ancêtres puisque ceux-ci ne peuvent pas réellement en profiter. Dans beaucoup d'endroits, les gens trouvent un moyen habile de tourner cette difficulté conceptuelle. Ils disent que les dieux aiment l'odeur de la viande, qu'ils ingèrent la fumée, qu'ils se repaissent de l'âme de l'animal, etc. De l'extérieur, ces explications sont souvent considérées comme autant de moyens de dissimuler le fait gênant que les bénéficiaires de la cérémonie ne peuvent en fait rien recevoir. Mais cette analyse de la situation n'est pas non plus satisfaisante.

On offre souvent des sacrifices en échange de bonnes récoltes et de gibier abondant. Mais les gens ont aussi l'intuition que le résultat de leurs travaux agricoles ou de leurs chasses dépend essentiellement de leur propre action. De fait, malgré la protection garantie par le rituel, ni les paysans ni les chasseurs ne se dispensent de faire ce qu'il faut pour accroître leurs chances de réussite. Certes, on offre une chèvre aux dieux, mais on laboure tout de même son champ le mieux possible. La façon dont les dieux récompensent les hommes n'est jamais décrite ni envisagée. Si la récolte est bonne et le gibier nombreux, pensent les gens, c'est peut-être bien à cause des sacrifices, mais ce n'est qu'une supposition que rien d'évident ne vient étayer.

Dans ces situations, donc, les gens offrent des biens matériels aux

ancêtres, mais la part qu'en reçoivent les ancêtres n'est pas évidente, pas visible, pas matérielle. En échange, les gens reçoivent une protection qui n'est ni évidente ni visible. On peut donc supposer qu'il existe une correspondance intuitive entre ce que les gens pensent donner(après tout, pourquoi certains agents ne se nourriraient-ils pas de fumée ou d'âmes, même si cela viole nos intuitions?) et ce qu'ils pensent recevoir(après tout, il n'est pas impossible que les dieux aident vraiment les hommes, même si c'est difficile à démontrer).

Autre raison pour que les cérémonies soient intuitivement justifiées: dans bien des cas, l'attention est moins mobilisée par l'échange virtuel avec des partenaires invisibles que par l'échange réel ou la distribution des ressources entre les participants. Les sacrifices sont souvent des occasions de partage communautaire. Les Kwaio ne se contentent pas de consacrer le cochon à un ancêtre et de le manger.

Ils le partagent avec l'ensemble du groupe. Les rituels sacrificiels sont souvent accomplis dans cet esprit de partage inconditionnel, contrairement aux échanges sociaux ordinaires. Le sacrifice annuel d'un mouton chez les musulmans, par exemple, doit être une affaire collective et il faut partager la viande entre les familles. Ceux qui n'ont pas les moyens d'accomplir le rituel peuvent compter sur les dons de leurs voisins ou même d'étrangers.(Dans beaucoup de cultures, de manière symétrique, il serait étrange de pratiquer un échange de ressources coûteuses sans "dédier" au moins une partie du festin aux ancêtres, dieux ou esprits. Là où j'ai travaillé au Cameroun, les gens qui ouvrent une bouteille pour boire avec leurs amis doivent en verser quelques gouttes sur le sol "pour les ancêtres". Le simple fait de partager un bien avec des personnes réelles est transformé en échange avec des partenaires imaginaires.) Dans d'autres rituels sacrificiels, les gens font très attention à la manière dont l'animal est découpé et distribué. Les Fang surveillent de près qui reçoit quelle partie de la chèvre, chaque partie étant assignée à une personne en fonction de sa relation généalogique avec le chef de famille qui offre l'animal aux ancêtres.

Fabriquer des hommes

On peut trouver toutes sortes de justifications officielles aux cérémonies, on peut avoir des idées sur les effets qu'elles produisent, mais il est difficile de comprendre pourquoi les gens considèrent ces justifications et ces idées comme intuitivement plausibles si l'on ne tient pas compte des relations sociales impliquées. Et j'entends par là non seulement les relations préexistantes entre les individus qui se groupent

pour accomplir une cérémonie, mais aussi la façon dont des relations sont créées ou modifiées par le rituel.

Bien des rituels produisent d'importantes modifications des interactions sociales, qui ne sont pas toujours celles que l'on présente comme leur raison d'être. Exemple: le rite d'initiation gbaya de Centrafrique mentionné au début de ce chapitre. Nombreuses sont les cultures où les adolescents doivent subir des épreuves initiatiques longues et souvent douloureuses pour être considérés comme des membres du groupe à part entière. Ces rituels sont généralement bien plus complexes et répandus dans leur version exclusivement masculine. Les garçons sont parfois "formés" pendant plusieurs années avant de réintégrer la communauté en tant qu'hommes.

Les anthropologues ont toujours été fascinés par ces rites à cause de leur longueur et de leur complexité, mais aussi à cause de la contradiction entre ce qui se passe et sa justification. L'explication la plus fréquente de ces rites est que les garçons doivent acquérir la connaissance et les pratiques secrètes qui définissent l'âge d'homme. Toutefois, l'initiation ne ressemble en rien au lycée ou à un camp de scouts. La connaissance secrète se réduit souvent à rien, sinon à quelques paradoxes. On dit parfois aux jeunes gens que le secret du rite c'est précisément qu'il n'y a pas de secret, ou qu'il leur sera révélé à un stade ultérieur de l'initiation. Ces rites semblent promouvoir ce que l'anthropologue Frederik Barth a appelé une "épistémologie du secret", l'idée que la connaissance est intrinsèquement dangereuse et ambiguë. Les rituels des Baktaman de Nouvelle-Guinée étudiés par Barth comprennent différents stades, effectués à quelques années d'intervalle, au cours desquels les jeunes gens sont censés apprendre d'importants secrets et le sens caché de certains rites. Mais ce qui est révélé à chaque étape contient de nouveaux mystères qu'un prochain rituel est censé éclairer. Les quelques jeunes gens qui accomplissent l'ensemble du cycle n'apprennent pas grand-chose, sinon que la connaissance secrète consiste en une série de secrets successifs sans conclusion évidente.

Bien que l'initiation soit parfois présentée comme un processus de transformation des enfants en chasseurs ou en guerriers compétents, aucune formation ne leur est donnée pendant ces longues périodes de réclusion. L'art de la manœuvre et la stratégie ne sont évidemment pas les aspects essentiels des cérémonies. De fait, bien des rites initiatiques comportent de longues séries d'épreuves douloureuses et des épisodes de torture qui ne sont guère faits pour améliorer les capacités guerrières des garçons. Transpercer le pénis ou disloquer les orteils des candidats a

sans doute un effet considérable sur eux, mais pas celui de les rendre plus aptes à se battre [15].

L'anthropologue Michael Houseman a montré pour sa part que des événements paradoxaux, qui créent une sorte de flou cognitif, sont au centre des initiations masculines. Chez les Beti du Cameroun, par exemple, on dit aux garçons pendant l'initiation de se laver dans des mares boueuses. S'ils obéissent, on les frappe parce qu'ils sont sales; s'ils refusent, on les frappe pour avoir désobéi, évidemment. On leur dit encore que s'ils traversent toutes les épreuves ils seront récompensés par un festin de viande et de gras d'antilope. Mais on ne leur offre qu'un mélange de viande pourrissante, de sperme et d'excréments. On les envoie chasser dans la forêt mais ce sont eux qui servent de cible aux attaques de leurs aînés. Il existe aussi un paradoxe dans l'organisation même de ce rituel. Les hommes déclarent qu'ils vont emmener les enfants et les tuer en secret pour en faire des adultes. Une fois arrivés au camp, ils informent les candidats qu'il s'agissait d'une supercherie destinée à abuser la naïveté des femmes; en vérité ils ne seront pas tués. Mais avant que les candidats aient pu se détendre, ils sont plongés dans une série d'épreuves violentes, inattendues, sans rapport avec le "secret" officiel.

Selon Houseman, cette façon d'infliger un choc réel et douloureux dans le cadre d'une supercherie avouée mais dépourvue de contenu est très courante dans ce type de rites. Il s'agit d'un étrange tour de passe-passe relationnel: on donne aux candidats deux versions incompatibles de ce qui se passe. Les hommes adultes sont à la fois leurs tortionnaires secrets et leurs alliés dans la supercherie destinée aux femmes. Avant de se rendre au camp d'initiation, les jeunes Gbaya chantent: "Père, est-ce que tu te moques de moi?" Une fois les rituels accomplis, la question reste posée. Comme le disent la plupart des participants, on n'arrive pas à comprendre ce qui s'est passé, mais de toute évidence il s'est passé quelque chose qui, d'une manière ou d'une autre, les a transformés [16].

Alors pourquoi se donner tant de mal? La contradiction entre l'objectif officiel(l'initiation est censée fabriquer des hommes) et les moyens employés est frappante. L'objectif officiel lui-même est plus complexe qu'il n'y paraît. Comme l'affirment les participants, on n'est pas réellement un homme, un "vrai", un homme "complet", à moins d'être passé par l'initiation. Mais, prises au pied de la lettre, ces assertions n'ont guère de sens. Tout le monde sait très bien, dans ces sociétés, que les garçons deviendront des hommes quoi qu'il arrive, rituel ou pas. Ces affirmations expriment donc une norme sociale, pas un fait. Elles concernent ces interactions qui doivent avoir lieu entre hommes adultes

mais qui ne sont pas garanties par la seule croissance biologique. Dans les sociétés tribales qui pratiquent ce genre de rituels, ces interactions consistent à chasser ensemble, créer des coalitions et faire la guerre, à défendre le groupe et organiser les mariages. Ce sont là des situations où le succès dépend d'une interaction organisée, où il est difficile d'évaluer à l'avance les dispositions de chacun à coopérer, où il peut être tentant de se dérober, ce qui mettrait en danger l'ensemble du groupe, et où il serait difficile de punir le déserteur après coup.

Les épreuves rituelles prennent tout leur sens si l'on tient compte du fait que la guerre et la solidarité tribale activent des systèmes mentaux favorables aux conduites de coalition. Comme je l'ai expliqué au chapitre 3, les coalitions diffèrent de groupes ordinaires en ce qu'elles peuvent lancer des opérations extrêmement risquées si certaines conditions sont remplies. Chaque membre d'une coalition doit signaler qu'il a l'intention de coopérer, quel qu'en soit le coût. Il semble que les rituels d'initiation jouent sur ces intuitions. Le meilleur moyen de savoir si les jeunes gens sont prêts à payer le prix fort pour faire partie d'une coalition, c'est de les faire payer d'avance, pour ainsi dire, en leur infligeant des souffrances. Mais il y a plus. Pour qu'une coalition fonctionne, il ne suffit pas que ses membres acceptent d'en payer le prix; il faut aussi qu'ils aient confiance dans la détermination des autres à coopérer. L'initiation n'apporte pas grand-chose aux jeunes gens, mais elle leur permet de s'assurer mutuellement de leur loyauté envers la coalition. Ce qui se produit au cours de ces rites et qui produit des effets réels, ce n'est donc pas tellement la transformation des participants eux-mêmes mais la possibilité de bâtir des coalitions solides entre eux.

Les apparences de ce type de rituel sont trompeuses, même pour ceux qui y participent et qui sont à la fois désorientés et fascinés par le "tour de passe-passe relationnel" qui s'y produit: on croit être de connivence avec les hommes pour duper les femmes, les enfants et le reste du village, mais ce qui se passe en secret n'a rien à voir avec cela. Ce que j'appelle un "tour de passe-passe relationnel", c'est une façon d'agir envers les autres qui est difficile à comprendre ou même à décrire, mais qui est intuitivement liée aux effets de la cérémonie. Sans savoir clairement pourquoi, les jeunes gens sentent que ce "jeu" si particulier produit des modifications importantes dans leurs relations. Et c'est vrai, même si le "comment" de la chose n'est pas facile à expliquer.

Marquer et créer des occasions

Le rituel modifie les relations sociales sans que les participants sachent très bien comment. Cela est vrai de rituels très courants, bien

éloignés de l'initiation. Considérez par exemple les nombreux rituels par lesquels les gens "marquent" une occasion, ces cérémonies organisées autour d'événements qui auraient lieu de toute façon. Un enfant est né, deux personnes ont fondé une famille. Les gens disent que l'enfant n'est pas "vraiment" né tant qu'un rituel de naissance n'a pas été accompli. Or ces mêmes gens savent pertinemment que les enfants n'ont pas besoin d'un rituel pour naître et pour vivre. Dans beaucoup d'endroits, une cérémonie marque la venue au monde officielle des enfants; avant cela il serait inconvenant de parler de leur naissance. Mais les réactions émotionnelles des parents sont évidemment présentes bien avant le rituel. De la même façon, les rituels de mariage sont pratiquement universels, alors que tout le monde sait que rien n'empêcherait deux adultes de fonder une relation sexuelle et économique durable en son absence. Là encore, il s'agit de normes plus que de faits. Mais si tel est le cas, pourquoi marquer ainsi les occasions par des dispositifs rituels?

La réponse anthropologique classique - qui me semble être sur la bonne voie - est que ces événements, pour "privés" qu'ils paraissent, ont des conséquences importantes pour la communauté. De fait, la plupart des groupes humains trouveraient curieuse l'idée que la naissance ou le mariage sont des affaires "privées". En ayant des enfants, les gens créent une situation nouvelle des ressources et des échanges sociaux. Les enfants sont l'objet d'un plus grand investissement de la part de leurs parents biologiques que de toute autre personne. La disposition à nourrir et protéger ses propres enfants plutôt que d'autres est une tendance humaine générale, pour des raisons évolutionnistes évidentes. Certes la nature des ressources et de la protection varie grandement d'un groupe à l'autre, de même que la façon de les acquérir. Mais il n'en reste pas moins que la coopération avec les gens n'est pas la même selon qu'ils ont ou non des enfants, combien, de quel âge, etc.

C'est pourquoi toute naissance est un événement social, et pour cette même raison que pas mal de rituels de naissance(baptême, circoncision, etc.) ont lieu quelque temps après la naissance. Beaucoup de sociétés considèrent que l'enfant n'est pas "vraiment" né avant ces cérémonies. Cela serait paradoxal si l'événement célébré était réellement la naissance biologique. Mais dans la plupart des environnements humains, jusqu'à peu, à cause de la mortalité infantile élevée, la venue au monde d'un enfant n'était que la promesse d'avoir un enfant dans lequel investir. Le délai entre naissances et rituels semble confirmer que ces derniers ne sont pertinents que si l'enfant semble être là pour de bon, ce qui implique un réajustement des interactions entre les gens pour tenir

compte de l'investissement parental.

Un argument anthropologique analogue explique pourquoi les mariages sont des événements publics. Là aussi, les détails de la célébration varient énormément en fonction du type d'organisation familiale, du statut relatif de l'homme et de la femme, du degré d'autonomie des femmes et des règles particulières de l'échange matrimonial. Néanmoins, le besoin d'un rituel est ressenti dans la plupart des groupes humains et, presque partout, ce rituel doit être aussi manifeste que possible. Le moyen le plus simple et le moins coûteux est de faire beaucoup de bruit. Lorsque les ressources le permettent, on signale aussi l'événement par un spectacle visuel. L'idée que le mariage est un arrangement "privé" entre deux personnes est l'exception, pas la règle.

Car tout mariage crée une situation qui modifie la donne sexuelle et reproductive dans le groupe, en ce qu'il soustrait deux individus du nombre des partenaires possibles et crée une unité où l'accès sexuel, l'investissement parental et la coopération économique sont réunis autour d'un pacte stable. Cela veut dire que les interactions de chacun avec les individus concernés, en terme d'accès sexuel, de coopération économique, d'échange social ou de loyauté doivent être "réalignées" pour tenir compte de la nouvelle situation. Cela crée des problèmes de coordination. Tout d'abord, en l'absence de repères précis, à quel moment les autres membres du groupe doivent-ils modifier leur façon d'interagir avec ces personnes? Car les autres membres du groupe doivent modifier leur comportement au même moment et de la même façon. Si vous commencez à traiter la nouvelle famille comme une famille alors que les autres traitent encore l'un des membres du couple comme s'il n'était pas marié, vous risquez de laisser passer des occasions sexuelles, par exemple. Ou si vous pensez à tort que les ressources d'une personne vont maintenant être principalement consacrées à son couple monogame, vous risquez de manquer une occasion d'emprunter ou d'utiliser certaines de ces ressources. Il est donc commode d'établir une distinction claire entre l'avant et l'après, et une convention au terme de laquelle le groupe modifiera son attitude à partir de ce moment-là. Même en Occident, les gens immergés dans une idéologie profondément individualiste ont toujours l'intuition que les interactions sociales sont ce qui rend le rituel pertinent.

L'interaction qui a lieu pendant un rituel est très étrange et suscite des effets sociaux que les gens ne savent pas très bien décrire. Mais cela soulève une question difficile: pourquoi les gens ont-ils recours à des cérémonies rituelles dans ce genre de circonstances? Pourquoi tout ce

bruit autour de relations sociales si les relations sociales sont notre environnement le plus familier? Qu'est-ce qui rend le dispositif rituel pertinent? Pour le comprendre, nous devons prendre en considération une caractéristique surprenante des êtres humains. Bien que nous ayons une expérience constante de la vie en société, nous ne la comprenons pas très bien, voire pas du tout.

Dans les chapitres précédents, j'ai décrit divers aspects psychologiques de l'interaction sociale: par exemple, les sentiments moraux en tant que stratégie adaptative ou la détection des tricheurs comme moyen de garantir la coopération. Chaque fois, j'ai utilisé des concepts comme stratégie, signal, défection, utilité, etc., qui font partie du langage courant de la biologie et de la psychologie. Or les gens trouvent assez étrange cette façon de décrire leurs interactions. C'est-à-dire qu'ils comprennent de façon abstraite et intellectuelle ce que cela veut dire, mais ce n'est pas du tout ainsi qu'ils ressentent les choses que ces termes sont censés décrire.

Exemple: nous approuvons la coopération entre les gens, les tricheurs nous mettent en colère et nous sommes frustrés si les tricheurs restent impunis; tout cela constitue une stratégie optimale pour des coopérateurs. Cependant, lorsque nous entreprenons de coopérer avec des gens, nous avons simplement le sentiment que ce sont de bons partenaires, fiables, sympathiques, ou au contraire qu'il faut s'en méfier car ils ont l'air peu fiables, inquiétants, etc. Nous ne formulons rien de tout cela en termes de stratégie.

Pour prendre un autre exemple, les gens ont tendance à former des groupes solidaires. Dans certaines sociétés ces groupes sont donnés d'avance, parce qu'on naît dans un village ou dans un lignage particulier. Mais dans les villes et les institutions importantes qui rassemblent des milliers sinon des millions d'individus, les gens ont tendance à recréer des réseaux de solidarité à une échelle plus modeste. Après quelques mois, quelques années passés dans une ville ou une entreprise, les gens identifient certaines personnes à qui ils peuvent parler, à qui ils peuvent faire confiance en cas de besoin, ainsi que d'autres personnes neutres et aussi des ennemis potentiels. Les sociologues ont établi que ces réseaux ont à peu près la même dimension et impliquent les mêmes émotions quel que soit le pays, la langue, la taille de l'institution ou de la ville, ou tout autre paramètre. Mais ici non plus, les gens ne pensent pas du tout à ces réseaux en termes de "coalitions". Ils trouvent simplement que dans leur entreprise, leur institution, leur quartier, certaines personnes sont aimables et d'autres moins, certaines ont l'air fiables et d'autres pas. La façon dont tout cela est évalué en termes de coopération et de

confiance est hors de portée de notre contrôle conscient.

Pourquoi ne sommes-nous pas des spécialistes en mathématique sociale et en théorie des jeux? Pourquoi nos concepts sont-ils vagues(cette personne est aimable, ce groupe est amical) et pourquoi n'avons-nous aucune conscience des calculs précis que notre cerveau effectue à notre insu? Il y a plusieurs bonnes raisons à cela. Tout d'abord, nos systèmes mentaux sont conçus pour produire une motivation puissante et ils le font en nous fournissant des récompenses sous la forme d'émotions. Ferions-nous tous ces efforts, investirions-nous toutes ces ressources dans le choix du partenaire idéal si l'expérience n'était pas émotionnellement intense? Les émotions nous poussent dans la bonne direction bien plus efficacement qu'une description abstraite de ce qui arriverait si nous faisions un mauvais choix. Ensuite, nos systèmes d'inférence sont très complexes. Choisir le fiancé idéal ou sélectionner des partenaires fiables dans une grande entreprise est extrêmement compliqué parce que "la bonne personne" n'existe pas in abstracto. Tout dépend du contexte, de nos besoins, de ce que nous avons à offrir, et tout change lorsque ces paramètres changent. Guetter un grand nombre d'indices pertinents et réévaluer continuellement leur signification est sans doute trop compliqué pour notre lente pensée consciente. Enfin, nos systèmes d'interaction sociale n'ont pas évolué dans le contexte de groupes pléthoriques et d'institutions abstraites comme l'État, les grandes entreprises, les syndicats et les classes sociales. Nous sommes les descendants de petites bandes nomades, et c'est dans le contexte de cette existence-là que s'est développé notre esprit social.

La magie de la société

Les êtres humains vivent dans des conditions sociales très diverses: en petits groupes qui nomadisent dans la savane, dans des villages de paysans, dans des villes où peu de gens produisent ce qu'ils mangent, dans des environnements urbains où chacun dépend d'un grand nombre de personnes pour le moindre aspect de son existence. Quel que soit le contexte, les gens ont toujours une description explicite de ce qu'est la société, des groupes qui la composent, du pourquoi de cette organisation, etc. Par exemple, dans le monde entier les gens ont un concept de catégorie sociale. Ils ne considèrent pas seulement qu'ils sont en relation avec des individus, ils perçoivent ces individus comme appartenant à des ensembles plus vastes, famille, classe sociale, groupe ethnique, caste, race, lignage ou genre. Ils ont en outre des concepts explicites sur les relations sociales, des théories spontanées sur la façon dont elles sont bâties et préservées et des manières spécifiques, culturelles, de les interpréter. Ils ont une définition explicite de ce qu'est

l'amitié, de ce que doivent être les échanges, de la façon dont le pouvoir s'acquiert et se conserve au sein d'un groupe, bref, de la façon dont fonctionne la société.

Ces conceptions diffèrent évidemment selon le paysage social dans lequel vivent les gens. Mais elles ont toutes un point commun: elles sont toujours fondées sur des concepts qui paraissent extrêmement pauvres et vagues au regard des interactions qui ont effectivement lieu, et même de la compréhension intuitive qu'ont les gens de ce qu'il faut dire ou faire dans un contexte social donné. Considérons quelques exemples: tout d'abord, pour catégoriser les groupes sociaux, les gens supposent très généralement qu'il existe des différences naturelles entre eux. Dans un système de castes, les membres de chaque caste sont considérés comme ayant une "essence" différente, ce qui explique pourquoi ils ne doivent pas se marier avec ceux des autres castes ni même s'en approcher de trop près. Les idéologies racistes aussi prétendent que certaines différences sont inscrites dans la nature, même si elles ne sont pas toujours visibles. Ensuite, confrontés à des interactions complexes, les gens recourent volontiers à des concepts anthropomorphiques. Villages, classes sociales ou nations sont décrits comme voulant ceci, craignant cela, prenant des décisions, s'apercevant de ce qui se passe, etc. Même les travaux d'un comité sont souvent décrits dans ces termes psychologiques: le comité a compris que, regretté que, etc. Penser à un village, un comité, une entreprise comme à un agent unique nous épargne la peine de décrire les interactions extrêmement compliquées qui se produisent lorsqu'on met plus de deux personnes ensemble.

L'anthropologue Larry Hirschfeld a forgé le terme "sociologie naïve" pour décrire ce type de compréhension des groupes sociaux et des relations sociales. "Naïve" ne veut pas dire que cette compréhension est primitive ni même maladroite, mais seulement qu'elle se développe spontanément, sans la formation systématique nécessaire pour acquérir des concepts scientifiques. La sociologie naïve combine

(1) les intuitions produites par nos systèmes mentaux sociaux et

(2) les concepts dont nous nous servons pour créer des catégories sociales, les théories concernant les interactions sociales, etc. Ces concepts, bien qu'adaptés aux réalités sociales que nous voulons expliquer(les nomades chasseurs-cueilleurs n'ont pas besoin du concept de classe sociale ou de caste), sont néanmoins déterminés par des attentes développées dès notre plus jeune âge concernant la nature de la société. Les travaux d'Hirschfeld sur le développement montrent que même les très jeunes enfants ont des attentes concernant les groupes

sociaux. Ils supposent par exemple que les termes de parenté(tante, père, sœur, etc.) se réfèrent à quelque chose qui dépasse le simple fait de vivre ensemble. Les enfants(et les adultes) ont tendance à estimer que les gens qui sont liés par la généalogie partagent une "essence" indétectable, interne, un peu comme ils supposent(et les adultes aussi) que les tigres possèdent tous une "tigritude" interne. Les tout jeunes enfants comprennent aussi qu'une famille(quel que soit le mot utilisé pour désigner ce type d'unité dans leur société) est plus structurée qu'une simple collection(les élèves d'une classe, les fleurs d'un bouquet, par exemple) [17].

Il semble aussi que les enfants soient prédisposés à penser que les groupes sociaux sont fondés sur des propriétés communes indétectables. Cela les rend très réceptifs(de même que les adultes) aux idéologies décrivant un groupe de personnes comme intérieurement, naturellement, différent des autres. Ces idéologies s'acquièrent à n'importe quel âge, sans effort, comme si elles correspondaient à certaines attentes générales concernant les groupes sociaux. Cela ne veut pas dire que les enfants naissent racistes. Les travaux d'Hirschfeld démontrent même le contraire. Non seulement les jeunes enfants sont souvent remarquablement imperméables aux émotions et aux attitudes qui accompagnent la classification ethnique, mais ils semblent ne prêter aucune attention aux traits extérieurs(la couleur de la peau, par exemple) qui sont le "fondement" supposé des distinctions raciales. Autrement dit, ils sont, comme nous, apparemment préparés à penser aux groupes sociaux en termes de différences naturelles, mais l'idée raciste qu'une occupation particulière ou la couleur de la peau sont l'indice de ces différences doit faire l'objet d'un apprentissage culturel [18].

Notre sociologie naïve est donc une tentative de comprendre le monde social qui nous entoure. Mais elle est loin d'être parfaite. Les concepts accessibles, explicites, sont souvent très loin de rendre compte des intuitions qu'ils sont censés expliquer. Car les villages ne perçoivent pas les situations, les comités ne peuvent se souvenir du passé, les entreprises n'ont pas de désirs particuliers, parce que ce ne sont pas des personnes, tout simplement.

La différence entre nos intuitions précises et nos concepts métaphoriques donne un caractère magique à un grand nombre d'aspects des interactions sociales. Vivant dans un contexte social, les gens sont constamment entourés d'événements et de processus sociaux que leurs concepts n'expliquent pas complètement. Ces événements et processus sont réels et leurs conséquences aussi. Mais les concepts de

la sociologie naïve ne peuvent expliquer comment ils se produisent. De ce fait, on pense avoir affaire à des forces et des processus cachés, responsables des effets que l'on constate.

Prenons un exemple: les gens appartiennent à un village ou à un clan donné. Tout le monde sait que ces groupes n'ont pas été créés par leurs membres actuels, et qu'ils ne vont pas disparaître avec eux. Il semble donc à tous que le lignage ou le groupe a sa vie propre. Car les gens sont confrontés en permanence à des situations où le fait d'appartenir à tel clan ou village est important à cause de ce qu'ont fait des membres précédents de ces groupes. Si votre village a toujours combattu(notez la tournure anthropomorphique) le village voisin, il semble que cette interaction transcende l'existence de ses participants. Il est donc logique de penser au village et à d'autres unités du même genre comme à des personnes abstraites ou à des organismes vivants, parce que cela aide à rendre compte d'un comportement stable. Dans de nombreuses sociétés, les gens disent que les membres d'un même clan ou village ont "les mêmes os", qu'ils partagent une essence qui est la vie éternelle du groupe social. Comme le précise Maurice Bloch, l'appartenance à ce type de groupe n'a rien à voir avec l'appartenance à un club. Bloch montre comment le choix de métaphores biologiques - "nous partageons les mêmes os" ou "l'essence du clan est en nous", etc. - n'est en rien dû au hasard. Elles expriment l'intuition que des unités politiques stables transcendent le rôle passager des individus, même dans des groupes sociaux de dimensions modestes [19].

La "magie" de la société, c'est simplement le fait que notre sociologie naïve est incapable d'expliquer certains aspects stables et complexes de l'interaction sociale. Les seules explications qui nous restent, ce sont des affirmations comme "nous agissons ainsi parce que nous avons les mêmes os que nos ancêtres" ou "s'il y a de l'inflation c'est parce que les classes moyennes ont décidé de nous ruiner". Ce sont des explications magiques au sens où elles ne décrivent pas le rapport exact entre les causes invisibles supposées et leurs effets réels. Si détaillées que puissent être vos idées concernant les os des ancêtres, ce concept est incapable d'expliquer pourquoi une querelle entre deux villages dure depuis des générations ou pourquoi vous faites intuitivement plus confiance aux membres de votre clan qu'aux personnes extérieures.

Pertinence des dispositifs rituels

J'ai commencé par une énigme: pourquoi trouve-t-on évident que l'accomplissement d'actes particuliers selon des règles strictes aura des effets particuliers(créer une nouvelle famille, transformer des garçons en

hommes) ? On pourrait penser que la solution est simple: puisque tout le monde y croit, ces rituels finissent par avoir les effets attendus. Si tout le monde considère les garçons revenant du camp d'initiation comme des hommes, on aura l'impression que le rituel les a transformés. Si tout le monde traite les jeunes mariés comme une famille, c'est qu'ils sont devenus une famille. Mais un problème demeure: pourquoi cette croyance est-elle si convaincante, et pourquoi concerne-t-elle toujours des rituels?

