J. M. G. Le Clézio
"L'enfant de sous le pont"

Ceci est une histoire vraie. Peut-être qu'elle n'a pas de fin, comme toutes les vraies histoires, ou bien peut-être que tu veux toi-même lui donner une fin, dans le genre des rêves qui s'achèvent.

Comme toutes les histoires vraies, elle s'est passée il n'y a pas très longtemps dans une ville où il n'y avait pas de château ni de forêt merveilleuse, ni aucune princesse, et pas la moindre fée - encore que...

Le nom de cette ville n'a pas d'importance. Sache seulement que c'était une très grande ville, avec des milliers et des milliers de gens, des milliers d'autos, des avenues si longues que leurs extrémités se perdent dans la brume, des tunnels, des gares souterraines pour les wagons de métro - et un pont.

Un beau matin d'hiver - une matinée de brume, quand la lumière du jour naissant se confond encore avec les halos des réverbères - un homme marchait le long d'un canal. C'était un homme non pas très âgé, mais usé par la vie, pour avoir dormi dehors et avoir bu trop de vin. Cet homme-là(met-tons qu'il s'appelait Ali) n'avait pas de domicile, et pas vraiment de métier. Quand les gens le voyaient, ils disaient: "Tiens! L'es-trassier". C'est comme cela que les gens du Sud appellent les chiffonniers qui vont de poubelle en poubelle et ramassent tout ce qui peut se revendre, les cartons, les vieux habits, les pots de verre, même les piles de radio qu'on recharge très bien en les laissant au soleil.

Pour ramasser tout cela, il avait une poussette-landau du temps jadis, avec une belle capote noire et des roues à rayons, dont une était légèrement voilée. Pour les objets volumineux, il avait une charrette à bras.

Ali se dirigeait vers le pont. C'est là qu'il habitait, et qu'il gardait tous les trésors qu'il avait ramassés durant la nuit.

Ce matin-là, Ali était fatigué. Il pensait à la bonne lampée de vin qu'il allait boire avant de se coucher sur son lit de cartons, sous sa couverture militaire qui l'abritait du froid comme une tente. Il pensait aussi au chat gris qui devait être endormi sous la couverture, en rond et ronronnant. Ali aimait bien son chat. Il l'avait appelé Cendrillon, à cause de sa couleur.

Quand Ali s'est approché de la tente, il a vu quelque chose

d'inattendu: à la place du chat, il y avait un carton entrouvert, que quelqu'un avait déposé là. Tout de suite Ali a compris que ce carton n'était pas à lui. L'estrassier resta un moment à regarder, plein de méfiance. Qui avait mis ce carton là, sur son lit? Peut-être qu'un autre gars de la chiffe avait décidé de s'installer ici, sous le pont? Il avait laissé ce carton pour dire:

"Maintenant sous le pont, c'est chez moi".

Ali sentit la colère le prendre. Tout à coup il se souvint qu'il avait été soldat, autrefois, dans sa jeunesse, et qu'il était monté à l'assaut au milieu du bruit des balles. C'était il y avait bien longtemps, mais il se souvenait des battements de son cœur de ce temps-là, de la chaleur du sang dans ses joues.

Il s'approcha du carton, résolu à le jeter loin sur les quais, quand il entendit quelque chose. Quelque chose d'incroyable, d'impossible. Une voix qui appelait, dans le carton, une voix d'enfant, une voix de bébé nouveau-né. C'était tellement inattendu qu'Ali s'arrêta, et regarda autour de lui, pour voir d'où venait cette voix. Mais sous le pont tout était désert, il n'y avait que l'eau froide du canal, et la route qui passait au-dessus, où les autos avaient commencé à rouler.

Alors du carton sortit à nouveau la voix, claire, avec comme une note d'impatience. Elle appelait à petits cris répétés, et comme Ali tardait encore, les bras ballants, la voix se mit à pleurer. En même temps, Ali vit que le carton remuait, s'agitait sous les coups donnés à l'intérieur.

"Des chats!" dit Ali à haute voix. Mais en même temps il savait bien que les petits chats qu'on a oubliés au bord d'un canal n'ont pas cette voix-là.