La question perd une partie de son mystère si l'on tient compte de la faiblesse de notre sociologie intuitive. Les gens bâtissent des relations stables dans lesquelles l'accès au sexe, la reproduction et la coopération économiques sont liés; lorsque des enfants naissent, les ressources sont redistribuées; lorsqu'ils grandissent, leur contribution aux interactions sociales change. Tous ces processus font partie de la vie depuis fort longtemps. Ils se produisent toujours, quel que soit le type de groupe dans lequel on vit. Mais ces processus sont vus par les gens à travers les concepts de la sociologie naïve, qui ne peuvent expliquer ni ce qui se passe ni les rapports entre les différents processus sociaux. On peut par exemple avoir l'intuition qu'une relation stable entre deux individus du groupe aura des conséquences pour tous les autres, mais on n'a pas forcément les concepts permettant d'expliquer pourquoi.

Considérons maintenant ce qui se produit lorsque les gens sont confrontés à ces phénomènes sociaux sans explication conceptuelle mais qu'ils les accompagnent d'un gadget rituel précis. À présent, lorsque deux individus deviennent un couple stable, il faut accomplir un ensemble d'actes, prononcer certains mots, tenir certains rôles, etc. Cela doit être fait en public. Lorsque des garçons cessent progressivement d'être des individus dépendants, immatures, pour devenir des alliés potentiels au sein de coalitions, on marque cela par des épreuves dont l'effet est de souligner le coût de la défection. Les actes requis sont présentés de telle sorte qu'ils déclenchent l'intuition précise que si on ne fait pas cela, ou si on ne le fait pas comme il faut, il pourrait s'ensuivre des conséquences négatives, voire dangereuses.

Le rituel n'est pas nécessaire pour transformer les rapports sociaux mais il est pertinent dans ce contexte. Lorsqu'on voit ses aînés associer un ensemble d'actes prescrits à des effets sociaux qui autrement paraîtraient magiques, cette association aura une certaine tendance à perdurer parce qu'elle s'acquiert facilement et parce qu'elle constitue une source d'inférences riche. Et elle s'acquiert facilement parce que les intuitions nécessaires, fournies par le système contagion, sont de celles qu'un esprit humain n'a aucun mal à produire: en l'occurrence, qu'il faut

accomplir un ensemble de gestes arbitraires de manière très précise pour se protéger d'un danger indéfini. Les dispositifs rituels produisent aussi des inférences riches. Assister à un mariage peut par exemple donner l'intuition qu'on n'aura plus les mêmes relations avec les jeunes mariés, et les autres invités non plus; mais un rituel peut fournir une représentation simple de la raison pour laquelle ces modifications vont toucher tous les participants en même temps, puisque l'événement lui-même est un point de référence saillant et mutuellement manifeste.

Les rituels ne créent pas d'effets sociaux: ils créent l'illusion qu'ils en créent. En accomplissant un rituel, on associe un dispositif rituel - aisément acquis puisqu'il active le système contagion - et un effet social particulier - dont on a l'intuition sans avoir de concept précis - dans un même contexte. Les pensées concernant les effets sociaux et les pensées concernant le rituel se combinent puisqu'elles concernent le même événement. On pense donc tout naturellement que les rituels produisent les effets sociaux.

Cette illusion est renforcée par le fait que refuser de prendre part à une certaine cérémonie alors que les autres y participent est un signe immédiat de non-coopération. Exemples: lorsqu'on associe un certain rituel(l'initiation) à la pleine coopération entre hommes ou un autre(le mariage) au choix d'un partenaire, se dérober c'est refuser d'être partie prenante du même arrangement social que les autres. Tirer les rideaux dans un lieu où tout le monde signale sa disponibilité et sa fiabilité en laissant ses fenêtres ouvertes est un signe évident de défiance. Donc, l'illusion que le rituel est indispensable à ses effets, bien que contestable quand on considère les sociétés humaines en général, est très réelle pour les gens concernés, puisqu'ils ont le choix entre accomplir les actes prescrits - qui semblent confirmer que les rituels sont des conditions sine qua non - ou refuser de coopérer avec les autres membres du groupe, ce qui, dans la plupart des groupes humains, n'est pas envisageable.

La transcendance banale:
là où se glissent les dieux et les esprits

Les spécialistes des religions ont longtemps pensé que les rituels étaient l'expression d'une attitude religieuse émotionnelle, d'une vénération où se mêlaient la peur, le respect, la soumission et la confiance suscités par la formidable puissance des esprits et des dieux. C'est encore la façon dont les bandes dessinées et les films de série B représentent les cérémonies religieuses exotiques: un sorcier marmonne des incantations opaques au milieu d'une foule frénétique et droguée mise en transe par la pulsation des tambours et des substances

psychotropes. Ce type de cérémonie existe, mais la plupart des rituels sont beaucoup plus sobres et leurs effets ne sont pas aussi marquants. L'investissement émotionnel varie énormément. L'intégration d'un nouveau chaman au Népal ou la mise en scène du meurtre des jeunes garçons en Centrafrique décrits au début de ce chapitre sont effectivement spectaculaires; en revanche, le nettoyage des reliques en Indonésie ou le sacrifice de la chèvre en Inde ne provoquent pas de grand émoi.

Mais le plus important, c'est que la présence supposée des dieux et des esprits dans les rituels est facultative. Le sacrifice de la chèvre est offert à la déesse; la présence de ce partenaire d'échange invisible fait partie de la façon dont les gens se représentent le rituel. Mais les jeunes Gbaya sont initiés par leurs aînés à l'aide d'une série de rituels complexes et d'actions mystérieuses qui n'impliquent pas les ancêtres.

On pourrait en conclure qu'il existe deux types de rituels, les religieux et les non-religieux. L'ordination d'un prêtre serait religieuse parce que Dieu est censé y assister, alors qu'un mariage civil serait non religieux. Armés de cette distinction, nous pourrions essayer d'étudier les différences entre les deux types. Hélas, comme les anthropologues en ont fait l'amère expérience, on se heurte à des problèmes difficiles. Tout d'abord, il existe beaucoup de cas intermédiaires où les agents surnaturels sont mentionnés mais restent périphériques. Ensuite, on ne trouve pas de différences générales vraiment claires entre les deux types de rituels(en dehors de la présence des agents surnaturels, bien sûr). Beaucoup de mariages civils suivent un scénario qui les rend très similaires aux mariages religieux.

Voyons donc la situation en termes plus concrets. Les gens sont élevés dans un groupe humain où les dieux sont mentionnés, des rituels accomplis, dont certains en y associant les dieux. Si cette dernière association est stable, c'est sans doute parce qu'elle s'acquiert facilement à chaque génération. Autrement dit, il y a quelque chose dans la représentation des rituels qui rend pertinent, bien que non obligatoire, le fait d'inclure des agents surnaturels dans leur description.

Comme je l'ai dit au début, la façon dont un rituel produit un certain effet est mystérieuse, même pour les gens concernés. Personne ne sait pourquoi dire ceci ou faire cela a pour effet de marier deux personnes, en guérir une, ou autre chose. Lorsqu'on subit une initiation pénible comme celle décrite par Michael Houseman, on a l'impression d'avoir changé et que les non-initiés sont "incomplets" ou "inachevés". Mais les initiés ont du mal à expliquer ce lien causal évident. Une cause

indéniablement réelle mais indiscernable a provoqué un effet visible. Quelque chose dans l'initiation change les garçons en hommes, sans qu'on puisse dire quoi. Quelque chose dans le mariage transforme vraiment deux personnes en un couple, mais cela reste mystérieux.

Tout cela, les anthropologues le savent bien. C'est ce qui nous fait souvent dire que les rituels ont un parfum de réelle transcendance. Ils activent apparemment une source de causalité, des forces mystérieuses que les gens sentent mais ne peuvent décrire et encore moins expliquer. Il y a dans le rituel "quelque chose d'autre" qu'une simple suite d'actions, car comment expliquer que quelques gestes et paroles puissent produire des effets aussi importants et indéniables? On ne peut accomplir sérieusement un rituel sans supposer qu'une série de gestes prescrits produira un certain résultat et sans se douter en même temps que cette série de gestes en tant que telle est incapable d'expliquer le résultat.

Cette évocation de la transcendance à propos des rituels semble nous renvoyer au mysticisme et à la magie. Mais les choses sont beaucoup plus simples. Le fait de penser en termes de causes cachées et impénétrables n'est pas en soi particulièrement mystique. Au contraire, ce genre de transcendance se retrouve dans un grand nombre de situations ordinaires. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, la plupart des intuitions fournies par nos systèmes d'inférence impliquent une causalité mystérieuse de ce type. Nous savons par exemple que les objets lancés avec force iront loin, et nous l'expliquons en disant qu'ils ont "beaucoup de force". Mais c'est une idée assez vide de sens pour qui n'a pas fait de la physique. De la même façon, nous supposons qu'il existe dans tout organisme en cours de développement quelque chose qui le pousse à devenir semblable aux autres membres de son espèce. Cette "essence" spécifique est ce qui permet aux courgettes et aux endives d'acquérir leur forme et leur goût spécifiques.

À moins d'être des scientifiques, la façon dont nous expliquons nos intuitions ordinaires se réfère très souvent à un processus causal obscur. En ce sens, notre concept d'aubergine est passablement transcendant. Dans ce sens limité de "quelque chose d'inobservable qui produit des effets observables", la transcendance est également présente dans les pensées concernant les rituels et leurs effets. Les gens pensent que le rituel a produit un effet social et ils ont l'intuition que les actes du rituel en eux-mêmes n'expliquent pas tout. Il doit donc y avoir autre chose.

Cette case vide dans notre représentation du rituel reste souvent vide. C'est notamment vrai en ce qui concerne l'initiation des garçons. Les

gens disent qu'elle a changé les garçons en hommes. Quand on leur demande comment, ils disent simplement que ça s'est produit, voilà tout. Quant au couple marié, il est maintenant différent de ce qu'il était avant la cérémonie, mais on ne sait pas pourquoi. C'est comme ça, c'est tout.

Une case vide de ce type peut aussi être remplie avec une représentation susceptible d'être associée de façon pertinente à l'effet inexpliqué. C'est pourquoi les concepts de dieux, d'esprits, d'ancêtres sont souvent activés dans ce genre de contexte. Les gens pensent que le couple a été transformé par le mariage parce que Dieu était témoin de leur engagement. L'apprenti est devenu chaman parce que les ancêtres ont opéré un changement mystérieux dans son corps.

De telles explications n'expliquent évidemment pas grand-chose, mais ce sont des commentaires pertinents sur la situation. On comprend donc ce que font les dieux et les esprits dans les rituels, lorsqu'on comprend que leur participation est un additif saillant mais pas nécessaire à la représentation mentale des cérémonies.

Ce que font les dieux(et ce qu'on leur fait)

Cette façon de voir les rituels religieux permet de comprendre non seulement pourquoi les dieux sont associés aux rituels mais aussi quel rôle précis ils sont censés y jouer. Comme le soulignent Thomas Lawson et Robert McCauley, accomplir un rituel, c'est non seulement instaurer une vague relation avec les dieux et les esprits, mais aussi faire des choses pour eux(leur offrir des objets, leur adresser des paroles) ou les amener à en faire pour nous(posséder les fidèles, amener la pluie, guérir les malades). Le rôle des agents surnaturels est très précisément décrit dans la représentation qu'ont les gens de leurs rituels. Pour demander aux dieux une bonne récolte, il faudra dire certaines choses, sacrifier un cochon; ils écouteront et nous espérons qu'ils décideront de protéger nos cultures. Lorsqu'on demande aux ancêtres de transformer un apprenti en chaman, on pense qu'ils descendent sur lui et le transforment pour de bon. Rien de vague ou de mystique ici. Les gens savent(ou plutôt ont une représentation de) ce que font les ancêtres et les dieux.

Lawson et McCauley ont établi une liste précise des rôles possibles des agents surnaturels. La représentation mentale des rituels religieux comprend la séquence d'actes à accomplir(ce que Lawson et McCauley appellent la "description de l'action") et le point où viennent s'insérer les concepts de dieux et d'esprits. Un rituel, c'est comme un ragoût. La recette donne une description des diverses opérations(faire revenir la

viande, la réserver, faire frire les oignons, y ajouter les légumes, puis la viande, faire cuire à feu doux, etc.) et de ce qu'on pourrait appeler la syntaxe: certaines opérations doivent être accomplies avant d'autres. Dans les rituels religieux on trouve aussi ces descriptions: le prêtre doit par exemple revêtir certains vêtements, prendre un crucifix en main, bénir la foule. Là aussi il y a des opérations à accomplir(le prêtre doit être une personne) et des règles syntaxiques(l'ordination du prêtre doit avoir lieu avant qu'il bénisse des objets ou des gens). Ce qui rend les rituels religieux différents, c'est que certains éléments sont considérés comme "spéciaux", selon l'expression de Lawson et McCauley, c'est-à-dire associés à des agents surnaturels. Le prêtre est en ce sens un homme spécial, du fait de l'ordination, et le crucifix, un objet spécial, figurant la crucifixion, etc. [20].

Ce qui différencie les rituels, c'est l'endroit de la séquence où se situent les éléments spéciaux. Lorsqu'un prêtre bénit la foule, c'est l'agent principal, le prêtre, qui est connecté avec la divinité, tandis que la foule n'est pas spéciale du tout; n'importe qui ou quoi peut recevoir une bénédiction. À l'inverse, si vous offrez un cochon aux ancêtres, les agents n'ont rien de spécial, c'est le "patient"(celui qui est affecté par le rituel) qui l'est, au sens où il(ou elle) est surnaturel. Certains rituels ont donc un agent spécial(les dieux leurs représentants ou un individu spécialement chargé par eux d'effectuer le rituel) ; d'autres ont un patient spécial(les dieux ou leurs représentants sont ceux sur lesquels le rituel doit avoir un effet).

Lawson et McCauley ont montré que cette différence avait d'importants effets sur les intuitions des gens et aussi sur le style général de la pratique du rituel. Les rituels à "agent spécial", surtout ceux où les dieux et les esprits sont censés faire certaines choses, sont accomplis assez rarement et en général une seule fois par personne: mariage, initiation, rituels de naissance, etc. Les rituels avec "patient" surnaturel sont au contraire fréquemment répétés. On offre un sacrifice aux ancêtres, mais il faut le faire régulièrement pour s'assurer qu'ils accordent ce qu'on leur demande.

Il existe une autre différence. Selon Lawson et McCauley, les rituels où l'agent est surnaturel sont structurés de manière à provoquer des émotions violentes, souvent à l'aide de techniques éprouvées comme une musique bruyante, des substances psychotropes, festins ou jeûnes, etc. À l'inverse, les rituels au cours desquels on agit sur les dieux sont généralement beaucoup plus sobres. Naturellement, il s'agit d'une différence relative, selon l'ambiance particulière de chaque tradition. Les rituels sont évidemment plus colorés dans le vaudou que chez les

protestants, et plus exubérants au Brésil qu'en Finlande. Mais au sein de chaque tradition, les cérémonies avec agent spécial font pour ainsi dire monter le volume émotionnel, par rapport aux cérémonies avec patient spécial. Pourquoi? Pourquoi la stimulation sensorielle est-elle variable en fonction du rôle que joue l'être surnaturel?

On est tenté de répondre que si certains rituels sont plus bruyants, c'est pour les rendre plus convaincants. Après tout, les dieux et les esprits sont généralement discrets. Quand on affirme qu'ils ont contribué à transformer les garçons en hommes, ou deux individus en un couple marié, c'est à première vue difficile à croire.

Un surcroît de stimulation sensorielle aide peut-être à rendre la chose plus plausible. À l'inverse, les rituels avec patient spécial, où l'on fait des choses aux dieux et aux esprits, ne se heurtent pas à la même difficulté. Il n'est pas très difficile de croire que nos actes ont un effet sur des agents lointains, invisibles le plus souvent, puisque nos comportements ordinaires ont souvent un effet sur des personnes qui ne sont pas présentes.

Mais ce n'est pas une très bonne réponse parce qu'elle présuppose ce que nous essayons de comprendre. Certes, dans bien des cultures, on utilise des "trucs"(instruments de musique bruyants, drogues, masques, etc.) pour accompagner la présence supposée des ancêtres ou d'autres agents. Cela peut renforcer l'impression que les dieux sont là(bien que j'en doute, admettons-le pour les besoins de la discussion), mais uniquement si l'on croit déjà qu'ils sont là. Sinon tous ces artifices restent sans effet.

La relation entre rituels et conséquences sociales peut fournir une meilleure explication. Les rituels qui ne sont en principe accomplis qu'une seule fois par personne sont centrés sur les changements sociaux provoqués par le mariage, la naissance, l'accession à l'âge adulte, puis la mort. Ces transformations ne se produisent qu'une seule fois au cours d'une vie. À cause de la faiblesse de notre sociologie naïve, elles sont difficiles à comprendre et impliquent, comme je l'ai déjà dit, que tout le monde se coordonne afin de s'adapter au changement de la même façon, au même moment. Lors d'un mariage, il ne suffit pas que les gens prennent en compte la nouvelle relation, il faut qu'ils le fassent tous en même temps. C'est une raison suffisante pour qu'ici des rituels bruyants et remarquables soient plus appropriés que des cérémonies sobres. À l'inverse, les autres types de rituels déclenchent des effets sociaux qui demandent à être répétés. Le sacrifice établit apparemment un échange entre les dieux et les gens, or tout le monde considère

intuitivement l'échange comme un jeu que l'on doit jouer plusieurs fois avec les mêmes partenaires. Dans ces circonstances, point n'est besoin de recourir aux dispositifs bruyants faits pour assurer la coopération entre les gens et les toucher tous de la même façon. La corrélation observée par Lawson et McCauley(dans les rituels uniques, bruyants, les dieux agissent eux-mêmes; dans les rituels répétés, sobres, on agit sur les dieux) pourrait provenir d'une différence entre les conséquences sociales des cérémonies.(Cela dit, nous ne disposons pas à l'heure actuelle de données expérimentales suffisantes pour être sûrs de cette interprétation.)

Que les rituels soient supposés avoir des effets durables(transformation des individus et de leurs relations) ou passagers(guérison des malades, protection des récoltes), la participation des agents surnaturels ajoute des éléments pertinents à la représentation mentale des cérémonies mais n'est pas indispensable. De fait, le mystérieux "quelque chose" qui explique l'effet du rituel est bien souvent décrit comme la société ou le lignage ou la communauté. C'est d'ailleurs souvent de cette façon-là que les non-croyants expliquent leur participation à des cérémonies religieuses comme les mariages, les bar-mitsva ou les enterrements. Ils ne "croient" pas, disent-ils, mais ils reconnaissent que ces rituels sont importants, qu'ils ont des conséquences, que le sens de la communauté nécessite l'accomplissement de rites même si la métaphysique perd son pouvoir de persuasion. Ces gens-là sont plus proches qu'ils ne le pensent de l'état d'esprit des "croyants". Ce qui compte pour les rituels et qui les rend pertinents, c'est que l'on considère les effets sociaux comme le résultat des actes prescrits. Cela crée inévitablement un vide causal. Comme notre esprit est conçu pour se représenter les interactions entre agents, la plupart des gens comblent ce vide en y plaçant les dieux ou les ancêtres; mais des abstractions comme "nos traditions", "la société" peuvent jouer à peu près le même rôle.

Ce que nous savons n'est pas l'explication des rituels

Nous sommes très loin d'avoir exploré toutes les connexions entre notre psychologie et l'utilisation de gadgets rituels. Mais on peut au moins identifier les mécanismes communs à certains rituels et expliquer ce qui les rend particulièrement contagieux pour le type de cerveau qui est le nôtre. Ainsi les indices de contagion, le passe-passe relationnel et l'implication des dieux ne se retrouvent pas dans tous les rituels mais dans un grand nombre d'entre eux, ce qui peut expliquer pourquoi ces comportements apparemment sans raison sont si courants dans les groupes humains.

Pourquoi les gens se réunissent-ils pour faire semblant d'offrir à la déesse une chèvre qu'ils coupent en morceaux et qu'ils mangent? Pourquoi se mettent-ils en cercle pour se passer les reliques d'un ancien héros? Pourquoi un nouveau chaman doit-il essayer de mordre la langue d'un bélier, entreprise pour le moins hasardeuse, avant de monter en haut d'un mât, les yeux bandés et portant le cœur de l'animal dans sa bouche? Pourquoi les gens se réunissent-ils dans des bâtiments spéciaux, où ils écoutent le récit de tortures très anciennes et font semblant de manger la chair d'un dieu? J'ai préféré commencer mon exposé par des exemples lointains parce que cela donne une idée générale de la difficulté de la question. La messe catholique(que je viens de décrire en termes très succincts) n'est ni plus ni moins mystérieuse que les autres cérémonies. Mais dès qu'il s'agit de religions familières, on pense souvent que la réponse est celle, officielle, que donnent les croyants ou la hiérarchie: nous tenons ces réunions dominicales afin de commémorer un événement crucial, partager la bénédiction surnaturelle, célébrer un agent surnaturel particulier et renouveler un contrat particulier avec cet agent.

Cela ne peut pas être l'explication. Ces idées sont toutes parfaitement pertinentes pour la situation en question, mais ne décrivent pas les processus mentaux qui font d'une messe, ou de toute autre cérémonie, un événement remarquable que les gens ont envie d'accomplir encore et encore de la même façon. L'explication du succès culturel des rituels est à rechercher dans des processus qui ne sont pas réellement transparents pour les pratiquants et ne deviennent plus clairs que grâce à l'expérimentation psychologique, aux comparaisons anthropologiques et à des considérations évolutionnistes.

Les gens sacrifient la chèvre de la manière prescrite, font circuler les reliques dans le sens contraire des aiguilles d'une montre et obligent un jeune chaman à grimper en haut d'un mât pour les mêmes raisons qui rendent bien d'autres rituels fascinants: parce que ce sont des pièges à pensée, qui produisent leurs effets en activant des systèmes spécialisés de notre cerveau. L'esprit humain est ainsi fait, avec ses systèmes d'inférence spécialisés à l'affût de dangers invisibles, avec ses concepts sociaux faibles, ses intuitions sociales remarquables et ses notions d'agents surnaturels, que ces cérémonies deviennent parfaitement naturelles.

8. Doctrines, exclusion, violence

Voici un scénario simple. Dans un groupe, les gens partagent une description particulière des agents surnaturels, une doctrine des dieux et des esprits. Le simple fait d'avoir une doctrine religieuse commune et d'accomplir ensemble des rituels importants accentue leur sentiment d'appartenir à un groupe aux frontières nettement définies. Adorer les mêmes dieux crée une communauté et renforce implicitement la sensation que les autres, avec leurs dieux et leurs esprits différents, sont des ennemis potentiels. D'ailleurs, les gens qui s'impliquent profondément dans une religion, pour qui il est vital que leur doctrine soit la seule source de vérité, n'hésiteront pas à massacrer ceux qui ne reconnaissent pas cette évidence ou dont l'engagement leur semble trop tiède. Les crimes les plus atroces seront la célébration de la Vraie Foi. C'est ainsi que les dieux et les esprits créent la cohésion du groupe, dont découle la xénophobie qui entraîne elle-même le fanatisme et la haine.

Dans ce scénario, presque tout est faux. Chaque étape du raisonnement décrit des phénomènes qui nous sont familiers: la religion est l'affaire de groupes sociaux; il existe différentes doctrines, chacune affirmant être seule à détenir la vérité; la violence fondamentaliste est une véritable menace dans différentes parties du monde. L'erreur n'est pas dans les faits eux-mêmes mais dans la logique qui les relie. La question de savoir si l'existence de notions religieuses mène à l'exclusion et au fanatisme n'est pas une question académique. Et c'est bien parce que ce scénario est d'une importance cruciale qu'il convient de l'examiner en détail.

La doctrine manquante

Aucune question, semble-t-il, ne peut être plus simple que celle-ci: quelle est votre religion? Beaucoup de gens répondront sans hésiter qu'ils ont une religion particulière, ou même qu'ils appartiennent à une religion qui a une doctrine particulière. Les gens peuvent se décrire comme protestants ou bouddhistes et en expliquer la différence comme une affaire de croyances doctrinales entre ces écoles pour lesquelles les morts peuvent revenir et nous montrer la voie du salut, celles qui affirment qu'un dieu unique surveille tous nos actes, ou encore qu'il est abominable de détruire la moindre forme de vie, si humble soit-elle, ou que les dieux protègent de la maladie et du malheur, etc.

Mais en fait la question est moins "naturelle" qu'il n'y paraît puisque beaucoup de gens, dans le monde, n'en comprendraient même pas le sens. Pour les Buid des Philippines, par exemple, l'activité religieuse consiste en grande partie à communiquer et à interagir avec des esprits bienveillants et à s'assurer leur aide pour combattre d'autres esprits,

dangereux. Pour ce faire, tous les Buid se font médiums. Plusieurs fois par semaine, ils se réunissent et se mettent à chanter pour attirer leur lai ou esprit personnel. À un moment donné, il sentent que les lai arrivent, sautant par-dessus les montagnes pour répondre à leur appel. Chaque chanteur grimpe alors sur le dos de son ami surnaturel. Ensemble, ils planent au-dessus des montagnes et regardent les esprits malins s'agiter autour du village. Les lai sont des alliés précieux pour chasser ces indésirables. Les Buid estiment que la plupart des gens sont capables de chanter ces chants, et qu'il n'est pas excessivement difficile de chevaucher un esprit - simple question de pratique. Toutefois, dans ce domaine comme dans d'autres, certains individus sont plus doués. Cela compte surtout en cas de maladie ou de mort, lorsque les Buid sentent qu'un grand nombre d'esprits néfastes rôdent alentour et qu'il faut tenir une séance plus importante. Alors, on fait venir de villages voisins des chanteurs réputés qui aident à chasser les intrus.

Contrairement à ce que l'on trouve dans des religions comme le christianisme, l'islam ou le bouddhisme, les Buid n'ont pas de doctrine systématique des agents surnaturels. Tout le monde suppose que les lai ont des qualités surnaturelles - ils volent par-dessus les montagnes et restent invisibles - mais il n'existe pas de théorie admise concernant leur apparence, leur comportement, leur lieu de résidence, etc. Les Buid n'ont pas le concept de "religion" qui engloberait toutes leurs notions, normes et activités concernant les agents surnaturels. Ils n'ont pas d'école officielle ou de groupe de spécialistes religieux, et n'importe qui peut chanter pour attirer les esprits. Enfin, les Buid n'iraient jamais penser que la pratique de la médiumnité fait d'eux des membres d'une communauté plus vaste. Que d'autres gens, dans le monde, aient des esprits personnels ou pas, qu'ils les envisagent comme ci ou comme ça, n'intéresse pas les Buid [1].

Avoir des idées religieuses n'implique pas nécessairement d'avoir "une" religion avec une doctrine particulière. Ce qui nous paraît évident et naturel, l'existence de doctrines religieuses, n'est en fait que le résultat d'une histoire très spécifique. Dans certaines conditions historiques, des spécialistes religieux se regroupent en associations institutionnelles(Églises, castes, etc.) et diffusent une description particulière de ce qu'est leur fonction. Dans ces conditions, il devient clair pour tout le monde que, premièrement, il existe bien une "religion", un domaine spécial de concepts et d'activités; deuxièmement, il y a différentes "religions", c'est-à-dire différentes façons possibles de pratiquer la religion, dont une est plus valable que les autres; troisièmement, adopter une religion particulière, c'est appartenir à un

groupe social, former une communauté de croyants, insister sur la démarcation entre "nous" et "les autres".

Plusieurs doctrines de trop

Le fait que les gens sacrifient à leurs divinités locales, qu'ils participent à un rituel commun devrait, semble-t-il, renforcer une identité commune qui à son tour favorisera la cohésion et la coopération. Mais est-ce réellement le cas? Là encore, il ne faut pas confondre normes officielles et réalité des faits. Le lien entre le fait d'avoir les mêmes dieux ou pratiques et de constituer une communauté est peut-être plus l'expression d'un désir que la description d'une réalité.

Les pratiques et les concepts religieux à Java illustrent bien cette différence entre la norme et les faits. Plusieurs traditions religieuses s'y mélangent. Tout d'abord, beaucoup de gens, notamment dans les campagnes, s'adonnent surtout au culte des ancêtres et font partie de sectes locales que l'on appelle abangan pour les distinguer des religions à doctrine écrite. Ensuite l'influence de l'islam est assez forte depuis des siècles pour que la majorité de la population se définisse comme musulmane. Si les écoles et les institutions musulmanes sont plus nombreuses dans les villes, ont une influence plus directe sur les marchands et les citadins que sur les paysans, l'islam reste néanmoins la "religion" majoritaire. Mais beaucoup de gens se considèrent comme hindouistes, assistent aux cérémonies et font leurs dévotions dans les temples hindouistes. Enfin, certaines sectes mystiques "javanistes" présentent apparemment une version moderne des concepts villageois traditionnels, influencée par les sectes soufies. Ce mélange d'influences est même encore plus complexe. Pour certains Indonésiens, les sectes mystiques javanistes sont une forme authentique mais excentrique de l'islam; pour d'autres, le véritable fossé se situe entre les éléments locaux, javanais, et les influences étrangères(musulmanes ou hindouistes).

Les Javanais appartiennent tous, au moins officiellement, à l'un des groupes définis par ces doctrines. Je dis "officiellement" parce que, comme le souligne l'anthropologue Andrew Beatty, la ligne de partage entre musulmans, javanistes et hindouistes passe en quelque sorte à l'intérieur de chaque individu. C'est-à-dire que les différents points de vue et idéaux normatifs qu'identifient les différentes traditions sont des outils que les gens combinent de façon plus libre que ne le suggère le terme d'"affiliation". Des musulmans participent à des rituels hindouistes et considèrent les temples hindouistes comme des lieux sacrés. Des hindouistes déclarés incluent dans leurs rituels des saints musulmans et

des références au culte des ancêtres. Dans le village où Beatty a fait son travail de terrain, un cinquième environ des adultes(tant musulmans qu'hindouistes) étaient aussi membres de la secte javaniste Sangkan Paran, qui pour eux n'était pas religieuse parce qu'elle était moins centrée sur une théologie abstraite de l'après-vie que sur le bien-être ici et maintenant.

Le rituel appelé slametan est un bon exemple de ces combinaisons. Il s'agit d'un repas formel, central à toutes les pratiques religieuses des Javanais. On l'organise lors d'occasions rituelles comme la circoncision si les hôtes sont musulmans, mais aussi lors des fêtes de la moisson et d'autres événements importants. On organise également un slametan pour réunir les factions du village en cas de grand malheur ou bien lorsque quelqu'un a bénéficié d'une bonne fortune et veut exprimer sa gratitude aux dieux, à Dieu, aux esprits ou aux ancêtres qui l'ont favorisé. Beatty écrit: "L'hôte fait un discours en haut javanais expliquant le but du repas à ses invités, on brûle de l'encens, les invités récitent une prière en arabe... le discours invoque les ancêtres de l'hôte, les esprits du lieu, les saints musulmans, les héros hindo-javanais, Adam et Ève, dans un bric-à-brac polythéiste [2]."

C'est ce que les spécialistes des religions appellent généralement "syncrétisme", à savoir un "mélange"(au sens premier du mot) d'éléments hétérogènes. Et il s'agit bien de cela puisque les éléments qui entrent dans la composition du slametan sont effectivement empruntés à des sources diverses: enseignement des différentes écoles musulmanes, rituels de cour des anciens royaumes javanais, culte des ancêtres et certains concepts hindouistes. Mais le terme "syncrétisme" est également trompeur s'il suggère une confusion, c'est-à-dire l'idée que les Javanais bâtiraient ces combinaisons nouvelles par ignorance, parce qu'on ne leur aurait pas appris à faire la différence entre les religions. Les gens qui organisent un slametan assistent à des rituels musulmans ou fréquentent les temples hindouistes et connaissent l'histoire des royaumes indonésiens, marquée par une rivalité entre des factions politiques identifiées à ces différentes religions. Elles ont toutes créé des institutions, temples, écoles, et formé une élite instruite, et les Javanais connaissent bien l'origine de ces institutions.

Il semble donc que l'"appartenance" à une religion, notion parfaitement évidente pour la plupart des Occidentaux, n'aille pas de soi pour les Javanais. Comme le dit Beatty: "À la naissance et à la mort l'individu est marqué, sans pouvoir s'en défendre, d'une identité religieuse; quand il se marie il devient l'objet de pressions sociales maximales(souvent contradictoires) pour l'obliger à affirmer une identité

religieuse". Dans une situation comme celle-ci, il est clair que l'on doit "choisir" une affiliation religieuse, c'est-à-dire rejoindre une coalition particulière. En s'affirmant musulman, on s'identifie avec une faction donnée dans un contexte politique donné(où "politique" recouvre les relations familiales et la politique du village autant que celle de l'État indonésien). En rejoignant le camp hindouiste, on entre dans une autre coalition. En fait, pour des raisons que l'Histoire permet de comprendre, les gens sont souvent peu enclins à prendre formellement parti pour telle ou telle coalition, précisément parce qu'ils perçoivent les risques inhérents à ce genre de jeu. Dès lors que l'on est identifié comme faisant partie d'une faction, on rate probablement des opportunités dont on aurait pu profiter dans une autre conjoncture [3].

Pour comparer ces deux exemples, les Buid semblent manquer de doctrine religieuse. Leurs notions d'esprit et de médiumnité sont cohérentes mais ne sont pas exprimées comme une théorie conséquente et généralisable. À l'inverse, les Javanais auraient beaucoup trop de doctrines puisqu'ils mélangent les traditions que les différentes institutions religieuses s'efforcent naturellement de distinguer.

J'ai pris ces deux exemples extrêmes parce qu'ils illustrent plusieurs faits simples qui contredisent le "scénario" exposé au début de ce chapitre: tout d'abord, les concepts ne forment pas nécessairement une doctrine; il faut des gens, des spécialistes religieux notamment, pour élaborer un ensemble explicite d'interprétations religieuses. Comme nous allons le voir maintenant, il faut des circonstances très particulières pour que des spécialistes puissent faire cela. Enfin, ce qui est en jeu dans la diffusion des concepts religieux, ce sont surtout les interactions sociales, les coalitions et la politique, filtrées par les concepts de l'esprit social dans la tête des gens.

Tous ces éléments étant relativement complexes et interdépendants, je me propose de commencer par une question apparemment naïve: pourquoi y a-t-il des spécialistes dans les religions? Rien dans la représentation des agents surnaturels ne les rend nécessaires. Les pouvoirs des agents sont tels qu'ils s'exercent sur tout un chacun et il n'est pas difficile, en principe, de supposer que tout le monde a les capacités nécessaires pour gérer ses interactions avec eux, comme" semblent le faire les Buid. En fin de compte, l'existence de spécialistes et la façon particulière dont ils s'organisent en tant que groupe ont des conséquences importantes sur la manière dont la religion devient une chose à laquelle on peut croire et dont on peut être membre.

Les spécialistes locaux

Pour quiconque est élevé dans le contexte d'une religion, la présence de spécialistes tels que prêtres, curés, oulémas, rabbins et moines est une évidence. Mais toutes les religions ne pratiquent pas le recrutement et la formation de prêtres ou d'érudits sanctionnés par une institution spécialisée. Dans certains contextes, un spécialiste est simplement un individu qui, plus que les autres, est considéré comme capable de gérer les délicates relations que les hommes entretiennent avec les esprits et les dieux.

Considérons ce qui se passe chez les Fang. Leur principal souci est d'éviter les attaques des sorciers. Certaines personnes possèdent l'evur, cet organe interne qui s'envole la nuit pour attenter aux biens et à la santé des gens par des pratiques magiques. Beaucoup de malheurs sont interprétés comme le résultat de ces attaques, et en pareil cas il faut recourir à un spécialiste appelé ngengang. Ce dernier possède également un evur, qu'il est censé mettre au service du bien commun en combattant les sorciers. Bien souvent, on devient ngengang à la suite d'une maladie ou d'un accident tragique dans sa jeunesse. On est alors traité par un spécialiste qui identifie la source du problème: un evur beaucoup trop puissant et éventuellement incontrôlé. On subit alors un rituel spécial pour canaliser le pouvoir de l'evur au bénéfice du groupe. Après un apprentissage spécifique des rituels et de la médecine, on peut alors guérir ou protéger les autres.

C'est une idée assez largement répandue, en dehors de la culture fang: les problèmes qui nécessitent l'intervention d'un spécialiste sont ceux-là mêmes qui ont rendu la personne capable d'aider les autres - les mêmes capacités sont nécessaires pour pratiquer la magie et l'anti-magie. Cela entraîne nécessairement une certaine ambiguïté dans l'attitude des gens par rapport à ces spécialistes. Il n'est pas absolument évident qu'ils possèdent la qualité en question. Plus inquiétant, il n'est pas évident non plus qu'ils l'utilisent uniquement à des fins défensives, ni même que la distinction a un sens. Car ce qui vous semble être une attaque dirigée contre vous pourrait être décrit comme une offensive préventive contre votre propre magie. La position du spécialiste n'est donc pas toujours évidente. Dans l'ensemble, mes amis fang préféraient éviter ce genre de personnage, sauf en cas d'extrême nécessité.

Ce qui rend le ngengang différent des autres gens n'est ni visible ni déductible à partir d'indices clairs. Il arrive d'ailleurs que les gens perdent confiance dans l'un de ces spécialistes et disent que, de toute façon, il n'a jamais eu d'evur. Pour être un spécialiste, il ne suffit pas de

savoir accomplir certains rituels, car ceux-ci n'auraient aucune utilité s'ils étaient accomplis par une personne n'ayant pas d'evur. Il ne s'agit même pas d'obtenir des résultats particuliers: les médecins formés à l'université sont capables de guérir certaines maladies mais personne ne pense qu'ils possèdent un organe spécial. La différence entre un ngengang et les autres est représentée de la même façon que la différence entre deux espèces naturelles: on suppose que quelque chose dans l'organisme des tigres et des girafes fait qu'ils se développent et se comportent de façon différente, mais on est généralement incapable de dire en quoi consiste cette "essence" congénitale. De la même manière, certains individus sont censés posséder une qualité spéciale qui fait d'eux des chamans, des guérisseurs, des médiums [4].

La présence de spécialistes clairement identifiés comme différents des autres est liée à une tendance bien plus générale à la coopération entre individus ayant des aptitudes différentes. Dès que certains individus sont perçus, pour une raison ou pour une autre, comme capables de remplir une certaine fonction mieux que d'autres, on a l'embryon d'une division du travail. Pour illustrer cela, je reprendrai l'exemple des Buid. Leur religion paraît être la plus démocratique qui soit, au sens où tout le monde est considéré comme un médium potentiel. Pourtant, même eux reconnaissent des différences de talent entre les individus, ce qui constitue le premier pas vers l'émergence de spécialistes locaux. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé chez les Taubuid, un groupe voisin, où les médiums les plus efficaces sont devenus des spécialistes qui tirent prestige et bénéfices matériels de leur réputation, ainsi qu'une certaine influence politique, car en général ils contrôlent les échanges entre leur village et le monde extérieur. La réputation que leur confère leur spécialisation est ambiguë: beaucoup de gens les soupçonnent d'utiliser la magie pour acquérir pouvoir et influence. Mais même cela semble fonctionner à leur avantage puisque aucun villageois taubuid ne voudrait se trouver du mauvais côté d'une querelle, contre eux. En ce qui concerne les concepts religieux, il n'y a pas grande différence entre les Buid et les Taubuid. Les Taubuid sont simplement plus représentatifs d'un processus très courant. Dès qu'une différence de capacité est détectée ou imaginée, il en découle une division du travail minimale, une spécialisation religieuse rudimentaire.

Les personnes censées avoir une capacité particulière pour les relations avec les agents surnaturels sont représentées comme ayant une qualité spéciale, quoique invisible, qui les singularise. Dans certains cas, cette qualité est héritée, dans d'autres cas elle est acquise à l'occasion d'une maladie, d'un accident ou d'une autre expérience

dramatique, quand elle n'est pas conférée par les dieux ou les esprits. Mais, dans tous les cas, elle est interne, difficile à détecter, et l'accomplissement des rituels et autres actes religieux n'est qu'un indice pouvant suggérer que la personne la possède vraiment. On ne devient pas chaman ou guérisseur en apprenant à accomplir les rituels et en le faisant bien. Il faut être crédité par son groupe de cette qualité spécifique pour que les rituels soient efficaces.

Autre caractéristique générale de ces spécialistes, le fait que leur autorité soit garantie localement. Dans le cas du chef de lignage, qui est seul apte à sacrifier aux ancêtres, cela va de soi puisque ses activités ne concernent que son propre groupe. Quant aux chamans, guérisseurs et devins, soit on les connaît personnellement, soit on connaît un de leurs clients. Revendiquer le rôle de spécialiste dans les rapports avec les agents surnaturels dépend donc uniquement de la position ou de la réputation dont on jouit au sein d'un groupe donné. Et ces spécialistes interagissent généralement avec des agents surnaturels locaux: les ancêtres du groupe, les démons ou esprits qui possèdent un territoire donné, contrôlent une espèce animale particulière ou résident dans un lieu spécifique.

Les Fang savent qu'il y a beaucoup de ngengang et aussi que chacun a sa technique particulière et coopère avec certains esprits. Il est parfaitement logique de faire appel à un autre ngengang lorsque le premier n'a pas réussi à résoudre le problème. La façon dont ces spécialistes décrivent ce qu'ils font et les raisons de leur efficacité peuvent varier considérablement. Dans la mesure où leur rôle dépend essentiellement de leurs qualités individuelles, de leur réputation dans un groupe particulier, ils ne sont pas clairement perçus comme les représentants d'une façon de faire généralisée.

Tout cela est bien différent de ce que l'on trouve dans des religions établies comme le christianisme ou l'islam. Les Fang, qui ont été en contact avec ces religions, ont découvert, tout d'abord, que leurs spécialistes ne le sont pas en vertu d'une essence intrinsèque; les prêtres chrétiens, les érudits musulmans sont simplement des gens qui ont suivi un enseignement particulier; ensuite, que la compétence de ces spécialistes est garantie par une vaste organisation, qui ne se situe pas au niveau d'une communauté villageoise; enfin, que les services offerts sont partout les mêmes: le service fourni par un prêtre catholique est sensiblement le même que celui obtenu auprès d'un autre.

Pourquoi cette différence? La réponse habituelle - mise en avant par les institutions religieuses elles-mêmes -, c'est qu'il existe des

institutions parce qu'il existe une "foi" particulière, exprimée dans une doctrine. Pour diffuser cette doctrine et organiser les activités qui y sont associées, une corporation spéciale a été créée et le rituel standardisé. Mais on a de bonnes raisons de penser que l'évolution des institutions religieuses a suivi un processus inverse de celui décrit par ce scénario. Les doctrines sont ce qu'elles sont à cause de la manière dont se sont organisées les institutions religieuses, pas le contraire.

Origine des corporations

Des millions de pèlerins, dévots, prêtres et saints hommes se pressent dans les rues de Bénarès. Les funérailles pratiquées dans cette ville sont censées conférer aux défunts une meilleure destinée. Le but essentiel des longs rituels accomplis par les brahmanes spécialisés est de transformer l'âme du mort, de pret ou spectre malveillant en pitr ou ancêtre. Au cours d'un cycle rituel qui s'étale sur onze jours, le brahmane incorpore progressivement la substance du défunt, notamment l'impureté du processus de mort, à son propre corps. En échange, la famille du défunt lui offre de nombreux "cadeaux". C'est d'ailleurs un euphémisme, car les brahmanes sont connus pour leur rapacité, comme le souligne l'anthropologue Jonathan Parry. Ils passent des heures à marchander leur salaire pour chaque partie du rituel. Ils se conseillent mutuellement de "serrer le cou" à leurs clients, c'est-à-dire de leur extorquer le plus d'argent possible. Ils estiment que si un client accepte un prix, c'est qu'il n'a sans doute pas été suffisamment pressuré. À l'inverse, les clients connaissent la valeur de leur argent mais ne peuvent être sûrs que le rituel sera efficace, ce qui explique l'opiniâtreté du marchandage. Dans l'ensemble, les prêtres savent comment tirer le maximum de leur position, largement dominante sinon monopoliste, sur ce marché des services rituels hautement valorisés [5].

Il peut sembler étrange de parler de "marché", de "services" et de "négociations commerciales" à propos d'offices rituels. Certes, nous savons que les institutions religieuses fournissent certains services et en retirent des bénéfices spécifiques, mais nous voyons généralement dans ces réalités économiques des conséquences de la religion institutionnalisée, non son origine. Nous supposons que la doctrine est première et que ses implications entraînent des comportements économiques et politiques spécifiques. C'est une erreur. En effet, certains aspects essentiels des institutions religieuses n'ont de sens que si nous comprenons la nature du marché des services religieux et le type de produit que sont le savoir et le rituel religieux. Pour y parvenir, il nous faut considérer le vaste processus historique qui conduit à l'émergence des organisations religieuses et qui commence avec l'apparition de

puissantes sociétés étatiques possédant l'écriture.

L'écriture a été inventée trois fois dans l'histoire de l'humanité, au Moyen-Orient, en Chine et dans l'empire maya. Toutes les formes d'écriture actuelles dérivent de l'une de ces trois origines. L'écriture a évolué à partir de divers systèmes symboliques conçus pour représenter des faits particuliers(un certain nombre d'encoches sur une baguette figurent une dette, une série de traces sur un os représentent divers animaux, etc.). Mais la vraie révolution, qui a permis d'enregistrer et de retrouver des quantités illimitées d'information, c'est une série de signes capables de représenter la parole, plutôt que des faits ou des idées. Ce nouveau système bénéficiait donc de la richesse et de la souplesse du langage et pouvait exprimer tout ce qu'exprimait la parole. Il en a résulté des changements stupéfiants, tant pour la religion que pour l'économie et pour l'administration de vastes États. Car l'écriture a d'abord servi à des fins administratives comme la tenue des comptes ou l'établissement de documents légaux et commerciaux, avant d'être étendue à d'autres types de textes, correspondance privée, textes religieux, littérature, etc. L'utilisation de documents écrits s'est progressivement étendue au monde entier, mais jusqu'à une date récente la connaissance de la lecture restait limitée, et seul un petit groupe de lettrés avait accès à ces documents. Un peu partout, à commencer par Sumer et l'Égypte, la Chine puis la plupart des États eurasiatiques, ces spécialistes de l'écriture étaient également occupés à la production de textes religieux.

Dans toutes ces régions, l'écriture est apparue dans des États complexes, des régimes politiques où les décisions étaient prises dans le contexte de vastes réseaux et institutions. La conjonction de l'écriture et de cette organisation complexe a suscité un nouveau développement important, celui d'associations stables de spécialistes religieux. Cela s'est produit au Moyen-Orient, en Égypte, en Inde, en Chine et, pour finir, dans les sociétés eurasiatiques. Il y a eu des textes religieux écrits, des prescriptions rituelles, des listes et tables de directives et d'interdictions morales, parce que les spécialistes avaient formé des groupes organisés, proches des corporations ou des guildes. Cette transformation sociale devait avoir des répercussions profondes sur la nature et l'organisation des concepts produits et diffusés par ces spécialistes [6].

Une corporation religieuse est un groupe qui tire sa subsistance, son influence et son pouvoir du fait qu'il fournit certains services, notamment l'accomplissement de rituels. En ce sens, il peut être comparé à d'autres groupes spécialisés, comme les artisans. Dans une

cité-État ou un royaume, les artisans peuvent se permettre de passer l'essentiel de leur temps loin des activités de subsistance - élever des animaux, faire pousser des aliments - parce qu'ils fournissent des biens et des services qui leur sont rétribués.

Ces groupes s'efforcent souvent de contrôler le marché des services qu'ils rendent. Tout au long de l'Histoire, les corporations et autres groupes d'artisans et de spécialistes ont tenté de fixer des prix et des normes stables, et d'empêcher des concurrents extérieurs à la corporation d'offrir les mêmes services. En établissant un quasi-monopole, ces groupes s'assurent l'ensemble de la clientèle. En fixant les prix et les normes de travail, ils découragent tout membre particulièrement doué ou efficace de se faire payer mieux que les autres. La plupart des spécialistes sacrifient donc certaines opportunités pour s'affilier à un groupe qui garantit une part minimale du marché à chacun de ses membres.

On pourrait penser que les services rendus par les érudits religieux, accomplissement des rituels et connaissance des textes, sont très différents de la fabrication des chaussures ou du tannage des cuirs. Mais c'est justement cette différence qui donne son impulsion à la création des guildes religieuses. Car les biens et services religieux sont effectivement différents mais d'une façon qui rend la position des spécialistes religieux bien fragile. Les artisans spécialisés n'ont souvent guère de mal à maintenir leur exclusivité, soit parce que les autres n'ont pas envie d'accomplir leurs tâches, dangereuses ou polluantes(ramasser les ordures, enterrer les morts, équarrir les animaux, etc.), soit parce que ces tâches nécessitent une formation technique et un long apprentissage(la plupart des métiers artisanaux). Les spécialistes religieux, eux, fournissent quelque chose - les rituels, la garantie qu'ils sont efficaces dans les relations avec les agents surnaturels - qui pourrait facilement être apporté par des concurrents. De fait, dans la plupart des civilisations où il y a des castes de spécialistes religieux, la concurrence existe: guérisseurs, chamans, saints hommes et vieux sages(autrement dit tous les spécialistes "locaux" décrits plus haut) peuvent toujours affirmer qu'eux aussi ont le contact avec les agents surnaturels et offrir une protection contre le malheur.

C'est une des raisons pour lesquelles les castes et les corporations religieuses cherchent souvent à gagner le maximum d'influence politique. Toutes ne réussissent pas à prendre le contrôle de l'ensemble du processus politique comme l'a fait l'Église catholique pendant une bonne part de l'histoire européenne. La caste des érudits brahmanes de l'Inde, par exemple, a jusqu'à un certain point imposé une forme

spécifique de pratique religieuse, mais elle n'a pas menacé la suprématie des rois. Les "écoles" chinoises(taoïsme, confucianisme, bouddhisme) ne se sont jamais imposées comme des forces politiques dominantes. Pourtant, tous ces groupes ont exercé, chacun à sa manière, une influence politique considérable.

Le fait que les groupes religieux soient tellement impliqués dans les intrigues politiques et s'arrangent pour se ménager une niche dans presque tous les régimes centralisés nous est familier, si familier qu'il pourrait nous faire oublier que c'est une caractéristique spécifique de ces groupes. Les castes d'artisans, par exemple, s'efforcent aussi d'acquérir un soutien politique et pèsent de leur poids dans différentes factions, mais elles ne pèsent pas du même poids politique que les groupes d'érudits religieux. Non que les biens et services fournis par les artisans soient moins indispensables ou importants. C'est même sans doute le contraire. Dans la mesure où les services des groupes d'érudits religieux ne sont pas indispensables, les écoles qui n'acquièrent pas une dimension politique ont toutes les chances de péricliter, de devenir des sectes marginales, processus dont l'Histoire a donné maints exemples. Les prêtres et autres spécialistes religieux ne sont donc pas indispensables dans une organisation politique de large envergure. Mais ceux qui n'acquièrent pas d'influence politique perdent rapidement du terrain.(C'est pourquoi il est à la fois vrai et relativement trompeur de considérer la religion comme une alliée des oppresseurs, comme une institution qui soutient invariablement le pouvoir politique centralisé et offre des justifications surnaturelles à l'ordre établi. C'est vrai dans le sens où beaucoup de groupes religieux ont réussi grâce à cette stratégie. Mais c'est erroné au sens où les groupes de ce type ne sont pas toute la religion. En fait, ils choisissent cette stratégie précisément parce que la concurrence est présente et peut souvent gagner.)

Étant donné la nature insaisissable de leurs services, la position des groupes de lettrés religieux sera toujours précaire. Leur savoir spécial, leur difficile formation n'ont de sens et ne peuvent perdurer que s'il existe une garantie que leurs services seront effectivement demandés par les gens. En même temps, ces services sont facilement remplaçables. Nul besoin d'être diplômé en économie politique pour comprendre cela et prendre les mesures qui s'imposent. Dans tous ces groupes, les gens ont une perception précise bien qu'intuitive de la position de leur groupe sur le marché. Ils n'ont pas beaucoup de mal à comprendre que leur position en tant que prêtre ou érudit religieux est potentiellement menacée par les chamans et les guérisseurs locaux.

Pour parer à cette menace, l'une des solutions consiste à créer une

marque, c'est-à-dire un service

(1) différent des autres,

(2) identique quel que soit le membre de la corporation qui le fournit,

(3) facilement reconnaissable à quelque trait distinctif et

(4) exclusivement fourni par l'organisation. Un prêtre catholique offre des rituels très différents de ceux que ses fidèles fang accomplissent pour honorer les ancêtres; mais les rituels catholiques sont aussi stables d'un prêtre à l'autre, et certains traits distinctifs permettent aux observateurs fang de distinguer la messe catholique de l'offre des corporations rivales. Or la création de marques reconnaissables a des conséquences importantes sur le genre de concepts mis en avant par les institutions religieuses.

Les concepts proposés par les corporations de lettrés

Les corporations présentent les concepts d'agents surnaturels et les normes de comportement qui les accompagnent comme une doctrine explicite. Afin d'offrir des services religieux uniformes d'un spécialiste à l'autre, la corporation doit pouvoir décrire ce qu'elle offre. Évidemment, exposer sa doctrine, c'est reconnaître implicitement qu'il peut en exister d'autres, en principe au moins, et qu'une seule est valable. Même si on prend soin de présenter ses normes et ses concepts comme les seuls vrais, le simple fait de l'affirmer laisse entendre qu'il y en a d'autres.(De fait, certaines corporations incluent dans leur présentation la critique détaillée d'autres corporations et de leur doctrine, mettant ainsi en lumière l'existence de leurs rivales.) Cet aspect de la religion, qui nous est familier, n'a rien d'universel. Les Kwaio, qui ont résisté aux missionnaires, les Fang avant la colonisation ne voyaient pas dans le culte de leurs ancêtres une option possible parmi d'autres. C'était simplement pour eux une manière éprouvée et évidemment efficace d'interagir avec les ancêtres.

Les corporations de lettrés présentent leurs textes comme des sources de vérités garanties. Elles tendent à minimiser l'importance de l'intuition, de la divination, de l'inspiration personnelles, de la tradition orale et des êtres possédant des qualités exceptionnelles, parce que tout cela échappe à leur contrôle. L'utilisation de textes faisant autorité renforce l'idée que la description des agents surnaturels consiste nécessairement en une doctrine générale, stable, plutôt qu'en des solutions ponctuelles, contextuelles, à des problèmes particuliers. Les questions qui se posent lors d'activités religieuses locales sont, par exemple: "Les ancêtres seront-ils satisfaits par ce cochon? Aideront-ils cet enfant à guérir?" Dans les religions savantes, on se demande plutôt:

"Quels animaux faut-il sacrifier pour quel type de maladie", et la réponse est d'ordre général.

En outre, les textes permettent de donner davantage de cohérence aux doctrines religieuses, au sens où tous les éléments qui constituent la description des agents surnaturels peuvent être rassemblés en un seul texte et donc confrontés, ce qui n'est pas le cas lorsqu'il s'agit des souvenirs individuels de plusieurs personnes, sous la forme d'épisodes divers. Les corporations religieuses offrent donc une explication des dieux et des esprits qui est généralement cohérente(la plupart des éléments concordent et se confirment mutuellement), apparemment déductive(on peut déduire la position de la corporation sur toutes sortes points à partir de ses principes généraux) et stable(tous les membres de la corporation tiennent le même langage). Ce dernier point est particulièrement important pour la diffusion des concepts: même les plus complexes peuvent être progressivement assimilés par les fidèles grâce aux sermons et à la récitation des textes.

Les érudits religieux ne créent pas seulement des doctrines cohérentes mais aussi, bien souvent, une théologie absconse et paradoxale. Celle-ci construit notamment une version du surnaturel qui n'est plus limitée aux schémas décrits dans les chapitres précédents. Ce divorce d'avec les schémas surnaturels et les systèmes d'inférence est l'une des raisons pour lesquelles ces systèmes savants sont souvent ou bien déformés, ou bien superbement ignorés par la plupart des fidèles, comme nous allons le voir [7].

Tous les groupes humains ont des rites concernant les cadavres et une idée de la façon dont l'"âme" ou présence du mort doit effectuer un voyage pour se séparer des vivants. Souvent, ces notions sont associées à des concepts d'ancêtres particuliers, héros locaux qui ont établi le groupe, fondateurs du clan de la personne décédée, dieux de lieux particuliers et esprits en relation avec certaines familles, ce qui veut dire que ces dieux et ces ancêtres sont propres à chaque groupe, ou même à un village. Telle divinité locale réclame de l'encens et des fleurs, telle autre veut qu'on lui sacrifie des poulets, et les esprits de chaque montagne ou rivière font l'objet de procédures rituelles différentes.

Comme les corporations prétendent offrir les mêmes services à l'échelle des États, elles ne peuvent entretenir des liens particuliers avec les agents surnaturels locaux. Les agents avec lesquels une corporation dit être en contact doivent être tels que tous ses membres, où qu'ils se trouvent, puissent interagir avec eux. C'est une des principales raisons pour lesquelles les dieux et esprits mineurs sont généralement exclus

des doctrines des institutions religieuses et remplacés par des agents plus universels. Les Fang ont des ancêtres qui, disent-ils, interagissent avec eux et les protègent; ils sont aussi menacés par des esprits malveillants. Tous ces ancêtres et esprits entretiennent des rapports avec des groupes particuliers. Chaque endroit a ses ancêtres et ses esprits. Le christianisme imposé aux Fang s'efforce de remplacer tous ces esprits par un agent surnaturel unique avec lequel tout le monde peut être en rapport, à condition de faire appel aux bons offices de l'Église.

De ce fait, les corporations religieuses tendent à offrir une description très spécifique de la mort et du devenir des différents composants de la personne. Ce qui arrive à l'âme est présenté comme la conséquence de processus généraux qui s'appliquent à tous les hommes. Les corporations religieuses remplacent les notions locales(par exemple, l'idée que les morts deviennent un pilier de leur maison ou une présence autour du village) par une notion générale et abstraite du salut de l'âme dû à une bonne conduite. Cette notion se retrouve dans la plupart des religions écrites, même s'il existe des différences importantes dans la façon de définir le salut et le type de moralité qui s'y rapporte. La version des juifs et des chrétiens implique une proximité avec Dieu et un au-delà très vaguement défini(surtout dans le cas du judaïsme) ; en revanche, les versions hindouiste et bouddhiste proposent une sortie du cycle des réincarnations et l'évanouissement de l'âme individuelle. On trouve dans beaucoup de traditions écrites de nombreuses autres variations sur ce même thème. La mort n'est plus interprétée comme un passage au statut d'ancêtre mais comme un adieu radical à la société. C'est logique, puisque ces doctrines sont proposées par des spécialistes qui n'ont rien de particulier à offrir en termes de cultes locaux adressés à des ancêtres locaux.