Il s'approcha encore, écarta les bords du carton avec ses mains noircies et gercées, et avec d'infinies précautions il en sortit un bébé, une petite fille pas plus grande qu'une poupée, si petite qu'Ali devait serrer ses mains pour qu'elle ne glisse pas, si légère qu'il avait l'impression de ne tenir qu'une poignée de feuilles.

"C'est elle, c'est l'enfant de sous le pont", pensa-t-il. Rien d'autre ne lui venait à l'esprit que cette phrase, un proverbe de son village. "L'enfant de sous le pont".

De sa vie, Ali n'avait jamais rien vu de plus joli, ni rien de plus délicat et léger que cette petite fille, cette poupée vivante. Il la tenait dans ses bras, sans oser approcher d'elle son visage à la barbe hirsute. L'air froid qui s'engouffrait sous le pont envoya voltiger des papiers et bouscula le carton vide, et Ali tout à coup s'aperçut que le bébé était tout nu, et que

sa peau était rougie par le froid, hérissée de milliers de petites boules à cause de la chair de poule.

"Attends, tu vas voir!" Ali, ne sachant où mettre l'enfant, le redéposa dans le carton, ce qui eut pour effet de lui faire pousser aussitôt des cris de désespoir.

"Non, non, attends-moi, je reviens!"

Fébrilement, Ali fouilla dans d'autres cartons, dans sa réserve, alignés contre la pile du pont. Dans un carton, il trouva ce qu'il avait cherché, une vieille poupée borgne et tachée, affublée d'une longue robe à carreaux rouges avec un col de dentelle. Il se souvenait bien de l'endroit où il avait déniché cette merveille. C'était la nuit du lendemain de Noël, dans la belle avenue plantée d'arbres, au centre de la ville. Il était venu plus tôt que d'habitude pour être sûr de passer le premier et de ramasser les vieux jouets dont le Père Noël n'avait plus besoin. Quand il s'était arrêté devant la grille de la maison entourée de son petit jardin, la porte ouverte, et une jeune femme avec de longs cheveux noirs était sortie de la maison, accompagnée d'une petite fille et d'un garçon de dix ans environ, et ils lui avaient donné une assiette de nourriture, du pain et une bouteille de vin.

Maintenant, le vieux Ali avait entrepris d'habiller la petite fille. Avec une adresse surprenante vu l'état de ses mains, il défit un à un les boutons de la robe, souleva la petite fille. Il réussit à passer la tête sans trop de difficulté, puis un bras. Mais les manches étaient trop étroites, et il dut couper le tissu avec son grand couteau harki. Le bébé avait peur, et se mit à crier.

"Peut-être qu'elle a faim?" pensa Ali.

Que faire? Ici, sous le pont, jamais rien n'avait été prévu pour donner à manger à un bébé tombé du ciel dans une boîte en carton.

Ali savait bien ce que veulent les petits enfants. Il se rappelait la naissance de Zora, sa plus jeune sœur. Il avait dix ou onze ans quand Zora était arrivée. Sa mère n'avait plus de lait, elle avait fabriqué un biberon avec une bouteille et un chiffon tressé imbibé de lait de chèvre.

C'est alors qu'Ali entendit miauler le chat. Il n avait pas pensé à Cendrillon depuis qu'il avait trouvé le bébé. Le chat n'était pas vraiment son chat, mais Ali lui avait donné son nom. Quand Ali revenait de sa tournée nocturne, ayant bu passablement, il se couchait sur son lit de cartons, et il appelait: "Cendrillon!" et le chat venait s'asseoir contre sa poitrine pour le réchauffer. Pour lui, Ali rapportait des friandises dénichées dans les poubelles, ou bien des morceaux de mou qu'il

achetait chez le boucher de la vieille ville, celui qui avait une enseigne où était marqué: Travailleurs, mangez! ou bien une boîte de lait concentré Carnation, qu'il versait dans une soucoupe à côté de son lit.

Or, justement, ce jour-là, il avait acheté une de ces boîtes de lait, et c'était pour cela que le chat miaulait! Tenant toujours le bébé dans sa belle robe rouge, Ali chercha la boîte dans la poche de son pardessus. Il l'essuya vaguement avec un chiffon, et avec son grand couteau harki il perça deux trous. Mais un bébé ne sait pas boire dans une soucoupe comme un chat. Ali se rappela la bouteille de Zora. Dans un autre carton il choisit une bouteille d'eau minérale presque vide, et il versa dedans le contenu de la boîte de lait. Cendrillon se frottait à ses jambes en ronronnant comme s'il avait compris.