Les anthropologues qui se sont intéressés à ces traits communs se sont souvent demandé s'ils étaient la conséquence directe de l'invention de l'écriture ou le résultat du rôle politique joué par les corporations religieuses. Pour l'anthropologue Jack Goody, l'écriture a effectivement fait apparaître un style cognitif différent. L'écrit modifie les opérations cognitives du simple fait qu'il sert de mémoire externe. L'écriture permet par exemple des opérations mathématiques complexes au cours desquelles certains résultats intermédiaires doivent être conservés; elle rend possible des débats sophistiqués parce qu'elle permet d'établir de longues listes d'éléments à l'appui d'une thèse; elle permet de représenter diverses structures conceptuelles comme des schémas visuels. Ces aspects de l'écriture sont tout aussi importants que sa

fonction de conservation à long terme.

À bien des égards, la religion savante confirme l'interprétation de Goody. Par exemple, l'énumération des six cent treize mitzvot de la loi juive ou des milliers de présages des textes sumériens et égyptiens est inconcevable sans le secours de l'écriture, tout comme les théologies complexes, les prescriptions rituelles concernant des milliers d'occasions différentes, la compilation de textes écrits par des sages et l'énumération des oracles.

Mais ces transformations du style religieux tiennent aussi au fait que les spécialistes sont réunis en groupes à l'échelle de l'État. L'accent mis sur les dieux abstraits au détriment des ancêtres, la notion de salut individuel qui remplace le contrat avec les ancêtres ne sont pas la conséquence directe de l'écriture elle-même mais de son utilisation pour la religion par des groupes religieux organisés en guildes. Les deux facteurs, écriture et régime politique complexe, sont naturellement liés, puisque l'écriture en tant que technologie spécifique de tout un groupe ne pouvait se développer en l'absence de sociétés complexes.

Cette description est peut-être trompeuse en ce qu'elle suggère une démarcation claire dans l'histoire humaine, un point précis où la religion, confisquée aux spécialistes locaux, devient l'affaire d'un groupe organisé d'érudits, où les concepts de dieux et d'esprits sont remplacés par d'autres plus abstraits et plus cohérents, où la mort est réinterprétée en termes de salut. C'est effectivement la façon dont les institutions religieuses présentent souvent les faits, avec une distinction bien nette entre l'"avant" et l'"après". En réalité, la situation est beaucoup plus complexe.

Le mirage du théologiquement correct

Si grand que soit le contrôle qu'exercent les corporations religieuses par des moyens politiques et par la diffusion de leurs doctrines, il reste apparemment toujours des croyances et des pratiques qui échappent à la standardisation. Les érudits hindous opposent souvent par exemple ce qu'ils appellent les éléments shastrik de la religion - les croyances et pratiques censées définir l'hindouisme - aux éléments laukik, c'est-à-dire les pratiques locales, populaires et contextuelles. Les éléments shastrik sont valables en tout temps et en tout lieu, dans la version qu'en proposent les spécialistes [8].

Mais les gens modifient toujours la doctrine, quand ils n'y font pas des ajouts. On trouve le même phénomène dans le bouddhisme, dont les érudits sont scandalisés par les pratiques païennes auxquelles ils assistent, qu'ils doivent tolérer et parfois même cautionner par leur

présence. L'histoire du christianisme comprend également de nombreux conflits entre les revendications d'une Église encore fragile mais politiquement puissante et une foule de sectes locales déviant occasionnellement de la doctrine. Dans le cas du christianisme, la grande difficulté a consisté à déterminer en quoi consistait exactement la doctrine. Pour l'essentiel, celle-ci était composée non pas de textes rédigés par des érudits mais de doctrines de mouvements messianique, révolutionnaires, une fédération informelle de groupes n'ayant pas des interprétations entièrement compatibles de récits légèrement différents de la Révélation. Lorsque le mouvement est devenu une corporation organisée jouissant d'une grande influence politique, cela a suscité une série de conflits compliqués entre des factions politiques qui s'identifiaient à différentes interprétations de la révélation et de la morale. D'où la longue succession de conciles censés poser, une fois pour toutes, des fondations doctrinales cohérentes permettant de déterminer qui était et qui n'était pas chrétien.

D'une certaine façon, l'hindouisme est parvenu à atteindre un meilleur équilibre entre la version générale, écrite, et les inévitables variantes et additifs locaux. La différence s'exprime surtout dans la distinction entre les grandes divinités de signification cosmique et les divinités locales, le plus souvent des déesses, pertinentes au niveau local. Pratiquement chaque village a sa propre déesse qui s'intéresse tout particulièrement à ses habitants. Ces déesses ne sont pas moins "hindoues" que les grandes divinités, mais cet arrangement donne aux gens une certaine latitude dans la création de concepts et de pratiques rituelles qui ne sont pas complètement définies par la corporation religieuse. Cependant, des tensions subsistent, même au sein de cette division du travail apparemment stable entre divinités. Comme le note l'anthropologue Chris Fuller, "il est évident que les divinités préférées des brahmanes, à qui l'on offre de la nourriture essentiellement végétarienne et que les prêtres célèbrent en sanscrit, sont négligées par certains hindouistes des castes inférieures qui les considèrent comme moins puissantes que les déesses villageoises à qui ils offrent des sacrifices d'animaux et que des non-brahmanes prient en langue vernaculaire [9]".

Ce processus d'ajout, de recréation et de modification de concepts est permanent et, selon toute probabilité, destiné à se poursuivre aussi longtemps qu'il existera des groupes organisés de lettrés religieux. Les gens peuvent très bien recourir aux services de diverses corporations savantes et même s'identifier en tant que fidèles de ces corporations, il ne s'ensuit pas que leurs concepts du surnaturel s'organisent selon le message délivré par les spécialistes. Les créations et les interprétations

spontanées déforment le message officiel ou y ajoutent toutes sortes d'éléments officiellement incorrects. Et cela est inévitable, car les messages officiels doivent être compris par les gens. Comme les gens doivent produire des inférences pour les rendre cohérents ou pertinents, leurs constructions mentales doivent compléter(souvent de façon divergente) des messages qui sont par nature fragmentaires, dans le domaine religieux comme dans d'autres.

Comme je l'ai dit au chapitre 4, les gens ont tendance à interpréter leurs intuitions morales comme étant directement inspirées par les agents surnaturels. Certaines corporations de lettrés acceptent cette idée, mais la plupart s'efforcent de promouvoir une vision de la moralité plus abstraite et cohérente, sous la forme de lois et d'interdits précisément répertoriés. Toutefois, cela ne remplace jamais vraiment l'idée que les dieux et les esprits rôdent et s'intéressent au comportement des gens. De fait, quand la version officielle est trop abstraite, les gens y ajoutent simplement l'idée que leurs ancêtres et certains esprits sont là et les surveillent en permanence. Les groupes de lettrés religieux s'efforcent, mais en vain, de contrer cette tendance à rendre les concepts religieux plus locaux et plus pratiques. Les gens ne sont jamais aussi "théologiquement corrects" que le voudraient les corporations [10].

La tragédie du théologien

Pourquoi cette tendance? Étant donné la cohérence, la large diffusion et la stabilité du message d'une corporation religieuse, il semble surprenant(surtout aux spécialistes eux-mêmes) que cette influence soit perpétuellement menacée par des versions moins organisées, moins cohérentes et moins générales des concepts religieux. Mais, comme l'ont suggéré les anthropologues, ces caractéristiques sont sans doute ce qui fait le succès des versions non standard.

Le sociologue Max Weber a insisté sur ce phénomène, opposant une version routinière de l'autorité religieuse où tout est défini et décrit par les officiels, et des explosions périodiques d'activité charismatique ou révolutionnaire. Ces dernières sont généralement centrées sur des individus inspirés qui réveillent la passion religieuse des gens - amortie par les enseignements répétitifs et bureaucratiques de la corporation religieuse - autour de rituels spectaculaires et d'un enthousiasme renouvelé. Il semble même que certaines religions oscillent en permanence entre ces deux pôles. Ces oscillations ont été bien étudiées dans le cas de l'islam et de divers mouvements hindous et bouddhistes, mais aussi de certains mouvements chrétiens.

Selon l'anthropologue Harvey Whitehouse, des modes différents de transmission activeraient en fait des processus cognitifs différents, et cela expliquerait pourquoi ces brusques flambées de dissidence sont inévitables. Pour Whitehouse, il y a généralement deux façons d'acquérir les concepts religieux. L'une est le mode imagiste, où les gens accomplissent des rituels "bruyants" avec une forte stimulation sensorielle et une imagerie très présente. Les rites d'initiation dont j'ai parlé au chapitre 7 en seraient un bon exemple. Les participants se livrent à des manifestations spectaculaires qui marquent les esprit mais dont le sens reste souvent obscur. L'autre mode de transmission est dit doctrinal et compte parmi les activités de la plupart des corporations religieuses. Là, pas de spectacle ni d'émotions fortes mais un ensemble cohérent, systématique et fréquemment répété de messages verbaux. C'est le mode de transmission caractéristique des corporations religieuses dont l'activité se fonde sur un ensemble de textes, mais pas seulement. Whitehouse décrit par exemple des cultes mélanésiens fondés sur la récitation ininterrompue de commandements et l'exposition de leurs conséquences logiques, sans le support de textes écrits.

Les corporations religieuses proposent habituellement différents contextes dans lesquels on peut acquérir ces messages par la répétition et l'enseignement systématique, mais très peu de contextes où des épisodes marquants - ce que Lawson et McCauley appellent l'"apparat sensoriel"- sont mis à contribution. En conséquence, comme le souligne Whitehouse, les corporations perdent progressivement de leur influence. Les gens sont de plus en plus habitués à la doctrine, mais cette familiarité émousse fortement leur motivation pour participer aux rituels et aux autres activités de la corporation. Ainsi, plus les corporations privilégient le mode de transmission doctrinal, plus elles deviennent vulnérables à des explosions périodiques de dissidence imagiste [11].

Les institutions religieuses s'efforcent toujours de soutenir les activités doctrinales et de contenir les activités imagistes. Les Églises chrétiennes revendiquent les saints et thaumaturges du passé mais rechignent à en reconnaître de nouveaux. Les Églises adoptent certaines manifestation de ferveur religieuse mais essaient toujours de les contenir au maximum. Pourquoi?

Les processus mémoriels ne sont pas la seule force à l'œuvre. Le marché des services religieux impose aussi des contraintes particulières. L'impératif le plus important pour une corporation religieuse, c'est de rendre ses services stables et reconnaissables. Or les pratiques imagistes mettent cette stabilité en péril. Révélation, transe et autres

formes de rituels enthousiastes sont difficiles à codifier et à contrôler, c'est pourquoi les institutions religieuses les considèrent avec beaucoup de méfiance. En outre, ces rituels peuvent constituer pour des individus entreprenants l'occasion de fonder leur propre culte dissident.

Telle est la vraie tragédie des théologiens: non seulement les gens, parce qu'ils sont dotés d'un esprit et non d'une simple mémoire livresque, seront toujours théologiquement incorrects, ajouteront toujours leur touche personnelle au message et le déformeront mais, en outre, la seule façon de protéger le message de ces altérations c'est de le rendre cohérent, donc prévisible, ce qui favorise la dissidence imagiste et menace la position de la corporation.

Les dieux sont-ils le fondement de la communauté?

Comment se fait-il que certains individus trouvent parfaitement justifié et même moralement nécessaire d'exclure ou de tuer d'autres gens parce qu'ils n'appartiennent pas à la "bonne" religion? La religion, du moins en apparence, crée une communauté. Il semble évident que le fait d'avoir les mêmes concepts, les mêmes normes que les autres chrétiens, par exemple, rassemble les gens en un groupe censé pratiquer une certaine solidarité interne et une défiance à l'égard des personnes extérieures. Les gens se disent membres de tel ou tel groupe religieux, et cela a des conséquences importantes et souvent tragiques pour leurs interactions avec les autres groupes. Et cela ne se produit pas exclusivement là où des corporations religieuses fournissent une description explicite de ce qu'est "la" religion et des critères explicites d'appartenance au groupe. Même dans les groupes où il n'existe pas de corporation religieuse, il semble que les sacrifices collectifs ou la participation à d'autres rituels renforcent la cohésion.

Mais là encore, les apparences peuvent être trompeuses. L'idée que le fait d'avoir des dieux communs crée une communauté est plausible parce qu'elle se fonde sur une corrélation. De nombreux groupes qui ont un fort sentiment d'être, précisément, des groupes distincts se servent aussi de normes et de pratiques religieuses pour signaler cette identité commune. Mais certains des exemples que j'ai décrits dans ces pages vont à l'encontre de ce rapport simpliste entre dieux communs et communauté humaine. La principale activité religieuse des Buid est une forme de médiumnité que l'on retrouve dans de nombreux groupes voisins. Mais les Buid sont un groupe distinct; ils ne voient pas de relation ou de parenté particulière entre eux et les autres pratiquants de cette forme de religion.

Affirmer que le fait d'avoir les mêmes dieux fonde une solidarité c'est

éluder la question du pourquoi et du comment de ces effets. Pourquoi se sentirait-on plus proche de quelqu'un qui a les mêmes concepts surnaturels que soi? Et s'il n'est pas nécessaire d'avoir des dieux et des esprits communs pour former un groupe cohérent, comment peut-on les utiliser à cette fin?

Les signes d'appartenance à un groupe, notamment un groupe ethnique, sont variés, mais pas infiniment variables. Ce sont des traits à la fois faciles à reconnaître et difficiles à contrefaire, comme la résidence dans un territoire donné, le mode de subsistance, la langue, l'accent, les préférences alimentaires ou l'acceptation de certains rituels pénibles. Ces traits sont souvent considérés comme de simples symptômes ou indices d'un ensemble de qualités sous-jacentes. Les gens disent qu'ils ont "les mêmes os", qu'ils sont "du même sang", etc. Toutes ces métaphores expriment ce que les psychologues appellent des hypothèses essentialistes. On suppose que tous les individus concernés ont quelque chose en commun, même si on n'a qu'une notion vague ou métaphorique de ce quelque chose. Les membres d'un groupe ethnique ainsi défini peuvent très bien imaginer le cas improbable mais possible d'un étranger qui parlerait parfaitement leur langue, préférerait la nourriture qu'ils préfèrent et manifesterait tous les signes d'appartenance au groupe mais serait quand même un étranger. L'appartenance au groupe est définie en des termes similaires à ceux que je décrivais au chapitre 3 comme étant le fondement de notre compréhension des espèces animales. Pour un groupe de gens, participer aux mêmes rituels est simplement la conséquence d'une qualité partagée, indéfinie mais réelle, présente chez chacun d'entre eux mais absente chez les personnes extérieures au groupe [12].

Les systèmes d'inférence fonctionnent du fait de conditions particulières, ils s'activent lorsqu'une information d'un certain type leur parvient. Pour le "système essence", les conditions d'activation sont les suivantes:(1) des objets vivants sont perçus comme ayant des traits extérieurs communs - un prototype;(2) ils sont tous nés d'autres membres de la même catégorie et(3) ils ne se reproduisent pas en dehors de leur catégorie. C'est évidemment le cas pour les espèces vivantes. Mais certaines catégories sociales sont parfois présentées de la même façon. Dans bien des régions d'Afrique et d'Asie, les artisans appartiennent à des castes endogames(on ne se marie qu'entre membres de la tribu ou de la caste), ils sont considérés comme inférieurs, polluants et dangereux. Ces groupes sont donc explicitement interprétés comme fondés sur des qualités prétendument naturelles: ces gens-là ont une essence différente, une qualité interne, congénitale, qui

les distingue des autres. En Afrique, les forgerons sont reconnaissables, ils descendent tous de forgerons - on ne peut pas devenir membre de cette catégorie - et ne se marient qu'avec des forgerons. Une fois considérée sous cet angle, une catégorie sociale doit sans doute activer, sur le mode découplé, le système essence.

Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi les qualités essentielles des groupes sociaux sont si convaincantes ni pourquoi elles déclenchent des effets émotionnels si intenses. Le fait que les groupes sociaux soient souvent définis comme essentiellement différents est assez simple à comprendre, étant donné la façon dont fonctionne notre cerveau. Mais pourquoi est-il si naturel d'avoir confiance dans les membres de son groupe et de se méfier des personnes qui n'en font pas partie, avant même d'avoir pu juger sur pièces? Les membres du groupe se disent-ils entre eux que les étrangers ne sont pas des coopérateurs fiables? Le problème est d'expliquer pourquoi cette idée s'acquiert si facilement qu'elle n'a même pas besoin d'être enseignée.

Concepts d'essence et intuitions

L'une des plus belles réussites de la psychologie sociale, c'est d'avoir montré combien il est facile de créer de forts sentiments d'appartenance et de solidarité entre des personnes arbitrairement réparties en groupes. Il suffit de leur dire qu'elles font partie des Bleus ou des Rouges. Une fois leur appartenance au groupe définie, on leur fait accomplir une tâche simple(n'importe quel exercice fait l'affaire) avec les membres de leur équipe. Très rapidement, les sujets se montrent mieux disposés envers les membres de leur groupe qu'envers les autres. Ils commencent aussi à percevoir des différences, en faveur de leur groupe bien sûr, en termes de beauté, d'honnêteté et d'intelligence. Ils se montrent plus enclins à tromper ou à maltraiter les membres de l'autre groupe. Même lorsque les sujets savent que la division en groupes est entièrement arbitraire, même lorsqu'on leur en fournit la preuve, ils ont du mal à ne pas éprouver ces sentiments et à ne pas croire qu'il existe quelque trait essentiel sous-jacent à l'appartenance au groupe [13].

Ces résultats bien connus démontrent l'extraordinaire propension humaine à la solidarité de groupe, ce que Matt Ridley appelle le "groupisme". Il y a en l'homme un besoin désespéré de faire partie d'un groupe et de faire la preuve de sa loyauté. Mais ces résultats montrent aussi combien il est facile pour les gens de se représenter les groupes comme fondés sur des essences lorsque les groupes sont organisés comme des coalitions. En effet, dans ces expériences on invite les sujets à collaborer davantage au sein de leur groupe qu'avec l'autre groupe.

Rapidement, ils produisent, exhibent les intuitions et émotions concernant la confiance et la fiabilité dont j'ai expliqué au chapitre 5 qu'elles sont nécessaires à la création de coalitions [14].

Je pense que les expériences de laboratoire et les comportements sociaux réels convergent pour suggérer pourquoi les concepts fondés sur l'essence deviennent saillants et émotionnellement importants: ce sont les concepts dont nous nous servons spontanément pour décrire des intuitions qui concernent moins les catégories sociales que les coalitions.

Si cette formulation est un peu obscure, les faits, eux, sont clairs. Notre vision naïve des interactions avec notre entourage nous dit que nous avons affaire à des gens possédant les mêmes caractéristiques essentielles que nous. Il s'agit de notre lignage, de notre tribu, de notre congrégation religieuse, etc. Mais on comprendra mieux comment se construisent ces relations si l'on réalise que la plupart de ces groupes sont en fait des coalitions, des arrangements où un calcul implicite des coûts et des bénéfices rend la participation plus avantageuse que la défection, donc plus stable. Dans les chapitres précédents j'ai parlé des coalitions souples, ad hoc, que l'on rencontre dans de nombreux contextes sociaux, depuis les alliances informelles et réseaux d'amitié entre collègues de travail jusqu'aux expéditions de chasse des tribus nomades. Les coalitions impliquent une estimation très fine de la fiabilité des autres, à partir de signaux souvent ambigus et d'un calcul du rapport coût-bénéfice résultant de la participation à la coalition. Mais les gens n'ont pas besoin de calculer cela explicitement. Ils justifient leur comportement en disant et en pensant que certains êtres sont intrinsèquement fiables et pas les autres. Et nous nous contentons de ces appréciations instinctives parce qu'elles résultent de calculs subtils effectués par des systèmes spécialisés, à l'insu de notre conscience.

Or, dans certains contextes, les relations sociales bâties à partir de ces intuitions sont facilitées par le fait que les groupes sont définis comme ayant une essence. En laboratoire, on assigne aux sujets une coalition arbitraire et aussitôt ils imaginent des différences d'essence entre les groupes. Mais dans la vie réelle c'est souvent le contraire qui se produit. Les gens font partie de catégories sociales qui sont présentées en termes essentialistes - caste de forgerons ou lignage - et ils les gèrent comme des coalitions.

Parce qu'ils forment des coalitions extrêmement stables, ces groupes fondés sur une essence commune supposée n'ont pas l'air d'être des coalitions. Prenons comme exemple le cas des lignages dans un groupe africain comme les Fang. Le lignage est certainement défini en termes

d'essence, pas seulement au sens où les gens sont les descendants putatifs d'un ancêtre commun mais aussi parce qu'ils sont censés partager certains traits essentiels. Lorsque je travaillais au Cameroun, les gens me disaient souvent que les membres de tel clan étaient faciles à vivre, que ceux d'un autre faisaient des histoires, etc. Chez les Fang, les lignages sont aussi au centre d'une coopération intense et inconditionnelle, de sorte que vous pouvez compter sur les membres de votre lignage quand vous en avez besoin mais qu'il ne faut pas attendre la même solidarité des autres, même s'ils habitent le même village. Or les groupes fondés sur le lignage sont répartis sur d'énormes territoires, si bien qu'il y a toujours, quelque part des "cousins" avec lesquels vous n'avez que des rapports épisodiques. Dans ces rares occasions la représentation du lignage comme fondé sur une essence devrait vous inciter à leur faire confiance(ces cousins ont la même substance que vous, vous connaissez leur type de personnalité et donc leurs réactions), alors que vos intuitions en termes de coalition devraient vous rendre plus prudents(puisque vous les rencontrez pour la première et sans doute pour la dernière fois, pourquoi vous feraient-ils des cadeaux?). En pareil cas, les gens suivent leurs intuitions liées à la coalition et expliquent leur comportement en disant qu'ils ne sont pas sûrs et certains que ces personnes sont bien de leur lignage.

Quoique certaines catégories sociales soient décrites en termes d'essence, le comportement réel des gens est déterminé par des indices plus complexes: les inférences concernant la coalition ne parviennent pas à la conscience mais nous donnent des intuitions précises sur ce qu'il faut faire. La distinction peut sembler byzantine en ce qui concerne la plupart des groupes, mais elle devient cruciale dès qu'il s'agit de hiérarchies et de rapports de domination sociale.

La chose est très claire dans les hiérarchies basées sur ce que les sociologues Jim Sidanius et Felicia Pratto appellent des "marqueurs arbitraires", comme la race ou l'ethnie. Là encore il semble y avoir divorce entre les concepts explicites et les intuitions qui guident le comportement.

Considérons d'abord les concepts explicites: la plupart des groupes "raciaux" minoritaires sont décrits comme dangereux ou indignes de confiance. Pour les racistes, c'est la conséquence de l'essence particulière de ces groupes. Pour les non-racistes, il s'agit d'un stéréotype lamentablement injuste. Mais ces deux attitudes se rejoignent sur un point: le fait que l'attitude envers les groupes sociaux se fonde sur la perception de leurs caractères essentiels. Selon ce point de vue, il suffirait, pour établir de meilleures relations, de convaincre les

membres du groupe dominant que les individus de la minorité sont essentiellement semblables à eux. Si, par exemple, on habituait les enfants à voir que les gens ne se comportent pas conformément à leur stéréotype, ils percevraient la laideur morale de la discrimination.

Mais Sidanius et Pratto ont réuni une quantité impressionnante de données montrant que la domination n'est pas simplement une affaire de stéréotypes et que ces derniers seraient plus souvent une conséquence qu'une cause. En fait, Sidanius et Pratto montrent que beaucoup de comportements à l'égard des minoritaires proviennent non seulement du désir des dominants de rester "entre eux", mais aussi, de façon plus insidieuse, du désir de favoriser son propre groupe d'une manière qui maintienne les autres dans un statut inférieur. Autrement dit, il s'agit d'un comportement de coalition où il est effectivement avantageux de maintenir les membres des autres groupes dans une position inférieure. Les stéréotypes raciaux comptent parmi les représentations créées de manière à interpréter l'intuition que les membres des autres groupes présentent un réel danger, menacent les avantages des membres de la coalition. L'une des raisons qui nous rendent aveugles à ces structures de coalition pourrait être qu'elles contredisent souvent nos normes morales. Cela expliquerait pourquoi beaucoup de gens préfèrent considérer le racisme comme la conséquence malheureuse de concepts erronés plutôt que comme la conséquence logique de stratégies économiques efficaces [15].

Faut-il vraiment s'étonner que bien des catégories sociales soient à la fois maintenues par une solidarité de coalition et explicitement décrites en termes essentialistes? Pas vraiment: ce n'est qu'une illustration supplémentaire de la magie sociale décrite au chapitre 7. Les gens ont des aptitudes spécifiques pour le comportement de coalition, mais ils ne savent pas forcément comment elles fonctionnent. Les indices qui désignent certaines personnes comme fiables et d'autres comme dangereuses sont traités d'une façon qui échappe souvent à l'attention consciente. De la même façon, le fait qu'une défection me menace moi, bien qu'elle concerne directement une autre personne, est facile à comprendre intuitivement mais difficile à expliquer par des concepts.

L'idée que les forgerons ou les croque-morts sont naturellement différents est particulièrement pertinente lorsqu'elle explique pourquoi les non-forgerons et les non-croque-morts maintiennent une solidarité qui exclut ces artisans, mais elle n'est pas la cause de cette division. La principale cause, ce sont les intérêts des groupes, vus par la pensée coalisante. Dans ce domaine des interactions sociales comme dans d'autres, les gens élaborent des notions fortes de ce que sont les

groupes parce que, jusqu'à un certain point, ces notions leur fournissent une interprétation plausible de leurs propres intuitions.

Pour en revenir à la religion, j'ai essayé de montrer que les dieux et les esprits n'apportent rien de spécial en ce qui concerne la création de communautés. Mais nous ne pouvons nous en tenir là, car alors nous ne saurions expliquer l'enthousiasme avec lequel les membres de certains groupes religieux coopèrent de manière désintéressée avec leurs coreligionnaires et considèrent les membres des autres groupes religieux comme dangereux, immondes ou carrément infra-humains. L'explication se trouve dans l'aptitude humaine à former des coalitions et dans la souplesse de cette aptitude. Les systèmes mentaux concernés ne sont pas spécialement réservés aux concepts religieux, mais ceux-ci peuvent, dans certaines circonstances, indiquer avec assez de précision où la solidarité risque de se manifester.

C'est peut-être la raison pour laquelle tant de religions s'efforcent de présenter l'affiliation comme un choix radical qui laisse peu de place à la négociation. Dans les corporations religieuses, toutes sortes de mécanismes renforcent cette impression que l'on s'est engagé pour de bon. Évidemment, la notion d'un "choix" est presque toujours théorique. On ne "choisit" pas vraiment d'être musulman et de s'identifier avec l'umma quand on naît en Arabie Saoudite, pas plus que l'on ne choisissait d'être chrétien dans l'Europe médiévale. Mais on peut néanmoins varier son degré d'identification, d'implication dans le groupe. Certaines personnes ont une stratégie d'engagement minimum: elles acceptent d'être membres du groupe et accomplissent les services demandés mais c'est à peu près tout. D'autres choisissent de s'impliquer d'avantage: elles affirment plus ouvertement leur engagement, se portent volontaires pour accomplir des tâches au nom de leur foi et obtiennent en retour des biens, du pouvoir, du prestige et une garantie de solidarité de la part des autres membres de la corporation. D'autres enfin choisissent une voie plus dangereuse et sont prêts à tuer ou à risquer leur vie pour le groupe.

Le fondamentalisme et le prix de la défection

Dans les traditions les plus diverses(christianisme américain, islam, hindouisme et, curieusement, bouddhisme) on peut trouver des mouvements entièrement centrés sur le retour à des valeurs religieuses considérées comme perverties par l'évolution historique. Bien que ces mouvements soient aussi divers que les contextes dans lesquels ils sont nés, ils ont des points communs, et la légitimation de la violence au service de la restauration religieuse en fait partie.

On hésite souvent entre deux façons d'expliquer l'existence de ces groupes organisés qui semblent prêts à faire preuve de violence(ou d'héroïsme, selon le côté où l'on se place) pour obliger la communauté à retrouver des attitudes religieuses plus orthodoxes. D'un côté, on est tenté de penser que cela a tout à voir avec la religion, que le fondamentalisme n'est qu'une forme excessive d'adhésion, une caricature du comportement religieux ordinaire. C'est un thème que l'on retrouve souvent dans les réactions de l'Occident libéral face aux extrémistes islamistes: les chefs religieux et leurs partisans sont simplement "plus musulmans" que les autres, point de vue qui cadre bien avec la vieille antipathie occidentale pour l'islam. Et qui cadre bien, aussi, avec notre notion habituelle de l'identité religieuse. Si les concepts surnaturels créent naturellement des liens émotionnels puissants entre les gens, on conçoit qu'un investissement plus profond dans ces concepts puisse conduire à un comportement extrémiste. La deuxième interprétation, tout aussi répandue quoique opposée à la première, c'est que l'extrémisme religieux n'a rien à voir avec la religion. Ainsi, le fondamentalisme ne serait qu'une tentative audacieuse pour prendre le contrôle de la société, de la part de petits groupes qui gagneraient ainsi le pouvoir et le prestige qui leur manque. Cette thèse est souvent avancée par les ressortissants des pays où agit ce genre de groupes. Les intellectuels musulmans, par exemple, disent que les mouvements fondamentalistes ne sont qu'une caricature d'un islam plus authentique, plus noble et plus généreux(ils peuvent mentionner à l'appui de cette thèse quantité de sources coraniques). De la même façon, beaucoup de chrétiens, de juifs et d'hindous sont horrifiés que l'on puisse assimiler leur religion avec les mouvements protestants fanatiques, les rabbins ultra-orthodoxes ou les incendiaires de mosquées en Inde.

Il me semble que ni l'une ni l'autre de ces deux interprétations ne permettent d'expliquer ce que ces mouvements ont de particulier. D'une part, même si le fondamentalisme n'était qu'une forme extrême de conviction religieuse, cela ne nous renseignerait pas sur les raisons qui poussent certaines personnes, dans certaines circonstances, à adopter cette version particulière de leur tradition religieuse. De l'autre côté, l'idée que seule la prise du pouvoir intéresse les fondamentalistes n'explique pas pourquoi ils s'y prennent de cette manière particulièrement dangereuse, coûteuse et souvent inefficace. Ces mouvements concernent effectivement la religion et la volonté de pouvoir mais les décrire comme "fanatiques", c'est éluder la question de savoir ce qui pousse les gens à la violence et cela ne dit rien non plus

sur le type de pouvoir que recherchent ces gens et pourquoi la violence serait la seule façon de l'obtenir.

Comme je l'ai dit, le fondamentalisme est un phénomène moderne et une réaction à des conditions nouvelles. Mais cela ne veut pas dire que les mouvements fondamentalistes trouvent leur source dans un refus général de la modernité. Comme l'ont souligné certains spécialistes, ces groupes se servent des moyens de communication modernes - presse, radio et télévision - et certains créent des écoles et des réseaux d'entraide qui utilisent volontiers la technologie contemporaine. Il doit y avoir dans la modernité autre chose qui explique la violence de leurs réactions.

Une autre interprétation met l'accent sur l'extrême diversité du monde moderne, un monde qui vous rappelle sans cesse que d'autres vivent autrement, ont des valeurs différentes, adorent d'autres dieux, ont des rituels différents, etc. Selon ce point de vue, la réaction fondamentaliste serait dirigée contre la concurrence culturelle et religieuse, particulièrement aiguë dans les sociétés du tiers monde confrontées à une influence occidentale puissante héritée de la colonisation. Les fondamentalistes voudraient revenir à un passé(largement mythique) où l'identité et les valeurs locales allaient de soi, où personne ne connaissait l'existence d'autres façons de vivre.

Cet argument a le mérite de mettre l'accent sur l'un des caractères essentiels de ces mouvements - la concurrence entre systèmes - mais nous devons pousser plus loin l'explication psychologique. Car il n'est pas totalement évident que les hommes veulent à tout prix préserver les "valeurs culturelles" de leur groupe. Pourquoi cela serait-il le cas? Quelle serait leur motivation? On suppose souvent que les gens ont un fort désir de préserver leurs coutumes parce qu'elles leur donnent un sentiment d'identité et donc de solidarité. Mais cela présuppose ce qu'il fallait démontrer. Comme je l'ai dit plus haut, certains concepts et normes culturels sont représentés comme des indices d'identité, dans certaines conditions. Mais pas tous, et pas toujours. On ne voit donc pas pourquoi cela devrait conduire les gens à la violence, or c'est précisément ce que nous cherchons à expliquer.

On comprend mieux la réaction fondamentaliste si on décrit plus en détail ce qui rend l'influence moderne si scandaleuse dans un contexte religieux, et si l'on envisage cette réaction comme un processus de coalition. Le message véhiculé par le monde moderne n'est pas seulement qu'il existe d'autres façons de vivre, que des gens peuvent ne pas être croyants, ou croire autrement, ou se libérer des contraintes de

la morale religieuse ou(dans le cas des femmes) prendre leurs décisions sans l'autorisation des hommes. Le message du monde moderne est aussi que l'on peut faire tout cela sans payer le prix fort. Les non-croyants et les fidèles d'autres religions ne subissent pas d'ostracisme; ceux qui cessent d'obéir à la morale religieuse conservent une position sociale normale tant qu'ils respectent les lois; et les femmes qui se passent de l'autorité des hommes n'en subissent pas de conséquences visibles. Ce "message" moderne nous paraît tellement évident que nous ne voyons plus à quel point il menace les interactions sociales fondées sur la pensée coalitionnelle. Du point de vue d'une coalition religieuse, le fait que le monde moderne permette des choix nombreux sans en faire payer le prix signifie que la défection ne coûte rien et qu'elle est donc très probable.

Afin d'illustrer ce que cela signifie pour une coalition, je prendrai l'exemple d'une patrouille en temps de guerre. Ce type de groupe ne peut fonctionner - c'est-à-dire entreprendre des missions dangereuses avec quelque chance de succès - que si la confiance mutuelle est forte, au point que chaque individu sera prêt à prendre des risques pour protéger les autres, sachant que les autres en feront autant pour lui. Chacun doit pouvoir compter sur le fait que la confiance implicite l'emportera toujours sur les intérêts personnels immédiats, faute de quoi les membres du groupe seraient tentés de déserter dans les moments difficiles. Le prix de la désertion est généralement très lourd, stipulé par un règlement officiel et assorti de menaces comme la cour martiale, la prison ou l'exécution. Or, dans ce genre de groupes, les individus qui manifestent un engagement moins que total sont persécutés, brutalisés et ostracisés d'avance. On observe souvent dans les armées ces mauvais traitements spontanés qui découragent préventivement et ostracisent les individus peu fiables bien avant l'épreuve du feu. Les soldats n'hésitent pas à ridiculiser, brutaliser et humilier publiquement ceux qui ne font pas preuve d'audace. D'un point de vue strictement rationnel, c'est une perte de temps: une fois établie la lâcheté d'un soldat, il suffirait simplement de ne pas lui faire confiance dans les situations dangereuses. C'est en pure perte que l'on dépense de l'énergie pour le tenir à l'écart ou le punir: s'il n'a pas l'étoffe d'un bon soldat rien n'y fera. Par contre, ces efforts sont justifiés dès lors que l'on comprend qu'ils ne visent sans doute pas la victime mais les autres soldats. Le message ainsi exprimé, de façon violente et mémorable, est que la défection coûte extrêmement cher. Cela est intuitivement perçu comme une manière de limiter le nombre des défections possibles. Et c'est une conséquence directe des principes coalitionnels décrits

précédemment: il est dangereux de participer à une coalition que les autres peuvent quitter sans en payer le prix. Plus le risque est élevé, plus on veut faire monter le prix de la défection [16].

La violence fondamentaliste est elle aussi une tentative de faire monter les enjeux, c'est-à-dire de décourager les déserteurs potentiels en démontrant que la défection leur coûtera très cher, que ceux qui adoptent des normes différentes seront persécutés ou même tués. Je propose cette interprétation, qui modifie légèrement celle de la "réaction à la modernité", parce que l'arrière-plan coalitionnel me paraît décrire de manière plus réaliste la psychologie de ces réactions, et aussi parce qu'il explique plusieurs caractéristiques de l'extrémisme religieux qui, autrement, resteraient incompréhensibles.

Premièrement, beaucoup de groupes fondamentalistes s'efforcent surtout de contrôler la conduite publique des autres: leur façon de s'habiller, leur assiduité aux réunions religieuses, etc., même si leur religion est essentiellement centrée sur la foi ou l'engagement individuel et même si elle condamne explicitement la tentation de s'ériger en juge de la conduite d'autrui(comme on le voit chez les fondamentalistes chrétiens et islamistes).

Deuxièmement, bien des groupes fondamentalistes essaient de punir ce qu'ils considèrent comme des manquements aux normes religieuses par des châtiments à la fois publics et spectaculaires, même lorsque lesdits châtiments sont une innovation par rapport à la tradition. À première vue, il n'y a pas d'explication rationnelle pour la dénonciation publique et nominative d'individus, pour les manifestations violentes devant les cliniques où se pratique le contrôle des naissances ou pour la lapidation publique des femmes adultères. Le caractère public et spectaculaire de ces châtiments n'a de sens que s'il constitue un message pour les déserteurs potentiels, s'il leur montre quel serait le prix de leur défection.

Troisièmement, la violence fondamentaliste est en grande partie dirigée, non pas vers le monde extérieur mais vers les membres de la même communauté culturelle, religieuse. La domination la plus exclusive est exercée au sein des communautés, par les dirigeants contre les simples membres, par les extrémistes contre les moins engagés et surtout par les hommes contre les femmes. Si ces mouvements étaient uniquement ethniques-religieux, ils concentreraient leurs attaques sur l'extérieur. Mais, là encore, la dynamique coalitionnelle prédit que les fondamentalistes ne s'intéresseront pas à ce que font les personnes extérieures au groupe. Ce qui compte pour eux,

c'est ce que risquent de faire les autres membres du groupe.

Quatrièmement, la cible des mouvements fondamentalistes est souvent une forme locale de religion modernisée. C'est particulièrement évident dans le fondamentalisme américain - à la fois chrétien et, dans une certaine mesure, juif - qu'on ne peut attribuer à des influences coloniales ou étrangères, mais qui est dirigé contre des versions libérales de ces religions. On observe le même phénomène dans d'autres pays. L'image du fondamentalisme islamiste ou de la violence hindouiste en Inde présentée par les médias incite à penser qu'il s'agit simplement de conflits entre une modernité externe, coloniale, et la tradition autochtone, mais ce n'est pas le cas. Dans l'islam et dans l'hindouisme, il a existé au cours du siècle passé des mouvements d'adaptation des normes religieuses à la modernité. Ces mouvements séduisaient surtout les classes moyennes urbaines cultivées et représentaient donc un danger politique réel pour ceux dont l'autorité était purement ancrée dans les hiérarchies religieuses.

Pour résumer, donc, le fondamentalisme n'est ni un excès de religion ni de la politique sous une autre forme. C'est une volonté de préserver un type particulier de hiérarchie, fondé sur la psychologie coalitionnelle, menacée par le fait que la défection est facile, et donc très probable. Si les cours martiales devenaient plus tolérantes pour les déserteurs, et si les soldats en action l'apprenaient, il est à parier que la persécution et le châtiment illicites de déserteurs potentiels deviendraient plus violents et plus ostentatoires. La même tendance psychologique explique sans doute pourquoi certaines personnes sont poussées à une violence extrême au service de leur coalition religieuse. Les systèmes mentaux concernés sont présents dans tout cerveau normal, mais les conditions historiques sont particulières; c'est pourquoi ces processus n'ont rien d'inévitable. Tous les concepts religieux ne servent pas à créer des marqueurs ethniques; tous les marqueurs ethniques ne sont pas utilisés comme preuves d'appartenance à une coalition; toutes les coalitions ne sont pas confrontées à des défections faciles et tous les membres des groupes qui le sont ne réagissent pas en faisant monter par la violence le prix de la défection. Le fait que le prix soit devenu si élevé indique même clairement que ces groupes sentent que le sentiment populaire ne penche pas de leur côté. Ce qui, malheureusement, n'est pas un obstacle à la domination politique pour peu que ces coalitions aient suffisamment de cohésion.

9. Pourquoi croit-on?

Chez les Fang, on dit que les sorciers ont un organe interne supplémentaire, en forme d'animal, qui s'envole la nuit pour détruire les récoltes des gens ou empoisonner leur sang. On dit aussi que ces sorciers organisent parfois d'énormes festins au cours desquels ils dévorent leurs victimes et décident de nouvelles offensives. Bien des Fang vous diront qu'un ami d'un ami a effectivement vu des sorciers voler au-dessus du village, la nuit, assis sur des feuilles de bananier et lançant des sorts à leurs victimes.

J'évoquais cela et d'autres croyances peu communes au cours d'un dîner à Cambridge, lorsque l'un de nos hôtes, un théologien catholique de renom, s'est tourné vers moi et m'a dit: "C'est cela qui rend l'anthropologie si passionnante et si difficile. Vous devez expliquer comment les gens peuvent croire pareilles inepties." Ce commentaire m'a laissé sans voix, et la conversation avait dévié avant que j'aie pu trouver une repartie appropriée - quelque chose à propos de la paille et de la poutre peut-être. Car la question "comment les gens peuvent-ils croire à des choses pareilles?" est effectivement pertinente mais s'applique à toutes les formes et nuances de croyances. Les Fang non plus n'en sont pas revenus lorsqu'on leur a expliqué que trois personnes étaient en réalité une seule personne tout en étant trois personnes, ou que tous nos malheurs dans cette vallée de larmes sont dus à deux ancêtres qui ont voulu goûter à un fruit exotique dans un jardin. Pour chacune de ces propositions, il existe quantité d'explications doctrinales, mais je doute que les Fang les aient trouvées plus satisfaisantes que les affirmations originelles. La question reste donc posée: pourquoi les gens adhèrent-ils à ces propositions? Qu'est-ce qui les rend plausibles? Et surtout: pourquoi y a-t-il des croyants et des non-croyants? Qu'est-ce qui persuade certains d'entre nous d'admettre diverses affirmations concernant les dieux et les esprits dont l'existence est, pour le moins, difficile à démontrer?

Comme je le disais au début de ce livre, on ne saurait tenter d'expliquer la croyance aux concepts surnaturels sans une description claire de ces concepts, de leur acquisition et de leur organisation dans l'esprit humain. Sommes-nous mieux armés pour répondre à cette question maintenant? Il me semble que oui, mais l'explication ne sera pas une de ces solutions miracles qu'affectionnent les partisans et les ennemis de la religion. Aucune formule magique ne peut expliquer l'existence et les traits communs de la religion, car le phénomène est le résultat d'une pertinence combinée, c'est-à-dire de l'activation optimale de divers systèmes mentaux. Pour la croyance, c'est pareil.

En effet, l'activation d'une panoplie de systèmes mentaux explique à

la fois l'existence des concepts religieux, et leur succès culturel, et le fait que les gens les trouvent plausibles, et la façon dont la religion est apparue dans l'Histoire, et sa persistance dans le contexte de la science moderne. Je me rends bien compte qu'il est un peu présomptueux de promettre de tuer tous ces oiseaux avec une seule pierre, surtout quand la pierre est aussi délicate à manier. Qu'est-ce que cela veut dire, "activer divers systèmes"? Pas seulement que "la religion a de multiples aspects", ou que "c'est un domaine complexe", ou encore que "toutes sortes de facteurs sont impliqués". Mon ambition en écrivant ce livre était précisément d'échapper à ces platitudes et de trouver dans les sciences cognitives des explications claires.

Ce que j'affirme est en effet beaucoup plus précis. Nous disposons de données expérimentales sur différents systèmes d'inférence ayant chacun leur domaine spécifique. Les concepts religieux activent un sous-ensemble de ces systèmes, ce qui accroît la probabilité que ce type de concepts soient élaborés par l'esprit humain, qu'ils aient l'air intuitivement plausibles, que leur formulation explicite soit acceptable pour certains, et enfin qu'ils échappent à des influences corrosives comme celle de la science. Je n'ai pas dit, notez-le bien, que tout cela était causé par mais rendu plus probable par les processus cognitifs en question.

Ce que nous enseignent l'évolution, la biologie, la psychologie, l'archéologie et l'anthropologie, c'est qu'un ensemble de facteurs constituent la "main" collective et invisible qui guide l'évolution culturelle. Mais les explications en termes de "main invisible" sont frustrantes. Comme l'a souligné le philosophe Robert Nozick, nous préférons généralement l'hypothèse d'une main cachée qui implique une véritable conspiration: des maîtres de l'univers tirant les ficelles ou, dans le cas qui nous intéresse, un trait particulier de l'esprit humain qui créerait l'ensemble de la religion, un désir métaphysique central à l'origine de toute religion, une propension irrésistible à la superstition, aux mythes, à la foi, une émotion particulière que seule la religion nous procure, et ainsi de suite. Je suis certain de ne pas me tromper en disant qu'il y aura toujours une clientèle pour ce genre d'explications, mais j'affirme aussi que nous avons les preuves qu'elles sont fausses. Voyons donc pourquoi ce que j'ai appelé "pertinence combinée" est si important.

Est-on croyant par laxisme?

Bien évidemment, les gens qui demandent "comment peut-on croire à des choses pareilles?" ne font pas partie des croyants. Les vraies croyances se reconnaissent au fait que l'on se soucie peu de leur origine,

de la façon dont elles se sont installées dans notre univers mental. Nous croyons par exemple que le sel est blanc et l'acier solide, sans savoir d'où nous viennent ces idées, et sans nous en soucier. Dans le contexte de la religion, les interrogations sur la provenance des croyances ont plutôt été le fait de sceptiques. Sans invalider la question, bien sûr, cela explique peut-être pourquoi on y répond en général d'une certaine manière que je trouve insuffisante, voire trompeuse.

Avoir des croyances religieuses ne demande pas de grands efforts. Les Fang qui prétendent voir des sorciers voler sur des feuilles de bananier, les chrétiens qui se sentent surveillés par un agent tout-puissant n'ont généralement pas besoin de se décarcasser pour s'en persuader. C'est pourquoi les sceptiques voient souvent dans la croyance une forme de négligence intellectuelle. Selon eux, les gens croient à des agents surnaturels parce qu'ils sont superstitieux, égarés par leurs émotions, primitifs, parce qu'ils ne comprennent rien aux probabilités, n'ont aucune formation scientifique, ont subi un lavage de cerveau dans leur culture d'origine, manquent d'assurance pour mettre en doute la tradition. Les croyances seraient donc le résultat d'une absence d'esprit critique envers des idées mal fichues ou dépourvues de justification(par oubli, faute de temps, mauvaise volonté ou incapacité). Les croyances disparaîtraient dès lors que les gens appliquent des principes de gestion mentale comme:

• Ne laissez entrer dans votre esprit que des pensées claires et précises.

• N'acceptez que les pensées cohérentes.

• Examinez les données concernant toute affirmation.

• Ne retenez que des affirmations réfutables.

Lorsque les Fang parlent des fantômes de leurs ancêtres, leurs propos manquent de clarté à l'endroit même où la précision serait essentielle. Ils disent que les fantômes sont immatériels, qu'ils sont plus ou moins "comme le vent" et aussi qu'ils ont quitté leurs corps. Pour tous les Fang, ils sont invisibles, mais individuellement chacun a un point de vue différent de ce que cela signifie et doute souvent de sa propre interprétation. Un fantôme est censé être ce qui reste d'une personne lorsqu'elle n'a plus de corps. Mais les fantômes voient ce que font les vivants. Comment peuvent-ils voir sans yeux? Les chrétiens apprennent que Dieu a créé l'homme à son image, mais comme toutes les affirmations religieuses, celle-ci est assez ambiguë pour être diversement interprétée selon le contexte.

En outre, les traditions religieuses se soucient généralement assez peu

de la cohérence. Certaines affirmations sont même conçues pour bafouer le sens commun. Les sceptiques restent perplexes devant des idées chrétiennes comme la Trinité(trois personnes ne font qu'un) ou la notion que nous sommes libres d'agir à notre guise bien que Dieu soit tout-puissant, et tant d'autres tout aussi paradoxales. Lorsqu'ils demandent des éclaircissements, on leur donne généralement des réponses extrêmement déroutantes qui n'évitent l'incohérence qu'au prix de l'obscurité.

Quant aux données... ce que les croyants considèrent comme des "preuves" de l'existence des dieux, des esprits et des ancêtres, ainsi que de leur pouvoir, ne prouve absolument rien aux yeux des observateurs extérieurs. Ce ne sont des preuves que si l'on renonce à l'obligation de n'avoir que des croyances réfutables. Si l'on vous dit que des vitamines à haute dose aident le corps à combattre l'infection, la seule véritable preuve serait un test qui puisse réfuter cette idée: si des expériences cliniques montrent par exemple que les malades qui prennent des vitamines ne guérissent pas mieux que les autres, cela vous fera douter de l'efficacité d'un tel traitement. Or les thèses religieuses ne sont absolument pas réfutables selon cette méthode.

La croyance religieuse ignore donc ces règles élémentaires, et ces manquements ont été depuis longtemps décrits par les philosophes. Mais ceux-ci ne disposaient, pour se représenter le mode de fonctionnement du cerveau, que des outils de l'introspection et du raisonnement. Lorsque les psychologues ont abordé la question par la méthode expérimentale, ils ont découvert toutes sortes de processus mentaux qui "conspirent" pour nous détourner des croyances claires et fondées. En voici quelques exemples:

L'effet de consensus. Les gens tendent à aligner leur perception d'une scène sur ce qu'en disent les autres; si, par exemple, on leur montre un visage avec une expression de colère mais que les gens autour d'eux affirment que c'est une moue de dégoût, ils affirmeront eux aussi que c'est une expression de dégoût.

L'effet de faux consensus. C'est l'effet inverse, la tendance à penser que nos impressions sont partagées par les autres, que les émotions ressenties par les témoins d'une scène, par exemple, sont semblables aux nôtres.

L'effet de génération. L'information que l'on crée soi-même est souvent mieux mémorisée que celle qui est perçue. Dans la description d'une scène imaginaire, on retiendra mieux les détails que l'on a soi-même suggérés que ceux qui ont été inventés par d'autres.

Les illusions mnésiques. On peut créer très facilement de faux souvenirs; les gens ont la certitude intuitive qu'ils ont effectivement entendu ou vu telle chose alors qu'ils l'ont imaginée. Autre exemple: à force d'imaginer que l'on accomplit une certaine action on finit par se persuader, après un grand nombre de répétitions, que l'on a effectivement accompli cette action.

La confusion des sources. Dans certaines circonstances, les gens ne savent plus très bien d'où provient une information(l'ont-ils déduite eux-mêmes ou l'ont-ils apprise de quelqu'un d'autre? Ont-ils vu, entendu, ou lu cela?), ce qui rend d'autant plus difficile d'évaluer cette information.

Le biais de confirmation. Dès lors que l'on envisage une hypothèse, on a tendance à remarquer et à mémoriser tout ce qui semble la confirmer, mais on remarque beaucoup moins bien ce qui pourrait la réfuter. Les éléments positifs nous rappellent l'hypothèse et sont donc retenus comme preuves; les éléments négatifs ne nous rappellent pas l'hypothèse et ne sont donc pas pris en compte.

La réduction de la dissonance cognitive. Nous avons tendance à réajuster le souvenir de nos croyances et impressions à la lumière de notre expérience. Si, à cause d'une information nouvelle, nous nous faisons une certaine opinion à propos d'une personne, nous aurons tendance à penser que c'était notre opinion depuis le début, même si en fait nous pensions le contraire [1].

Cette liste n'est nullement exhaustive. La littérature expérimentale fourmille d'entorses au raisonnement normatif, à la façon dont nous devrions penser pour être cohérents, efficaces. Or ce type d'irrationnalité est très fréquent, dans toutes les circonstances, y compris l'acquisition d'informations sur les agents surnaturels. Une personne élevée chez les Kwaio est entourée de gens pour qui la présence des ancêtres ne fait apparemment aucun doute(effet de consensus) ; elle aura tendance à croire que ses impressions sont partagées par les autres, par exemple que la plupart des autres sont du même avis qu'elle concernant un acte honteux et la désapprobation des ancêtres(effet de faux consensus) ; certains aspects de ses représentations des ancêtres sont créés par ses propres inférences, elle s'en souvient donc mieux; c'est aussi le cas des spécialistes religieux qui doivent dire aux autres comment accomplir les rituels et interagir avec les ancêtres et qui improvisent toutes sortes de détails à propos de ces agents(effet de génération) ; cette personne peut se demander si elle a vécu directement certains événements ou si elle en a entendu parler(illusion mnésique et confusion des sources) ; à partir du moment

où elle pense que les ancêtres interviennent dans la vie des gens, les faits qui confirment cette idée deviennent plus marquants que d'autres, étayant ainsi son hypothèse(confirmation apparente) ; et même si une de ses idées concernant les ancêtres était réfutée par l'expérience, elle pourrait très bien modifier le souvenir de ses convictions précédentes(réduction de dissonance cognitive). Cette dernière notion a été élaborée pour expliquer comment les membres des sectes apocalyptiques s'accommodaient du fait que la date prévue pour le Jugement dernier puisse passer sans que rien ne se produise. Ce qui a surtout frappé les psychologues, c'est qu'une prophétie réfutée puisse renforcer la foi des adeptes au lieu de l'ébranler. Il est bien évident que les processus psychologiques ne changeraient pas si l'on remplaçait les ancêtres kwaio par des dieux ou par un dieu unique. Il semble que les contextes dans lesquels les gens acquièrent leurs concepts religieux et en discutent soient particulièrement propices à ce type de distorsions du raisonnement.

Croyances et modèle judiciaire

Tout cela est probablement vrai, mais est-ce suffisant? Comme je l'ai dit au premier chapitre, ce genre d'arguments ne permet pas d'expliquer pourquoi les gens croient en un certain type d'agents surnaturels plutôt qu'un autre. Les gens se racontent des histoires d'îles qui disparaissent et de chats qui parlent, mais ne les incluent pas dans leurs croyances religieuses. En revanche, ils produisent des concepts de fantômes et de dieux à figure humaine, et ils s'en servent lorsqu'ils pensent à toutes sortes de questions sociales(Qu'est-ce qu'une conduite morale? Que doit-on faire des morts? Pourquoi accomplir des rituels? etc.). C'est là une activité bien plus spécifique qu'un renoncement général aux principes de raisonnement.

Cette explication par la négligence intellectuelle souffre d'ailleurs d'un autre défaut, bien plus grave. Jusqu'ici nous avons supposé que des informations sont représentées dans l'esprit des gens, qui décident ensuite de les croire ou de les rejeter. Selon ce point de vue, ce qui se passe dans l'esprit ferait appel à deux différentes fonctions ou organes que l'on pourrait appeler "l'avocat des hypothèses" et "le juge des croyances". L'avocat présente différentes hypothèses dans le détail, avec leurs liaisons, leurs revendications et leur justification. Il s'adresse au juge des croyances qui les évalue avant de prononcer son verdict. Certaines hypothèses gagnent. Elles sont alors autorisées à poursuivre leur travail dans l'esprit. Les autres sont rejetées comme incroyables et remisées dans un dépotoir mental.

C'est là un processus qui semble très familier. Par exemple, quelqu'un me dit que les flamants roses sont différents des autres oiseaux car ils doivent respirer l'échappement d'un moteur Diesel pour pouvoir se reproduire. Je considère pendant un moment cette intéressante hypothèse. Dans mon esprit, le juge des croyances trouve l'argument un peu faible, pose des questions pertinentes("La défense peut-elle nous expliquer comment les flamants roses se reproduisaient avant l'invention de ces moteurs?") et rejette la proposition. Ou bien, on me dit que le champ magnétique terrestre a changé plusieurs fois d'orientation dans le passé, si bien que pendant un certain temps l'Antarctique était proche du Nord magnétique. Le juge mental soupèse l'argument et concède qu'il permettrait peut-être d'expliquer de façon plausible certaines réalités géologiques. Cette représentation est donc autorisée à rester dans l'esprit.

Ce scénario, pour familier qu'il nous paraisse, décrit-il vraiment ce qui se passe dans le cerveau lorsqu'une information est acquise et sert de point de départ à une action? Si nous examinons les différents systèmes qui recueillent et rapportent l'information, ce modèle judiciaire ne tient pas. Parmi les centaines de systèmes spéciaux qui composent un cerveau normal, beaucoup sont à la fois juge et avocat. Car les systèmes mentaux ne font pas une plaidoirie devant un juge mental. Ils jugent l'affaire avant d'en référer à qui que ce soit. Parfois, ils ne se donnent même pas la peine de constituer et de défendre un dossier cohérent, ils envoient aux autres systèmes des bribes d'information présentées comme des faits, non comme des conclusions argumentées.

Voyons par exemple comment le système visuel présente sa version des événements. Les choses que nous voyons, nous croyons que nous les voyons, nous croyons qu'elles sont là, devant nous.(Je ne parle pas de circonstances exceptionnelles mais de scènes banales: vous êtes au zoo, il y a un arbre et, près de l'arbre, un éléphant.) Pourtant, le système visuel ne présente pas une "scène" au reste du cerveau. Il isole des bribes d'information provenant des nerfs optiques et les traite séparément. Un système particulier transforme l'information rétinienne, bidimensionnelle, en une représentation tridimensionnelle des volumes, un autre évalue leur distance respective, un troisième traite leur couleur, un quatrième envoie l'information vers une base de données des formes fréquentes pour identification, etc.(Je simplifie énormément: les propriétés métriques ne sont pas traitées par le même système que la position relative des objets, et les petits détails sont probablement traités séparément des formes globales.)

On pourrait supposer qu'il y a dans le cerveau un endroit où toutes ces

informations sont regroupées pour donner une "image mentale" de ce que nous voyons. Mais non. Le système visuel persuade tous les autres systèmes du cerveau qu'il y a un arbre et un éléphant, sans même réunir toutes les pièces du dossier. Il envoie simplement les informations appropriées aux systèmes appropriés, et ces systèmes acceptent ce que leur dit le cortex visuel sans autre forme de procès.

Nous avons donc deux images très différentes de la façon dont le cerveau rend son verdict. D'une part, il nous arrive d'étudier un dossier et de nous prononcer sur ses mérites. D'autre part, il se produit souterrainement un énorme travail d'acquisition de croyances dont nous n'avons même pas conscience.

Quand nous parlons de croyances et de concepts religieux, nous supposons qu'ils s'inscrivent dans notre cerveau selon le premier scénario, avec avocat et juge. Nous supposons que nos idées concernant les agents surnaturels, ce qu'ils font, leur apparence, etc., sont présentées à l'esprit et n'y sont admises que si celui-ci les a explicitement considérées comme valables. Mais c'est peut-être une vision assez déformée de la manière dont se produit l'acquisition de ce genre de concepts.

Des croyances simples dans un esprit complexe

Que se passe-t-il lorsque notre esprit produit des croyances? Laissons provisoirement de côté le domaine émotionnellement chargé de la religion et intéressons-nous à d'humbles croyances que nous partageons tous. Par exemple, nous pensons tous que les enfants sont moins capables que les adultes, que leur équipement mental n'est pas encore complètement achevé. Pourquoi trouvons-nous cette idée si naturelle? L'immaturité des enfants semble évidente dans quantité de situations: un bébé ne comprend pas des phrases très simples; même lorsqu'ils maîtrisent le langage, les jeunes enfants ne comprennent pas nos plaisanteries. Nous avons des intuitions morales qui échappent complètement aux enfants. Et ainsi de suite. Dans maintes situations, nos systèmes intuitifs produisent des inférences précises(sur le sens d'une phrase ou d'une plaisanterie, sur la nature moralement répréhensible d'un acte) que les enfants sont incapables de formuler. Il est donc naturel de se représenter les jeunes enfants comme des adultes moins certaines capacités mentales(plutôt que des êtres exotiques ayant une vision du monde complètement différente de la nôtre).