Avec les chiffons les plus propres qu'il put trouver, Ali confectionna une tétine qui ressemblait plutôt à la mèche d'une lampe à kérosène - ce qui n'avait rien d'étonnant.

Car c'était lui qui tressait autrefois les mèches pour les lampes de sa mère. Puis il retourna la bouteille et bientôt le lait se mit à suinter au bout de la mèche.

"Tiens, bois, bois le lait."

La mèche imprégnée toucha les lèvres de l'enfant. Ses yeux grand ouverts regardaient dans le vide, à travers la pénombre du pont, et ses petites mains s'étaient fermées, appuyées de chaque côté de ses joues. Le lait commença à couler, et Ali ressentit une joie inconnue à entendre le bruit de la bouche qui tétait. Évidemment, ça n'allait pas très vite, et de temps en temps le bébé s'énervait et poussait de petits cris d'impatience.

"Bois le lait, bois"... La voix grave d'Ali devait résonner comme un tonnerre dans le corps de l'enfant, qui s'arrêtait de boire et regardait de ses yeux immenses qui ne savaient pas encore accommoder.

Ali pensa tout à coup qu'il fallait donner un nom à l'enfant, pour qu'il ne soit jamais plus "l'enfant de sous le pont". A peine avait-il pensé à cela qu'il trouva le nom. Il l'appela Amina. Il n'avait jamais imaginé qu'il pourrait avoir un jour une petite fille toute à lui, mais il était sûr que c'était ce nom-là qu'il aurait choisi. "Amina, Amina". Il répéta plusieurs fois le nom à haute voix, très doucement, et l'enfant continua à sucer la mèche imprégnée de lait sans s'arrêter, ce que le vieux Ali jugea un signe favorable pour le nom qu'il avait trouvé.

Maintenant, Amina avait fini de téter, et ç'avait dû être fatigant, parce qu'elle s'était endormie aussitôt.

"Amina". Ali s'est couché sur le lit de cartons, la tête appuyée sur le sac qui contenait son argent et ses papiers de harki, à l'abri de la vieille couverture militaire qui faisait comme une tente. Il a déshabillé Amina, et l'a couchée dans un nid de chiffons bien propres, et Cendrillon est venu à son tour et s'est mis en boule en ronronnant. Ce matin-là, alors que la circulation automobile commençait à gronder dans toutes les rues et les boulevards de la ville, un vieil homme, un bébé et un chat se sont endormis paisiblement sous le pont.

Depuis l'arrivée d'Amina, la vie d'Ali avait été complètement bouleversée. Jamais il n'avait imaginé une chose pareille. D'abord, il fallait du lait, beaucoup de lait. Pour lui qui ne s'était occupé que de vin, c'était un problème. Il avait pensé aller voir un de ses cousins, harki comme lui, qui avait une ferme dans le Sud, pour lui emprunter une vache. Mais allez loger une vache sous un pont! Alors il avait eu un arrangement avec un des bouchers de Travailleurs, mangez! qui acceptait de lui fournir une bouteille de lait de chèvre chaque jour, en échange de tout ce qu'Ali pouvait lui apporter, et surtout des chaussures. Ali avait exigé du lait de chèvre parce qu'il se souvenait que, dans son village, les femmes qui n'avaient pas de lait donnaient du lait de chèvre, qui est celui qui ressemble le plus au lait des femmes. Il avait aussi acheté deux ou trois biberons pour remplacer la bouteille à mèche.

À présent, il était organisé; toute la journée, il restait couché sous la couverture avec cette petite chose vivante et tiède qui dormait à côté de lui, se réveillait à heures régulières, gazouillait puis pleurnichait quand elle avait faim ou qu'elle avait les fesses sales. La nuit, Ali commençait sa tournée. Mais il ne s'absentait pas plus d'une heure, pour le cas où Amina se réveillerait. Il laissait Cendrillon à côté d'elle, parce qu'il se souvenait que les rats attaquent quelquefois les bébés. Il ramenait dans la charrette à bras les cartons et les plastiques qui provenaient du quartier des banques et des bureaux. Et un peu avant l'aube, il faisait sa tournée de détail dans les beaux quartiers, où les gens n'hésitent pas à jeter un poste de radio ou une montre parce que les piles sont usées, et où l'on trouve toujours des chaussures.