Ces croyances ordinaires illustrent plusieurs caractéristiques importantes de notre fonctionnement mental:

Premièrement, afin d'éviter toute confusion, il faut toujours distinguer les processus implicites de nos systèmes d'inférence et nos représentations explicites ou réflexives. Ce qui se passe dans notre sous-sol mental n'est pas accessible, n'est pas constitué de phrases, si bien que nous ne pouvons avoir conscience des processus impliqués. Exemple: la plupart des adultes, surtout ceux qui s'occupent d'enfants, adaptent leur langage lorsqu'ils s'adressent aux tout-petits, limitent leur vocabulaire et simplifient leur syntaxe. On a constaté que même les enfants de dix ans font des phrases simplifiées quand ils parlent à leur petit frère ou à leur petite sœur.(En fait, nous sous-estimons grandement les capacités linguistiques des un-deux ans, mais c'est une autre histoire.) Autre exemple: marchant dans la rue avec leur enfant, ses parents scruteront automatiquement l'environnement pour repérer d'éventuelles sources de danger. La vue d'un gros chien ou d'un camion venant dans leur direction déclenchera une réponse émotionnelle spécifique, et ils tiendront sans doute plus fermement la main de leur petit. Tout cela se produit vite et de manière automatique à cause de certaines attentes intuitives. L'immaturité des enfants donne lieu à de nombreuses inférences implicites, mais nous ne les formulons explicitement que dans certaines circonstances, par des phrases comme "Les enfants sont immatures".

Deuxièmement, le contenu explicite de la pensée - ce que nous appelons les "croyances"- est souvent une tentative de justification ou d'explication des intuitions qui nous sont fournies par les processus implicites de notre sous-sol mental. C'est une interprétation de(ou un rapport sur) ces intuitions. Nous ne nous comportons pas avec les enfants comme avec les adultes. La raison en est que nous avons des intuitions concernant leurs états mentaux. Confrontés à une fillette de deux ans, nous ne pourrons nous empêcher de supposer qu'elle a certaines limitations. Et cela nous incite à répondre "oui" quand on nous demande: "les enfants sont-ils moins compétents que les adultes?" Il serait étrange et irréaliste de penser que les processus mentaux fonctionnent à l'inverse, que nous avons d'abord des croyances explicites sur l'immaturité des enfants et que nous adaptons notre conduite en conséquence. Il est d'ailleurs facile de démontrer que les gens modifient spontanément leurs comportements, sans posséder les croyances explicites qui justifieraient ce changement. Les adultes qui adaptent leur syntaxe aux capacités(supposées) des enfants ne connaissent généralement pas les aptitudes exactes de leurs interlocuteurs. Et les enfants de dix ans ne se rendent même pas compte qu'ils simplifient leur langage quand ils s'adressent aux plus

petits. Si l'on demandait à un adulte pourquoi il se comporte ainsi, il donnerait probablement une version de l'affirmation ci-dessus("les enfants sont des adultes moins certaines capacités"). Cette croyance est, tant pour eux que pour leurs interlocuteurs, une interprétation plausible de leurs intuitions, une façon de justifier a posteriori leur comportement.

Troisièmement, les représentations implicites sont souvent traitées par plusieurs systèmes d'inférence ayant chacun sa propre logique. Le système moral trouve la conduite de l'enfant difficile à comprendre et en conclut qu'il n'obéit pas à des intuitions morales. Le système de communication verbale perçoit que l'enfant n'a pas compris ce qu'on lui disait. Le système de psychologie intuitive prévient qu'il ne se doute pas de ce qui pourrait arriver s'il caressait un chien féroce. Chacun de ces systèmes semble fournir des inférences à l'appui de l'interprétation explicite("les enfants sont immatures"), mais chacun le fait pour des raisons différentes et dans des situations différentes. Ces multiples inférences à propos des tout-petits sont dans l'ensemble cohérentes avec l'interprétation explicite.

Donc, lorsque je dis que quelqu'un "a" une croyance, qu'est-ce que cela signifie? Superficiellement, cela veut dire que cette personne peut convenir d'une interprétation particulière du fonctionnement de son cerveau. Si je demande à mes amis s'ils pensent que leur fillette de trois ans comprendra les points les plus délicats d'un raisonnement moral ou les subtilités d'un poème, ils admettront, en dépit de leur fierté de parents, que ses capacités mentales sont encore insuffisantes. Mais si l'on veut aller plus loin et expliquer pourquoi mes amis réagissent de la sorte, on se rend compte que chacune de ces croyances simples est le résultat de plusieurs processus qui se produisent à leur insu dans leur sous-sol mental.

Il serait pour le moins étrange de demander à mes amis pourquoi ils estiment que les facultés mentales de leur fille ne sont pas encore complètement développées, de quelles preuves ils disposent, quelles raisons ils ont de le croire, etc. Ils pourraient bien sûr citer toutes sortes d'anecdotes pour expliquer leur conviction. Mais ils sauraient, comme moi, que leur conviction était faite avant qu'ils ne lui trouvent des illustrations, parce que c'est une croyance intuitive produite par leur esprit.

Le point crucial est celui-ci: toutes les inférences produites par des systèmes spécifiques sont compatibles avec une interprétation explicite telle que: "cet enfant est comme un adulte mais avec des capacités

sous-développées"; pourtant aucun de ces systèmes n'a traité la question générale, explicite: "Les enfants sont-ils comme des adultes mais avec des capacités sous-développées?" La réponse affirmative est donc admise par les adultes sans jamais avoir été traitée d'une manière générale nulle part dans leur esprit.

Croyances spéciales, personnes spéciales,
neurones spéciaux?

Nos croyances explicites concernant les enfants sont donc des justifications des intuitions cohérentes fournies à notre insu par nos systèmes d'inférence. Mais quand on nous parle d'esprits invisibles qui rôdent alentour ou d'un organe interne qui s'envole la nuit, il nous semble que de telles croyances explicites doivent avoir été produites exclusivement par des processus explicites comme examiner les preuves, les soupeser, envisager d'autres explications et parvenir à une conclusion. Pourquoi cette distinction?

Nous avons tendance à penser que les croyances religieuses sont spéciales, que les processus sous-jacents à nos jugements quotidiens et ceux qui concernent les questions surnaturelles doivent être différents. Lorsque William James, l'un des pionniers de la psychologie moderne, s'est intéressé aux concepts religieux, il a naturellement adopté cette position. Il a supposé que le fonctionnement mental était très particulier en ce qui concernait les dieux, les esprits et les ancêtres. Mais pourquoi? James savait que la différence ne réside pas dans les concepts eux-mêmes, car ils ressemblent beaucoup à ceux de la fiction, du rêve et des fantasmes. Ce qui, selon lui, faisait la particularité des concepts religieux était le type d'expérience qui incitait les gens à acquérir ces concepts et la certitude qu'ils sont vrais. C'est pourquoi James a publié un livre intitulé Varieties of Religious Experience qui traite de la foi, du mysticisme, des visions et d'autres événements mentaux exceptionnels.

William James s'est intéressé à des gens exceptionnels, mystiques et visionnaires, parce qu'ils étaient plus souvent dans ce type d'état mental religieux que les autres. Dans la plupart des groupes humains, alors que la majorité des gens se contente d'accomplir les rites prescrits en espérant qu'ils donneront les résultats escomptés, certains êtres affirment entretenir des relations particulières avec les agents surnaturels: ils entrent en transe, font des prophéties, renoncent au monde ou consacrent leur vie à approfondir leur contact avec le divin. Pour James, la version ordinaire de la religion, celle où la plupart des concepts sont acceptés par habitude plus que par conviction, où les gens croient aux agents surnaturels mais n'en ont pas d'expérience

directe, n'était qu'une forme dégradée de ce que vivent les individus exceptionnels. Seule l'expérience de ces derniers peut expliquer pourquoi la religion existe [2].

Ce raisonnement -(a) la religion est particulière,(b) du fait d'une expérience particulière,(c) certaines personnes ont une version plus authentique de cette expérience que les autres,(d) la religion habituelle n'est qu'une forme terne, diluée, de l'expérience originelle - ne se trouve pas uniquement dans les écrits de James. C'est une façon très courante de voir la religion, et elle incite beaucoup de gens à penser que tout débat sur les idées religieuses est futile et que l'intérêt excessif porté aux concepts est une tendance purement occidentale. Les admirateurs(non orientaux) du bouddhisme ou d'autres enseignements orientaux trouvent ces doctrines attrayantes parce qu'elles sont centrées sur l'expérience, non sur la discussion.(Je note au passage qu'il s'agit peut-être d'un malentendu ironique. La plupart des enseignements orientaux concernent essentiellement l'accomplissement correct de rituels et de disciplines techniques et non l'expérience intime en tant que telle. Certaines variantes de ces enseignements insistent effectivement sur l'expérience personnelle, mais il se peut qu'elles aient été fortement influencées par la philosophie occidentale, surtout la phénoménologie. Ce qui fascine tant certains Occidentaux n'est peut-être qu'un écho lointain de leur propre philosophie...) Cette hypothèse est largement répandue, et pour en savoir plus sur la religion, il semble donc logique d'interroger les mystiques, les dévots, sur leur expérience, sur ses caractéristiques et sur la façon dont elle est reliée à d'autres pensées [3].

L'idée de la singularité de l'expérience religieuse est si puissante qu'elle semble même avoir convaincu certains spécialistes des sciences cognitives. Depuis un certain temps déjà, les outils de la neuropsychologie - mesure de l'activité cérébrale, étude des pathologies du cerveau, analyse des effets de certaines substances - sont appliqués à l'expérience religieuse. En neuro-psychologie, on mesure généralement l'activité du cerveau pendant que les sujets accomplissent des tâches particulièrement ennuyeuses comme dire si un mot est imprimé dans le bon sens, si une photo représente un outil ou un animal, si une image est nouvelle ou a déjà été vue. On conçoit donc qu'il serait bien plus excitant de visualiser ou de mesurer ce qui se passe dans un cerveau qui a des pensées religieuses. Et cela semble d'autant plus facile(c'est là que l'hypothèse de James s'infiltre, de façon si évidente qu'on ne la voit pas) que les pensées religieuses en question seront intenses. Pour ce genre d'expérience, il faudra donc choisir de

préférence des sujets qui ont des visions ou une foi religieuse profonde. Existe-t-il dans le cerveau un centre religieux, une aire corticale spéciale, un réseau neuronal particulier qui traite les pensées relatives au divin?

La réponse est: sans doute pas. Il est possible de mesurer une activité cérébrale spécifique pendant des visions ou d'autres expériences extrêmes, généralement interprétées en termes religieux, mais on constate la même activité chez des sujets qui ont des visions mais ne leur donnent pas d'interprétation religieuse. Des mini-attaques cérébrales, qui lèsent partiellement la communication normale entre certaines aires corticales, donnent aux gens une sensation subjective très proche de ce que décrivent les mystiques. Sentiment de paix intérieure, communion avec le monde entier, et même sensation d'être en présence d'un agent extraordinairement puissant sont des expériences que l'on peut jusqu'à un certain point mettre en relation avec une activité cérébrale particulière, tout comme les expériences extracorporelles et de mort approchée. Les résultats sont fragmentaires et ambigus - mais ni plus ni moins que les résultats de la neuropsychologie en général. L'avenir nous permettra certainement d'acquérir une meilleure connaissance des processus cérébraux qui sous-tendent les "états religieux". Considérez par exemple le fait que les expériences religieuses intenses concernent très souvent la présence d'un agent, pas d'une force quelconque, indéfinie. On pourrait prédire ce que l'imagerie médicale va sans doute montrer: les expériences religieuses de ce type dépendent des structures cérébrales concernées lorsqu'on pense à des personnes(ces structures que j'ai nommées "psychologie intuitive") [4].

L'expérience exceptionnelle
est-elle la source des croyances?

Mais est-ce là un programme de recherche prometteur? Ce genre d'études nous permettra-t-il vraiment de mieux comprendre pourquoi la religion existe et pourquoi elle est ce qu'elle est? Bien sûr, on en apprend toujours plus en étudiant le cerveau et en comprenant mieux sa fonction mais cela suppose que l'on sache ce que l'on veut comprendre, ce qui en l'occurrence est loin d'être évident.

Considérons une analogie: on veut déterminer quels processus cérébraux nous donnent de bonnes capacités balistiques. Comparés à d'autres espèces, les hommes sont des lanceurs de projectiles très adroits et ils s'améliorent aussi très facilement; en s'entraînant, ils deviennent excellents. Il existe des archers et des lanceurs de javelot

extraordinaires. Maintenant, si vous voulez expliquer la différence entre les hommes et les chimpanzés dans ce domaine, allez-vous limiter votre étude aux champions? Il est sans doute intéressant de comprendre comment ils accomplissent leurs exploits, mais là n'est pas la question. Puisque(tous les parents vous le diront) tous les enfants sont doués pour lancer des projectiles depuis leur plus jeune âge, les capacités des champions sont forcément dérivées de ce potentiel commun. Ce ne sont évidemment pas les hauts faits des champions qui créent la coordination manuelle des tout-petits.

William James et beaucoup d'autres après lui ont pensé que, pour la religion, c'était l'inverse: certains êtres exceptionnels créaient les concepts et la multitude les dégradait. Selon ce point de vue, les notions d'agent surnaturel, d'immortalité de l'âme, de zombis contrôlés à distance par des sorciers, d'organes internes volant sur des feuilles de bananier, tous cela serait d'abord créé par des individus particulièrement doués et ensuite jugé assez convaincant pour être adopté(sous une forme plus terne, moins vécue) par d'autres gens.

Mais cette explication ne tient pas la route. Tout d'abord, il n'existe aucune preuve permettant d'affirmer que cela se passe ainsi pour la plupart des concepts religieux. Pour ce que nous en savons, la notion d'evur a pu être définie progressivement, par des milliers de répétitions de contes fantastiques(de la même façon que les légendes urbaines et les rumeurs populaires acquièrent progressivement une forme stable), et non proposée par un prophète fang. Et même lorsque des individus exceptionnels proposent des versions nouvelles du répertoire religieux, celles-ci ne peuvent avoir aucun sens, aucun effet, si les gens n'ont déjà l'équipement cognitif qui leur permet d'élaborer de tels concepts. Même si les prophètes étaient la principale source de concepts religieux, ces concepts ne pourraient devenir une religion qu'en passant par l'esprit de personnes ordinaires. Vous pouvez toujours proclamer que les ancêtres et les anges chrétiens sont la même chose, comme l'enseignent certains prophètes modernes des religions syncrétiques africaines, mais pour que cette affirmation ait un sens, il faut que les gens possèdent déjà des dispositions à imaginer des agents surnaturels invisibles. C'est pourquoi nous ne parviendrons pas à comprendre la diffusion de la religion en étudiant des êtres exceptionnels. Mais nous aurons sans doute une meilleure vision de la religion en général, y compris celle des prophètes et autres virtuoses, en considérant la manière dont elle découle de capacités cognitives ordinaires.

Comme je l'ai déjà souligné à maintes reprises, l'élaboration de concepts religieux repose sur des capacités et des systèmes mentaux

que nous avons déjà, concepts religieux ou pas. La morale religieuse se sert des intuitions morales, les notions d'agents surnaturels exploitent nos intuitions concernant le vivant en général, et ainsi de suite. C'est pourquoi j'ai dit que les concepts religieux parasitent nos capacités mentales. L'aptitude à jouer de la musique, à peindre des tableaux et même à donner un sens à des taches d'encre sur du papier sont, à cet égard, tout aussi parasitiques. Comme la religion. Parce que les concepts supposent toutes sortes de capacités spécifiquement humaines, on peut décrire la religion en décrivant la manière dont ces différentes capacités sont recrutées, comment elles contribuent à créer les traits que partagent toutes les religions du monde. Il est inutile de supposer qu'il existe un mode de fonctionnement spécial que déclencheraient exclusivement les pensées religieuses.

Pour terminer, je devrais en bon anthropologue souligner que cette idée de la religion en tant que domaine à part est non seulement dénuée de fondement mais tout à fait ethnocentrique. C'est la vision mise en avant par ce que j'ai appelé les corporations religieuses, ces groupes organisés de spécialistes religieux que l'on trouve surtout dans les États complexes et les civilisations de l'écrit. Depuis que ces corporations existent, elles répètent que leurs services concernent un domaine différent de celui des affaires pratiques, ordinaires. La description officielle des agents surnaturels comme appartenant à un "autre monde" implique que les états mentaux concernant ces agents soient de nature spéciale, comme le serait l'expérience de leur présence.

Que de très nombreux croyants aient fini par partager ce point de vue, c'est tout naturel, mais on peut s'étonner du fait qu'il influence également les gens qui étudient la religion. Plus surprenant encore, certains ennemis de la religion semblent avoir la même opinion, puisqu'ils supposent que l'absence de bon sens, l'irrationalité qui, à leurs yeux, explique l'adhésion religieuse, est absolument spécifique. Mais on comprend mieux la religion si l'on tient compte du fait que les processus qui sous-tendent la "croyance" sont les mêmes pour la religion que pour les affaires ordinaires.

Les agents sont pertinents pour plusieurs systèmes

Tout au long des chapitres précédents, j'ai insisté sur le fait que les notions de dieux et d'ancêtres sont d'ordre pratique, parce que c'est un fait essentiel et souvent négligé. Cela veut dire que les représentations des agents surnaturels ne concernent pas tant leurs propriétés ou leurs pouvoirs en général que des occasions précises d'interaction avec eux. Parmi les représentations de ces agents, rares sont les interprétations

d'ordre général telles que: "Les ancêtres vivent sous terre", "Dieu sait ce que font les gens", etc. Le répertoire religieux de notre cerveau se compose surtout de représentations spécifiques: "Dieu a puni X, maintenant il est malade", "Tel ancêtre n'a pas apprécié le cochon que nous lui avons sacrifié", etc.

Voyons comment cela se traduit dans le cas de la notion d'adalo chez les Kwaio. Les ancêtres sont perpétuellement présents, comme le décrit si bien Roger Keesing, mais le sentiment de cette présence ne signifie pas que les Kwaio vivent plongés dans la peur, l'adoration ou la réflexion métaphysique. Puisque les ancêtres sont toujours là, l'attitude des vivants à leur égard est presque aussi variée que celle des Kwaio entre eux. Ils respectent et craignent parfois les adalo, mais ils y pensent aussi en tant que personnes récemment décédées qu'ils regrettent; ils leur en veulent parfois de leur intrusion, ils doutent de leur protection, ils se demandent lesquels vont les aider, lesquels risquent de leur nuire.

Cela ne veut pas dire que les Kwaio n'aient pas de concept d'ancêtre cohérent, cela veut dire que ce concept est réparti entre divers systèmes du cerveau. Quand ils pensent à ce que savent et perçoivent les ancêtres, leurs intuitions sont produites par leur psychologie intuitive. Quand ils se disent que les ancêtres dédaigneront l'offrande d'un cochon trop petit, ce jugement intuitif est fourni par le système d'échange social. Quand ils se sentent coupables d'avoir transgressé un interdit, quand l'un d'entre eux a uriné dans un endroit abu, par exemple, l'intuition provient du système moral. Lorsqu'un sacrifice ne produit pas l'effet escompté, ne réussit pas à guérir un malade, les Kwaio attribuent cet échec au fait qu'ils se sont trompés d'ancêtre, qu'ils ont sacrifié à un adalo qui n'était pas responsable du problème. Cette explication vous paraîtra toute naturelle si vous avez un système d'inférence pour l'échange social(vous supposez intuitivement que les autres ne donnent pas, à moins de recevoir en retour) et un fichier des personnes(vous supposez que les ancêtres ne sont pas une corporation mais des personnes distinctes ayant chacune leurs fonctions).

J'ai choisi l'exemple des Kwaio pour illustrer mon propos car la notion d'adalo devrait maintenant vous être familière. Mais, mutatis mutandis, la même description serait valable pour les concepts religieux de presque tous les groupes humains. La plupart des chrétiens, par exemple, vivent dans des contextes sociaux saturés de doctrine religieuse explicite. Ils entendent constamment des spécialistes professionnels énoncer de façon claire, cohérente et systématique leur doctrine. Leurs représentations religieuses devraient donc être une distillation de cette information. Mais, comme le montre l'effet du

"théologiquement correct" mis en évidence par Justin Barrett(voir chapitre 4), la situation est en réalité plus complexe. La compréhension intuitive que les gens ont de Dieu, souvent en désaccord avec la version officielle, consiste en inférences à propos de situations particulières. Ces inférences sont ce qui fait la vraie différence entre croyants et non-croyants. Les premiers, à la différence des seconds, ont des pensées concernant les réactions possibles de Dieu à telle ou telle action, ils ont l'intuition que certaines conduites sont honteuses aux yeux de Dieu, ils ont confiance en Dieu pour les protéger dans les situations difficiles, ils se demandent pourquoi Dieu les éprouve, etc.

Ces pensées, comme celles des Kwaio, sont de nature non théologique. Je veux dire qu'elles ne concernent pas la question générale de l'existence et des pouvoirs de Dieu, mais des questions pratiques: à quoi faut-il s'attendre tout de suite et que faudra-t-il faire plus tard. Et, de même que pour les Kwaio et tous les peuples ayant des notions religieuses, ces pensées pratiques nécessitent l'activation de divers systèmes mentaux. Lorsque les gens prient, cela active le système mental qui traite les intuitions concernant la communication verbale. Lorsqu'ils promettent à Dieu de bien se conduire à l'avenir, leur système d'échange social leur donne l'intuition qu'on n'obtient un bénéfice(la protection) que si on en paye le prix(la soumission, dans ce cas). Lorsqu'ils supposent que Dieu sait ce que font les gens, cela veut dire que leur psychologie intuitive est activée. Lorsqu'ils considèrent une conduite immorale comme une offense à Dieu, leurs intuitions viennent de leur système moral émotionnel.

Récapitulons. Toutes sortes de systèmes mentaux semblent faire usage de l'hypothèse que les ancêtres sont parmi nous ou que Dieu existe. Est-ce que cela nous rapproche d'une réponse à la question "Pourquoi les gens croient-ils?" Oui. Pour moi, c'est plus ou moins la réponse à cette question.

Ce qui rend les agents surnaturels plus plausibles

Lorsque nous admettons une affirmation telle que "les enfants sont des versions sous-développées des adultes", ce n'est pas après avoir rapidement passé en revue les preuves mais parce que divers systèmes mentaux produisent à notre insu des intuitions compatibles avec cette affirmation. Aucun de ces systèmes ne s'occupe de savoir si elle est vraie, mais la plupart d'entre eux produisent des inférences qui contribuent à la rendre pertinente.

C'est exactement ce qui se passe lorsqu'on pense aux ancêtres, aux dieux ou aux esprits. Dans la mesure où ces pensées sont centrées sur

différentes situations pratiques, il n'est pas surprenant que différents systèmes soient concernés. Le système de psychologie intuitive traite les ancêtres(ou Dieu) comme des agents intentionnels, le système d'échanges les traite comme des partenaires d'échange, le système moral les traite comme des témoins potentiels d'actes moraux, le fichier des personnes les traite comme des individus distincts. Cela suppose un énorme travail mental qui produit des inférences sur les ancêtres sans avoir besoin d'affirmations explicites d'ordre général telles que "il y a effectivement des ancêtres invisibles autour de nous", "ce sont des morts", "ils ont des pouvoirs", etc. La plupart de ces inférences sont bien sûr compatibles avec ces affirmations. Mais aucun des systèmes concernés n'est chargé de décider si ces affirmations d'ordre général sont vraies ou non. Aucun de ces systèmes n'est d'ailleurs conçu pour traiter des questions aussi abstraites. Lorsque, par exemple, quelqu'un offre un cochon en sacrifice et attend en retour la protection de l'ancêtre, l'intuition que c'est une conduite appropriée est produite par un système qui dit simplement ceci: s'il y a échange, il y a partenaire et si ce partenaire reçoit un bénéfice, on peut escompter qu'il rendra un bénéfice en échange. Mais ce système n'est pas chargé de juger si les partenaires sont vraiment là ou pas. Lorsqu'on voit des gens sacrifier des cochons pour obtenir une protection, cela active le système d'échange social parce que c'est le meilleur moyen de se représenter ce qu'ils font.

Autrement dit, ce que nous savons du fonctionnement cognitif permet de penser que notre vision habituelle de la religion est complètement erronée. Elle suppose qu'une décision explicite("les ancêtres sont là"; "il existe un Dieu omniscient") vient en premier et aide les gens à comprendre les situations particulières. Mais en religion comme dans tous les cas, plusieurs systèmes mentaux ont déjà fourni des intuitions qui semblent valables à la lumière de ces suppositions d'ordre général. Il n'est dont pas nécessaire de se poser la question de l'existence des ancêtres ou de Dieu pour produire des interprétations de situations spécifiques ou envisager des actions futures qui tiennent compte de leur existence.

Dans l'exemple des croyances concernant les enfants, j'ai insisté sur le fait que plusieurs systèmes distincts fournissent des intuitions dans chaque situation, et que toutes ces intuitions sont compatibles avec une interprétation générale. C'est essentiel, à mon avis, si l'on veut comprendre les dynamiques de la croyance.

Nos systèmes d'inférence produisent des intuitions commandées par la pertinence, c'est-à-dire par la richesse des inférences qui peuvent être déduites d'une prémisse particulière. Or dans bien des cas les prémisses

ne sont que des conjectures. Là encore, il vaut mieux prendre un exemple quotidien. Si vous demandez à un enfant de trois ans: "Qui la maîtresse n'a-t-elle pas puni pour avoir dit à son ami de ne pas apporter son goûter?" il est probable que vous aurez pour toute réponse une expression perplexe. Vous allez alors, sans même y penser, reformuler votre question de façon plus simple. C'est votre système de psychologie intuitive qui a remarqué l'absence de réponse et produit l'hypothèse que l'enfant n'avait sans doute pas compris la phrase. Ce n'est qu'une hypothèse, raisonnable puisqu'elle explique la réaction de l'enfant. Cela deviendra une conjecture plus solide si l'enfant comprend la deuxième version, simplifiée, de votre question. Mais, je le répète, il s'agit d'une conjecture. Et il pourrait y en avoir d'autres: l'enfant n'écoutait pas, il était fatigué, délibérément obtus, il est subitement devenu sourd ou aphasique. Même sans aller chercher aussi loin, il y a quantité de prémisses qui pourraient expliquer les faits. Mais un système spécialisé comme la psychologie intuitive ne produit qu'un ensemble limité d'intuitions, fondées sur les prémisses qui sont à la fois les moins coûteuses(elles sont par exemple plausibles) et les plus riches en inférences(permettant de comprendre ce qui se passe). Les systèmes de ce type produisent une interprétation à partir d'une prémisse, si hypothétique qu'elle soit. En outre, ils produisent souvent plusieurs interprétations concurrentes à partir de prémisses différentes.

Revenons à notre affirmation selon laquelle les enfants sont des adultes en voie de développement. Il y a beaucoup de situations où vos systèmes d'inférence ont produit des interprétations des réactions enfantines qui allaient dans le sens de cette affirmation. Plus ces expériences se répéteront et plus elles impliqueront des systèmes différents, plus votre adhésion à cette affirmation sera renforcée. Ce qui n'était qu'une intuition plausible - les enfants sont comme nous, moins certaines propriétés - devient de plus en plus certain à mesure que de plus en plus de systèmes différents produisent des intuitions compatibles avec cette affirmation.

Cela se passe de la même façon, semble-t-il, pour les hypothèses religieuses. Le système moral traduit les affirmations concernant la conduite morale en imaginant que les ancêtres ou Dieu en sont témoins, mais ce n'est qu'une hypothèse qui rend plus pertinent le comportement d'autrui. De même, l'inférence concernant la présence des ancêtres ou de Dieu est produite comme interprétation pertinente du fait que les gens parfois parlent sans s'adresser à personne en particulier. Mais ce n'est qu'une conjecture qui rend leur conduite pertinente pour le système de psychologie intuitive. L'hypothèse que Dieu peut sauver

l'âme des morts explique certaines des intuitions contradictoires que nous avons à propos des défunts, mais ce n'est là encore qu'une prémisse utilisée par un système spécial pour justifier nos propres réactions et la conduite des autres. Le fait que des prémisses semblables(les ancêtres sont là, Dieu nous voit) soient utilisées par des systèmes différents pour produire des inférences renforce leur plausibilité dans chacun de ces systèmes.

D'une façon qui est peut-être contraire à nos intuitions, tout cela suggère qu'un concept de dieux ou d'esprits est d'autant plus susceptible de produire des inférences qu'il n'est pas communiqué en tant que concept unifié, ayant une place à part dans le domaine religieux, à l'écart des autres structures mentales. Au contraire, il est d'autant plus susceptible d'avoir des effets importants sur les pensées des gens, leurs émotions et leurs comportements, qu'il est réparti entre différents systèmes mentaux. Cela peut nous surprendre parce que nous sommes habitués à un environnement culturel où les croyances religieuses font l'objet de débats, sont formulées explicitement, défendues en termes de preuves, de vraisemblance, de désirabilité, d'effets bénéfiques ou au contraire d'absence de preuves et d'absurdité intrinsèque. Mais c'est là un type de culture très particulier, comme je l'ai déjà signalé au chapitre précédent. Or, même dans ce contexte, il est fort probable que les gens qui ont des croyances religieuses les ont parce qu'un important travail inférentiel effectué dans leur sous-sol mental les rend plausibles.

Je conseillerai donc aux prosélytes de la religion d'éviter de bombarder les gens d'arguments aussi irrésistibles que cohérents et de leur fournir par contre de multiples occasions où ce qu'ils affirment peut être utilisé pour produire des intuitions pertinentes à propos de situations particulières. Mais les religions n'ont pas besoin de conseils d'experts pour procéder ainsi. La distribution entre différents systèmes est évidente et les religions du monde entier sont des entreprises multimédias et multisystèmes, pour ainsi dire. Nous constatons, dans tous les groupes humains, que les concepts religieux sont transmis de façon multiple dans une multitude de contextes. Les gens chantent, racontent des anecdotes, utilisent leurs intuitions morales, dansent, prennent des drogues, entrent en transe, etc. Bien entendu, la panoplie des techniques utilisées varie considérablement, mais aucune religion ne se limite à un seul type d'expérience.

Pourquoi la croyance individuelle
reste un mystère

Comme le faisait remarquer le biologiste Richard Dawkins, il ne semble exister qu'un seul processus simple d'acquisition d'une religion: l'hérédité. En effet le meilleur moyen de deviner la religion de quelqu'un reste de demander celle de ses parents. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les bouddhistes ou les mormons naissent avec une configuration chromosomique particulière. La remarque ironique de Dawkins avait pour but d'attirer l'attention sur quelque chose que les croyants considèrent souvent comme allant de soi mais qui ne cesse de surprendre les autres: le fait que les gens adhèrent aux convictions religieuses de leur communauté et considèrent comme dénuées de toute pertinence les autres variantes possibles.

C'est l'un des thèmes récurrents du débat moderne entre croyants et non-croyants. Les premiers donnent toutes sortes de raisons pour expliquer que la vision matérialiste, non religieuse, du monde est incomplète ou déprimante, et que la religion offre un point de vue plus riche, plus positif de l'existence humaine. Les seconds voudraient comprendre pourquoi ces préoccupations métaphysiques conduisent les gens à épouser, comme par le plus grand des hasards, le même genre de religion que leurs aïeux, parents ou autres aînés influents.

Le fait que les gens adoptent les concepts de leurs parents(c'est-à-dire, de manière plus générale, les concepts utilisés par beaucoup de gens autour d'eux) est aussi une conséquence de l'activation de nombreux systèmes dans de nombreuses circonstances. La plupart des chrétiens passent peu de temps à s'interroger sur le mystère de la Sainte Trinité, la résurrection de la chair et autres merveilles théologiques. Comme nous l'avons vu, les pensées religieuses concernent pour l'essentiel des situations particulières, des personnes particulières, des sentiments particuliers. Cela veut dire que ces concepts sont effectivement activés dans toutes sortes de situations différentes pour des raisons différentes. Mais cela signifie également qu'il faudrait faire des efforts supplémentaires pour acquérir des concepts religieux fondamentalement différents de ceux de son groupe. Pour produire des inférences morales à partir d'un concept particulier de dieu, ainsi que des inférences liées à la contagion, ainsi que des inférences de psychologie intuitive, etc., il faut se trouver dans de très nombreuses situations où le concept en question peut être utilisé. Il faut donc vivre dans un milieu où les gens utilisent aussi ce concept. Ce n'est pas tant que les gens veulent avoir les mêmes concepts que leur groupe, mais que certains concepts sont si intimement liés aux interactions sociales qu'il serait bizarre et même improbable qu'une seule personne de son groupe ait ces concepts.

Cela nous ramène à la question centrale: pourquoi certaines personnes croient-elles et d'autres pas? J'ai décrit la religion en termes de processus cognitifs communs à tous les cerveaux humains, constitutifs de leur fonctionnement. Cela veut-il dire que les non-croyants sont anormaux? Ou, dans une optique plus positive, qu'ils ont réussi à se libérer des entraves de la cognition ordinaire?

On aimerait bien connaître la réponse à cette question. Pourquoi untel a-t-il des croyances religieuses qui laissent les autres de marbre? On aimerait le savoir parce que nous(les êtres humains, pas seulement les psychologues et les anthropologues) sommes fascinés par les différences individuelles. Qui plus est, l'évolution nous a rendus particulièrement attentifs aux différences individuelles, puisque les interactions avec autrui sont notre principale ressource et qu'elles dépendent des traits particuliers des autres personnes.(C'est pour cette raison que les étudiants en première année de psychologie se passionnent souvent bien davantage pour les théories et les découvertes sur la personnalité, par ce qui fait la différence entre vous et moi, que par le reste du programme, c'est-à-dire ce qui distingue l'espèce humaine des réfrigérateurs, des huîtres, des cafards, des girafes et des chimpanzés.) Cet ardent désir de comprendre ce qui rend chaque individu unique est la source de nombreuses réflexions, spéculations et raisonnements, dans les conversations du monde entier.

Mais ce n'est pas parce qu'on désire des explications qu'elles existent forcément. Je pense même que cette question restera sans réponse, du moins sous sa forme la plus crue, celle que j'ai proposée ci-dessus. Untel semble se fonder, en permanence et dans divers contextes, sur la prémisse de la présence des ancêtres alors que tel autre ne le fait pas. Untel a aussi une interprétation explicite de ses processus mentaux qui dit "oui, je crois que les ancêtres sont là autour de nous", alors que son ami dirait "je ne suis pas du tout sûr que ces agents existent". Comment donc expliquer la différence entre ces deux interlocuteurs?

C'est simple: on ne va pas l'expliquer parce qu'on ne peut pas l'expliquer, pour une raison liée à l'explication des événements et processus individuels. Pour illustrer ce que je veux dire, prenons une autre forme de différence individuelle: Marie est bien plus grande que Jeanne. Les parents de Marie sont grands et lui ont sans doute légué les gènes de la grande taille, que Jeanne n'a pas eus dans son héritage génétique. Mais les gènes ne sont pas le seul facteur. La mère de Marie, contrairement à celle de Jeanne, n'a jamais fumé ni bu d'alcool pendant sa grossesse. Marie, mais pas Jeanne, a été bien nourrie pendant son enfance et elle a pris beaucoup de vitamines. Tout cela explique-t-il la

différence entre Marie et Jeanne? Dans une certaine mesure seulement, et la nuance est capitale. Ce que ces différents facteurs expliquent c'est que, dans l'ensemble, les gens comme Marie sont plus grands que les gens comme Jeanne. Mais il s'agit seulement d'une probabilité. Si la question des tailles relatives était vraiment passionnante, nous aimerions sans doute savoir quels autres facteurs de la vie de Marie peuvent expliquer sa plus grande taille. Nous en découvririons certainement, mais ils nous renseigneraient toujours sur "les gens comme Marie", par sur Marie en tant qu'individu unique.

On pourrait dire la même chose des attitudes religieuses. Les psychologues et les scientifiques ont maintenant réuni une somme de données sur les facteurs qui augmentent la probabilité de la "croyance" religieuse. C'est très intéressant si, comme moi, vous voulez expliquer les grandes tendances des groupes humains. Mais cela ne répond pas à la question de départ concernant untel par rapport aux autres [5].

La probabilité d'un événement n'épanche pas notre soif d'explications: nous aimerions connaître la chaîne causale qui a amené telle personne particulière à avoir telle attitude religieuse. Mais si la vraisemblance des concepts religieux est une question de pertinence globale, d'activation de différents systèmes de façons différentes, il est en principe futile d'essayer d'identifier cette chaîne causale. Tout ce que nous pouvons décrire, ce sont des tendances dans des groupes, ce qui est extrêmement frustrant.

Une réussite contre nature

Pour les Occidentaux, la question "Comment peut-on être croyant?" est souvent formulée de la façon suivante: "Comment peut-on croire à des agents surnaturels, alors que la science existe?" Après avoir longuement décrit les processus mentaux impliqués dans l'acquisition et la représentation de concepts religieux, nous savons qu'il est trompeur de parler de la "religion" comme d'un objet réel et de ce monde. Opposer la religion à, disons, la science, ou à quoi que ce soit d'autre, n'est pas un bon point de départ parce que rien ne prouve qu'il existe une chose comme "la religion" dans l'abstrait. Ce qui existe, ce sont des représentations mentales, des actes de communication qui les rendent plus ou moins plausibles, et de très nombreuses inférences dans de très nombreux contextes.

Pour la même raison, il est maladroit de parler de "la science" comme si c'était un objet. La science aussi est un fait culturel, c'est-à-dire un domaine de représentations qui se trouve partagé par un certain nombre d'esprits humains. Ce qui existe, ce n'est pas "la science", mais un vaste

ensemble de personnes ayant des activités diverses, une base de données particulière, conservée dans la littérature scientifique, et surtout une façon particulière d'enrichir cette base de données. Lequel de ces aspects est pertinent lorsque nous opposons la religion à la science?

Considérons la base de données. En Occident, le débat opposant science et religion a pris un tour spécial parce que la religion n'est pas seulement doctrinale mais monopoliste, et qu'elle a commis l'erreur fatale de se mêler des faits empiriques. Elle nous a ainsi gratifiés d'une longue liste d'affirmations précises, officielles et indiscutables sur le cosmos et la biologie, garanties par la Révélation et que nous savons être fausses. Chaque fois que l'Église a proposé sa propre description de ce qui se passe dans le monde et que la science a proposé une solution de rechange sur le même sujet, cette dernière était la meilleure. L'Église a perdu toutes ces batailles, et de façon définitive. C'est très gênant. Certes, des gens nient l'évidence et vivent dans un monde imaginaire où les sources bibliques sont un bon instrument de connaissance géologique et paléobiologique. Mais cela demande énormément d'efforts. La plupart des Occidentaux croyants préfèrent esquiver la question, considérer que la religion est un domaine à part et qu'elle pose des questions auxquelles aucune science ne peut répondre. C'est souvent le point de départ d'une théologie résolument floue, selon laquelle la religion rend le monde "plus beau", lui donne "plus de sens", et s'intéresse aux questions "ultimes".

Autre façon d'esquiver le conflit, la tentative, particulièrement appréciée des scientifiques, de créer une religion purifiée, une doctrine métaphysique qui sauve certains aspects des concepts religieux(il existe une force créatrice, elle est difficile à connaître, elle explique pourquoi le monde est comme il est, etc.) mais en efface toute trace de "superstition" gênante(Dieu m'entend, les gens sont malades en punition de leurs péchés, il est essentiel d'accomplir correctement les rites, etc.). Une telle religion est-elle compatible avec la science? Certainement, puisqu'elle est conçue dans ce but. Est-il probable qu'elle devienne ce que nous appelons généralement une "religion"? J'en doute. Dans l'histoire de l'humanité, les gens ont toujours eu des pensées religieuses pour des raisons cognitives dans des contextes pratiques. Ces pensées sont efficaces. Elles produisent des commentaires pertinents sur des situations comme la mort, la naissance, le mariage et la maladie, etc. Les religions "métaphysiques" qui ne se salissent pas les mains avec des préoccupations bassement humaines sont aussi vendables qu'une voiture sans moteur.

Mais le conflit ne concerne pas uniquement la base de données. La science montre non seulement que certaines fables sur la formation des planètes sont inacceptables, mais aussi que c'est une erreur fondamentale de considérer la religion comme une façon de connaître les choses, et qu'il existe une meilleure manière de recueillir des informations fiables sur le monde.

Les concepts religieux, je l'ai déjà dit, mobilisent les ressources de systèmes mentaux qui seraient là, religion ou pas. C'est pourquoi la religion est une chose probable. Étant donné les dispositions de notre cerveau, le fait que nous vivons en groupe, la façon dont nous communiquons avec les autres et dont nous produisons des inférences il est très probable que l'on trouvera dans tous les groupes humains des représentations religieuses de la forme décrite jusqu'ici, dont les détails superficiels sont propres à chaque groupe particulier.

En revanche, comme le souligne le biologiste Lewis Wolpert, l'activité scientifique est tout à fait "contre nature" au vu de nos dispositions cognitives. En effet, bon nombre des systèmes d'inférence que j'ai décrits sont fondés sur des suppositions scientifiquement fausses. C'est pourquoi l'acquisition de connaissances scientifiques est généralement plus difficile que celle de représentations religieuses.

Ce n'est pas seulement le divorce d'avec nos intuitions spontanées qui fait de la collecte d'informations scientifiques une activité particulière, c'est aussi le type particulier de communication qu'elle requiert; autrement dit, ce n'est pas seulement le mode de fonctionnement d'un cerveau qui est spécial, mais aussi la manière dont d'autres cerveaux réagissent à l'information communiquée. Le progrès scientifique est dû à une forme très étrange d'interaction sociale, où certains de nos systèmes de motivation(comme le désir de réduire l'incertitude, d'impressionner les autres, d'améliorer son statut mais aussi l'attrait esthétique de l'ingéniosité) sont mobilisés dans des buts très différents de ceux qui ont présidé à leur évolution. Autrement dit, l'activité scientifique est, tant sur le plan cognitif que sur le plan social, très improbable. Cela explique pourquoi elle ne s'est développée que dans un nombre limité de pays, chez un nombre limité de gens, pendant une infime partie de l'histoire humaine. À partir d'arguments semblables, le philosophe Robert McCauley conclut que la science est aussi "anti-naturelle" pour l'esprit humain que la religion lui est "naturelle"[6].

Comment nous sommes devenus modernes
(et religieux) : épilogue d'un scénario épique

Qui a inventé les dieux et les esprits, quand et dans quel but? Nous

savons tous, bien sûr, qu'il y a quelque chose d'absurde à se demander cela, puisque ce que nous appelons "religion" est une réalité composite. Nous savons que, dans la plupart des groupes humains, certains individus ont des notions d'objets contrevenant à nos intuitions. Nous savons également que parmi ces objets il y des agents physiquement contraires à nos intuitions, et que les agents de ce type comptent beaucoup pour les gens à cause de l'information stratégique qu'ils détiennent. Mais, pour autant que l'on sache, ces divers éléments ont peut-être eu des histoires différentes. La question "Quand l'humanité a-t-elle acquis la religion?" n'a de sens qu'après avoir décidé quelles parties de cette réalité composite sont essentielles au concept de religion.

Mais il y a une façon plus intéressante de procéder. La religion telle que nous la connaissons est certainement apparue en même temps que le cerveau moderne. Il est commode de faire remonter l'apparition des cultures de type moderne à l'"explosion" culturelle symbolique qui s'est produite entre 50,000 et 100,000 ans avant notre ère, marquée par un accroissement soudain du nombre et de la qualité des artefacts produits par les humains(dont une grande quantité d'objets nouveaux n'ayant pour certains aucune utilité pratique), par l'utilisation de l'ocre, par l'apparition de l'art pariétal et des premières pratiques funéraires élaborées, et ainsi de suite. Une grande différence avec les manifestations culturelles antérieures tient à la diversité des objets et des représentations, qui indiquent peut-être l'émergence de ces similarités à l'intérieur des groupes et différences entre groupes que nous appelons les cultures humaines.

Cette brusque explosion de créativité, de diversité, a sans doute été provoquée par un changement dans l'activité mentale. C'est pourquoi il est tentant de considérer l'hominisation moderne comme une sorte de processus libérateur, par lequel l'esprit a brisé les entraves de l'évolution pour devenir plus souple, plus capable d'innovation, en un mot plus ouvert. De nombreux scénarios de l'évolution culturelle accordent une place privilégiée à ce type de percée cognitive, vue comme une nouvelle capacité de référence symbolique et une plus grande souplesse dans les représentations découplées. Le psychologue Michael Tomasello estime que notre psychologie intuitive, qui produit des inférences concernant les raisons d'agir des autres, est un élément crucial de ce changement. Il a été indispensable au développement de la technologie. Les outils et leur utilisation témoignent d'un changement progressif, cumulatif; les artefacts créés impliquent que les individus en situation d'apprentissage culturel aient pu se représenter les intentions des autres. Dans plusieurs

domaines de la culture, il est tout simplement impossible pour les individus en cours de développement de considérer les indices fournis par leurs aînés et d'en tirer des inférences pertinentes sans se représenter ce que ces aînés veulent leur communiquer.

L'archéologue Steven Mithen propose une description encore plus précise des changements qui ont conduit à l'émergence de la culture moderne. Il part de la description, proposée par des psychologues de l'évolution et du développement(et largement adoptée ici), du cerveau comme composé d'une variété de systèmes d'inférence. Ces systèmes ont des conditions d'activation très précises; ils n'acceptent et ne traitent que l'information concernant un domaine particulier, comme la physique ou la psychologie intuitives, mais aussi des domaines plus limités comme les indices concernant l'investissement parental, le choix d'un partenaire, la création de coalitions, les catégories du vivant, etc. Pour Mithen, l'explosion culturelle est la conséquence de changements importants dans l'architecture cognitive, notamment l'apparition d'une nouvelle "souplesse cognitive", autrement dit la possibilité d'échanges d'informations entre systèmes d'inférence. La différence entre l'homme de Neandertal et l'homme moderne ne se trouve pas tant dans le fonctionnement de chaque capacité spécialisée(biologie intuitive, théorie de l'esprit, fabrication d'outils, physique intuitive, etc.) que dans la possibilité d'utiliser l'information d'un domaine dans des activités contrôlées par un autre domaine. C'est ainsi que les objets fabriqués deviennent des ornements pour le corps, répondant à un but social; les connaissances biologiques sont utilisées dans des symboles visuels; la fabrication des outils développe des traditions locales et fait un usage efficace des ressources locales [7].

Tout cela est en rapport direct avec notre sujet puisque ces transferts d'information entre domaines sont exactement ce qui constitue les concepts surnaturels, comme nous l'avons vu au chapitre 2 et comme Mithen le signale. L'époque où le cerveau humain a commencé à établir des liens supplémentaires entre systèmes d'inférence, comme nous l'apprennent les techniques de chasse et de fabrication d'outils, a été aussi le moment où l'humanité a créé des représentations visuelles de concepts surnaturels. Les peintures rupestres et les objets fabriqués commencent à inclure des représentations totémiques et anthropomorphiques ainsi que des chimères. Les données archéologiques confirment donc deux éléments importants de notre description psychologique des concepts surnaturels: ils reposent sur le découplage et ils violent les attentes intuitives au niveau des domaines ontologiques(en dessinant une chimère, on crée le faux-semblant de

quelque chose qui n'a jamais pu être vu).

Il semblerait donc que nous ayons découvert à quel moment les hommes ont "inventé" la religion: quand des représentations de ce type ont pu se produire dans le cerveau humain et exercer assez de fascination pour être traduites, avec art, en symboles matériels. Mais la question est un peu plus compliquée, parce que la religion telle que nous la connaissons n'est pas seulement une question de concepts contrevenant à nos intuitions - montagnes volantes, arbres qui parlent et monstres biologiques - mais aussi d'agents dont les états mentaux sont très importants, de rapports avec la prédation et la mort, de liens avec la morale et le malheur.

On ne sait pas exactement quand ces autres composants essentiels de la religion sont apparus, parce qu'on en sait très peu sur la préhistoire des systèmes d'inférence concernés. Tout ce que l'on peut dire avec une certaine confiance, c'est qu'ils ont certainement une longue histoire évolutive, étant donné leurs similitudes dans l'esprit de tous les hommes. La plupart des archéologues et des anthropologues supposent que les premiers hommes modernes faisaient ce que font tous les hommes encore aujourd'hui: utiliser des réserves massives d'information pour extraire des ressources de leur environnement, bâtir des systèmes sociaux extrêmement complexes, séduire leurs partenaires sexuels, protéger et nourrir leur descendance, succomber à la mode et au snobisme, fabriquer des outils, s'occuper de politique et trouver les coutumes des autres ridicules. La liste de ces activités exclusivement humaines devrait évidemment être plus longue; le point important est simplement que certaines conduites modernes comme la mode ou la politique ont probablement une longue histoire évolutive. Dans la mesure où toutes ces activités témoignent de capacités qui forment aussi les pensées et croyances religieuses telles que nous les voyons aujourd'hui, il est probable que ces dernières soient, elles aussi, le résultat d'une longue évolution.

Les données psychologiques évoquées dans les chapitres précédents apportent certaines nuances à la notion de l'hominisation comme libération. Il est tentant de penser que les hommes ont eu des pensées religieuses parce que leur esprit était devenu plus souple, plus ouvert. Mais les données recueillies par les anthropologues, les archéologues et les psychologues suggèrent une interprétation légèrement différente. L'esprit humain n'est pas devenu vulnérable à n'importe quelles croyances surnaturelles. Au contraire, parce qu'il contenait de nombreux systèmes d'inférence, il est devenu vulnérable à un ensemble très restreint de concepts surnaturels: ceux qui peuvent activer en même

temps les systèmes d'inférence liés au vivant, à la prédation, à la mort, à la morale, aux échanges sociaux, etc. Seul un nombre limité de concepts est capable d'atteindre cette pertinence multiple: c'est pour cela que la religion a des traits communs dans le monde entier.

Résumé final: une histoire complète
de toutes les religions

Malgré la rareté des données concernant les concepts les plus courants des groupes humains passés, nous pouvons élaborer avec une certaine confiance le scénario suivant:

L'une des activités des premiers hommes modernes, qui est toujours largement pratiquée et nous distingue des autres espèces, est l'échange d'informations de toutes sortes, non seulement à propos de ce qui est mais aussi de ce qui devrait ou pourrait être, non seulement sur ce que l'on sait ou ressent mais aussi sur des projets, des souvenirs, des hypothèses. Le milieu spécifique de l'homme, c'est l'information, notamment l'information fournie par d'autres hommes. C'est sa niche écologique.

Ce comportement tout à fait particulier crée un gigantesque domaine d'information qui se transmet à travers les siècles et les millénaires, où des milliers de messages sont perdus, oubliés, mal compris, négligés, alors que d'autres sont transmis, à peine déformés ou même intacts, et d'autres encore sont inventés à partir de rien. Vu de loin, ce vaste ensemble d'informations apparaît comme une formidable "soupe" de représentations et de messages. Des messages qui changent constamment parce que les contextes changent.

Cependant on trouve aussi des grumeaux dans cette soupe, c'est-à-dire des fragments d'information qui apparaissent sous des formes assez similaires à différentes époques, en différents endroits. Ils ne sont pas strictement identiques mais paraissent organisés par le même petit nombre de schémas. Les concepts et comportements religieux en font partie. Pour comprendre pourquoi l'on trouve ces thèmes récurrents, il n'est pas nécessaire d'imaginer qu'ils sont particulièrement bons ou utiles, ou que l'esprit humain en a besoin. Il existe une explication plus simple: ce sont des concepts dont l'acquisition active certains systèmes mentaux, produit certaines inférences un peu plus que d'autres concepts possibles. Avec le temps, cela suffit à créer une énorme différence, parce que les gens auront tendance à acquérir et à transmettre ces concepts-là plus que d'autres.

Parmi les millions de messages échangés, certains retiennent l'attention parce qu'ils violent nos intuitions sur les objets et les êtres qui

nous environnent. Ces descriptions ont un pouvoir de rémanence que confirment certaines expériences sur la mémoire. Elles sont la matière première dont on fait les bonnes histoires. Elles parlent par exemple d'îles flottant à la dérive, de montagnes qui digèrent la nourriture ou d'animaux qui parlent. Tout cela passe généralement pour de la fiction, bien que la frontière entre fable et expérience personnelle soit souvent difficile à tracer. Certains de ces thèmes sont particulièrement remarquables parce qu'ils concernent des agents. Cela ouvre un domaine très riche d'inférences possibles. Lorsqu'on parle d'agents, on peut se demander jusqu'à quel point ils sont semblables à la présence invisible et dangereuse des prédateurs. On peut aussi essayer d'imaginer ce qu'ils perçoivent, ce qu'ils voient, ce qu'ils comptent faire, et ainsi de suite, parce que les systèmes d'inférence du cerveau produisent constamment ce genre de spéculations à propos des autres. Parmi ces hypothèses, certaines suggèrent que ces agents ont des informations sur les aspects pertinents des interactions entre les gens qui échangent ces messages. Cela incite fortement ceux qui parlent comme ceux qui écoutent à entendre, raconter et peut-être mettre en doute ces histoires. Cela permet aussi des développements ultérieurs par lesquels les gens peuvent combiner leurs intuitions morales avec l'idée que ces agents sont informés des aspects moraux de ce qu'ils font et de ce que les autres leur font. Lorsque ces agents sont élaborés de la sorte, il devient facile de les associer à des malheurs particulièrement frappants, parce que nous sommes prédisposés à voir dans le malheur un événement social, la responsabilité de quelqu'un, plutôt que le résultat de processus mécaniques. Maintenant, les agents sont donc crédités de pouvoirs qui leur permettent d'envoyer des désastres aux hommes, ce qui s'ajoute à la liste de leurs propriétés qui violent nos attentes intuitives et augmente sans doute leur pertinence. Les gens qui ont de tels concepts finiront par les relier avec les émotions et les représentations bizarres déclenchées par la présence de personnes mortes, parce que celle-ci crée un état cognitif étrange où les intuitions liées à la prédation et les divers processus mentaux concernés par l'identification des personnes produisent des intuitions incompatibles. Nous sentons à la fois que les morts sont là et qu'ils ne peuvent pas être là. Une fois qu'on a ce genre de concepts, il viendra un moment où il sera logique de les connecter avec les diverses actions répétées et largement dépourvues de sens que nous accomplissons souvent dans la crainte que leur non-accomplissement provoque de graves dangers. Ce sont donc maintenant des rituels dirigés vers les agents surnaturels. Dans la mesure où les rituels sont souvent pratiqués dans des contextes

où les interactions sociales ont des propriétés non évidentes, il sera facile de considérer les agents comme la vie même du groupe auquel on appartient, comme le fondement de l'interaction sociale. Si nous vivons dans un groupe assez nombreux, il y aura sans doute des gens plus doués que d'autres pour produire des messages convaincants à l'intention des agents non intuitifs. Ces personnes seront probablement créditées de qualités internes particulières qui les différencient des autres. Elles finiront aussi par avoir un rôle spécial dans l'accomplissement des rituels. Dans les groupes nombreux où l'on trouve des spécialistes érudits, viendra un moment où ces derniers changeront tous ces concepts pour en donner une version légèrement différente, plus abstraite, moins contextuelle, moins locale. Il est également fort probable que ces spécialistes formeront une corporation ou guilde dotée d'ambitions politiques. Mais leur version des concepts ne sera pas vraiment optimale, de sorte qu'elle sera toujours combinée, dans l'esprit de la plupart des gens, avec des inférences spontanées et peu orthodoxes.

Cette brève histoire de la religion mondiale n'est pas vraiment de l'histoire. Il n'existe pas de fil conducteur qui irait des concepts contre-intuitifs à la religion telle que nous la connaissons, par un affinement graduel de ces concepts. Le processus de sélection a été constant, parce que la production humaine de messages est constante, et que chaque concept de dieu ou d'esprit est légèrement différent de tous les autres. Mais les variantes, après bien des cycles de communication, semblent revenir aux différents thèmes que j'ai exposés ici. Si les concepts et comportements religieux persistent depuis des millénaires - et même plus, sans doute -, s'ils présentent les mêmes thèmes dans le monde entier, c'est simplement qu'ils sont optimaux au sens où ils activent divers systèmes d'une façon qui favorise leur transmission.

Les mains invisibles

Ainsi racontée, l'histoire de la religion ressemble à une extraordinaire conspiration. On dirait que les normes et concepts religieux, ainsi que les émotions qui s'y rattachent, ont été expressément conçus pour exciter l'esprit humain, s'installer dans la mémoire, déclencher de multiples inférences, afin que les gens les croient vrais et les communiquent. Quel qu'il soit, l'inventeur(ou les inventeurs) de la religion aurait eu une prescience incroyable de ce qui pourrait prospérer dans l'esprit des hommes.

Mais il n'y a évidemment pas d'inventeur et pas de conspiration non plus. Les concepts religieux fonctionnent comme cela, ils réalisent le

miracle d'être exactement ce que les gens vont transmettre, simplement parce que les autres variantes ont été oubliées ou abandonnées en chemin. La magie qui semble produire des concepts parfaits pour l'esprit humain est simplement la conséquence d'événements sélectifs répétés. Un organe complexe comme le cerveau produit une multitude de mini-scénarios, de liens fugaces entre pensées et concepts nouveaux, qui se dégradent rapidement. Ce maelström de pensées évanescentes se produit à notre insu, car les seules pensées qui parviennent à notre conscience ont déjà franchi un certain nombre d'obstacles cognitifs. Mais même nos pensées explicites ne sont pas toutes susceptibles de produire des pensées similaires dans l'esprit d'autres personnes, loin de là. L'un de mes amis fang pensait que les esprits étaient bidimensionnels et se tenaient toujours de profil en présence des êtres humains pour ne pas être détectés. Cette idée ingénieuse était sans doute trop complexe. La plupart des gens l'oubliaient ou la déformaient. D'autres inférences ont un meilleur pouvoir de rémanence. Souvenez-vous que, dans le domaine de la production d'inférences, il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus.

J'ai expliqué la religion en termes de systèmes présents dans tout cerveau humain et qui font toutes sortes de choses intéressantes et précieuses, sans être construits spécialement pour produire des concepts et des comportements religieux. Il n'existe pas d'instinct religieux, de penchant spécial de notre esprit, pas de disposition particulière pour ces concepts, pas de centre de la religion dans le cerveau, et les croyants ne sont pas différents des non-croyants en ce qui concerne leurs fonctions cognitives essentielles. Même la foi et la croyance sont apparemment de simples produits dérivés de la façon dont les concepts et inférences fonctionnent pour la religion, comme ils fonctionnent pour d'autres domaines.