À l'aube, après la première tétée, il mettait Amina dans le vieux landau et il se promenait tout simplement le long des grandes avenues bordées d'arbres, encore silencieuses et endormies, avec la lueur du jour qui éclairait déjà le haut des immeubles et le chant joyeux des moineaux dans les jardins. C'était le moment de la journée qu' Ali préférait. Jamais de sa vie il ne s'était promené, juste pour le plaisir de flâner sans penser à rien, au hasard des rues. Comme il n'y avait personne sur les trottoirs,

Ali pouvait parler à Amina, lui raconter des histoires de son enfance, ou bien lui expliquer les rues, les maisons, les arbres et les moineaux.

Après le froid de l'hiver, il y eut le printemps puis l'été. Amina à présent était une grosse poupée, avec beaucoup de cheveux noirs, des bras et des jambes bien forts, et toujours ces yeux immenses à la sclérotique couleur de nacre et aux prunelles d'un brun chaud, les plus beaux bijoux qu'Ali ait jamais admirés.

Quand le landau roulait par les rues, sous le feuillage des marronniers, Amina cherchait à se redresser pour mieux voir.

Maintenant elle parlait sans arrêt, si bien qu'Ali n'avait plus droit à la parole. Ali appelait ça parler, bien que pour beaucoup de gens, ça n'aurait été qu'une suite de sons incompréhensibles, gazouillis, gloussements, rires, balbutiements et bruits de langue. Mais lui, il comprenait tout comme si c'était un langage, et il savait répondre en faisant les mêmes bruits, et tous deux éclataient de rire en même temps. Heureusement, dans les beaux quartiers, les gens ne sont pas très matinaux et personne ne faisait attention à ce clochard qui poussait son vieux landau en parlant tout seul.

Une fois seulement, il avait failli avoir des ennuis, un matin où des policiers avaient fait un barrage sur l'avenue, sans doute pour le passage d'un grand ministre qui avait travaillé toute la nuit. Quand Ali est arrivé, les policiers l'ont regardé avec méfiance; Ali a répondu tout simplement:

"C'est mon bébé."

Les policiers ont éclaté de rire en entendant cette bonne blague, et ils n'ont même pas baissé la capote du landau.

L'automne est revenu, puis le commencement de l'hiver. Jamais Ali n'avait passé une année plus heureuse. Amina avait appris à marcher à quatre pattes, et maintenant elle était capable des choses les plus étonnantes, comme de s'asseoir pour feuilleter un livre, ou de se servir d'une boîte en fer et d'une cuillère pour jouer du tambour.

Surtout, elle chantait. Pour le vieux Ali, c'était un ravissement. Il avait installé pour elle un terrain de jeu sous le pont, balisé avec de grands cartons et des feuilles de contre-plaqué pour l'abriter du vent. Amina passait la journée à courir à quatre pattes, faisait des constructions avec la collection de boîtes à thé, jouait du tambour et chantait. Ali restait couché sous sa tente, il l'écou-tait en buvant du thé à la menthe avec le chat Cendrillon lové contre lui. Il était parfaitement heureux.

Pourtant, avec le retour du froid, les choses devinrent difficiles.

D'abord il y avait eu ces deux vagabonds inconnus, qui venaient d'une autre ville, et qui cherchaient un abri. Ali avait eu beau leur expliquer qu'il n'y avait pas assez de place sous le pont, ils ne voulaient pas comprendre. Ali avait eu peur pour Amina, et il avait dû se montrer méchant.

Il s'était redressé de toute sa taille, avec son grand manteau kaki de l'armée qui flottait dans le vent, sa barbe hirsute et son grand couteau harki à la ceinture. Les deux vagabonds avaient battu en retraite en proférant des menaces.

Alors Ali n'osait plus s'absenter. S'ils venaient, s'ils volaient Amina?