Faute de découvrir un esprit religieux, nous nous trouvons devant un ensemble de "mains invisibles". L'une guide l'attention des hommes vers certaines combinaisons conceptuelles possibles, l'autre favorise la préservation de certaines d'entre elles, un autre processus rend les concepts d'agents plus faciles à acquérir s'ils impliquent l'information stratégique, la moralité, etc. La main invisible des multiples systèmes d'inférence produit toutes sortes de connexions entre ces concepts et des situations remarquables dans la vie des gens. La main invisible de la sélection culturelle fait en sorte que les concepts religieux acquis et transmis par les gens sont généralement les plus aptes à les convaincre, étant donné ce qu'est leur existence.

Cela peut sembler frustrant parce que la religion telle que je la définis

ici ne serait qu'un effet secondaire du fonctionnement de notre cerveau, ce qui manque apparemment de grandeur. Or la religion a de la grandeur, elle est essentielle pour la vie de beaucoup de gens, elle implique des expériences émotionnelles intenses, elle peut pousser les individus à tuer ou à se sacrifier. Nous aimerions que l'explication de pratiques aussi spectaculaires soit elle aussi spectaculaire. Pour les mêmes raisons, les gens que la religion choque ou dégoûte aimeraient qu'il existe une cause unique à ce qu'ils considèrent comme une erreur collective, le carrefour où tant d'esprits humains prennent le mauvais tournant, pourrait-on dire. Mais en vérité, ce point, cette cause unique, ce tournant n'existent pas, et ce sont bien des processus cognitifs très divers qui conspirent pour rendre les concepts religieux convaincants.

Evidemment, je suis un peu de mauvaise foi en décrivant comme une frustration ce qui me semble être une bonne chose. Trouver non pas une explication unique, une main cachée, mais plusieurs processus sous-jacents que nous savons étudier, cela arrive parfois dans le travail scientifique, et c'est toujours un progrès. Ainsi avançons-nous dans la compréhension de la religion à mesure que nos connaissances des processus cognitifs se développent, mais aussi, à l'inverse, dans la connaissance des fascinantes caractéristiques de notre architecture mentale à mesure que nous comprenons mieux la propension humaine à entretenir des pensées religieuses. Et nous apprendrons bien des choses sur ces machines biologiques complexes que sont les cerveaux en étudiant la façon dont elles donnent une demeure et un nom à ces "riens aériens" dont parlait Shakespeare.

Pour en savoir plus

LA QUESTION DES ORIGINES

Pour un aperçu de la diversité de la religion telle que la pratiquent les hommes autour du monde, le meilleur endroit où commencer est le livre de John Bowen, Religions in Practice(1997). On trouvera un excellent résumé de la manière dont les anthropologues, les psychologues et les spécialistes abordent la question de la religion, et pourquoi, dans le livre de E. Thomas Lawson et Robert McCauley Rethinking Religion(1990). L'idée que de nombreux concepts religieux ont à voir avec d'anciens problèmes de survie constitue le thème central du livre de Walter Burkert, Creation of the Sacred(1996), qui offre une description minutieuse de rituels et de croyances grecs et proche-orientaux. Le livre de Susan Blackmore, The Meme Machine(1999), est un exposé de la

conception de la culture comme un grand ensemble de "mèmes" répliqués. L'ouvrage de Dan Sperber, La Contagion des idées(1996), présente la conception concurrente de la culture en tant qu'épidémie de représentations mentales.

À QUOI RESSEMBLE LE SURNATUREL?

Ce ne sont pas les livres qui manquent sur le sujet des concepts magiques et religieux... mais ils ne sont pas nombreux à offrir un bon catalogue de leurs variations et de leurs thèmes communs. Magic, Witchcraft and Religion(1993) de Lehmann et Myers est la présentation générale la plus lisible et la plus raisonnable. L'ouvrage de Mark Turner, Literary Mind(1996), bien qu'il soit exclusivement consacré aux notions supernaturelles, est un très bon exposé des structures de l'imagination littéraire et mythique. Pour ce qui est du paranormal, le livre de Susan Blackmore, In Search of the Light(1996), est le récit éminemment lisible et drôle d'un scientifique en train d'essayer de comprendre les faits. Leaps of Faith(1996) de Nicholas Humphrey offre une explication générale de l'attrait exercé par le paranormal.

MACHINES À PENSÉES

Parmi les nombreux excellents ouvrages sur l'esprit et les découvertes des sciences cognitives, le plus passionnant est très certainement Comment fonctionne l'esprit de Steven Pinker(1999), avec sa présentation très fouillée des différents systèmes d'inférence et de leur évolution. On trouvera un excellent exposé des découvertes sur le développement des capacités mentales des enfants dans The Scientist in the Crib d'Alison Gopnik, Patricia Kuhl et Andrew Meltzoff(1999), trois spécialistes de la question. Voir aussi Conversations in the Neurosciences(1997) de Michael Gazzaniga pour une bonne explication de la manière dont des structures cérébrales spécialisées sous-tendent des fonctions spécialisées. Les essais rassemblés dans The Adapted Mind(Barkow, Cosmides et Tooby, 1992) présentent les principaux points de la conception évolutionniste de la cognition, démarche qui est également exposée à l'intention du grand public dans l'ouvrage de Robert Wright, L'Animal moral(1997). La meilleure introduction à l'optique évolutionniste appliquée à la vie sociale est The Origins of Virtue, de Matt Ridley(1996).

POURQUOI DES DIEUX ET DES ESPRITS?

Faces in the Clouds de Stewart Guthrie(1993) est un formidable recueil de représentations anthropomorphiques dans l'art et dans la religion. Il avance aussi de très bons arguments en faveur d'une interprétation psychologique des agents religieux.

LA RELIGION, LA MORALE ET LE MALHEUR

The Moral Sense de Wilson(1993) illustre l'idée que les jugements moraux sont principalement fondés sur des intuitions à propos des qualités intrinsèques des actions, plutôt que sur des déductions à partir de principes. L'ouvrage de Robert Frank, Passions Within Reason(1988), est une présentation très stimulante des gadgets d'engagement, des passions en tant que dispositifs utiles et des sentiments moraux en général. Pour ce qui est du malheur et de la sorcellerie, Les mots, la mort, les sorts de Jeanne Favret-Saada(1978) est une des meilleures études modernes de la question.

LA RELIGION, LES MORTS, LA MORT

Pour un excellent exposé et explication de différents rites funéraires, voir les articles dans Death and the Regeneration of Life(Bloch et Parry, 1982). L'ouvrage de Burkert, Homo necans(1983), est une fascinante étude de cas des rites funéraires dans l'Antiquité. La psychologie des rites mortuaires et autres est aussi le principal sujet du livre de Maurice Bloch, Prey into Hunter(1992).

POURQUOI DES RITUELS?

Quiconque s'intéresse à ce que l'on ressent lorsqu'on accomplit un rituel(et à la manière dont l'anthropologie interprète ces sentiments) doit lire Archetypal Actions of Ritual(1993) de Caroline Humphrey et James Laidlaw, qui dépeint un cas particulier(les dévotions puja des Jaïns) mais généralise l'explication au rituel en général. Rethinking Religion(1990) de Lawson et McCauley présente non seulement la conception de l'action rituelle dont je discute ici, mais aussi une interprétation plus générale de la manière dont la psychologie peut expliquer les pratiques religieuses.

DOCTRINES, EXCLUSION, VIOLENCE

L'histoire de l'émergence de l'écriture et des corporations religieuses est présentée avec beaucoup d'humour par Ernest Gellner dans Plough, Sword and Book(1989). Sur les effets de l'écriture, la source la plus importante est The Domestication of the Savage Mind, de Jack Goody(1977), ainsi que The Logic of Writing and the Organization of Society(1986). Arguments and Icons de Harvey Whitehouse(2000) offre un vaste survol des différences entre doctrines et rituels en termes de leurs effets psychologiques et politiques. Sur le fondamentalisme, une source indispensable est la série de volumes publiée par "The Fundamentalism Project"(Marty & Appleby, 1991; Marty & Appleby, 1993a; Marty & Appleby, 1993b; Marty & Appleby, 1994).

POURQUOI CROIT-ON?

Why People Believe Weird Things(1997) et How We Believe(1999) de Michael Shermer exposent avec beaucoup de conviction l'idée que la croyance est une forme de laisser-aller intellectuel. Une interprétation psychologique de la raison pour laquelle les gens croient en des types particuliers de concepts spiritualistes ou religieux est donnée par Nicholas Humphrey dans Leaps of Faith(1996). Persuasions of the Witches' Craft de Tanya Luhrmann est une monographie fascinante qui explique avec un luxe de détails comment les gens finissent par expliquer et accepter ce qu'ils considéraient être jusque-là des croyances ridicules. Le livre est fondé sur une étude approfondie de la sorcellerie moderne à Londres, aujourd'hui(Luhrmann, 1989). Sur la science et la religion, voir le livre de Lewis Wolpert Unnatural Nature of Science(1992), une excellente explication des obstacles psychologiques auxquels se heurte la pensée scientifique. L'humour de Richard Dawkins nous offre une version plus caustique et éminemment lisible du débat, mais les arguments n'en sont pas moins sérieux(Dawkins 1995; 1998). Quiconque s'intéresse à la préhistoire des concepts religieux doit lire le brillant essai de Steven Mithen The Prehistory of the Mind(1996), qui offre un panoramique de la manière dont l'esprit humain a évolué au cours des quatre derniers millions d'années.

Notes

1. LA QUESTION DES ORIGINES

[1] Problèmes que pose la traduction des croyances: Needham, 1972; voir discussion dans Luhrmann, 1989, pp. 311 et suivantes.

[2] Mythes kwaio: Keesing, 1982, p. 102.

[3] Chamanisme chez les Cuna: Severi, 1993.

[4] Mystères pertinents: Sperber, 1996. Théories de la religion en tant qu'"explication" d'événements inexpliqués: Tylor, 1871; Snow, 1922.

[5] Raison et métaphysique: Kant, 1781; Kant & Schmidt, 1990. Intellectualisme: Frazer, 1911; Stocking, 1987; Tylor, 1871.

[6] Théâtre cartésien de la conscience: Dennett & Weiner, 1991.

[7] Les émotions en tant que programmes: Rolls, 2000; Lane & Nadel, 2000.

[8] Le fonctionnalisme en anthropologie: Stocking, 1984.

[9] La culture en tant que transmission différentielle de mèmes:

Cavalli-Sforza & Feldman, 1981; Lumsden & Wilson, 1981; Durham, 1991; Dawkins, 1976.

[10] Incertitude de la notion anthropologique de culture: Cronk, 1999.

[11] Problèmes avec la notion de mème: Sperber, 1996.

[12] La culture en tant qu'épidémie de représentations: Sperber, 1985;

2. À QUOI RESSEMBLE LE SURNATUREL?

[1] La religion et le "sacré": voir par exemple Otto, 1959; Eliade, 1959.

[2] Animaux imaginaires: Ward, 1994. Faculté d'imagination: Kant & Vorländer, 1963.

[3] Montagne vivante: Bastien, 1978.

[4] Métamorphoses et catégories ontologiques: Kelly & Keil, 1985.

[5] Ébéniers qui écoutent les conversations: James, 1988, pp. 10,303.

[6] Esprits et eau de Cologne: Lambek, 1981.

[7] Le paranormal: Humphrey, 1996.

[8] Démons de la Grèce moderne: Stewart, 1991, pp. 251-253.

[9] Transformations rituelles et croyances biologiques chez les Yoruba Walker, 1992.

[10] Concept de Dieu et mémorisation d'histoires. J.L. Barrett, 1996.

[11] Les agents surnaturels "sérieux" sont différents des autres thèmes surnaturels: Burkert, 1996. Dieu différent de Mickey Mouse: Atran, 1998; voir aussi les remarques de J.L. Barrett, 2000.

3. MACHINES À PENSÉES

[1] Maisonnées anglaises: Hartcup, 1980.

[2] Physique intuitive: voir par exemple Kaiser, Jonides & Alexander, 1986.

[3] Illusion causale: Michotte, 1963.

[4] Activation différentielle selon que les stimuli ressemblent à des animaux ou à des outils: Martin, Wiggs, Ungerleider & Haxby, 1996.

[5] Autisme et. "théorie de l'esprit": Frith & Corcoran, 1996.

[6] Autisme et incapacité à se représenter les états mentaux d'autrui: Baron-Cohen, Leslie & Frith, 1985; voir également Baron-Cohen, 1995. Expériences avec des fausses croyances: Wimmer & Perner, 1983.

[7] Autisme en tant que cécité mentale, description des systèmes impliqués: Baron-Cohen, 1995.

[8] Systèmes impliqués dans l'imagerie motrice: Jeannerod, 1994; Decety, 1996. Quand on perçoit des outils on imagine des actions:

Decety & Grezes, 1999. Aires cérébrales spécialisées pour différents types de douleur: Hutchison, Davis, Lozano, Tasker & Dostrovsky, 1999.

[9] Les questions posées par le développement sont des questions philosophiques: Gopnik & Meltzoff, 1997.

[10] Viscères: Gelman & Wellman, 1991; Simons & Keil, 1995.

[11] Essentialisme: Hirschfeld & Gelman, 1999.

[12] Toutes les espèces vivantes s'inscrivent dans une structure taxinomique: Atran, 1990; 1994; 1996.

[13] Causalité chez les enfants: Leslie, 1987; Rochat et al., 1997. Inférences des enfants sur mouvement autodéclenché: Gelman, Spelke & Meck. 1983.

[14] Réactions des nourrissons aux visages: Morton & Johnson, 1991; Pascalis, de Schonen, Morton, Deruelle et al, 1995.

[15] Identification des personnes et imitation chez les nourrissons: Meltzoff, 1994; Meltzoff & Moore, 1983.

[16] Les nourrissons savent "compter": Wynn, 1990.

[17] Problèmes avec la notion d'"inné": Elman et al., 1996. Les concepts en tant que compétences: Millikan, 1998.

[18] Évolution et spécialisation: Rozin, 1976.

[19] Présentations générales de la psychologie évolutionniste: Barkow, Cosmides & Tooby, 1992; Buss, 1999; Crawford & Krebs, 1998. Développement cognitif comparé: Parker & McKinney, 1999.

[20] Choix des partenaires sexuels: Buss, 1989; Symons, 1979. Jalousie: Buss, 2000. Explications évolutionnistes de l'homicide: Daly & Wilson, 1988. Survol des perspectives évolutionnistes: LeCroy & Moller, 2000.

[21] Évitement de certaines nourritures: Garcia & Koelling, 1966. Rapport avec la grossesse: Profet, 1993.

[22] Dégoût et associations: Rozin, 1976; Rozin, Haidt, & McCauley, 1993.

[23] Niche cognitive: Tooby & DeVore, 1987.

[24] Chasseurs-cueilleurs et traitement de l'information: Mithen, 1990; Krebs & Inman, 1994. Chasseurs-cueilleurs et environnement social complexe: Barton, 2000. Dépendance générale vis-à-vis de l'information: Tomasello, 2000. Transmission culturelle et adaptabilité à des environnements nouveaux: Boyd & Richerson, 1995.

[25] Intelligence sociale: Byrne & Whiten, 1988. Arrière-plan

évolutionniste de la "théorie de l'esprit": Povinelli & Preuss, 1995.

[26] Cancans: Gambetta, 1994; Haviland, 1977.

[27] Conditions nécessaires pour la coopération: Boyd & Richerson, 1990. Les problèmes d'échange social donnent lieu à de meilleures performances logiques: Cosmides, 1989; Cosmides & Tooby, 1989,1992. Reproduction des résultats dans différentes cultures: Sugiyama, 1996. Dégradation sélective de la performance pour l'échange social: Stone, Baron-Cohen, Cosmides, Tooby, & Knight, 1997.

[28] Signaux: Bradbury & Vehrencamp, 2000; Hauser, 2000; Rowe, 1999. Utilité de l'émetteur et du récepteur: Silk, Kaldor & Boyd, 2000.

[29] Indices pour l'évaluation de la confiance: Bacharach & Gambetta, 1999. Coût d'imiter les dispositions morales: Frank, 1988.

[30] Coalitions et "groupisme": Ridley, 1996.

[31] Analyse comparative des coalitions dans différentes espèces: Harcourt & de Waal, 1992.

[32] Psychologie des coalitions: Kurzban, 1999.

[33] Mémoire "épisodique": Tulving, 1983; Tulving & Lepage, 2000.

[34] Faire semblant, découplage et représentations: Leslie, 1987; Leslie, 1994.

[35] Intentions cruciales pour l'identification de dessins: Bloom, 1998; Getman & Bloom, 2000.

[36] "Quoi" et "Où" dans la perception auditive: Kaas & Hackett, 1999; Romanski et al., 1999. Détection du mouvement par le cortex auditif: Baumgart, Gaschler-Markefski, Woldorff, Heinze & Scheich, 1999. Séparation du bruit et de la parole: Liegeois-Chauvel, de Graaf, Laguitton & Chauvel, 1999. Séparation des tons purs: Kaas, Hackett & Tramo, 1999. Localisation des aires corticales impliquées dans le rappel des mélodies: Halpern & Zatorre, 1999. Évolution des capacités musicales: Jerison 2000.

[37] L'ocre dans la préhistoire: Watts, 1999. Fondements cognitifs de l'art visuel: Dissanayake, 1992. L'art paléolithique en tant que représentation d'images mentales: Halverson, 1992. Aspects cognitifs de l'imagination artistique dans la préhistoire: Mithen, 1996.

4. POURQUOI DES DIEUX ET DES ESPRITS?

[1] Citations de Keesing, 1982, pp. 33, 40, 115.

[2] Anthropomorphisme: Guthrie, 1993.

[3] Détection hyperactive des agents et concepts religieux: J.L. Barrett, 1996, 2000.

[4] Psychologie intuitive basée sur la prédation: H.C. Barrett, 1999. Arguments archéologiques pour lecture de pensée dans la chasse: Mithen, 1996. Interprétation du regard chez les chimpanzés: Povinelli & Eddy, 1996. Prédation et théorie de l'esprit rudimentaire: Van Schaik, 1983.

[5] Chamanisme en tant que chasse: Hamayon, 1990. Traces d'un passé biologique dans les thèmes religieux: Burkert, 1996.

[6] Compagnons imaginaires: Taylor, 1999.

[7] Keesing, 1982, p. 42.

[8] Les esprits et les chamans espionnent les conversations des gens: Endicott, 1979, p. 132.

[9] Inférences sur les catégories animales: Coley, Medin, Proffitt, Lynch & Atran, 1999; Lopez, Atran, Coley & Medin, 1997.

[10] Différents domaines de la culture et leur transmission: Boyer, 1998.

5. LA RELIGION, LA MORALE ET LE MALHEUR

[1] Karma tamoul: Daniel, 1983, p.42.

[2] Étude expérimentale du raisonnement: Krebs & Rosenwald, 1994.

[3] Les jugements moraux dérivent des sentiments moraux: Wilson, 1993.

[4] Comparez, par exemple, sur le Botswana: Maqsud & Roubani, 1990; et sur l'Islande: Keller, Eckensberger & von Rosen, 1989.

[5] Sur le développement moral d'un point de vue constructiviste: Nemes, 1984 Sur la théorie de Kohlberg du développement moral(raffinement de principes) et sur l'analyse d'Hoffman(internalisation des émotions d'autrui), voir Gibbs, 1991. Comparaison des théories: Krebs & Van Hesteren, 1994.

[6] Le mensonge en tant que concept et "mentir" en tant que sens d'un mot: Wimmer, Gruber & Perner, 1984.

[7] Règles morales et conventions sociales chez l'enfant: Turiel, 1983; 1994; 1998. Règles morales et règles de précaution: Tisak & Turiel, 1984.

[8] Études coréennes: Song, Smetana & Kim, 1987. Comparaison entre "bleus" et "anciens": Siegal & Storey, 1985; Tisak & Turiel, 1988. Intuitions morales d'enfants maltraités: Smetana, Kelly & Twentyman, 1984; d'enfants abandonnés: Sanderson & Siegal, 1988.

[9] Problèmes avec la sélection de groupe: Williams, 1966.

[10] Sélection de parentèle: Hamilton, 1964; voir aussi Dawkins, 1976.

[11] Altruisme réciproque: Trivers, 1971; Boyd, 1988; Krebs & Van Hesteren, 1994.

[12] Limitation de la liberté de mouvement en tant que solution des problèmes d'engagement: Schelling, 1960. Pertinence pour la coopération et l'échange: Frank, 1988.

[13] Évolution de la coopération et désir de punir les tricheurs: Boyd & Richerson, 1992. Survol général de la moralité et de l'évolution: Katz, 2000.

[14] Sorcellerie dans le Bocage normand: Favret-Saada, 1980.

[15] Mauvais œil: Pocock, 1973, p. 28.

[16] Notions kwaio du malheur: Keesing, 1982, p. 33.

[17] Protection: Ps. 23: 4.

6. LA RELIGION, LES MORTS, LA MORT

[1] Funérailles au paléolithique: voir Davidson & Noble, 1989. Néandertaliens: Stringer & Gamble, 1993; Hayden, 1993; Trinkhaus, 1989; Trinkhaus & Shipman, 1993. Interprétation taphonomique en tant que dépôts accidentels: Gargett, 1999.

[2] Esprit littéraire: Fauconnier & Turner, 1998; Turner, 1996; Turner & Fauconnier, 1995.

[3] Effet de la saillance de la mortalité sur les attitudes punitives: Rosenblatt, Greenberg, Soloman & Pyszczynski, 1989. Désapprobation de la dissidence: McGregor et al., 1998. Effets sur la stéréotypisation: Schimel et al., 1999; sur les corrélations illusoires entre groupes: Lieberman, 1999. Effets semblables chez les enfants: Florian & Mikulincer, 1998.

[4] Gestion de la terreur, remarques générales: Pyszczynski, Greenberg & Solomon, 1997. Limites des effets: Florian & Mikulincer, 1997. Critique évolutionniste: Buss, 1997. Autres critiques: Leary & Schreindorfer, 1997.

[5] Caractéristiques générales des rites funéraires: Cederroth, Corlin & Linstrom, 1988; Lambrecht, 1938; Metcalf & Huntington, 1991; Bloch & Parry, 1982.

[6] Funérailles batek: Endicott, 1979, pp. 115-118.

[7] Doubles funérailles berawan: Metcalf & Huntington, 1991, pp. 64-73.

[8] Doubles funérailles en tant que rites de passage: Hertz, 1960.

[9] Ames arawete: Viveiros de Castro, 1992, p. 236. Ancêtres et propriété: Goody, 1962. Ancêtres tallensi: Fortes, 1987, p. 77.

[10] Pocock, 1973, p. 37.

[11] Ruskin, 1871.

[12] Textes zoroastriens, pollution des cadavres: Davies, 1999, p. 43.

[13] Chine: Watson, 1982, p. 157. Madagascar: Bloch, 1982, p. 215.

[14] Rois népalais: Leuchstag, 1958, p. 236.

[15] Tester les hypothèses tacites des enfants sur les composantes de la mort: Orbach, Talmon, Kedem & Har-Even, 1987. Concepts infantiles de la mort et prédation: H.C. Barrett, 1999.

[16] Concepts kwaio de la personne: Keesing, 1982; concepts batek: Endicott, 1979.

[17] Système spécial de reconnaissance des visages: Henke, Schweinberger, Grigo, Klos & Sommer, 1998; Nachson, 1995; flux neural spécifique pour l'identification des visages: Bentin, Deouell, & Soroker, 1999. Prosopagnosie et reconnaissance cachée: Renault, Signoret, Debruille, Breton et al., 1989; Wallace & Farah, 1992. Reconnaissance des voix non affectée: Habib, 1986. Le problème réside dans l'assemblage des traits, pas dans leur identification: Bliem & Danek, 1999. Reconnaissance des visages inversés, interprétation générale de la prosopagnosie: Farah, Wilson, Drain & Tanaka, 1995; De Renzi & di Pellegrino, 1998. Bon apprentissage des visages ovins: McNeil & Warrington, 1993.

[18] Syndrome de Capgras: Edelstyn & Oyebode, 1999; Wacholtz, 1996. Animaux de compagnie kidnappés et remplacés par des répliques: Somerfield, 1999; même syndrome avec objets familiers: Anderson, 1988. Syndrome de Cotard de sa propre mort: Leafhead & Kopelman, 1997.

[19] Deuil et potentiel reproductif: Crawford, Salter & Jang, 1989.

7. POURQUOI DES RITUELS?

[1] Reliques à Java: Beatty, 1999.

[2] Sacrifice en Inde: Preston, 1980, cité dans Fuller, 1992, p. 83.

[3] Confirmation chamanique chez les Kham Magar du Népal: Sales, 1991.

[4] Initiation gbaya, Centrafrique: Vidal, 1976.

[5] Mouvement dans le sens des aiguilles d'une montre comme étant centrifuge: Bowen, 1997, p. 135.

[6] Bloch sur le rituel: Bloch, 1974. Le symbolisme n'est pas une signification: Sperber, 1975.

[7] Aspects évidents du rituel: Rappaport, 1979.

[8] Le rituel en tant que mode d'action: Humphrey & Laidlaw, 1993. Scénarios évolutionnistes pour les premiers rituels: Knight, 1999.

[9] Inférences à partir des règles de précaution: Fiddick, Cosmides & Tooby, 2000.

[10] Caractéristiques du rituel: A.P. Fiske, 2000.

[11] Le sacré et les limites: Anttonen, 2000. Rituel javanais: Beatty, 1999, p. 94.

[12] Témoignages sur les troubles obsessionnels compulsifs: Colas, 1998; Rapoport, 1997.

[13] Comparaison entre actions rituelles et TOC. Dulaney & Fiske, 1994; Fiske & Haslam, 1997.

[14] Phénoménologie des TOC: Eisen, Phillips & Rasmussen, 1999.

[15] Initiation baktaman: Barth, 1975.

[16] Tromperie et interaction dans les rites d'initiation mâles: Houseman, 1993; Houseman & Severi, 1998.

[17] Catégories de parenté: Hirschfeld, 1986.

[18] Acquisition de concepts raciaux et ethniques; Hirschfeld, 1993; 1996.

[19] Les groupes sociaux en tant qu'entités transcendantes: Bloch, 1992, p. 75.

[20] Structure rituelle: Lawson & McCauley, 1990.

8. DOCTRINES, EXCLUSION, VIOLENCE

[1] Médiumnité buid: Gibson, 1986.

[2] Beatty, 1999, p. 28.

[3] Indonésie, identité religieuse: Beatty, 1999, p. 221.

[4] Evur fang: Fernandez, 1982; Boyer, 1994.

[5] Prêtres âpres au gain à Bénarès: Parry, 1995, pp. 119-120.

[6] Invention et diffusion de l'écriture: DeFrancis, 1989. Conséquences cognitives: Goody, 1977; 1986.

[7] Paradoxes de la religion et de la philosophie, connexion avec le mysticisme: Pyysiainen, 1996.

[8] Distinction hindouiste entre le général et le local: Parry, 1985, p. 204.

[9] Dieux locaux et dieux sanscrits: Fuller, 1992, p. 256.

[10] Débats originaux autour des "grandes" et "petites" traditions:

Marriott, 1955; Dumont, 1959.

[11] Mode imagiste et mode doctrinal de la religion: Whitehouse, 1995; 2000.

[12] Groupes sociaux fondés sur une essence: Atran, 1990; Boyer, 1990; Rothbart & Taylor, 1990. Traitement plus approfondi et plus de données dans Gil-White, 2001.

[13] Discrimination fondée sur groupes arbitraires en laboratoire: Tajfel, 1970.

[14] Groupisme: Ridley, 1996.

[15] Études psycho-sociales du préjugé: S.T. Fiske, 2000. Domination et coalitions: Sidanius & Pratto, 1999.

[16] Raisonnement coalitionnel en général: Kurzban, 1999. Raisonnement coalitionnel et guerre clandestine: Bell, 1999.

9. POURQUOI CROIT-ON?

[1] Effet de consensus: Asch, 1955; faux consensus: Ross, Greene & House, 1977; son développement chez les enfants: Wetzel & Walton, 1985. Survol des effets générationnels: Bums, 1990; illustration dans Peynircioglu & Mungan, 1993. Illusions mnésiques en général: Roediger & McDermott, 1995; Roediger, 1996. Effet de l'imagination sur les illusions mnésiques: Goff & Roediger, 1998. Problèmes de contrôle des sources: Mitchell & Johnson, 2000. Illustration avec illusions mnésiques transmodales: Henkel, Franklin & Johnson, 2000. Biais de confirmation: Wason & Johnson-Laird, 1972; chez les scientifiques: Mynatt, Doherty & Tweney, 1977. Dissonance cognitive: Festinger, Riecken & Schachter, 1956.

[2] Expérience religieuse: James, 1972. Sur la persistance de cette position: Taves, 1999.

[3] Survol de la psychologie de l'expérience religieuse: Argyle, 1990. Comment certaines variantes du bouddhisme sont influencées par les préoccupations occidentales avec l'expérience: Sharf, 1998.

[4] Survol de l'expérience spéciale et de la religion: Bourguignon, 1973; des données neuropsychologiques: Newberg & D'Aquili, 1998. Conscience de soi et sentiment religieux: Craik et al., 1999. Neurophysiologie des expériences proches de la mort et de la désincarnation: Persinger, 1995, 1999.

[5] Facteurs pertinents de la croyance individuelle. Voir le résumé dans Baston et al, 1993, pp. 81-115.

[6] Les conditions modernes n'exigent pas un point de vue plus

rationnel ou scientifique: Gellner, 1992; la science n'est pas naturelle: Wolpert, 1992; "naturalité" de la religion et "non-naturalité" de la science: McCauley, 2000.

[7] Scénarios de libération: Donald, 1991. La perspective est essentielle: Tomasello, Kruger & Ratner, 1993. Flexibilité de l'architecture modulaire. Mithen, 1996; discussion générale: Boyer, 1998.

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