Et maintenant que le bébé marchait à quatre pattes et s'occupait à chanter, à battre du tambour et à lire des livres, Ali n'avait guère de repos le jour et son travail s'en ressentait. Il avait épuisé ses stocks de chaussures et de vieux cartons pour payer le lait d'Amina, et pour acheter à la pharmacie les petits pots de purée de fruits et de légumes. Lui-même n'avait plus le temps de se faire à manger et l'essentiel de ses repas consistait en bouillie d'avoine(qu'il partageait avec Amina et Cendrillon) arrosée d'huile d'olive. C'était d'ailleurs ce que les gens de sa tribu mangeaient tous les jours dans les montagnes. Inutile de dire que, depuis l'arrivée d'Amina, il avait complètement cessé de boire du vin.

Un jour d'octobre, le garçon boucher de Travailleurs, mangez! dut mettre les choses au point: Ali n'apportait plus rien de bon; la dernière paire de chaussures qu'il avait fournie était tout juste digne de figurer dans la panoplie d'un pêcheur qui l'aurait sortie du fond du canal! Ça ne pouvait durer. Ali ne devait plus compter sur lui pour le lait.

Ali revint sous le pont, sombre et découragé. Même les chansons d'Amina ne purent le dérider. Il réfléchit toute la journée. Il n'était pas question de recommencer avec les boîtes Carnation. Même Cendrillon n'en voulait plus. D'ailleurs, en examinant ses réserves, Ali se rendit compte qu'il n'avait pratiquement plus rien. En un an, il avait épuisé tous ses trésors, les outils et les vieux meubles, les postes T.V., les vêtements usagés, les chaussures, les provisions de roulements à billes et les clefs, les collections de cartes postales, de boulons et d'écrous, et même une vieille machine à écrire Smith-Corona Skywriter qu'il avait gardée pour Amina quand elle serait plus grande, et une peinture à l'huile qu'il avait trouvée dans un terrain vague, qui représentait une petite fille aux cheveux noirs et aux joues fraîches, qui ressemblait à l'enfant de sous le pont.

Quand la nuit est tombée, Ali avait pris sa décision. Il fallait trouver des parents pour Amina, un vrai papa et une vraie maman qui lui

donneraient une maison pour la protéger du froid de l'hiver et l'aimeraient toute sa vie.

Il n'était pas question d'aller à la police(Ali n'aimait pas beaucoup les uniformes) ou chez les bonnes sœurs(d'ailleurs, il n'était pas de la même religion).

Ali a passé la dernière nuit sans dormir. Amina était couchée comme chaque soir, enroulée dans les linges, à côté de Cen-drillon. Elle dormait paisiblement, avec seulement de temps en temps son souffle qui allait plus vite et ses mains qui bougeaient, quand elle rêvait.

Un peu avant l'aube, Ali a mis Amina dans le vieux landau comme d'habitude. Le bébé s'est réveillé, a pris son biberon tiède, puis s'est rendormi tandis que le landau cahotait et grinçait sur le pavé du quai, Ali a marché lentement dans les rues silencieuses, pour faire durer l'aube.

Dans la grande avenue bordée d'arbres rouillés par l'hiver, il y avait cette petite maison entourée d'un jardin grand comme un mouchoir de poche. Ali la connaissait bien. Il n'avait pas oublié cette soirée du lendemain de Noël où on lui avait donné à manger. H savait que c'était une maison heureuse, avec des enfants, un chat, un chien, et même des poissons rouges(il avait vu les paquets de paillettes pour les poissons).

Il a arrêté le landau devant la grille du jardin. Il faisait encore nuit. Le vent poussait les feuilles mortes sur la pelouse, les faisait danser. Tout semblait dormir. Ali a appuyé sur la sonnette très longuement, jusqu'à ce qu'une fenêtre s'éclaire au premier étage. Puis la porte s'est ouverte sur un monsieur à lunettes et une jeune femme en peignoir blanc. Il y avait une petite fille aussi, avec des cheveux noirs et des yeux bruns, et Ali a pensé que c'était bien.

Il s'est penché vers Amina et très doucernent, pour ne pas la réveiller, il a murmuré: "Voilà, c'est ta maison". Pour que la jeune femme sache, il a tout de même tenu à dire le nom qu'il avait donné à l'enfant de sous le pont:

"Elle s'appelle Amina. C'est ta fille maintenant..."

Puis sans attendre, peut-être aussi pour ne pas pleurer, il a laissé le vieux landau devant la grille et il est parti à grands pas le long de l'avenue.